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Les DEFIS DU PLURALISME: Au-delà des frontières de l'altérité
Les DEFIS DU PLURALISME: Au-delà des frontières de l'altérité
Les DEFIS DU PLURALISME: Au-delà des frontières de l'altérité
Livre électronique500 pages5 heures

Les DEFIS DU PLURALISME: Au-delà des frontières de l'altérité

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À propos de ce livre électronique

La pluralité – qu’elle soit ethnoculturelle, linguistique, religieuse, de genre ou sexuelle – caractérise l’ensemble des démocraties libérales occidentales. Néanmoins, elle est souvent présentée comme un « problème » dans les discours publics. On juge que cette altérité menace l’image dominante de la société, image fondée sur l’idée d’une « vraie » communauté et des individus qui devraient la composer.

Comment se construisent les récits d’exclusion, de marginalisation et de stigmatisation à l’égard de groupes sociaux aussi divers que les femmes ou les peuples autochtones ? Comment différentes formes de pluralité sont-elles mises en opposition quand on les accuse d’altérer les valeurs, les normes, la culture et l’identité de la société majoritaire ?

En s’inspirant de divers cas en Europe et en Amérique du Nord, les auteurs de cet ouvrage examinent ces questions politico-pratiques et normatives selon une perspective de théorie politique. Ils fournissent des analyses permettant à la fois de comprendre les dynamiques en cours dans les démocraties libérales et de formuler des propositions pour répondre aux défis qu’elles soulèvent.
LangueFrançais
Date de sortie15 oct. 2018
ISBN9782760639508
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    Aperçu du livre

    Les DEFIS DU PLURALISME - Saaz Taher

    Remerciements

    «Les défis du pluralisme» – l’idée de cet ouvrage nous est venue à la suite d’un premier cycle de conférences sur ce thème, que nous avons organisé à l’Université de Montréal en 2014 et 2015. Étant citoyennes allemande et suisse respectivement, et ayant toutes deux vécu en Europe et en Amérique du Nord – sur lesquelles nous portons donc un regard parfois extérieur, parfois intérieur –, nous avons vite remarqué que le pluralisme au sens large et ses implications, politiques notamment, étaient des enjeux saillants dans tous les contextes que nous avons connus, au Québec, en Suisse, en Allemagne, en France, en Belgique et en Italie. Au-delà du fait, plutôt évident, que ces questions sont discutées dans toutes ces sociétés, nous avons constaté que les débats publics s’articulent souvent autour de concepts, de principes et de questions semblables. Les pratiques et les logiques d’exclusion touchant différentes catégories de la population se ressemblent aussi d’un contexte à l’autre, même si elles ne sont pas nécessairement abordées comme des phénomènes généraux et transnationaux. Pour pallier cette lacune, nous avons voulu comprendre les défis que soulève le pluralisme au sein des sociétés libérales européennes et nord-américaines dans une perspective transversale comparée, pour en faire ressortir des processus et des mécanismes communs, mais aussi pour dégager des pistes de solution normatives afin de relever ces défis en contexte pluraliste.

    C’est ainsi que nous avons embarqué avec nous dans cet ambitieux projet seize chercheurs issus de différents contextes et horizons disciplinaires, avec chacun leur perspective sur le pluralisme. Nos premiers remerciements leur sont donc tout naturellement adressés. Nous nous sentons profondément honorées d’avoir pu compter sur leurs contributions. Nous les remercions pour leur confiance infaillible, leur investissement et leur disponibilité, et surtout pour les nombreuses – et précieuses – discussions individuelles qui ont grandement enrichi notre réflexion théorique.

    Nous tenons, bien sûr, à remercier les Presses de l’Université de Montréal pour la confiance qu’elles nous ont accordée ainsi que pour la possibilité qu’elles nous ont fournie de mener ce projet à son terme, le tout avec une écoute et une considération remarquables. Nos remerciements s’étendent donc à toute l’équipe et particulièrement à Nadine Tremblay, pour son aide et ses conseils tout au long du processus d’édition. Merci aussi à nos deux évaluateurs externes qui, avec leurs pertinents commentaires, nous ont permis d’améliorer notre manuscrit.

