Le futur se rappelle à notre souvenir: Notes d'un économiste 2015-2016
Par Bruno Colmant
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À propos de ce livre électronique
Ce recueil de chroniques rédigées entre les printemps 2015 et 2016 aborde différents thèmes économiques et sociétaux. Le lecteur n’y trouvera que de fugaces intuitions offertes à la critique.
Il y a néanmoins une transversalité à ces contributions : c’est la conviction que cette crise n’est plus souveraine ni monétaire. Elle porte sur l’exercice des États, écartelés entre des entreprises mondiales et versatiles, et des dettes publiques dont la stabilité de l’expression monétaire et le refinancement sont les garants de l’ordre social. Nos politiques sont étatico-nationales alors que le marché est universel.
Dans les prochaines années, le débat idéologique portera sur le dialogue entre l’État et le marché, entre la collectivité et l’individu, et entre la dette publique et la propriété privée. Certains exigeront une étatisation croissante, voire généralisée, de l’économie, pour maintenir l’ordre social. D’autres argumenteront que cette voie conduirait à désertifier toute initiative spontanée. Les insoutenables dettes publiques entraîneront la question de l’opposition sociale. La monnaie et la dette publique, qui représentent des passifs étatiques fondés sur la stabilité de la configuration politique, verront leur équilibre engagé.
Nos temps révèlent la fin d’un modèle. La fin d’un modèle de complaisance, de manque de vision et de déficit de perspectives. Faute de regarder le futur sans cligner des yeux, celui-ci risque de se rappeler au souvenir d’années sombres.
Bruno Colmant, en s'appuyant sur l'actualité, nous fait un bilan assez sombre de l'avenir de l'économie belge et de l'économie dans son sens global.
EXTRAIT
Souvent, je m’interroge sur la trajectoire de nos communautés. Nos sociétés vieillissent mal. Pétries de certitudes géographiques et centrées sur un tropisme européen, elles ne réalisent pas que le monde s’est étendu dans les azimuts verticaux. Nous sommes imprégnés d’une suprématie civilisationnelle des années industrielles, mais la croissance s’est encourue. Et comme nous vieillissons, la jeunesse n’exerce pas cette nécessaire force de rappel.
La crise de 2008 fut un signe majeur : elle signifia la fin d’un monde de rentiers d’idées.
Mais cette crise n’est qu’une expression accessoire. De profonds chocs socio-politiques sont proches parce que nous n’arriverons plus à assurer la cohésion et la mixité sociales.
A PROPOS DE L’AUTEUR
Bruno Colmant est Ingénieur et Docteur en sciences de gestion de l’École de Commerce Solvay (ULB) et titulaire d’un Master of Science de Purdue University (Krannert School of Management, États-Unis). Auteur de plus de soixante ouvrages, il enseigne l’économie appliquée et la finance dans plusieurs universités belges et étrangères. Il est membre de l’Académie royale de Belgique.
A PROPOS DES ÉDITIONS ANTHEMIS
Anthemis est une maison d’édition spécialisée dans l’édition professionnelle, soucieuse de mettre à la disposition du plus grand nombre de praticiens des ouvrages de qualité. Elle s’adresse à tous les professionnels qui ont besoin d’une information fiable en droit, en économie ou en médecine.
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Aperçu du livre
Le futur se rappelle à notre souvenir - Bruno Colmant
temps. »
Histoires de monnaies
La monnaie et Jésus-Christ
La monnaie est une expression symbolique qui représente le rapport d’échange de biens et des services. Mais il y a plus : elle défie les lois de la physique puisqu’elle est à la fois un flux et un stock. La monnaie ne vaut rien en tant que telle. Elle représente la valeur sans l’intégrer. Elle n’est pas valeur, mais sa propre reproduction. Elle n’est pas uniquement un stock car elle ne vit que par sa propre circulation.
