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L'art du XXe siècle
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Livre électronique993 pages5 heures

L'art du XXe siècle

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À propos de ce livre électronique

Les bouleversements au cours du XXe siècle dans l'histoire mondiale vont provoquer une incroyable métamorphose de l'art occidental. Une création artistique foisonnante et révolutionnaire va se répandre dans un monde dorénavant sans frontières. Elle laisse libre cours à une extraordinaire prolifération des courants artistiques, du fauvisme au Pop Art. Cet ouvrage présente des illustrations des exemples les plus marquants de cette période, accompagnées d'essais rédigés par des critiques et des historiens de l'art. En tant que fenêtre ouvrant sur la psychologie des grands artistes modernes, L’Art du XXe siècle est le livre indispensable à tout amateur d'art contemporain.
LangueFrançais
Date de sortie9 mars 2016
ISBN9781785259319
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    Aperçu du livre

    L'art du XXe siècle - Dorothea Eimert

    artistes

    Henri Rousseau, Autoportrait, 1890.

    Huile sur toile, 146 x 113 cm. Národní galerie v Praze, Prague

    Introduction

    Une Nouvelle Vision du monde – La Technique et les sciences naturelles bouleversent la vision mécanistique du monde.

    Le XXe siècle a vu se succéder révolutions et contre-révolutions culturelles. Les limites du travail artistique ont été repoussées : son potentiel, sondé à l’extrême. Réserve et exubérance s’affrontent en un duel titanesque pour former un kaléidoscope de langages esthétiques divergents. Un style global et universel – tel que d’autres siècles en ont vu l’émergence – fait défaut : cette absence est manifestement imputable aux perturbations politiques, aux mutations économiques et sociales, aux innovations techniques et à l’acquisition de connaissances nouvelles dans le domaine des sciences naturelles. À la fin du XIXe siècle, les guerres et les tensions politiques, alliées à une industrialisation galopante, ont entraîné la mutation profonde de la perception du monde existant, provoquant un effondrement croissant des notions éthiques les plus répandues. Les résultats des recherches menées dans le domaine des sciences naturelles, et principalement dans ceux de la chimie, de la physique et de la médecine, ont bouleversé le quotidien des populations, ouvrant la voie à une amélioration de leur qualité de vie et à un allongement de leur espérance de vie.

    L’automobile, la radiophonie et la téléphonie ont, elles aussi, contribué à modifier la vie au quotidien. Les modes de conception usuels se sont mis au diapason de ces rythmes nouveaux, et ont pris davantage d’altitude dans le sillage des aéroplanes, des montgolfières et des premiers gratte-ciel.

    Les recherches dans le domaine des sciences naturelles, de même que les découvertes auxquelles elles ont mené, ont entraîné une remise en question de la réalité jusqu’alors communément admise. En 1895, Wilhelm Conrad Röntgen découvrait les rayons X, auxquels il donna tout d’abord son propre nom. Tout à coup, il devenait possible de voir à l’intérieur de l’être humain ! En 1900, Max Planck a contribué à l’élaboration de la théorie quantique, laquelle allait à l’encontre des principes jusque-là incontestés de la physique. La même année, le monde était ébranlé par l’interprétation des rêves de Sigmund Freud, qui ouvrit la voie à l’exploration des profondeurs les plus insondables de l’être humain. En 1908, Hermann Minkowski, mathématicien d’origine lituanienne (région alors rattachée à la Russie), mettait au point la formule mathématique de l’espace-temps, laquelle a conduit son disciple, Albert Einstein, à mettre au point sa théorie de la relativité générale en 1913, qui, elle-même, succédait à la théorie de la relativité spéciale élaborée dès 1905.

    L’art des cultures occidentales subit de profondes mutations depuis 1890 environ. Son évolution a été emmenée par le désir d’atteindre une vision des choses à la fois sereine et inconditionnelle. Au fil des ans, ce désir a cependant dérivé, suite à l’évolution de la finalité de la représentation artistique, laquelle a cessé de résider dans la figuration nouvelle de l’objet pour s’axer sur la « seconde » réalité, à savoir la réalité que nos seuls cinq sens ne nous permettent plus ni de percevoir, ni d’éprouver. Ces nouvelles réalités, ces univers du ressenti, entrés dans notre champ de vision sous la poussée de la science et de la recherche, ont exercé une véritable fascination sur cette génération d’artistes novateurs.

    Au début du XXe siècle davantage que par le passé, a commencé à s’esquisser une tendance à s’écarter de la conception naturaliste de la réalité, et à porter le regard au-delà de la simple apparence des choses. Abstraction faite des empreintes stylistiques très diverses propres à E pays occidental pris isolément, une découverte s’est fait jour, qui s’est répandue en tous sens: il ne s’agit plus de mettre la peinture au service de représentations au sens de l’ancien esthétisme de l’imitation, pour ainsi dire de la copie de la nature, mais bien d’une dimension d’être unique et indépendante. Il ne s’agit plus de peindre des représentations, mais de les inventer, de les découvrir. L’œuvre d’art devient un organisme autonome.

    La motivation intrinsèque de l’artiste ne réside plus dans la représentation ou dans l’interprétation, comme ce fut le cas jusqu’alors. Cette évolution doit beaucoup aux travaux de deux Français, Louis Jacques Mandé Daguerre et Joseph Nicéphore Niépce, qui consacrent seize années, entre 1822 et 1838, à la découverte et au développement différentiel de la photographie. Si celle-ci entre en concurrence directe et croissante avec la peinture en tant que document historique et que description circonstancielle, elle se révèle cependant aussi très utile aux artistes, qui y ont recours en qualité de support d’une vision élargie des choses.