    Nous adressons ensuite de chaleureux remerciements à nos partenaires pour les subventions généreuses qu’ils nous ont octroyées, sans lesquelles ni le cycle de conférences ni l’ouvrage collectif n’auraient pu être réalisés. En ordre alphabétique: l’American Political Science Association (APSA)/Centennial Center for Political Science & Public Affairs; l’Association des étudiants aux cycles supérieurs en science politique de l’Université de Montréal (AECSSPUM); l’Association française de science politique (AFSP); l’Association internationale de science politique (AISP); le Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CÉRIUM); le Centre d’excellence sur l’Union européenne de l’Université de Montréal et de McGill (CEUE; nouveau Centre Jean Monnet de Montréal); le Centre de recherche interdisciplinaire sur la diversité et la démocratie (CRIDAQ); le Centre de recherche sur les politiques et le développement social (CPDS); le Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF) et Janie Pélabay, en particulier, qui a mis à disposition des fonds de son projet de recherche; le Centre étudiant Benoit-Lacroix (CEBL); le Centre pour l’étude de la citoyenneté démocratique (CECD); la Chaire de recherche du Canada en citoyenneté et en gouvernance (CCCG); la Chaire de recherche du Canada sur l’étude du pluralisme religieux (CRSH); le Consulat général de la République fédérale d’Allemagne à Montréal; le Département de science politique ainsi que la Faculté des arts et des sciences de l’Université de Montréal; la Heinrich Böll Stiftung North America; l’IRTG Diversité; et enfin, le Zonta Club of Montreal. Du même souffle, nous remercions les deux organismes qui financent nos propres recherches doctorales et sans lesquels l’avancement de ce projet aurait été plus difficile au quotidien, à savoir la Fondation Friedrich-Ebert (pour Daniela) et l’IRTG Diversité (pour Saaz).

    Un immense merci à Frédéric Mérand et à nos directeurs de thèse Magdalena Dembinska, Pascale Dufour, Jean-Marc Ferry, Matteo Gianni et Arnauld Leclerc, qui nous ont soutenues, guidées et conseillées dès la création du projet de cycle de conférences et jusqu’à la publication de cet ouvrage. Leur accompagnement et leurs encouragements bienveillants ont été une source de motivation inépuisable. Un grand merci aussi à Michelle Daniel et à Lise Lebeau du CÉRIUM pour leur aide dans la réalisation des nombreuses tâches administratives et financières liées notamment au cycle de conférences. Nous tenons également à remercier Raphaëlle Théry pour sa traduction minutieuse de deux des articles de l’ouvrage. Nous adressons enfin un merci tout particulier à Jean-Marc Ferry, Matteo Gianni et Kaisa Vuoristo, qui nous ont offert des retours critiques pertinents sur l’introduction de cet ouvrage. Nous leur sommes sincèrement redevables.

    Et pour finir, nous remercions nos proches, nos familles et nos amis pour leur écoute et leur soutien inconditionnels. Merci d’avoir su nous rassurer, nous faire rire et nous pousser vers l’avant lorsqu’il le fallait.

    Daniela Heimpel et Saaz Taher

    Préface

    Charles Taylor

    La démocratie moderne, du moins en Occident, est fondée sur les principes de la Révolution française: liberté, égalité, fraternité. Et donc, à la différence de la démocratie antique, elle ne saurait tolérer une discrimination entre différents citoyens ou différents groupes de citoyens. Elle exclut l’exclusion. Pourtant, cette même démocratie est capable d’engendrer de nouvelles formes de discrimination ou encore – ce qui lui arrive souvent – de réhabiliter d’anciennes formes sous une nouvelle guise qui les rend difficiles à discerner. D’où vient ce pénible paradoxe?

    Il peut, hélas, facilement s’expliquer. La démocratie (tant ancienne que moderne) a besoin d’une identité politique commune, c’est-à-dire qui rassemble les citoyens autour des mêmes points de référence. En effet, les sociétés libres et auto-gouvernantes ont besoin de liens très forts, contrairement aux régimes autoritaires qui peuvent s’en passer grâce à des appareils de répression puissants. D’abord, le peuple en démocratie doit constituer une collectivité dont les membres délibèrent ensemble. Cela exige une confiance mutuelle: quand on discute ensemble du bien commun, il faut être sûr que ce qui est visé est le bien de tous et de chacun. Au-delà d’un certain point, la démocratie ne peut pas tolérer le soupçon répandu chez un groupe minoritaire que la majorité ne tient pas du tout compte de ses aspirations et de ses intérêts à lui. Ce soupçon devenu certitude fait partie de l’argumentaire des indépendantistes dans maintes sociétés occidentales de nos jours.