La monnaie est donc la projection d’un flux insaisissable. Quand on réfléchit à ce phénomène, on se perd rapidement dans son signifiant. La crédibilité monétaire ne peut pas découler d’un acte d’autorité. La monnaie doit s’adosser à un référent qui excède ce qu’il garantit. Il faut donc une réciprocité entre la qualité de la confiance et la quantité de monnaie. Dans le cas d’une monnaie fiduciaire, le garant est un état de confiance. Il faut donc donner à la monnaie une valeur morale supérieure pour que la confiance qui lui est associée soit un référent satisfaisant. Ceci explique que le privilège de battre monnaie ait été capturé par les États au rythme de la formulation des États-nations à laquelle son étatisation est consubstantielle.
Mais quand cela ne suffit pas, on y ajoute un peu de divinité. Dans cet immense dédale conceptuel, l’origine étymologique du terme « monnaie » est un indice intéressant. La monnaie ramène au Palais de la Moneta où les pièces romaines étaient frappées. La légende veut que ce bâtiment fut construit à l’endroit où les oies du Capitole étaient parquées. Le Palais de la Moneta abritait aussi le culte de la déesse Junon, l’archétype de la déesse cosmique, qui promet prospérité et fécondité. Cela rappelle ce que Marx (1812-1883) énonçait dans sa théorie du Capital, à savoir que le seul but de la circulation monétaire est d’assurer sa propre « ovulation ». Junon était incidemment appelée Junon Moneta (ce qui signifie « Junon qui prévient ») car la déesse aurait averti les Romains d’un tremblement de terre imminent.
De nos jours, on retrouve toujours Dieu dans l’expression monétaire. Il a bien sûr le « in God we trust » qui est une mention obligatoire sur les billets en dollars depuis 1957. Il s’agit d’ailleurs d’une expression collective, puisqu’il est inscrit « in God we trust » et non « I trust », ce qui est logique puisque la monnaie, comme la divinité, n’existent que si elles fédèrent un nombre suffisant d’adeptes.
Mais tout près de chez nous, Dieu est encore très présent dans les matières monétaires. Sur la tranche des pièces hollandaises d’euro, il est inscrit « God zij met ons ». Dans ce pays, les banquiers doivent d’ailleurs faire serment de leur probité… sur la Bible. D’aucuns argumenteront que ces expressions religieuses sont propres aux pays protestants, au sein desquels la monnaie, comme le taux d’intérêt, furent mieux acceptés que dans les pays catholiques qui subordonnent toujours la monnaie à Dieu. Dans les pays protestants, la Réforme « dé-spiritualisa » le temps, nécessaire pour calculer l’intérêt de la monnaie. Il n’empêche : quel singulier et schizophrénique métissage !
La Bible rappelle aussi l’inanité des choses monétaires. Selon les Évangiles, le Christ aurait été trahi par Judas l’Iscariote pour trente deniers d’argent. De nombreux historiens se sont interrogés sur ce montant. Il s’agissait d’environ 120 grammes d’argent, un faible montant sachant que la solde d’un soldat romain était de l’ordre de 500 deniers par an, soit 750 euros. Mais imaginons que Judas (avant son suicide) ou ses héritiers aient placé ces 750 euros dans une hypothétique banque millénaire à un taux composé de 2,5 %.
Que valent 750 euros placés pendant 2.000 ans au taux annuel de 2,5 % ? Un calcul élémentaire conduit à un chiffre arrondi saisissant : 2.000.000.000.000.000.000.000.000 euros, ce qui représente 37 milliards de fois le PIB mondial. Les Évangiles résolvent cette incongruité en rangeant la monnaie parmi les puissances qui asservissent l’homme. Un nom démoniaque est donné dans l’Évangile de Matthieu à la monnaie : Mammon. Jésus avance que « Nul ne peut servir deux maîtres… Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon » (Matthieu 6, 24).
Mais alors, pourquoi faire référence à Dieu sur les billets et pièces ? Pour confesser les péchés d’argent ou pour crédibiliser la monnaie ? Ceci rappellerait-il que Dieu et la monnaie sont peut-être de fragiles équivalents sociologiques ou, au contraire, des formulations antagonistes ? La monnaie serait-elle alors la déclinaison humaine indispensable à la divinité, puisque toute religion est fondée sur la charité et le don… de monnaie ? Dieu et la monnaie ne seraient-ils finalement que deux artefacts ?