    Presque tous les mouvements artistiques de l’époque moderne puisent leur vitalité dans le nouveau rapport visuel avec l’objet non statique, lequel, se révélant subitement mobile, éclaté, visible sous des angles multiples, de l’intérieur comme de l’extérieur, donne naissance à un procédé illustratif faisant fi de l’image fixe offerte par le zograscope. Si l’évolution artistique suit des voies différentes dans les pays où elle se produit, tous les artistes novateurs ont partagé un dénominateur commun : la recherche conjointe d’une nouvelle forme imagée de mouvement, d’un jeu libre des couleurs, et d’un langage des formes abstractif et dissocié de l’objet. C’est à Paris, en 1905, à l’occasion du Salon d’Automne, que les Fauves, les nouveaux sauvages, dévoilent pour la première fois leurs explosions de couleurs uniques.

    En Allemagne, l’Expressionnisme se fait jour avec la fondation, en 1905, à Dresde, de la communauté artistique du Pont. À Paris, en 1907, Paul Cézanne se consacre à une vaste exposition dont l’influence conduit ensuite Georges Braque et Pablo Picasso au cubisme dans les tons gris et beige, lequel nie la perspective de la Renaissance, fait voler le monde visible en éclats et trace une ligne de démarcation très nette entre le monde des images et les phénomènes naturels. C’est en 1911 que les Cubistes exposent pour la première fois au Salon d’Automne parisien : la même année, à Paris également, Robert Delaunay met au point un courant artistique pas totalement affranchi des idées du Futurisme, l’Orphisme, qui prône l’autonomie de la couleur. En Italie, en 1909, Emilio Filippo Tommaso Marinetti fonde le retentissant Futurisme, lequel jette sur le monde visible un voile d’énergies dynamisantes. Il publie son premier manifeste à Paris en février 1909 : les deux premiers manifestes des peintres futuristes voient quant à eux le jour en 1910. C’est sous la houlette de Vassily Kandinsky que se forme en 1909, à Munich, la Nouvelle Association des Artistes, qui donne ensuite naissance au Cavalier bleu, dont Kandinsky et Marianne von Werefkin forment le noyau spirituel. À Paris, au printemps 1912, s’initie une exposition itinérante des peintres futuristes qui déclenche à sa suite dans la quasi-totalité des pays occidentalisés un véritable déferlement de langages visuels débridés.

    Les écrits de Sigmund Freud datant du tournant du siècle, de même que ceux d’Alfred Adler et de Carl Gustav Jung qui les suivent, contribuent à la mutation du phénomène de l’inconscient en concept général appartenant au bagage intellectuel. Certains peintres s’attachent à dépeindre la richesse picturale de l’âme : on leur doit par ailleurs des comptes-rendus féériques : c’est par exemple le cas de l’ancien douanier Henri Rousseau ou de Marc Chagall. Des artistes tels que Max Ernst, Francis Bacon, Salvador Dali et René Magritte illustrent au travers de leurs univers picturaux surréalistes et psychologisants les profondeurs de l’âme et de l’inconscient révélées par la psychologie. Chez James Ensor, s’ajoutent à cela peurs personnelles, fantasmes maniaques, hallucinations et délires morbides. Finalement, James Ensor devient, pour l’art des années 1880, le maître incontesté de la représentation convaincante des extrêmes hallucinatoires, ainsi que de la méthode de la représentation intuitive et du métaphorisme. En outre, les œuvres des grands peintres ont toujours reposé sur la profondeur du vécu de l’âme humaine, comme le montrent les peintures de Jérôme Bosch, Jan van Eyck, Francisco Goya, Léonard de Vinci, Vincent van Gogh ou Henri de Toulouse-Lautrec.

    À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, l’art et la science sont monopolisés par un autre thème spécifique, à savoir l’aspect des phénomènes non visibles propres à la matière et à la Nature. De nouvelles découvertes scientifiques bouleversent littéralement les notions d’espace et de matière. En 1888, Heinrich Rudolf Hertz fait la preuve de l’existence des ondes électromagnétiques. Alliée à l’invention, en 1900, d’une forme praticable de télégraphie sans fil, ces découvertes amènent le profane à concevoir l’espace comme un milieu parcouru en tous sens d’ondes vibratoires. Le postulat est le suivant : chaque matière est radioactive, et projette des particules dans l’espace qui l’entoure.

    Ces nouveaux modèles de visualisation et de communication amènent artistes et écrivains à réagir dans la continuité. Un ouvrage joue un rôle décisif dans la propagation de ces représentations : il s’agit du best-seller L’Évolution de la matière de Gustave Le Bon, paru à Paris en 1905. Dans son ouvrage intitulé L’Inconnu, publié en 1900, l’astronome français Camille Flammarion affirme que la science doit se consacrer à l’étude de « […] phénomènes mystérieux » tels que la télépathie, car selon lui, la réalité ne s’arrête pas aux frontières de notre connaissance et de nos observations. À l’époque, on a tendance à établir des liens entre des phénomènes occultes et des découvertes scientifiques : par exemple, entre les rayons x et le don de double vue, entre la télépathie et la télégraphie sans fil, entre la radioactivité et l’alchimie.

    André Derain, Le Séchage des voiles, 1905.

    Huile sur toile, 82 x 101 cm. Collection I. A. Morosov, musée Pouchkine, Moscou.

    Expression et fragmentation

    Matisse et les Sauvages à Paris : les Fauves et l’autonomie de la couleur

    « Pour nous, les couleurs sont devenues des bâtons de dynamite. Elles doivent provoquer des explosions de lumière. » Ainsi s’exprime André Derain. En réaction à la richesse des couleurs des Impressionnistes, palette riche de nuances capables de rendre fidèlement les atmosphères, les Fauves, emmenés par leurs principaux représentants, André Derain, Henri Matisse et Maurice Vlaminck, confèrent à la peinture une nouvelle dimension : l’image peinte va au-delà de la réalité : c’est une tentative d’évasion au-delà d’un univers pétri de tradition séculaire : elle sert à illustrer la réalité en y faisant référence, ou en l’interprétant. Pour la première fois dans l’histoire de l’art, on assiste à l’émergence d’une peinture qui se suffit à elle-même, et qui ne s’engage qu’envers elle-même. Elle tend à la restitution spontanée, par la couleur exclusivement, du ressenti émotionnel face à des situations données et à la Nature en général. « Nous avons travaillé directement au départ de la couleur », explique Derain. C’est ainsi que la toile se pare avec véhémence de tons clairs, purs et vrais, directement sortis du tube. Ils véhiculent une intensité jusque-là inconnue. Cette méthode d’application des à-plats de couleurs à grands coups de pinceau accroît encore leur pouvoir suggestif. Modeler des formes à partir de couleurs pures, renoncer totalement à créer des toiles articulées autour d’une perspective centrale : c’est le plaisir infini que les artistes tirent de la sensualité des couleurs qui leur vaut de se voir qualifier, à l’occasion de leur première exposition au Salon d’Automne parisien en 1905, de Fauves par le critique artistique Louis de Vauxcelles qui l’entend alors comme une injure.