    En second lieu, la démocratie a besoin de forts liens de solidarité afin de motiver l’entraide, voire la redistribution, entre différents groupes de citoyens, que ce soit entre régions ou classes sociales, ou entre les nantis et ceux qui sont dépourvus de moyens.

    L’identité politique des démocraties contemporaines est un amalgame de deux niveaux de référence. D’abord, on partage les principes de la démocratie eux-mêmes, mais cela ne suffit pas. Certes, nous partageons ces principes avec des millions de démocrates à travers le monde. Mais nous avons aussi besoin de liens plus forts avec nos concitoyens. Nous devons être attachés au projet historique particulier que constitue notre société. Cela exige des références particulières. Notre démocratie naît d’une certaine histoire, vit et s’exprime dans une certaine langue, hérite d’une certaine culture, voire est constituée par une certaine ethnie. Notre identité politique se situe donc dans deux dimensions: il y a la dimension universelle, celle des principes, et celle qui relève d’une histoire particulière.

    Or, il est clair qu’une même identité politique rassemble des êtres humains dont l’identité personnelle est très variée. Le danger de l’exclusion pointe dès que certaines classes d’identité personnelle sont mises en contradiction avec l’identité politique commune.

    Quels sont les facteurs qui engendrent ce risque d’exclusion? Il y a d’abord le fait que les sociétés contemporaines se diversifient de plus en plus sous l’effet de la migration internationale, qui ne cesse de croître depuis plusieurs décennies. De toute évidence, les conflits et les tentatives d’exclusion les plus névralgiques, et de nos jours les plus médiatisés, concernent des immigrants.

    Mais les sources de diversité dans nos sociétés contemporaines sont aussi internes. C’est que des identités personnelles jadis discriminées ou reléguées dans l’ombre commencent à s’affirmer grâce à la montée d’une éthique de l’authenticité en Occident durant la deuxième moitié du 20e siècle. En témoignent les mouvements féministes et gais depuis la Seconde Guerre mondiale.

    Cette diversification galopante augmente la possibilité que des identités nouvellement arrivées ou récemment revendiquées soient éprouvées comme étranges, voire menaçantes, par des personnes qui sont fortement attachées à l’identité politique traditionnelle. Chez certains, l’identité politique est entourée d’une pénombre non dite, comprenant une morale sexuelle ou «familiale» considérée comme inséparable de toute société civilisée ou bien ordonnée; ceux-là, certaines revendications féministes ou gaies les heurtent profondément. Cette réaction est particulièrement évidente au sein de la droite américaine. Chez d’autres, la vue de cultures ou de religions peu familières provoque une certaine angoisse: est-ce qu’ils vont nous changer? Nous avons vécu cela au Québec. Dans le contexte contemporain, la tentation est forte de coder le malaise ethnico-culturel en termes de principes moraux, comme on le voit avec les invocations de laïcité au Québec et en France.

    Pour conjurer les menaces d’exclusion, incompatibles avec leurs principes de base, les démocraties sont sommées d’effectuer des redéfinitions, souvent pénibles, de leur identité politique. Il semble bien que nos démocraties sont appelées à procéder périodiquement à des mises à jour de ce genre dans les décennies à venir, face aux défis que nous promet notre histoire accélérée.

    D’ailleurs, c’est justement le sens intrinsèque de l’interculturalisme, qui nous fait envisager notre identité politique sous un jour diachronique où elle subira des redéfinitions périodiques pour tenir compte de la constellation changeante des identités personnelles à rassembler.

    Tout cela crée une gamme de défis et de dilemmes qu’affrontent de nos jours la majorité des pays occidentaux. C’est ce qu’essaient d’analyser et d’éclaircir les différentes contributions à cet ouvrage collectif fort intéressant.

    Introduction

    Le pluralisme et les démocraties libérales

    Daniela Heimpel et Saaz Taher

    De l’Europe à l’Amérique du Nord, nos démocraties libérales sont traversées par une pluralité et des demandes d’aménagement, d’inclusion ou encore de reconnaissance qui se déploient et se manifestent sous différentes formes. Depuis les années 1970¹, ces sociétés voient se dérouler en leur sein les mobilisations collectives de multiples groupes sociaux qui portent leurs revendications dans l’espace public pour contester un manque de reconnaissance politique ou une violation de leurs droits et de leurs identités et pour réclamer une meilleure prise en considération de leurs différences par l’État, par ses institutions ou par d’autres acteurs sociaux. Ces groupes s’organisent par le biais de diverses actions contestataires.