En conclusion de ces quelques lignes, le sujet du phénomène monétaire est obscur. Il est même ténébreux. La monnaie est un phénomène monétaire circonstanciel mais elle permet (très temporairement) l’accumulation de pouvoir et une hiérarchisation sociale. Parfois, je suis saisi par l’effroi de sa vacuité. Qu’y a-t-il derrière ce dernier ? Le pâle reflet d’imparfaites et éphémères conventions humaines ? Une tentative de mesure dégradée du temps ? Une hallucination collective choisie ? Le néant, une plongée dans son côté sombre ou plutôt une tentative de maquillage de ses ténèbres ? Avec un peu d’intuition, nous savons que des phénomènes monétaires inattendus se préparent. Il y aura d’immenses ajustements puisque nous vivons à crédit d’une dette publique dont le remboursement est repoussé d’année en année. Il faut donc réfléchir au sens de la monnaie car je crains qu’un jour la monnaie ne perde « sa » valeur. Ce jour-là, ce sera un profond aggiornamento. C’est parce que j’ai peur de découvrir l’inanité du phénomène monétaire que je me dis que les monnaies ressemblaient aux dieux : elles n’existent que le temps de rassembler des adeptes. Et qu’il faut mourir assez tard avant de savoir que Dieu n’existe peut-être pas, et assez tôt avant de savoir que la monnaie ne vaut peut-être rien.
Avril 2016
Comprendre la monnaie… avec le temps
Depuis des années, je m’exerce à appréhender le phénomène monétaire… sans y parvenir.
Les mots me manquent pour transcrire une explication qui s’envole au moment où je crois l’avoir fugacement (et en vain) capturée.
Le signifiant de la monnaie est insaisissable.
La monnaie est un artefact, c’est-à-dire un phénomène créé de toutes pièces par les conditions expérimentales, dépourvu de toute signification théorique. Cela expliquerait incidemment la subordination de l’ordre monétaire à l’ordre social.
Par ailleurs, la monnaie renvoie à ce qui la garantit. Elle doit s’adosser à un niveau de confiance qui excède ce qu’elle garantit.
Il faut une réciprocité entre la qualité de la confiance et la quantité de monnaie.
C’est donc un concept en lévitation.
La monnaie sert de modèle au temps, dont la réalité est, elle aussi insaisissable.
Pour le sociologue, la monnaie est un moyen de rendre impersonnelle l’association entre des personnes inconciliables, et donc de sublimer les rapports sociaux.
Pour l’économiste, la monnaie est un phénomène monétaire éphémère et circonstanciel. C’est une formulation simplifiée de l’utilité du temps, ou plutôt de « l’ombre du temps ».
Pourtant, le temps nous échappe… à chaque moment.
Et nous croyons nous en protéger par la monnaie que nous disons être l’égal du temps.
Le temps est métaphysique.
La monnaie est sa traduction humaine.
Tant de choses nous dépassent…
Octobre 2015
La monnaie et la mesure du temps :
deux fragiles nécessités
La monnaie et le temps sont des concepts insaisissables mais comparables. La monnaie est un flux aux vitesses et accélérations complexes, tandis que le temps est en expansion.
Tant la monnaie que notre conception d’un temps linéaire sont des artefacts qui disciplinent les agencements humains. Ils assurent l’ordre social.
La monnaie est un phénomène monétaire éphémère et circonstanciel. C’est une formulation simplifiée de l’utilité du temps, ou plutôt de « l’ombre du temps » ou du « voile » de Jean-Baptiste Say. La monnaie est l’enfant matériel d’un temps qui ne peut être que de compréhension spirituelle.
Du reste, la monnaie porte en elle son caractère intermittent : elle se déprécie, se remplace, se confisque et se nationalise au gré des chocs de l’évolution des communautés humaines.
Elle s’écoule comme le temps.
Elle ne protège de l’avenir que de manière temporaire, c’est-à-dire aussi longtemps que les hommes décident eux-mêmes de la stabilité de leur futur.