    Le personnage emblématique de ce mouvement, la personnalité la plus créative et la plus indépendante parmi ces peintres, se nomme Henri Matisse. Ancien juriste, ignorant avec un naturel manifeste la tradition et les diktats de la couleur et de la composition de l’image, il forme cette dernière à partir de zones de couleurs simples et décoratives, et prend l’observateur dans les rets fascinants de la légèreté. Le point de départ est, s’il faut en croire Matisse, « […] la quête renouvelée de la pureté des produits ». Matisse prône un art pétri d’équilibre, un organisme autonome, une représentation et non une reproduction fidèle ni un ornement; un art fait de calme et de pureté, dépourvu d’antagonismes voués à la distraction. L’essai écrit par Matisse en 1908, Notes d’un Peintre, devient l’une des confessions d’artiste les plus influentes du XXe siècle. À l’en croire:

    « Je rêve d’un art fait d’équilibre, de pureté, de calme […] un art qui soit pour chacun […] un vecteur d’apaisement, de délassement cérébral, à l’instar d’un fauteuil confortable dans lequel il fait bon se remettre d’un effort physique. »

    De sa main, il crée une sorte de paradis. À son insu, l’observateur se trouve nimbé d’une magie faite de mystère, d’une chaleur riche en couleurs éclatantes, et d’un profond sentiment de satisfaction. Matisse peint des natures mortes et des intérieurs, des personnages paisibles dans l’ambiance qui leur est propre, des silhouettes vives et spontanées. Jamais il ne s’attaque à des thèmes commerciaux ou industriels. Son sujet de prédilection, jamais démenti, il le trouve dans une Nature non cultivée par la main de l’homme.

    On peut citer, à titre d’exemple précoce, l’Harmonie en rouge datée de 1908 dont l’homme d’affaires et collectionneur russe Sergueï Chtchoukine fait l’acquisition avant de le mettre à la disposition des artistes de son pays d’origine. Un salon dans les tons rouges s’offre à la vue. Table et tapis s’ornent du même rouge. Cette uniformité se retrouve dans le généreux motif floral. La table et le mur se mêlent en un tout homogène. Toute possibilité de perspective disparaît. Une ligne horizontale marque les contours de manière imprécise. Seul l’un des côtés de la table, qui se détache sur le tablier du personnage féminin, fournit à l’œil un repère de perspective. La vue qu’offre la fenêtre s’ouvrant sur le côté du tableau donne l’impression d’observer une affiche à dominance de vert. Les fruits, sur la table, n’évoquent en rien une nature morte ordonnée. Pleins d’assurance, ils jonchent la table comme s’ils y avaient roulé, comme s’ils venaient juste de tomber de l’arbre. Au travers de cette image, Matisse renvoie à l’une de ses œuvres de jeunesse. Datée des années 1896-1897, elle s’orne d’un motif identique exécuté, à l’époque, de manière naturaliste, respectant la perspective. Le thème choisi atteste également de son excellente connaissance des chefs-d’œuvre historiques.

    La composition picturale et la vue offerte par la fenêtre sont évocatrices de certaines peintures de la Renaissance illustrant des intérieurs : c’est par exemple le cas des peintures de Diego Velázquez.

    Dans l’œuvre Harmonie en rouge se dessine déjà une particularité qui deviendra emblématique de l’art de Matisse, à savoir le côtoiement simple et évident des zones colorées. Cette composition picturale par juxtaposition d’une surface à l’autre, sans adjonction d’éléments perspectivistes trompeurs, influence bien des peintres du XXe siècle. Après avoir fait l’acquisition de l’œuvre Harmonie en rouge, Chtchoukine commanda à Matisse deux tableaux destinés à sa résidence moscovite et traitant des thèmes de la « danse » et de la « musique ». Ces tableaux sont exécutés sur des toiles de dimensions près de deux fois supérieures à celles du premier, à savoir 2,60 m de haut sur près de 4 m de large. Matisse se consacre à ces œuvres entre la fin de l’année 1909 et l’été 1910. La Danse met en scène cinq personnages plus grands que nature se livrant à un ballet extatique sur une colline. Les contorsions de leurs corps, de leurs bras et jambes marquent le rythme. Leurs corps nus, nimbés de rouge, se livrent à une ronde sur un fond vert et bleu. Ces tableaux provoquent tout d’abord la consternation. La composition picturale est en effet d’une sobriété jusqu’alors jamais vue, pratiquement ascétique : cinq corps rouges sur un fond bicolore très simple. C’est précisément cette sobriété qui permet au tableau de dégager avec une telle intensité la sublimité du moment, la grâce et la délicatesse de l’extase, et l’étendue de l’univers au sein duquel la scène se déroule. Aujourd’hui, près de cent ans plus tard, le tableau suscite encore chez l’observateur de la fascination, associée à un profond bouleversement.

    Henri Matisse, Harmonie en rouge, 1908.

    Huile sur toile, 180 x 220 cm. Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg.

    Henri Matisse, La Danse, 1909-1910.

    Huile sur toile, 260 x 391 cm. Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg.

