Violences et ordre social en Haïti: Essai sur le vivre-ensemble dans une société postcoloniale
Par Roberson Édouard
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Violences et ordre social en Haïti - Roberson Édouard
preuve !
La violence est l’un des sujets les plus récurrents et les plus actuels de l’histoire d’Haïti. Le succès de cette notion dans les médias, la littérature grise, la production scientifique et le discours politique y est incontestable. Presque toutes les composantes de la société ont recours à son champ lexical¹. Celui-ci est largement utilisé pour qualifier, justifier, dénoncer, accuser, revendiquer ou mobiliser. Nous en sommes peut-être déjà au point où nous ne savons plus parler d’Haïti et des Haïtiens sans parler de violence. Celle dont ils sont victimes ou qu’ils auraient commise. Celle dont ils ont été témoins ou auraient entendu parler. Celle qui imprègne leur mémoire et leur histoire. Celle qui nourrit leur cauchemar et leurs aspirations. La République d’Haïti serait devenue un tiers d’île de déchaînement, de souffrance et d’agonie. C’est en tout cas ce portrait sinistre, mais lucide qu’a brossé Lyonel Trouillot dans son roman, Rue des pas perdus. À le prendre au mot, les Haïtiens naîtraient violents, grandiraient dans la violence et mourraient fort probablement de violence.
Voyez-vous, monsieur, vingt-sept mille kilomètres carrés de haine et de désolation, un peu plus en comptant toutes les îles adjacentes, rien n’y fait, monsieur, la haine croît plus vite que les arbres. À peine les enfants commencent-ils à parler que ça leur pousse dans la voix, je te cracherai dessus, je t’étriperai, je t’empalerai sur mon cactus en rouge et bleu et te sacrerai roi, porte-drapeau, vedette des derniers abattoirs, et ton crâne réduit en bouillie comme une sauce matelote, j’en vendrai les restes à l’encan en guise de beurre d’arachide (Trouillot, 1998, p. 21).
Hélas, la mémoire et les habitus de violence ne s’arrêtent pas aux frontières nationales : ils s’expatrient également avec les populations diasporiques. Nombreux sont les immigrants haïtiens et leurs descendants qui n’arrivent pas à sortir du joug de cette violence. Ils continuent de se définir par la souffrance infligée, subie ou dont ils ont été témoins.
La violence en cause ici n’est pas seulement celle qui est ordinairement indexée, dénoncée ou décriée. C’est aussi celle qui est souvent tapie au fin fond des mœurs, des coutumes et traditions, derrière les piliers de l’imaginaire. Les châtiments, abus et exploitations des enfants en domesticité, le traitement réservé aux domestiques et au petit personnel, les volées administrées aux personnes dépendantes (femmes, enfants, famille élargie), les abus exercés contre les subalternes, le mépris et l’humiliation dans les relations d’aide, les privations ou menaces de privation (embargo), les atteintes à l’honneur ou à la réputation, etc., ne sont pas moins violents que le viol et l’homicide.
La vraie violence ne saurait s’assimiler aux seules visions […] de la femme violée, de l’enfant en haillons, […] autrement dit aux si nombreux registres de la souffrance humaine, elle s’étale dans l’usine-à-la-pointe-de-la-technologie, dans le siège social rénové d’une Grande-Banque, sur le cargo pétrolier-à-double coque, dans l’exploitation de maïs-transgénique, aux caisses du supermarché, […], soit entre mille expressions des prouesses et des fastes de notre modernité. […] Elle est tapie dans la vengeance de l’État qui réserve aux prisonniers politiques un sort pire qu’aux droits communs, dans les décisions de blocage des salaires, de franchises de la Sécurité sociale (Labica, 2008, p. 8).
I.1. L’état des savoirs
Au cours des dernières années, plusieurs études ont été réalisées en Haïti sur le thème de la violence. La plupart d’entre elles, produites par des historiens, politologues, sociologues, anthropologues, juristes ou travailleurs humanitaires, témoignent d’une grande volonté de renouveler l’état des savoirs sur la violence en Haïti. Nous n’avons pas ici l’ambition d’en faire la synthèse. Néanmoins, dans la nuée des positions recensées, les tendances principales méritent d’être soulignées.
