A LA QUESTION « QU’EST-CE QUE RÉFLÉCHIR ? » le philosophe Alain répondait : « C’est nier ce que l’on croit […] Qui se contente de sa pensée ne pense plus rien. » Certains auteurs le savent par avance : ce qu’ils proposent à leurs lecteurs n’est autre chose que cette expérience – parfois douloureuse, mais toujours nécessaire – de penser contre soi. Christophe Guilluy est de ces auteurs-là. Celui qui depuis La France périphérique (paru en 2014) écrit pour que l’on prenne en compte le diagnostic de la France d’en bas, sait qu’il sera lu essentiellement par celle d’en haut. Alors il la met en garde – la morigène, parfois –, dressant un tableau du présent en forme d’alerte pour l’avenir : si nous ne modifions pas le modèle qui prévaut depuis les débuts de la mondialisation, nous allons droit dans le mur.
Les Dépossédés, qui paraît le 19 octobre aux éditions Flammarion, affine encore sa grille de lecture, la concrétise. Guilluy y décrit une géographie sociale qui ne cesse de se modifier – l’accès à la mer, par exemple. Il y expose les astuces conscientes ou inconscientes développées par la bourgeoisie « progressiste » pour se dédouaner de ses responsabilités dans le maintien d’un système qu’elle feint de dénoncer par ailleurs (exemple : fustiger « les 1 % les plus riches » du soir au matin). Offre politique, segmentation de la société, « règne de la pleurniche », rôle des transclasses, immigration… A l’occasion de la sortie de son dernier ouvrage, le géographe se livre en exclusivité à L’Express. Une lecture aussi décoiffante que cruciale.
De quoi ont été dépossédés Les Dépossédés qui titrent votre dernier ouvrage ?
Pour le comprendre, il faut d’abord rappeler que l’Occident, pendant les Trente Glorieuses, a réussi quelque chose d’unique au monde. A savoir : un modèle de société où il existait, certes, des inégalités de revenus, mais où toutes les catégories sociales étaient intégrées économiquement et, donc, politiquement et culturellement. Les classes moyennes et populaires étaient au centre de l’, tout comme elles étaient au coeur du « mode de vie à la française » ou même « à l’européenne ». Ce modèle-là a basculé – sans qu’on ne mesure l’ampleur de ce tournant – dans les années 1970 et 1980, avec la mondialisation. On connaît le film : les délocalisations des usines dans les pays à bas coûts font émerger une classe moyenne en Chine ou en Inde, mais dans les économies occidentales, la désindustrialisation la met peu à peu sur la touche. L’emploi se raréfie et se concentre dans des métropoles gentrifiées.