La monnaie s’exproprie parfois, lorsqu’elle ne répond plus aux réalités socio-politiques.
Cela arrive aussi aux mesures du temps : outre le fait qu’elles se décalent selon les fuseaux horaires, ses expressions élémentaires ont fluctué au rythme des mêmes objections socio-politiques qui ont révolutionné la monnaie.
Il suffit de penser que les pays réformés réfutèrent le calendrier grégorien et que la Révolution française introduisit un nouveau calendrier, tentant de recommencer le temps à zéro au même rythme que la monnaie révolutionnaire – les assignats – revenait au même point, c’est-à-dire à la valeur zéro.
Certains pays, d’essence révolutionnaire, continuent d’ailleurs à conserver leur propre calendrier : Afghanistan, Éthiopie, Iran, Viêt Nam, etc.
Finalement, à l’aune d’un cosmos en expansion et d’un temps non conceptualisable, nos symboliques monétaires sont de petites mais nécessaires fragilités.
Août 2015
La monnaie est impatiente…
Le temps est insaisissable.
Nous le croyons linéaire et avons essayé de le mesurer pour nous domestiquer. Pourtant, il s’inscrit dans une dimension cosmique que nous ne pouvons conceptualiser : l’expansion. La monnaie tente, quant à elle, de valoriser le temps, en le fragmentant. Elle épouse l’impossibilité de son immobilité, puisqu’elle se déprécie ou s’accroît d’intérêts.
Elle n’est jamais stable.
Le temps est abstrait et insaisissable, tandis que la monnaie est une formulation conventionnelle. Le temps n’a pas de valeur car on ne peut ni le vendre ni le donner. Par contre, l’usage du temps a une valeur. Il s’agit du temps de fabriquer un bien et de produire un service ou du temps de déconstruire un bien. Benjamin Franklin avance d’ailleurs que le seul intérêt de la monnaie, c’est son emploi. On pourrait alors envisager la monnaie comme un étalon du temps dont la valeur relative serait fixée par un état temporaire de confiance. Sous cette orientation, la monnaie serait un gradient du temps, ou plutôt une régression de la gratuité du temps qui permet un échange d’utilités.
Mais la monnaie est vaniteuse : elle essaie d’accélérer le temps, mais ce dernier la ramène au présent. La monnaie ne dure pas dans le temps. Elle tente d’emprisonner le temps, en mesurant son prix par le taux d’intérêt, mais c’est vain : le temps domestique la monnaie.
La monnaie est trop empressée. Elle tente d’éreinter le temps. Mais le temps est indomptable.
Août 2015
Le danger de saborder une monnaie
Depuis qu’elle représente la monnaie plutôt qu’elle ne la véhicule de manière sui generis, son signifiant est la confiance. La monnaie ne vaut donc que par sa capacité à agréger – par adhésion ou coercition – la croyance qu’un symbole traverse le temps et l’espace. La monnaie est donc un fait social, ou plutôt un fait socio-étatique. Ses pulsations épousent les attributs des sociétés : la démographie, la productivité des facteurs de production, l’innovation, la complétude d’un marché financier, etc.
C’est ainsi que certaines monnaies sont librement convertibles, offrant leur faculté d’échange aux autres pays tandis que d’autres monnaies reflètent un degré d’étatisme et de nationalisme plus prononcé en limitant leur convertibilité.
La convertibilité d’une monnaie est d’ailleurs, à mon intuition, un signe de démocratie ou, à tout le moins, de vulnérabilité dans l’appréciation de l’économie.
Un choix monétaire est un engagement sociétal fondamental.
Il en est l’émergence.
C’est pour cette raison qu’il est indispensable de repenser la gouvernance de l’euro afin que cette monnaie repose sur une représentation politique, budgétaire et fiscale fédérale plutôt que sur une juxtaposition d’influences nationales, c’est-çà-dire un régime confédéral.
C’est aussi la raison pour laquelle l’entretien politique d’un Grexit est dangereux, car si la monnaie est à risque, c’est un pays qui le devient et risque de sombrer.