    L’œuvre intitulée La Danse précède une toile majeure que Matisse exécute au cours de l’hiver 1905-1906 : Joie de vivre C’est sa seule contribution au Salon des Indépendants de 1906. Les dimensions et les couleurs éclatantes du tableau provoquent l’irritation, et éveillent l’attention. Paul Signac lui-même, qui occupe à l’époque le poste de vice-président des Indépendants, réagit avec fébrilité. Il envoie d’ailleurs à un ami une lettre dans laquelle il exprime en termes désobligeants sa déception face à cette toile :

    Matisse, dont les expériences me plaisaient jusqu’ici, semble être tombé bien bas. Il a en effet disposé, sur une toile de 2 mètres et demi de large environ, quelques personnages étranges épais comme le pouce. Il a ensuite recouvert le tout de coloris tranchants qui – tout purs qu’ils fussent – jurent de manière écoeurante.

    Seize silhouettes nues sont groupées en avant-plan d’une clairière, certaines couchées, d’autres debout, d’autres encore occupées à danser. La composition dégage un rythme tout en souplesse. Un tracé dansant ceint les silhouettes et la Nature qui les entoure, donnant à la scène une consonance rythmique qui réunit personnages et environnement naturel en un tout. Aujourd’hui, Joie de vivre est l’une des œuvres de jeunesse les plus marquantes de l’artiste, un coup de maître.

    Matisse conservera sa fraîcheur inventive jusqu’à un âge avancé. « Ce que je crée, ce que je forme, prend son sens par le fait même que je le crée, que je le forme : mes créations s’accomplissent dans la joie que me procure mon travail – mon travail ? » Gotthard Jedlicka, qui lui rend visite dans les environs de Nice, lui répond alors :

    Le joueur le plus absolu est l’enfant, car il se dévoue corps et âme à son jeu. Moi aussi, je joue avec des ciseaux, tel un enfant, et tel un enfant, je ne m’interroge pas sur ce qui va naître de ce jeu qui me vaut des heures si délicieuses.

    C’est ainsi que naissent les chefs-d’œuvre d’une simplicité poussée à l’extrême : ses tardifs Papiers découpés. Leur pureté de formes et de couleurs leur confère une beauté prodigieuse. « Découper un papier coloré, c’est donner une forme à la couleur. Le fait de trancher directement dans la couleur évoque pour moi la relation directe que le sculpteur entretient avec la pierre. » Si Matisse n’a jamais sculpté la pierre, il modèle cependant le plâtre, voire l’argile. Avec Pablo Picasso, Matisse se classe parmi les maîtres du siècle dans la catégorie des peintres, auteurs de sculptures. La Chapelle du Rosaire de Vence, son œuvre d’art intégrale, a été exécutée presque exclusivement à partir de ses plans. Les fresques murales traitant du thème de la passion du Christ, Marie à l’enfant et Saint Dominique comptent au nombre des chefs-d’œuvre signés de sa main. Des traits simples et réduits avec précision soulignent les contours de lignes simples, exprimant ainsi les convictions religieuses de l’artiste.

    Henri Matisse, Joie de vivre, 1905-1906.

    Huile sur toile, 175 x 241 cm. Fondation Barnes, Merion, Pennsylvanie.

    Raoul Dufy, Les Affiches à Trouville, 1906. Huile sur toile, 65 x 81 cm.

    Musée national d’Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris.

    « Nous avons besoin de quelque chose qui soit plus vrai que la simple vision : il s’agit de créer un univers d’énergie invisible à nos yeux » : telle est la finalité de Raoul Dufy. Il met à l’unisson la légèreté impressionniste et la magnificence des couleurs propre aux Fauves. Il peint Les Affiches à Trouville en 1906, la même année que Marquet. Inscriptions sur des panneaux publicitaires, drapeau flottant au vent, couples qui flânent traduisent l’impression de l’instant, empreint de sérénité et d’enjouement. La couleur puissante, en contrepoint, souligne la grâce de cette scène du quotidien. Ses œuvres tardives opèrent telles des arabesques, telles des annotations de la réalité. Elles brillent par leur grâce et leur gaieté.

    André Derain est l’un des Fauves de la première heure. Ses scènes de la Tamise, datées des années 1905 et 1906, ont contribué à juste titre à sa notoriété. Cependant, il se rallie très vite aux expériences cubistes de Braque et de Picasso, avant de se tourner vers un style classique à partir de 1912. Il se taille ensuite une solide réputation de décorateur pour les théâtres et les compagnies de ballet.

    En quittant l’exposition Van Gogh qu’il venait de visiter à la galerie Bernheim en 1901, Maurice de Vlaminck se serait exprimé en ces termes, passés depuis à la postérité : « Van Gogh m’est plus cher que mes père et mère. » Les peintures de Vlaminck se distinguent par une méthode d’application de la couleur toute en violence, par touches larges et épaisses. Il applique en effet sur la toile la couleur pure, directement sortie du tube. Dans son approche non conventionnelle de la peinture en tant que technique, on reconnaît son coup de patte unique, caractérisé par de dynamiques effets de tourbillon qui le distinguent de tous les autres Fauves. L’art de la peinture est, selon lui, comparable à l’acte d’amour.

    Autour de ces trois personnalités centrales se regroupent peu à peu, et pour des périodes variables, le parisien Henri Manguin, le bordelais Albert Marquet, le marseillais Charles Camoin, Jean Puy, originaire de la région de Lyon, et quatre artistes normands: Georges Braque, Raoul Dufy, Émile-Othon Friesz et Louis Valtat. À ces artistes français, il faut adjoindre un hollandais, Kees van Dongen.