    À ce propos, nous pouvons rappeler², parmi les exemples récents, les différentes mobilisations qu’engage le mouvement Black Lives Matter, fondé en 2012 aux États-Unis et dénonçant le racisme systémique, notamment le profilage racial et la brutalité policière à ­l’encontre des personnes noires. Il y a aussi le mouvement Idle No More, que des membres des Premières Nations et des citoyennes canadiennes ont fondé au Canada en 2012 pour contester la loi omnibus C-45, ainsi que les mobilisations de différents groupes autochtones réclamant une enquête nationale sur les disparitions et les meurtres de femmes autochtones. Depuis le 11 septembre 2001, dans un contexte de terrorisme international et avec une intensité variable selon les pays, les mobilisations pour condamner l’islamophobie et le racisme se sont multipliées, menant notamment à la création du Council on American-Islamic Relations aux États-Unis, du Collectif contre l’islamophobie en France ou encore du Forum Against Islamophobia and Racism au Royaume-Uni. Par ailleurs, des contestations s’organisent pour dénoncer la culture du viol et le harcèlement sexuel avec, parmi les illustrations les plus récentes, les campagnes lancées sur les réseaux sociaux en 2017 avec les hashtags #balancetonporc et #metoo ou #moiaussi. Pour sa part, le mouvement LGBTQ (lesbien, gay, bisexuel, trans, queer) combat, au-delà de l’homophobie, les représentations stigmatisantes de la bisexualité, de la transsexualité et d’autres minorités sexuelles et de genre, et lutte plus largement contre l’hétéropatriarcat. Dans le cas des nations minoritaires, des mouvements souverainistes en Catalogne et au Québec réclament l’indépendance de ces territoires face à l’État.

    Ces différentes mobilisations collectives, bien qu’ancrées dans des réalités locales et nationales spécifiques, se transnationalisent parfois, par voie de résonance avec d’autres contextes politiques (Black Lives Matter, Idle No More). De plus, les groupes ont quelquefois tissé des solidarités et des alliances pour mieux s’organiser sur des causes communes; c’est le cas, par exemple, des différents groupes racisés et autochtones qui s’accordent pour lutter contre la discrimination et le racisme systémique³. Cependant, des dissensions peuvent apparaître entre les groupes, mais elles peuvent aussi émerger au sein d’une même organisation et entraîner ainsi le lancement de nouvelles mobilisations. Ces dernières, dénonçant l’invisibilisation de leurs revendications, vont engager une contestation de différentes formes d’oppression et de domination vécues simultanément. C’est ainsi qu’on voit apparaître des mouvements LGBTQ racisés luttant à la fois contre l’homophobie et le racisme, ou encore des organisations féministes islamiques dont les revendications conjuguent la lutte contre le sexisme et l’islamophobie.

    Pendant que les groupes se mobilisent pour porter leurs revendications dans l’espace public, celui-ci est également agité par d’autres acteurs politiques et sociaux qui ne soutiennent pas ces différentes causes, voire s’opposent à leur défense. S’agissant de l’Europe, la montée en popularité de partis populistes dans ce contexte n’est pas un nouveau phénomène puisqu’elle date des années 1980 (Decker et Lewandowsky, 2009), mais elle a atteint aujourd’hui une «nouvelle qualité» (Hillebrand, 2015: 4). Ainsi, on peut observer une droitisation de l’Europe qui s’illustre non seulement dans les élections européennes de 2014 (Hillebrand, 2015), mais aussi dans le récent succès de ­­l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) aux élections fédérales allemandes de 2017 et dans les gains électoraux que réalisent un peu partout en Europe occidentale des partis populistes de droite, voire ­d’extrême-droite, tels que le Vlaams Belang en Belgique, le Front National en France, la Ligue du Nord en Italie, le Parti pour la liberté aux Pays-Bas ou l’Union Démocratique du Centre en Suisse; et au-delà de l’Europe, nous pouvons penser à l’élection de Donald Trump aux États-Unis. S’y ajoute le résultat du référendum sur le Brexit en 2016, motivé non seulement par un euroscepticisme britannique, mais aussi par des «sentiments anti-immigration et anti-establishment» jouant un rôle majeur dans les discours populistes (Hobolt, 2016: 1260). Au-delà de la sphère strictement politique apparaissent également un peu partout des mouvements de la société civile, dont le regroupement suprémaciste blanc Alt-Right aux États-Unis, qui se définit comme raciste, islamophobe, antisémite et sexiste, et le mouvement Pegida en Allemagne, qui dénonce l’islamisme radical et l’islamisation de l’Europe et s’oppose à une politique d’asile allemande selon lui trop généreuse.