Août 2015
Quelques réflexions disparates sur la monnaie
Il n’y a pas de monnaie absolue. La monnaie est un rapport d’échange relatif qui exprime une relation entre la valeur des biens et services. Par essence, une monnaie est instable puisqu’elle constitue un « super-objet » par rapport auquel la valeur des autres biens et services (formulés en signes monétaires !) est exprimée. Un rapport d’échange ne peut pas être absolu. Même des biens considérés (à tort) comme supérieurs et de nature monétaire, comme l’or ou l’argent, voient leur expression monétaire varier au-delà de leur rareté instantanée.
Les monnaies ne sont pas, dans l’absolu, faibles ou fortes. Elles le sont par rapport à d’autres monnaies. Une monnaie est donc doublement relative : par rapport au taux d’échange des biens et services qu’elle exprime, mais aussi par rapport à d’autres étalons monétaires qui sont eux aussi relatifs.
La dépréciation monétaire est un phénomène séculaire et permanent. Toute communauté emprunte à son futur. Mais la représentation de cet emprunt du futur se dilue dans la dépréciation monétaire, qui affecte le financement de cet emprunt de ce même futur, c’est-à-dire la dette publique. La monnaie déprécie donc l’expression de son propre emprunt dans le futur.
Août 2015
Politiques des banques centrales
Les banques centrales dirigent l’économie !
Jadis, les banques centrales étaient destinées à assurer un rôle résiduel. Celui-ci se limitait à donner une indication du prix de la monnaie, c’est-à-dire le taux d’intérêt, et donc à gérer son effritement face à l’inflation. Depuis la crise, tout a changé : les canaux bancaires sont devenus visqueux, les dettes publiques engorgent les bilans des institutions financières et le flux monétaire se tarit. Ce sont donc les banques centrales qui alimentent le stock de monnaie, tout en contrôlant les banques qui possèdent les dettes publiques, dont une partie est désormais monétisée auprès de ces mêmes banques centrales. Les taux d’intérêt sont maintenus artificiellement bas, car toute hausse pulvériserait les finances publiques.
Nous revenons à des temps oubliés, ceux de Constantin, de Philippe le Bel et de la Terreur, au cours desquels la monnaie servit de variable d’ajustement au fonctionnement de l’État. Nous croyions que le privilège de battre monnaie avait été ôté de nos pouvoirs publics. Ce n’est pas vrai : les banques centrales, au service des États, en sont devenues leurs auxiliaires.
Octobre 2015
Politique monétaire : rien ne dure, rien n’existe
Depuis des mois, je m’interroge sur l’aboutissement des politiques monétaires des banques centrales, et plus spécifiquement sur celui de la Banque centrale européenne (BCE). Cette dernière injecte des quantités de monnaie inouïes au bénéfice principal des États membres de la zone euro dont les dettes enflent inéluctablement, à tout le moins dans les pays du Sud. Ces injections monétaires devraient normalement servir l’économie réelle en soulageant les banques privées du financement des dettes publiques, puisque celles-ci sont désormais en partie financées par la création monétaire. Les banques privées pourraient donc théoriquement augmenter l’offre de crédit à l’économie productive, pour autant, bien sûr, que la demande soit suffisante. La création monétaire permet d’esquiver un effet d’éviction (ou crowding out) qui est constaté lorsque les bilans bancaires sont essentiellement exploités pour le financement des dettes publiques plutôt que pour le crédit privé.
Mais quel sera le point d’atterrissage de cette injection monétaire sans précédent : une inflation (et donc des taux d’intérêt) finalement embrasée par un afflux de liquidité dont la volumétrie dépasse la capacité d’absorption par l’économie réelle ? Une remontée des taux d’intérêt entraînée par un déphasage graduel de ces politiques monétaires expansionnistes singulières ? Une augmentation des taux d’intérêt qui serait déclenchée par une perte de la confiance dans la monnaie elle-même ou, plus généralement, par une augmentation de la prime de risque, c’est-à-dire de la perception du risque associé au futur ? Personne n’en a la moindre idée, sauf d’éphémères gourous autoproclamés qui évoquent la fin d’une civilisation.