    L’œuvre de Marquet s’illustre par sa simplicité et par sa retenue. On lui doit de nombreuses représentations de Paris et de la Seine, des vues sur des ports, des scènes de plages où flânent les passants, et des rues fleuries de drapeaux. Les fleuves émaillés de bateaux, le jeu de la lumière se reflétant à la surface de l’eau, les points de vue en altitude sont autant de thèmes récurrents de son œuvre. Ce kaléidoscope de virtuosité fauve libérée de l’homogénéité visuelle propre aux styles uniformes trouve son origine dans la prime évolution des différents artistes. Pour Matisse et Marquet, le symbolisme de Gustave Moreau sert de première orientation : Vlaminck est quant à lui inspiré par les illustrations préexpressionnistes des journaux, Kees van Dongen par Toulouse-Lautrec, Derain et Friesz par le père incontestable de la modernité, Paul Cézanne. Quoi qu’il en soit, la flamboyance et la générosité des couleurs des œuvres de Paul Gauguin ne restent pas sans effet ! Il importe de ne pas passer outre l’influence persistante de la gravure sur bois japonaise – Gauguin et Toulouse-Lautrec sont déjà sous son charme – ni de l’ardent désir de simplification compositionnelle, tel que Manet l’a dépeint. Le Fauvisme en était encore à son apogée – laquelle fut très brève : de 1905 à 1907 – que Braque commençait déjà à dériver vers le cubisme.

    Un élément joue un rôle décisif dans l’évolution du langage des couleurs du fauvisme. Il s’agit de la théorie coloriste écrite en 1899 par le néo-impressionniste Signac : D’Eugène Delacroix au néo-impressionisme, laquelle repose sur ses connaissances théoriques. Le bouleversement menant à la conscientisation d’une nouvelle vision des choses trouve entre autres son origine dans la connaissance médico-physiologique de l’œil humain. Celui-ci, constamment en mouvement, transmet à la rétine des images fractionnées et, qui plus est, inversées. Ce que l’on voit ne se reforme en un tout qu’une fois arrivé dans le cerveau. En outre, pour la première fois, la psychologie établit que le sentiment existentiel personnel influence la perception et l’observation, par exemple, des paysages et des situations.

    Le langage pictural des Fauves est essentiellement guidé et influencé par les rétrospectives sensationnelles réalisées à partir de 1901 et consacrées à leurs modèles, les pères fondateurs de la Modernité : Vincent van Gogh, Paul Cézanne et Paul Gauguin, trois grands peintres à qui l’on doit la découverte de nouveaux canaux d’expression picturale. La découverte de la plastique africaine, connue sous le nom d’art primitif, influence elle aussi durablement ces artistes.

    Maurice de Vlaminck, Vue de la Seine, 1905-1906.

    Huile sur toile, 54,5 x 65,5 cm.

    Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg.

    Kees van Dongen, Printemps, vers 1908.

    Huile sur toile, 81 x 100,5 cm.

    Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg.

    D’un voyage en Côte d’Ivoire qu’il effectue en 1904, Vlaminck ramène un grand masque, ainsi que deux statuettes. Derain reste sans voix devant le masque blanc : Picasso et Matisse eux aussi en sont profondément bouleversés.

    En 1908, Henri Matisse fonde l’Académie Matisse. Celle-ci compte parmi ses élèves le couple suédois Isaac Grünewald et Sigrid Hjerten-Grünewald, qui gravitera par la suite autour de la revue expressionniste berlinoise Sturm avant d’exporter le Fauvisme et l’Expressionnisme vers son pays natal. L’Américain Max Weber, lui aussi élève de Matisse, introduit quant à lui le Fauvisme et le Cubisme à New York. L’Académie Matisse compte également quelques élèves allemands : Oskar et Marg Moll, Rudolf Levy, Franz Nölken, Hans Purrmann et Friedrich Ahlers-Hestermann. C’est en 1911 que Matisse ferme son académie. Certes, tous les artistes qui l’ont fréquentée n’ont pas été happés par l’impétuosité et la charge émotionnelle du Fauvisme, puissant et libérateur : Pierre Bonnard notamment est demeuré artistiquement solitaire tout comme Maurice Denis ou Édouard Vuillard. Denis avait reconnu très tôt l’importance des Fauves, comme en atteste cette lettre datée de 1905 : « Nous sommes ici en présence d’une peinture affranchie de toute coïncidence, d’une peinture existant par elle-même, de l’acte de peindre pur et simple. [...] Ce qui transparaît ici, c’est la recherche séculaire et véritable de l’absolu. »

    Georges Rouault, dont la notoriété en tant que peintre se fonde sur l’orientation religieuse de ses œuvres, restera toute sa vie un solitaire. Il ne ressent en effet qu’un très bref et vague sentiment d’appartenance aux Fauves. Sa technique, expressive et emportée, diverge nettement de la gaieté décontractée des Fauves, avec lesquels il expose au Salon d’Automne en 1905. Le mode d’expression de Rouault, devenu apprenti en peinture verrière à l’âge de 14 ans, porte la marque de cette expérience. Ses zones colorées sont en effet délimitées et reliées entre elles par des traits de pinceau larges et appuyés, aux couleurs sombres, évocateurs, par exemple, des joints de plomb que les peintres verriers du Moyen-âge utilisaient comme outil d’assemblage pour relier entre eux divers morceaux de verre coloré. Son expressionnisme connaît un premier apogée dans les années 1905-1906. Il privilégie alors les personnages issus de l’univers du cirque – comme en atteste par exemple le tableau Clown et loge de théâtre daté de 1906 – avant de se consacrer, quelques années plus tard, aux portraits et représentations religieuses. Il a coutume d’appliquer la peinture avec force sur la toile, par de francs coups de pinceau, afin de saisir, par exemple, la personnalité frappante du clown et la solitude des personnages dans la loge.

    André Derain, Le Château (Cagnes), vers 1910. Huile sur toile, 87 x 66 cm.

    Département des arts graphiques, musée Pouchkine, Moscou.

    Albert Marquet, Le Port de Honfleur, vers 1911. Huile sur toile, 65 x 81 cm.

    Département des arts graphiques, musée Pouchkine, Moscou.