    Ces différents regroupements, qu’il s’agisse de partis ou de mouvements, ont alimenté et donné davantage de visibilité et d’ampleur à des discours médiatico-politiques allant à l’encontre des multiples formes de pluralisme. Cela vaut d’autant plus dans un contexte de terrorisme international. De plus, les discours de ces groupes (et dans une certaine mesure les actions qui s’y rattachent) peuvent également se transposer plus largement au sein de la communauté politique. Ainsi s’auto-­alimente la méfiance à l’égard de l’immigration ou de l’Islam et des musulmans dans les représentations citoyennes⁴ comme dans la sphère médiatico-politique. Inglehart et Norris⁵, par exemple, constatent même un «backlash contre le changement culturel» qui est devenu «de plus en plus populaire» dans les démocraties occidentales ces derniers temps, en réaction aux valeurs progressistes portées par les nouveaux mouvements sociaux (2016: 29-30). Les divisions profondes entre ces groupes et ceux qui s’y opposent se font voir ensuite dans les débats, tels que celui sur l’identité nationale en France (en 2009) ou celui enclenché par Sarrazin en Allemagne avec la publication de son livre Deutschland schafft sich ab (L’Allemagne se défait, 2010), qui a poussé d’abord Merkel, puis son homologue de l’époque Cameron en Grande-Bretagne, à annoncer l’échec et la fin du modèle multiculturaliste.

    Ces discours appelant à rediscuter la place de la pluralité et du pluralisme s’accompagnent également, pour les États, de mesures politiques et juridiques spécifiques. Ainsi, certaines législations nationales ou locales ont remis en question et parfois interdit, par exemple, le port de signes religieux «ostensibles» dans les espaces publics, la construction de nouveaux lieux de culte, la liberté de circulation de certains groupes⁶, mais également les discours haineux et l’incitation à la haine raciale. Ces enjeux ont ainsi amené à débattre dans l’espace public de la signification de certains termes tels que liberté d’expression, égalité hommes-femmes, neutralité de l’État, séparation public/privé, laïcité, liberté religieuse ou de croyance, entre autres.

    Parallèlement à la mise en place de ces différentes législations, les États sont aux prises avec la perpétuation de certaines mesures discriminatoires, racistes et/ou néo-coloniales, bien qu’il existe, aux échelles nationale et internationale, différents programmes et instruments pour lutter contre ces pratiques⁷. Il suffit de penser, notamment, à l’existence des discriminations en matière d’accès à l’emploi, au logement et à l’éducation pour les minorités racisées, des pratiques de profilage racial et religieux ainsi que des violences policières dans l’application de mesures de sécurité⁸, ou encore des violences sexuelles et meurtrières à l’égard des femmes autochtones.

    Ces quelques exemples empiriques esquissant les évolutions qui ont cours dans beaucoup de nos sociétés contemporaines suffisent pour illustrer les nombreux défis auxquels le pluralisme est confronté. Cela vaut d’autant plus surtout lorsqu’il s’agit de dépasser l’opposition entre ceux qui soutiennent cet objectif d’aménagement de la pluralité et ceux qui se montrent hésitants, voire contre et, comme nous allons le voir, de déterminer des modalités pour accommoder cette diversité d’une manière juste.