Pourtant, cette question doit être posée et sa réponse clarifiée. En effet, un arrêt prématuré de l’expansion monétaire précipiterait l’économie réelle et les marchés financiers dans la récession, tandis qu’une prolongation conduirait à un dévoiement inévitable de la monnaie.
Ce qui apparaît néanmoins, c’est que l’effet de ces politiques monétaires est, contre toute logique friedmanienne, déclinant. Leur efficacité semble s’émousser. À ce stade, les afflux de liquidité ne créent pas d’inflation, ce qui conduit d’ailleurs de nombreuses banques centrales à imposer des taux d’intérêt négatifs, ce qui s’apparente à une inflation imposée plutôt que suscitée. Au Japon, il n’y a aucune inflation malgré des afflux de liquidités.
Certains, dont l’économiste français Patrick Artus, postulent désormais l’irréversibilité des politiques monétaires. En langage simple : il n’est pas possible de s’arrêter et les assouplissements quantitatifs doivent se perpétuer. Peter Praet, l’économiste en chef de la BCE, fait le même constat en affirmant l’infaillibilité de la BCE au travers du fait qu’il n’y a pas de plan B.
Je garde néanmoins l’intuition que l’affirmation de l’irréversibilité des politiques monétaires est inaboutie, et pour une simple raison : il est insensé de poursuivre une politique monétaire au rendement décroissant, c’est-à-dire qui devient inopérante. Inversement, si l’irréversibilité était constatée, cela conduirait à une précarisation de la monnaie dont la crédibilité s’estomperait. L’irréversibilité conduirait, comme Jacques Attali l’avait évoqué, à un Weimar planétaire (en référence à l’hyperinflation allemande de 1923), c’est-à-dire une impression monétaire illimitée afin de monétiser les dettes publiques et de les rembourser avec de l’argent déprécié. Or ce cas de figure n’a aucune validité.
Si les politiques monétaires étaient irréversibles, cela conduirait aussi à l’abandon de toute indépendance des banques centrales et à la juxtaposition financière des États et des banques centrales, puisque les États imprimeraient des dettes publiques qui seraient immédiatement transformées en monnaie imprimée. En termes conceptuels, leurs bilans se fonderaient et l’émission monétaire serait rythmée par le niveau de l’endettement public. Les banques privées seraient donc progressivement privées de leur rôle de créateur de monnaie, sans compter l’érosion de leur rentabilité, grevée par des taux d’intérêt négatifs.
Les banques centrales créent de la monnaie mais, en temps normaux, uniquement à titre supplétif. D’ailleurs, la création monétaire de ces banques est infime par rapport à celle des banques privées. Cette monnaie s’appelle la « monnaie de base ». Cette multiplication des opérations de crédit crée un flux monétaire instantané dont la vitesse peut augmenter ou ralentir en fonction de différentes exigences réglementaires.
La création monétaire des banques privées fonctionne grâce à ce que les économistes qualifient de « multiplicateur des crédits » ou de ce que les Anglais désignent par l’adage « loans make deposits ». L’octroi d’un prêt exige de récolter un dépôt. Ce même prêt suscitera d’autres dépôts qui entraîneront de nouveaux octrois de prêts, etc. En d’autres termes, les banques privées créent la monnaie qui s’assimile à un flux. On parle alors de monnaie scripturale. Leur rôle consiste d’ailleurs, de manière contre-intuitive, à accélérer la déthésaurisation de la monnaie qui leur est confiée. La monnaie dépend de la variation de la thésaurisation/déthésaurisation des banques privées, et elle est créée par l’accélération du flux. En d’autres termes, les banques privées sont des entreprises qui fabriquent elles-mêmes leur matière première.
Si les politiques monétaires devenaient vraiment irréversibles, cela nous conduirait, sous une forme extrême, à une idée que l’économiste américain Irving Fisher (1867-1947) avait imaginée dans les années 1930 sous la symbolique