Les MAGHREBINS DE MONTREAL
Par Bochra Manaï
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Les MAGHREBINS DE MONTREAL - Bochra Manaï
Avant-propos
La trajectoire d’une recherche se confond souvent avec celle du chercheur. La mienne n’échappe pas à la règle et trouve sa source dans des questionnements d’abord personnels. L’obsession qui m’habite depuis ma jeunesse est de comprendre l’exil de ma famille, mon identité ambivalente vis-à-vis de la France où j’ai grandi, mon attachement à la Tunisie et mon immigration volontaire au Québec. Je me demandais comment je pouvais être aussi attachée, symboliquement et réellement, à des espaces aussi pluriels. Comment mes appartenances à divers lieux et à de multiples sociétés se sont-elles construites au gré des relations et des rencontres? Comment se définit-on dans la multitude, et comment cette multitude nous engage-t-elle dans le quotidien? La géographie m’a permis de lire les spécificités des lieux, des sociétés, des territoires, mais c’est grâce à la sociologie que j’ai compris qu’on ne pouvait se passer de l’analyse des différences sociales et ethniques, qui fondent toutes les sociétés. Ces disciplines m’ont apporté des réponses sur les diverses façons que nous avons de gérer la pluralité. En effet, les sociétés dans lesquelles nous vivons sont plus que jamais appelées à regarder cette pluralité qui se met en scène, plus particulièrement dans les villes. Qu’est-ce qui fait que l’on s’identifie à tel ou tel groupe et que l’on s’y attache en marquant un endroit aussi hétérogène que la ville? C’est avec cette question de départ que j’ai entamé ma recherche, qui prend pour exemple un groupe précis, de plus en plus intéressant au Québec, celui des immigrants du Maghreb.
C’est en posant le regard sur les lieux qu’occupent ces immigrants et sur les marqueurs qui les définissent que j’ai pu mieux cerner les enjeux de la pluralité montréalaise et de la cohabitation pour en faire le portrait. Je partais de l’idée que c’est en regardant ceux qui sont censés être les Autres qu’on dévoile une part de Nous. Travailler sur l’immigration maghrébine s’est avéré, à divers égards, une voie pour parler de la société montréalaise et québécoise à l’heure des débats identitaires les plus virulents et polarisants.
La ville concentre toutes les dynamiques sociales contradictoires. Elle est le lieu dans lequel les citadins se rassemblent et se dispersent. C’est aussi l’endroit où les citoyens cohabitent ou entrent en conflit. Partout où elles se constituent, les villes sont des entités que le regard du géographe, du sociologue, de l’historien ou encore de l’ethnographe tente de saisir. Le chercheur se demande ce qui fait la ville, ce qui fait que les citadins cohabitent, ce qui fait que des citadins de confessions diverses s’octroient des espaces sans grands heurts. Au cours des siècles, les villes modèles ou villes paradigmatiques ont changé: de celles qui dominaient des empires aux capitales d’États, puis aux villes industrielles et créatives. Aujourd’hui, nul doute que la plupart des villes du monde sont les hauts lieux d’une urbanité – cette façon de vivre la ville et en ville – ancrée dans le transnationalisme des personnes et des économies.
Dans les villes qui ont traversé les siècles, la cohabitation entre des inégalités sociales et des modèles de gestion de l’Autre – qu’il ait un métier, une classe ou une confession différents – a toujours pu être analysée historiquement. Les villes sont donc l’espace idéal pour lire les réalités de la diversité, de la différence et de la pluralité. Et dans l’aire nord-américaine, Montréal n’échappe pas à cette possibilité.
Montréal, par son histoire – autochtone, française et anglaise – et sa dualité linguistique et culturelle, a toujours fait une place particulière aux vagues migratoires qu’elle a accueillies. On la voit et on la définit comme un modèle, une ville paradigmatique et un laboratoire du cosmopolitisme, dont il ne faudrait pas réduire la complexité. Cette métropole nord-américaine est marquée par des modèles d’insertion des migrants en constant changement. La place qu’on y fait à ces Autres et à ce qu’ils peuvent montrer de leur «ethnicité» est grande – le signe d’une latitude politique importante, beaucoup plus qu’en France, par exemple.
Cette lecture est une invitation à voir la ville comme l’espace privilégié pour observer les interactions interethniques. C’est aussi une occasion de voir se former les enjeux d’altérité – de gestion de l’Autre – dans une société autrement que par le prisme médiatique et politique. C’est en dénouant un à un les fils qui composent une histoire particulière, celle d’une immigration récemment installée dans la métropole québécoise, soit l’immigration maghrébine, que l’on parlera en fait de Montréal et du Québec.