    Le pluralisme en philosophie politique contemporaine

    La pluralité dans nos sociétés est un fait – au sens sociologique du terme – qu’il faut philosophiquement prendre en compte pour concevoir l’unité politique. Avant de passer en revue les différentes approches qui s’y attachent en théorie politique contemporaine, commençons par quelques brèves clarifications conceptuelles. Nous désignons ici le pluralisme comme le fait de reconnaître la pluralité nationale, culturelle, linguistique, religieuse ou autre. En ce sens, peut être définie comme pluraliste toute société qui reconnaît qu’elle est plurielle et cherche à aménager politiquement la diversité en son sein. Les sociétés «pluralistes» et le «pluralisme» sont donc à distinguer des sociétés «plurielles» et de la «pluralité» comme simple fait. Une société est dite plurielle quand elle abrite une diversité de conceptions du bien, de croyances, d’intérêts ou de modes de vie – dont la reconnaissance est qualifiée de pluralisme moral, de pluralisme des valeurs ou encore de pluralisme axiologique (Weinstock, 2002; Maclure, 2005) – et une pluralité qui peut être, entre autres, religieuse, linguistique ou culturelle, par exemple. Certains insisteront en outre, à un autre niveau, sur des différences liées à des facteurs aussi variés que le statut socioéconomique, le genre, l’orientation sexuelle, entre autres, qui alimentent eux aussi une politique qui se veut pluraliste. Notons enfin que nous employons ici comme synonymes les termes pluralité et diversité.