    Paula Modersohn-Becker et la paix de Worpswede

    En 1889, Fritz Mackensen, Otto Modersohn et Hans am Ende déménagent dans le paisible petit village de Worpswede, à proximité du marais du Diable, au Nord de Brême. Ils y fondent une communauté de vie et de travail, et suivent l’exemple de leurs modèles français, les artistes de l’école de Barbizon : Camille Corot, Théodore Rousseau et Charles-François Daubigny. Comme Otto Modersohn le confie à son journal, à l’instar de ses homologues de Dachau, dans le sud de l’Allemagne, le groupe de Worpswede aspire à transposer picturalement le sentiment poétique que lui inspire la Nature. D’autres jeunes peintres, lassés des grandes villes, suivent ensuite : Fritz Overbeck en 1893, Heinrich Vogeler en 1894, et, finalement, Clara Westhoff accompagnée de celui qui deviendra son époux, le poète Rainer Maria Rilke. Une colonie artistique voit le jour, à laquelle divers artistes viennent s’adjoindre au fil du temps, et qui attire aujourd’hui encore des artistes de métiers différents.

    À l’époque, fuyant le traditionalisme des académies d’art, ces peintres cherchent à transposer sur la toile le vécu intime et pénétrant de la Nature : impressions naturelles, limpidité de la lumière et couchers de soleil sur les paysages marécageux, fuite des nuages au-dessus du marais du Diable. Leur style artistique se veut lyrique, et fondamentalement empreint de retenue. Ils ne visent pas à être critique ; ils sont plutôt à la recherche, en pleine Nature, d’une transfiguration, d’un idéal de vie. L’artiste peintre Paula Becker, originaire de Dresde, rejoint la communauté en 1898-1899, après avoir étudié l’art à Brême, Londres et Berlin. À Worpswede, elle trouve un état d’esprit semblable au sien : elle y rencontre aussi l’amour. En septembre 1900, elle se fiance en secret avec Otto Modersohn, qui vient de perdre son épouse peu de temps auparavant. C’est ainsi que l’année suivante, la jeune Paula Becker, jusque-là inconnue, épouse le peintre Otto Modersohn, qui jouit déjà d’une certaine renommée. Si les premiers portraits de la main de Paula Becker, de même que ses premières études de paysages marécageux et de bosquets de bouleaux, portent l’empreinte de l’Impressionnisme, on y distingue les signes avant-coureurs d’une simplification de la composition picturale et d’une distanciation par rapport à l’illusion d’espace.

    Toutefois, le naturalisme lyrique de ses collègues de Worpswede ne suffit pas à Paula Modersohn-Becker. Elle décide qu’elle ne pourra trouver l’impulsion décisive qu’à Paris, capitale artistique absolue. C’est ainsi que, très vite, elle fuit l’exiguïté de Worpswede. En 1900, elle effectue un premier voyage à Paris : elle y fera ensuite plusieurs séjours plus ou moins longs jusqu’en 1907. C’est à Paris qu’elle rencontre pour la première fois l’avant-garde artistique. L’atmosphère parisienne et les impressions sensorielles dont celle-ci s’accompagne lui font quelque peu perdre le sens des réalités. Les œuvres de Van Gogh et de Paul Gauguin l’impressionnent au-delà de toute mesure. Elle se rend avec Clara et Rainer Maria Rilke à la salle de vente Drouot, où elle a l’occasion d’admirer des peintures et des pièces d’art décoratif en provenance de Chine et du Japon.

    « J’ai été enthousiasmée par l’aspect extrêmement curieux de ces objets. Notre art me semble encore bien trop conventionnel. Il peine à exprimer pleinement les émotions que recèle notre âme. Il me semble que l’art séculaire japonais y parvient davantage, »

    confie-t-elle à son journal. Lors de sa visite au musée du Louvre en 1903, elle est ensuite frappée par sa rencontre avec l’Antiquité.

    « Comme leur vision est claire et sans ambages », écrit-elle à propos des masques funéraires égyptiens, « […] front, bouche, yeux, nez, joues, menton, et voilà ! Cela semble si simple, et pourtant, cela représente tant ! »

    Elle se lance alors dans une série d’autoportraits, hantée par les masques funéraires égyptiens. Les imitant, elle se représente avec des yeux étrangement grands et un regard rêveur, extrêmement suggestif. Son atelier se pare alors d’une frise de reproductions de ces masques funéraires, qui dévisagent l’observateur d’un air qui reste toutefois détaché.

    Lorsqu’elle quitte Paris pour réintégrer Worpswede, enfants et fermiers deviennent ses modèles de prédilection. Elle recherche la simplicité. La couleur prime sur la représentation. Elle transpose sur sa toile l’essence même de ces gens marqués par le dur labeur, la pauvreté et la rudesse de leur environnement. Elle modélise fermiers et enfants de même, en épaisses zones colorées riches en aspérités, dotées d’arêtes vives, monumentales et d’aspect rude, mais pleines de sensualité. Dans ses toiles, elle restitue à ses modèles leur évidence, leur force, leur grandeur intrinsèque et leur dignité. De la sorte, elle parvient à exprimer un sentimentalisme exacerbé et une grande profondeur d’âme. On peut citer en exemple le tableau intitulé Vieille domestique au jardin. Proche de la terre, rugueuse, large d’épaules,

    ses lourdes mains placées dans son giron, ainsi Paula Modersohn-Becker peint-elle l’archétype de la vieille femme. Elle la couronne, et l’auréole de coloris argileux pleins de retenue, tout en l’entourant de pavots sauvages.

    Le thème « la mère et l’enfant » se pare, dans ses œuvres, de qualités vraies, telles que l’amour, mais aussi d’intimité et de tendresse. La force de son ressenti crée une impression d’insensibilité, de dureté et de sincérité. Elle maîtrise parfaitement la transposition picturale de la relation corps et âme, de l’essence même d’une personne, affranchie de toute fioriture. Elle recherche l’ultime simplicité de la forme. « Je désire rendre le bruissement, la plénitude, la capacité d’éveil de la couleur, sa puissance, » écrit-elle dans son journal. Il ne reste alors à Paula Modersohn-Becker que sept ans pour poursuivre son évolution artistique. En effet elle ne passera pas l’âge de 31 ans. Quelques jours après la naissance de sa fille, Mathilde, elle succombe à une embolie. Si la période créative dont elle a pu disposer fut brève, l’œuvre qu’elle laisse derrière elle n’en est pas moins volumineux : plus de 1 000 dessins, journaux et lettres, et 750 tableaux environ. De son vivant, elle n’en vendra pourtant que cinq.