En effet, la ville est un des espaces de la mise en scène des relations sociales, qui semble inclure et incorporer les différences ethniques autant que de classes. La coprésence de ces différences se fait sans conteste dans des rapports de concurrence et de pouvoir autant que des rapports de cohabitation et de négociation. La ville implique une cohabitation entre les individus, mais également entre les groupes, par les appartenances collectives et les marqueurs qu’ils mettent en scène. Dans le cas des appartenances ethniques mises en scène dans la ville, les échelles individuelle et collective s’enchevêtrent. Ainsi, il est difficile de penser la cohabitation dans une société sans tenir compte du fait que chaque individu peut être influencé par ses appartenances à l’intersection de l’ethnicité, de la classe, du genre, du mode de vie.
Cet ouvrage présente une situation, celle d’un groupe d’immigrants, et un site, Montréal, comme milieu urbain. Il s’agira donc de décrire à quoi ressemble cette rencontre qui prend parfois des allures de collision.
Historiquement, Montréal a toujours été un site d’entrée des nouvelles vagues migratoires vers le Québec, le Canada et l’Amérique du Nord. D’ailleurs, il existe une littérature prolifique sur les groupes ethniques, les espaces, les quartiers de résidence et les trajectoires de ces vagues d’immigration. Les interrogations portées aujourd’hui sur et par les Maghrébins sont très similaires à celles qui préoccupaient les Juifs ou les Portugais de Montréal.
Dans un monde où les moyens technologiques pour communiquer et se déplacer réduisent les distances, l’enjeu des flux migratoires est plus que jamais d’actualité. Il est donc nécessaire de continuer à écrire l’histoire de ces sociétés plurielles. Parler de l’immigration, c’est aussi et surtout parler de la relation et des interactions avec la société.
Certaines villes ont même fait de l’immigration une richesse et un argument. Montréal s’inscrit dans cette dynamique et fait de l’immigration une sorte d’identité de la ville. D’hier à aujourd’hui, Montréal est devenue la troisième métropole canadienne en la matière, accueillant 14,9% des immigrants récents au Canada. Les représentations de l’immigration en ville consistaient en des quartiers de concentration au centre, mêlant pauvreté et conditions d’habitation insalubres avec des conditions de travail difficiles, avant l’ascension sociale et l’accession à des espaces plus éloignés sur l’île, voire en banlieue. Aujourd’hui, deux phénomènes définissent le contexte montréalais. D’abord, on assiste à une diversification des origines des immigrants et à une augmentation des minorités visibles. À Montréal les immigrants proviennent de pays beaucoup plus nombreux et leur diversité ethnoreligieuse démultiplie les catégories à recenser. Ensuite, on observe une diversification des modes d’établissement dans la ville. C’est-à-dire que les schémas classiques ne résistent pas toujours, comme l’illustre l’installation de groupes asiatiques directement dans certaines banlieues montréalaises. Ainsi, l’immigration s’installe tant dans les quartiers centraux que dans les banlieues, donnant lieu à une géographie de l’immigration diverse et complexe, qui s’accompagne d’une spatialisation multiforme.
Durant le xxe siècle, le Québec et le Canada étaient tous deux des terres d’accueil pour les immigrants arabes originaires du Moyen-Orient, notamment les Libanais, les Égyptiens, etc. Le cas des immigrants du Maghreb, soit les individus issus du Maroc, de l’Algérie et de la Tunisie, est donc spécifique à une autre vague de migrants, bien plus récente. Celle-ci augmente grandement depuis le recensement de 1996, répondant aux besoins du Québec en immigration francophone. D’après les données du ministère de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion (MIDI) et fondées sur le recensement de 2006, «[l]agrande majorité (89,6%) de la population d’origine maghrébine se concentre dans la région métropolitaine de recensement de Montréal» (Gouvernement du Québec, 2010). Les Maghrébins semblent se définir, autant que les autres cohortes issues du Moyen-Orient, par leur grande hétérogénéité. Ces caractéristiques ethniques, linguistiques, démographiques ou encore religieuses en font un groupe complexe. Les diverses vagues d’immigration, les diverses réalités nationales qui ont mené vers la migration, la composition dite religieuse, la composition ethnique, les caractéristiques sociodémographiques ou encore le fait francophone sont autant de pistes pour comprendre les frontières de l’ethnicité, que l’on définisse ces immigrants comme Maghrébins ou qu’ils se définissent eux-mêmes ainsi.
Au Québec, l’immigration provenant du Maghreb est donc relativement récente, mais sa visibilité tant dans l’espace public que dans les débats de société est grandissante. En effet, le marquage des espaces publics, notamment par les commerces, révèle une certaine façon de se présenter dans la société québécoise. Cela dit, c’est la visibilité dans les débats de société, notamment sur l’épineuse question de la place du religieux, qui rend l’étude de ce groupe nécessaire. Par exemple, avec la tenue en 2007 de la commission Bouchard-Taylor ou durant le débat sur la Charte des valeurs québécoises en 2013, ses membres se sont retrouvés propulsés sur la scène publique et médiatique, alors même que la question du chômage des personnes issues du Maghreb semblait plus prégnante et problématique.