Tout d’abord, un grand nombre d’auteurs manifestent une inclination naturelle à ramener la violence à sa source. Certains la font remonter jusqu’au système colonial des plantations et de l’esclavage et la réponse de l’armée indigène² ; tandis que d’autres s’arrêtent aux atrocités des régimes dictatoriaux, militaires et paramilitaires, ou scrutent à la loupe l’organisation et la déchéance des mouvements populaires. La violence d’aujourd’hui serait alors une sorte de réminiscence des expériences de brutalité et de barbarie qui ont happé la nation haïtienne bien avant sa formation, et qui se seraient reproduites à travers des tentatives de résurrection d’habitus ou de mise en place de régimes politiques qui rappellent trop l’absolutisme du régime colonial (Mathon, 1972 ; Turnier, 1985 ; Hurbon, 2007 ; Trouillot, 1986 ; Hector, 2006 ; Diedrich, 2005 ; Gilles, 2008).
Ils sont également nombreux ceux qui préfèrent mettre l’accent sur des événements ou des conjonctures pour expliquer la mécanique des interactions violentes. Parmi eux, il y en a qui mettent un point d’honneur à décrire avec minutie les répressions sanguinaires, l’organisation de la terreur, la résistance populaire, etc. (Hurbon, 1987a ; FIDH, 2005 ; Pierre-Charles, 1973, 2000 ; Lemoine, 1996 ; Trouillot, 1986 ; Chassagne, 1999 ; Gaillard, 1982, 1983, 1987 ; ICG, 2006). D’autres choisissent d’insister sur des moments charnières de l’histoire nationale, notamment la guerre civile de 1902, qui opposa le général Nord Alexis aux troupes rebelles d’Anténor Firmin, la résistance à l’occupation américaine (1915-1934), le massacre des Haïtiens en République dominicaine (1937), la révolution de 1946, la dictature des Duvalier (1957-1986), les coups d’État et la répression postduvaliériste, l’ère tyrannique du mouvement Lavalas, etc. (Gaillard, 1982, 1983, 1987 ; Castor, 1988 ; Stotsky, 1997 ; Jean et Maesschalck, 1999 ; Jalabert, 2003a, 2003b ; Lehmann, 2007).
Seuls quelques-uns choisissent d’associer la religion (vodou ou chrétienne) à la violence, pour voir dans la première la condition symbolique de réalisation de la seconde. La religion fournirait les rituels, les éléments fantasmatiques de « barbarisation » de l’adversaire, de déshumanisation des victimes et de diabolisation du mal nécessaires à l’exécution des formes les plus extrêmes d’agressions (Douyon, 1984 ; Hurbon, 2007 ; Corten, 2000). À ces « fantasmes de la barbarie » se conjuguerait en Haïti la faiblesse ou l’absence de l’État. Dans ces conditions, lorsque les passions populaires se déchaînent à cause de l’incurie des élites économique et politique et de leur dévotion à la maximisation personnelle de leur utilité, elles deviennent difficiles à contrôler. Elles se traduisent en émeutes, insurrections, manifestations violentes, etc. Rapportée au champ des conflits, la violence est traitée comme cause et effet de la crise de l’intégration nationale (Hurbon, 2001 ; Étienne, 2007, 2011 ; Loutis, 2006 ; Gilles, 2008 ; James, 2010a, 2010b).
La dernière tendance lourde que nous pouvons relever dans la littérature concerne les violences ciblées. Peut-être s’agit-il d’une pure coïncidence, mais force est de constater qu’autant la majeure partie de la production intellectuelle en Haïti s’avère de plus en plus tributaire d’organismes non universitaires (organisations non gouvernementales [ONG], organisations internationales), autant les travaux réalisés dissèquent le problème de la violence en compartiments thématiques ou en publics cibles : ici, la priorité va à la violence faite aux femmes, là-bas, aux abus et agressions à l’endroit des mineurs, des personnes ayant un handicap physique ou atteintes de troubles de santé mentale… Depuis quelque temps, la question spatiale est devenue une source majeure de préoccupations. Corollairement, de nouvelles thématiques (violence urbaine, violence dans les quartiers réputés criminogènes, violence à l’école, violence dans l’espace public, etc.) ont intégré le champ comme de nouveaux sujets de prédilection (Magloire, 2004 ; Cayemittes et al., 2007 ; Kolbe et al., 2010 ; Kolbe et Muggah, 2011 ; Muggah et Kolbe, 2012 ; Lunde, 2012).