    Rainer Maria Rilke avait coutume de qualifier sa technique peu orthodoxe d’« indélicate et directe ». Début novembre 1908, il écrit à Paris le Requiem pour Paula, qui dit ceci :

    « […] et tu ne disais point : c’est moi : non : c’est. Ton regard était si dépourvu de curiosité, et tellement démuni, d’une telle grâce que tu t’effaçais complètement : sainte … »

    C’est en décembre 1908 qu’est organisée la première rétrospective de Paula Modersohn-Becker. Au printemps 1909, Paul Cassirer expose à Berlin les tableaux de Paula aux côtés de ceux de Van Gogh, Manet, Monet et Renoir. Ludwig Roselius, fondateur de la société Kaffee HAG (Kaffee-Handels-Aktien-Gesellschaft), érige en 1927, dans la rue brémoise Böttcherstraße, un musée qu’il lui consacre. Il s’en explique comme suit : « Paula est l’artiste peintre de la vérité. Avant elle, jamais aucun peintre n’a pu rendre la réalité, pas même les maîtres de notre époque : Munch, Gauguin, Van Gogh, Cézanne et les autres n’ont fait que se battre pour trouver cette vérité. »

    Pendant le règne du national-socialisme, ses œuvres sont bannies des musées : en 1937, elles figurent au nombre des tableaux rassemblés à l’occasion de l’exposition sur l’art dénaturé. Aujourd’hui, Paula Modersohn-Becker est reconnue comme étant la plus grande pionnière de l’Expressionnisme.

    Paula Modersohn-Becker, Autoportrait à la branche de camélia, 1907.

    Huile sur bois, 61,5 x 30,5 cm. Musée Folkwang, Essen.

    Paula Modersohn-Becker, Vieille femme pauvre avec

    bille de verre et coquelicot, 1907. Huile sur toile, 96,3 x 80,2 cm.

    Collections de dessins de Böttcherstraße, musée Paula Modersohn-Becker, Brême.

    Otto Dix, Autoportrait en Mars, 1915.

    Huile sur toile, 81 x 66 cm. Haus der Heimat, Freital.

    Le Futurisme : dynamisation de l’image

    Parmi les courants artistiques du début du XXe siècle, le Futurisme italien est l’un des plus retentissants. Les nouvelles thèses artistiques sont propagées sous forme de manifestes et proclamations. Ce mouvement est à l’origine de fréquentes bagarres, allant parfois jusqu’à l’émeute. L’agressivité, clamée haut et fort, trouve sa justification dans la tradition sociale de l’art italien, lequel, au cours du XIXe siècle, s’est muté en une forme d’art académique, stérile et muséale. C’est contre cette forme d’art figée que s’élève la voix belliqueuse des Futuristes. Ouverte à toutes les énergies vitales, la révolte futuriste se veut moderne et éveillée à toutes les formes d’art.

    L’impulsion à l’origine de ce mouvement, qui emporte la scène artistique occidentale dans son intégralité, se trouve sous la plume du poète Tommaso Marinetti. Son premier manifeste futuriste est daté de 1908. Il y formule les tendances de la pensée nouvelle, laquelle stimule, à l’époque, l’intelligence : « Le temps et l’espace sont passés hier de vie à trépas. Nous vivons d’ores et déjà dans l’absolu. » Et de poursuivre :

    « […] nous avons en effet déjà créé la vitesse omniprésente et éternelle. [...] Nous déclarons que la splendeur du monde s’est enrichie d’une beauté nouvelle : la beauté de la vitesse. Une voiture de course dont la carrosserie s’orne de tubes épais, tels des serpents au souffle explosif [...] un véhicule vrombissant [...] est bien plus beau que la Victoire de Samothrace [...] »

    Le mouvement remporte une victoire décisive, essentiellement dans l’univers artistique français, suite à la publication dans cette langue de ce manifeste le 20 février 1909 en première page du journal conservateur parisien Le Figaro. Peu de temps après, il paraît, traduit en russe, dans l’édition du 8 mars 1909 du journal Vécer (le Soir) de Saint-Pétersbourg. Ce manifeste a des répercussions considérables, tout d’abord sur l’avant-garde littéraire. La transposition dans la peinture de ce nouvel état d’esprit intervient plus tard. Pour percer véritablement, les peintres futuristes devront attendre les retombées de leur exposition itinérante, inaugurée en février 1912 à Paris, dans la Galerie Bernheim-Jeune. L’événement s’entoure d’une publicité considérable. En effet, la veille de l’inauguration, les Parisiens découvrent, se découpant en lettres lumineuses sur leur ciel nocturne, les noms des cinq peintres : Giacomo Balla, Carlo Carrà, Umberto Boccioni, Luigi Russolo et Gino Severini. En mars, c’est à Londres que les peintres futuristes s’exposent, à la Sackville Gallery. Le succès est plus retentissant encore qu’à Paris. « Plus de 350 critiques se sont présentés en l’espace d’un mois et quatre jours, et l’afflux de visiteurs payants fut tel que la galerie se refusait à décrocher les toiles », écrit Marinetti à son ami Praletta.

    En avril-mai 1912, l’exposition futuriste se déplace vers Berlin, dans la galerie Der Sturm. Herwarth Walden offre d’ailleurs aux Futuristes un forum dans sa revue du même nom. Après Berlin, l’exposition passe par Bruxelles, La Haye, Amsterdam et Cologne, avant de gagner, sous une forme quelque peu réduite, d’autres villes allemandes, puis l’Autriche, la Hongrie et la Suisse. En France, Duchamp, Kupka, Léger, Delaunay et Mondrian se laissent gagner par le mouvement futuriste. En Angleterre, emportés par le nouvel élan artistique, Wyndham Lewis et Christopher Richard Wynn Nevinson fondent le Vorticisme : en Hongrie, Sándor Bortnyik, Béla Uitz et Gizella Dömötör adoptent les idées futuristes, et la Pologne voit l’émergence d’un mouvement dérivé, le Formisme. Partant de Paris, John Marin et Joseph Stella emportent ces idées vers le Nouveau Monde. En Allemagne, le Futurisme marque durablement les artistes du Cavalier bleu, les œuvres d’August Macke et les Expressionnistes rhénans, ainsi qu’Otto Dix, George Grosz et Lyonel Feininger, auxquels viennent s’ajouter des artistes berlinois fédérés par la revue Sturm et le Groupe de novembre. Si l’influence internationale du Futurisme ne dure que quelques années, elle est ressentie avec une intensité telle qu’elle marque profondément les artistes. Les expositions futuristes voyagent jusqu’au Japon.