Ce projecteur centré sur la problématisation de l’appartenance religieuse, plus accentuée dans le cas de l’islam, appelle un arrêt sur image. Elle cristallise en effet une relation et semble figer un groupe d’immigrants dans une identité qui ne le représente pas toujours. Nombre de sociétés plurielles se sont livrées dans les dernières décennies à la remise en question de leur modèle d’intégration ou de gestion de la diversité, mettant parfois certaines catégories sociales au ban de la conversation publique (réfugiés, immigrants, musulmans, etc.). Le Québec n’a pas échappé à cette vague, intensifiée par la proximité linguistique qui facilite la circulation des idées avec la France, pays européen aux prises avec des débats sur l’identité nationale et où les musulmans sont devenus un sujet polémique au quotidien. Cette circulation d’idées franco-québécoises finit par articuler le même processus d’ethnicisation des populations arabes, maghrébines et musulmanes. Et ce, dans des contextes sociaux très différents et avec des types d’immigration issue d’Afrique du Nord aux antipodes, du point de vue démographique ou historique.
La montée de ce qu’il est convenu d’appeler l’islamophobie accompagne l’identification des Maghrébins. Ils ne semblent plus seulement avoir la capacité de s’identifier autour de marqueurs ethniques, mais ils sont définis, souvent malgré eux, par la caractéristique religieuse. Enfin, les immigrants issus du Maghreb voient aussi leurs identités se remodeler au gré des changements politiques et sociaux survenus dans leurs pays d’origine. Ce qui permet de rappeler combien les appartenances ethniques ou religieuses sont inscrites dans des espaces locaux autant que transnationaux.
L’objectif de cet ouvrage est de brosser le portrait d’une immigration récente, dans un Québec inscrit dans une recherche d’immigrants francophones. Les réalités des Maghrébins au Québec et à Montréal sont l’apport majeur ici. C’est également une lecture sur la place des musulmans québécois qui sont de plus en plus présents dans les différentes sphères de la société. Le lecteur pourra accéder à la description de certains enjeux, espaces et acteurs qui font la complexité des immigrants maghrébins.
Et quel meilleur point de départ que la ville pour une lecture des enjeux migratoires récents? Pour mieux les comprendre, ainsi que l’ethnicité dans la ville, il est nécessaire de s’intéresser à des échelles diverses: microlocalisée, l’échelle de la rue, l’échelle métropolitaine, etc. Comment se met en scène l’ethnicité dans la ville à des échelles multiples, constituant parfois un modèle paradigmatique? Dans ce contexte, même si l’on présente Montréal comme une société multiculturelle et comme un laboratoire de cosmopolitisme, il importe de se demander comment elle gère, à des échelles diverses, sa pluralité: «À cause de la variété d’émotions qu’il éveille et des multiples fonctions qu’il remplit, le Village gai s’apparente étroitement aux quartiers ethniques qui parsèment depuis longtemps le territoire montréalais»¹. Le travail de Remiggi permet d’établir une comparaison utile pour saisir le fait que ce qui se joue dans l’espace urbain est bel et bien la mise en scène de la différence, de sa reconnaissance et des négociations qui l’entourent. À cela près que la différence à laquelle on s’intéresse ici concerne l’appartenance ethnique. Et en cela, Montréal est un espace que l’on peut considérer comme un laboratoire très particulier, comme l’évoquait fort justement Annick Germain dès les années 1990.
Revenir sur les études interethniques à Montréal implique d’évoquer les travaux de sociologues urbains qui la qualifient de ville paradigmatique². En effet, les recherches sur l’espace montréalais montrent dans l’ensemble qu’il y a une pratique de la différence et de la diversité montréalaises qui peut être un cas d’école, à l’instar des villes paradigmatiques de Chicago ou de Los Angeles. L’école de Montréal, idée apparue sous la plume de Germain pour remettre en question les caractéristiques de la métropole québécoise notamment en matière de gestion de la diversité et de cohabitation interethnique, a décrit plusieurs des espaces où s’activent les frontières ethniques. Par exemple, dans un espace tel que la rue commerçante ethnique, définie comme un espace de proximité et comme un espace symbolique où la pluriethnicité prend place et où elle est modelée, c’est le commerce qui confère au lieu son caractère «ethnique» selon Radice³. Ainsi les commerçants peuvent établir des stratégies de marketing du lieu pour promouvoir la rue commerçante tantôt pluriethnique, tantôt ethnique, patrimoniale ou thématique, autour de la restauration par exemple. L’objectif recherché est une distinction des autres rues de la ville. Les quartiers dits ethniques n’échappent pas eux non plus à une certaine touristification, qui est à intégrer plus globalement dans la dynamique des villes et des pratiques municipales.
Même si Montréal semble vivre un changement de paradigme, il faut rappeler ce qu’a été la spécificité de la ville. En effet, elle s’est prêtée à une concentration relative des groupes ethniques dans certains quartiers et à la création de «petites patries», comme la Petite Italie ou le quartier portugais Saint-Louis. Désormais à Montréal, c’est à une «multiterritorialisation» des communautés et des individus que l’on assiste⁴. Aujourd’hui, les études sur l’immigration tendent