    Les enjeux entourant la pluralité et le pluralisme se manifestent, comme le montrent les exemples ci-dessus, dans la vie politique et sociétale, mais ils nourrissent également la théorie politique. Ainsi, partant du constat d’une diversité assumée au sein de nos sociétés, Rawls publie en 1993 Le Libéralisme politique, à la suite de sa Théorie de la justice (1971). S’opposant à l’utilitarisme dominant de l’époque, il énonce dans la Théorie une conception libérale de la justice – «politique et non pas métaphysique» (1985) – nommée justice comme équité (justice as fairness). Il propose ainsi une conception philosophique, présentée sous forme de contrat social plus abstrait, qu’il juge plus apte à rendre compte des «droits et libertés de base de citoyens en tant que personnes libres et égales» (1999: xii) dans une démocratie constitutionnelle et qui permet de penser l’égalité démocratique (1999: xi-xii)⁹. Comme l’explique plus tard son ouvrage Le Libéralisme politique (1993), le problème principal de Rawls est celui d’une «société bien ordonnée» (2005 [1993]: xvi) et de l’adhésion de tous à une conception de la justice dans le contexte du «fait du pluralisme raisonnable» (2005 [1993]: xvii). Selon lui, la pluralité des doctrines morales compréhensives incompatibles, mais raisonnables, qui existent dans une société démocratique libérale est «le résultat normal de l’exercice de la raison humaine dans le cadre d’institutions libres d’un régime démocratique constitutionnel» (2005 [1993]: xvi); elle doit être considérée comme un «trait permanent de [sa] culture publique» (2005 [1993]: 136) et reconnue comme telle. Pour assurer la stabilité d’une telle société, il faut donc imaginer une conception «politique» qui sera acceptable à partir de ces différents points de vue. Dans cette perspective, Rawls explique que si des citoyens possèdent des opinions, des conceptions du bien ou des positions philosophiques ou religieuses conflictuelles, c’est par l’exercice de la «raison publique» qu’ils vont arriver à un «consensus par recoupement» (overlapping consensus).
    Les travaux de Rawls ont eu un impact considérable sur la philosophie politique contemporaine en général, et anglo-américaine en particulier, de l’époque à nos jours. C’est ainsi que parallèlement aux nombreux auteurs se réclamant de son libéralisme politique, de multiples critiques se sont fait entendre de la part non seulement des utilitaristes et libertariens (tel qu’expliqué dans Berten et al., 1997: 1) et des féministes libérales (Okin, 1989; Nussbaum, 2000), mais notamment des communautariens (Sandel, 1982; MacIntyre, 2007 [1981]; Taylor, 1994, 1989; et Walzer, 1983)¹⁰. Généralement, parmi les nombreuses critiques adressées à la conception libérale rawlsienne de la justice figure, par exemple, l’appréhension de l’individu comme détaché de toute communauté d’appartenance préalable qui aurait participé à sa socialisation. Les communautariens s’en sont pris, entre autres, à l’idée de la priorité du juste sur le bien (Taylor, 1997: 95; Lacroix, 2003: 10; Sosoe, 1999: 421¹¹) et au refus de vouloir baser la société sur une conception de la vie bonne, ainsi qu’à l’insistance sur l’individu et ses choix de vie aux dépens du bien de la communauté et du lien social (Lacroix, 2003; Berten et al., 1997).
    D’autres auteurs, provenant du courant philosophique postmoderniste et poststructurel, vont également s’opposer au libéralisme politique «aveugle face aux différences raciales, ethniques et culturelles débouchant sur un aveuglement face aux injustices sociales et politiques subies par les individus et les groupes altérisés» (Michel, 2010: 3). Ainsi, il s’agit notamment, parmi les théories critiques, des queer studies (Butler, 2008), des théories post-coloniales (Bhabha, 1994; Spivak, 1998), dont les théories féministes post-coloniales (Mohanty, 1984; Narayan, 1997; Rajan et Park, 2000; Ahmed, 1982; Nader, 1989; Agathangelou et Turcotte, 2014; Lewis et Mills, 2003; Dechaufour, 2008), ainsi que des théories féministes noires (Davis, 1983; hooks, 1984; Collins, 2008; Dorlin, 2005, 2006; Alcoff, 1998, 2006; Crenshaw, 1991), des théories féministes intersectionnelles (McCall, 2005; Hancock, 2007a, 2007b; Collins et Bilge, 2016; King, 1988) et de la Critical Race Theory qui vont soutenir que l’universalisme libéral amène à reproduire des normes et des valeurs eurocentrées, blanches, genrées et hétéronormatives de la culture majoritaire¹². Nous retrouvons également parmi ces courants critiques les théories post-marxistes telles que celle de Laclau et Mouffe (1985). Ces deux auteurs proposent de penser un modèle de démocratie radicale agonistique, s’opposant ainsi fortement au modèle libéral qui, selon eux, évacue le conflit en postulant que les décisions politiques peuvent résulter d’un consensus rationnel.
    Dans les années 1990, de nouvelles interprétations émergent pour penser et théoriser la justice, qui à cette période était formulée de façon dominante par le libéralisme politique. Ainsi, des philosophes aussi différents que Taylor, Parekh, Modood, Kymlicka, Tully, Honneth, Galston, Young et Fraser, entre autres, vont considérer que des propos sur la justice ne peuvent pas se passer du principe de reconnaissance politique. Ces auteurs remettent en question la conception libérale d’une citoyenneté traditionnelle et universelle, aveugle face aux spécificités, et vont promouvoir une citoyenneté différentialiste ou de la différence. Contrairement aux tenants du libéralisme politique, pour qui la citoyenneté différentialiste est un danger car elle mènerait à un relativisme culturel et donc à la fragmentation de la société (Barry, 2001), les théoriciens de la reconnaissance prônent, selon des justifications variables, une citoyenneté différenciée comportant des droits pour certaines catégories de la population; ils reconnaissent ainsi la particularité et la différence des groupes pour atteindre l’égalité de tous. Pour ces auteurs, la société qui fait vivre des groupes dans une différence ou qui les empêche de vivre cette différence doit pouvoir répondre à leurs demandes de droits particuliers ainsi qu’à leur recherche de reconnaissance publique. Rappelons également que le contexte dans lequel nous sommes à cette époque dans les démocraties libérales est celui qui voit, depuis les années 1970, l’apparition de nouveaux mouvements sociaux, l’acquisition de nouveaux droits pour les femmes, ainsi que la présence d’une diversité ethno-culturelle et religieuse (Taylor, 1997), ce qui amène également l’émergence de ces politiques de reconnaissance (politics of recognition) et des politiques identitaires (identity politics). C’est également durant cette période que de nombreux États vont promouvoir et instituer des politiques multiculturalistes.