    George Grosz, Metropolis, 1916-1917.

    Huile sur toile, 100 x 102 cm. Museo Thyssen-Bornemisza, Madrid.

    Gino Severini, Hiéroglyphe dynamique du bal Tabarin, 1912.

    Huile sur toile avec paillettes, 161,6 x 156,2 cm.

    The Museum of Modern Art, New York.

    Carlo Carrà, Manifestazione Interventista, 1914. Tempera,

    crayon, paillettes brillantes et papiers collés sur carton,

    38,5 x 30 cm. Collection Mattioli, Milan.

    Luigi Russolo, Dynamisme d’une automobile, 1912-1913.

    Huile sur toile, 106 x 140 cm. Donation de Sonia Delaunay,

    Musée national d’Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris.

    Le Futurisme offre une vision dynamique du monde dans ce qu’il a de plus agité : il illustre un processus inachevé, pas le moins du monde transparent, ni disponible. Ses représentants ont le sentiment d’être les pionniers d’une époque nouvelle, des révolutionnaires de la société. Leurs entreprises risquées, aussi audacieuses qu’extravagantes, gagnent toutes les facettes de l’univers esthétique, sans exception : peinture, sculpture et architecture, musique et théâtre. Ils veulent comprendre l’Être et la vie moderne, sous toutes leurs formes, visibles et invisibles, ordinaires et métaphysiques. Ce qui compte avant tout, c’est de représenter toutes choses, qu’elles soient vivantes ou d’apparence statique, en tenant compte de leurs émotions et des liens qui les unissent.

    « Nos corps s’enfoncent dans les canapés sur lesquels ils reposent, et ces canapés viennent à notre rencontre, tout comme le tramway de passage se tend vers les habitations qu’il croise, lesquelles se penchent à leur tour vers celui-ci, et s’y mêlent. »

    Dans cette optique, l’être humain n’est plus au centre des préoccupations : tout au plus est-il un être doué de ressenti parmi une multitude de choses capables de souffrance. Les futuristes évoquent ainsi la connectivité de tous les êtres. L’observateur doit être happé par le dynamisme de l’image.

    « Pour permettre à l’observateur de vivre au centre même de l’image, celle-ci doit être la synthèse de ce dont on se souvient et de ce qu’on voit. [...] Par leurs lignes, les objets inanimés expriment, eux aussi, l’inertie et l’entrain, la joie et la tristesse. »

    Rendre l’invisible visible nécessite obligatoirement que toute chose soit transparente. Dans le Manifeste technique de 1910, les peintres futuristes Balla, Carrá, Boccioni, Russolo et Severini s’expriment comme suit :

    « Qui peut encore croire à l’absence de transparence des corps dès lors que notre sensibilité accrue et démultipliée nous permet d’entrevoir les sombres manifestations des phénomènes médiumniques ? Pourquoi devrions-nous continuer à créer sans tenir compte de notre pouvoir visuel, lequel permet d’aboutir à des résultats comparables à ceux des rayons x ? »

    Les dernières découvertes scientifiques ne se contentent plus de faire appel à l’intellect : elles paraissent désormais aussi dans la presse quotidienne, sous une forme condensée. Marie Curie, qui se voit décerner en 1903, avec son mari, Pierre Curie, et Antoine-Henri Becquerel, le prix Nobel de physique pour la découverte de la radioactivité, écrit dans son traité Radium and Radioactivity daté de 1904 :

    « La découverte du phénomène de la radioactivité vient ajouter une nouvelle catégorie à la multitude de rayons invisibles d’ores et déjà connus : force nous est de reconnaître, une fois de plus, à quel point notre perception du monde qui nous entoure est limitée. »

    Les Futuristes ne sont pas les seuls à s’imprégner de l’esprit d’une époque qui, marquée par les fruits probants du travail de toute une série de chercheurs et d’inventeurs, s’éloigne à grands pas d’une représentation du monde historico-mécanistique. En 1907 paraît le traité L’évolution créatrice du philosophe français Henri Bergson. Les futuristes se réfèrent abondamment à ce traité. Le concept d’« intuition » joue un rôle important chez Bergson. Ce concept désigne un état de corrélation entre passé et futur, temps et espace. D’après Bergson, la force du contact « sympathique » par lequel se crée l’intuition qui nous relie à tout ce qui vit nous offre l’accès à un degré supérieur de conscience, lequel permet à son tour d’accéder à une pénétration corrélative approfondie – une intuition qui nous permet de nous transposer au cœur, d’un objet par exemple, et de ne faire qu’un avec son noyau intangible unique.

    Umberto Boccioni fait référence à Marie Curie et à Bergson, lorsqu’il écrit ce qui suit à ses notes de conférence en 1911 : « Il ne s’agit pas de peindre le visible, mais bien ce que l’on tenait jusqu’ici pour invisible, c’est-à-dire ce que le peintre clairvoyant voit. » Les peintres futuristes tentent de transposer artistiquement la nouvelle image du monde. À tous les mouvements et états d’esprit, à tous les bruits et toutes les odeurs, à tout ce qui bouge et tout ce qui est figé, à toute vie et toute matière, le Futurisme impose un dynamisme universel. Dans les œuvres d’art, cela se traduit par un éclatement tourbillonnant, voire une démultiplication des contours d’un objet, par une mobilité des perspectives, par l’alternance des visions de près et de loin, par l’allongement du temps ou son froissement, ou encore par des fluctuations de

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