    Avec La citoyenneté multiculturelle, une théorie libérale du droit des minorités (2001 [1995]), Kymlicka propose un modèle libéral qui permet de combiner les «droits universels» (2001 [1995]: 16) dont chaque individu bénéficie indépendamment, et des «droits spécifiques aux groupes» (2001 [1995]: 17), qui sont accordés à des minorités culturelles pourvu qu’il y ait «égalité entre» et «liberté et égalité au sein des groupes» (2001 [1995]: 275). Pour qu’un individu puisse jouir de sa liberté de choix, il faut que son contexte culturel respectif soit préservé. C’est ainsi que Kymlicka considère que la citoyenneté universelle doit être rejetée au profit d’une conception multiculturelle, comportant des droits spécifiques pour les minorités culturelles (2001 [1995]: 17-18). Ce modèle implique la reconnaissance et la mise en place de «protections externes» de ces groupes et de leurs cultures minoritaires, mais ne justifie pas «les contraintes internes» (2001 [1995]: 17), de fait inconciliables avec une perspective libérale.
    Parallèlement aux critiques féministes libérales formulées à l’égard du modèle multiculturel (Okin, 1999; Nussbaum, 1999) – à savoir que l’octroi de droits particuliers aux groupes culturels minoritaires néglige l’existence de discriminations de genre spécifiques à ces groupes –, d’autres critiques, de tradition libérale-égalitariste, se sont également développées. C’est ainsi qu’au début des années 2000, la conception universaliste de la citoyenneté reprend le dessus sur les politiques de reconnaissance et sur la défense du modèle multiculturel (Barry, 2001; Kukathas, 1998; Schnapper, 2000). Barry va, dès lors, expliquer que les politiques de reconnaissance ou le multiculturalisme promeuvent une «politisation des groupes culturels» (2001: 5), menacent l’égalitarisme libéral et fragmentent ainsi la société. Il préconise donc le retour d’une conception universaliste et indifférenciée de la citoyenneté. Ces critiques libérales-égalitaristes se développent dans un contexte où les démocraties libérales occidentales voient une résurgence des politiques et des discours assimilationnistes (Brubaker, 2001; Vertovec, 2010; Wright et Bloemraad, 2012; Triadafilopoulos, 2011). Pour Brubaker, par exemple, ce «retour de l’assimilation» mène à un changement de perspective non seulement sur le plan analytique, car l’attention se détourne de ce qui fait la différence pour s’orienter vers ce qui constitue le commun, mais également sur le plan normatif, car un passage se produit de la «valorisation des différences culturelles» à une «préoccupation sur l’intégration civique» (2001: 542). Ce retour à «l’intégrationnisme civique» (2001: 862) dans les États européens implique, selon Triadafilopoulos, la mise en place d’instruments plus agressifs dans le cadre des politiques d’intégration et d’immigration, tels que des tests de citoyenneté.
    Pour synthétiser ces débats, il est nécessaire de rappeler d’abord que la citoyenneté est une institution qui permet de tracer les frontières de l’appartenance à la communauté politique, séparant ceux qui y sont inclus de ceux qui restent exclus (Bauböck, 2017: 65). Cependant, si elle joue ce rôle sur la base des frontières politiques, à ces «frontières externes» s’ajoutent les «lisières internes» de la citoyenneté (Jenson, 2005: 5). En effet, «au sein des périmètres nationaux, des inégalités entre nationaux ont toujours séparé les citoyens à part entière des nationaux qui n’ont que des droits et une participation limités, et font donc figure de ‘citoyens de seconde zone’ ou ‘d’immigrants de l’intérieur’» (idem). Dès lors, les frontières de l’appartenance citoyenne sont définies, de façon normative, en termes de race, de classe, de genre ou de religion, notamment, «c’est-à-dire en se référant à des frontières non politiques qui servent de cadres de référence pour déterminer qui peut être un citoyen et participer à la vie politique» (Bauböck, 2017: 66).
    Dans chaque communauté politique, les frontières d’inclusion et d’exclusion reposent sur leurs propres approches et théories de la citoyenneté, qu’elles soient libérales, communautariennes, républicaines ou post-modernes (Esin et Turner, 2003; Gianni, 2010). S’appuyant sur ces diverses conceptions de la citoyenneté, les États vont penser différents modèles d’aménagement de la pluralité et politiques d’intégration. Différentes grilles de lecture classifient ces modèles principalement en distinguant les modèles multiculturalistes, d’intégration et assimilationnistes (Modood, 2013 [1999]). Mais aux côtés du multiculturalisme (Taylor, 1997; Kymlicka, 2001; Young, 1989; Murphy, 2015) et du modèle d’assimilation (Barry, 2001; Dhamoon, 2009), notons enfin que le modèle d’interculturalisme a fait son apparition (Bouchard, 2011; Gagnon, 2000; Bouchard et Taylor, 2008; Rocher et White, 2014; Salée, 2010).

    Les sociétés pluralistes et l’aménagement de la diversité

    Force est de constater que souvent, les débats sociétaux et académiques sur le pluralisme traitent prioritairement d’un problème particulier ou des enjeux entourant la gestion d’un «type de diversité» spécifique, qu’il s’agisse du débat sur le pluralisme religieux, de la question de l’intégration des immigrants, de la reconnaissance des peuples autochtones ou du respect des minorités nationales dans le cadre d’un État donné. Il va sans dire que la focalisation sur toutes ces questions plus spécifiques est essentielle pour pouvoir les étudier avec une profondeur suffisante et

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