Tout compte fait, fort de notre recension des écrits, nous pouvons affirmer sans grand risque de nous tromper qu’il n’est nulle part formulée une vision holiste de la violence. La démarche générale est résolument pragmatique et programmatique.
I.2. Les œillères des courants dominants
Parce qu’elle se trouve sur toutes les lèvres, parce qu’elle interpelle les petits et les grands, les riches et les pauvres, la question de la violence obsède les États, les décideurs et l’opinion publique. Tous sont tiraillés par son étrange persistance ou la promptitude de sa résurrection en période de crise. Pour la voir disparaître de l’horizon social, des observatoires sont créés, des programmes de recherche sont multipliés, des projets qui s’en inspirent sont mis en œuvre, des lois sont votées, des politiques et des programmes sont appliqués. Pourtant, après des décennies d’intervention en Haïti, cette question sociale demeure très préoccupante. Eussions-nous à gager que nous miserions sur le fait que les œillères des courants dominants qui instruisent les actes d’intervention spécifiques expliquent en partie leurs piètres résultats. La compréhension des violences exercées en Haïti semble occultée, entre autres, par les effets de mode, l’invention de boucs émissaires, le paradigme d’inadaptation, l’approche de santé publique et l’ambiguïté de leurs finalités.
I.2.1. Les effets de mode
Pour quelque avancé que l’état des savoirs puisse paraître, il n’est pas encore parvenu à doter l’opinion publique d’une commune compréhension de ce qu’est la violence en Haïti et des phénomènes rassemblés sous cette étiquette. Amalgamant à dessein dans un flou sémantique tout ce qui se fait nommer violence, les auteurs, les politiques et les décideurs nationaux et internationaux se hâtent d’en arriver aux définitions opérationnelles sans prendre le temps de réfléchir aux nomenclatures qu’ils utilisent. Copiant sans réserve le modèle du système des Nations unies, presque tous les acteurs en Haïti définissent les violences par certaines de leurs formes de manifestation, à savoir : la violence physique, psychologique et sexuelle. De ce point de vue, la recherche universitaire et les dispositions politiques mises en œuvre ressemblent à des tentatives d’indigénisation de résultats d’études, de mesures et de pratiques ayant donné ailleurs des résultats probants.
Par exemple, pour juguler les explosions de violence qui ont éclaté partout dans le pays après la chute du président Aristide, la mode était aux programmes de démobilisation, démantèlement et réinsertion (DDR) des groupes armés. Mais qui s’est jamais proposé d’étudier les véritables caractéristiques de la violence armée dans le pays sans assumer de manière péremptoire qu’elle était associée à la précarité des conditions économiques des acteurs impliqués et qu’un simple transfert de secteur d’activités, de l’entreprise criminelle (gang, groupe armé, organisations de base) vers le microentrepreneuriat, serait la solution ?
Actuellement, la nouvelle mode consiste à développer des programmes globaux de réduction de la violence communautaire. Comme si toutes les formes de violence qui pavent l’espace public haïtien étaient liées seulement à l’absence de projets à haute intensité de main-d’œuvre, aux difficultés de réintégration sociale des ex-détenus et ex-membres de groupes armés, et à l’absence d’un registre national des armes à feu. Dans cette perspective, la lutte contre la violence peut se limiter à des mesures de protection ou d’assistance sociale touchant la sécurité du revenu, l’accès à l’emploi et la fourniture d’un minimum de biens et services. Les violences d’inadaptation sont ainsi devenues le bouc émissaire, la victime sacrificielle, pour utiliser le jargon de René Girard (1986), qu’il convient d’immoler sur la place publique afin de retrouver le chemin de la cohésion sociale.
I.2.2. Les boucs émissaires
Ce discours dominant reprend donc les catégories dichotomiques généralement admises pour penser et agir sur les cas de violence. En distinguant les agresseurs des victimes, il s’est révélé propice à l’exercice de plaidoyer et de mises en accusation de certains boucs émissaires. Dans l’espace privé, les acteurs qui actionneraient l’escalier de la violence seraient les hommes et dans l’espace public, il s’agirait de préférence des jeunes issus des quartiers populaires, des anciens militaires ou membres de groupes armés, des malfrats, des membres du crime organisé, etc. L’identification, pour ne pas dire le profilage de ces groupes les transforme en cibles des principales mesures de lutte contre la violence.
Cette lecture courante ne supporte toutefois pas le fardeau de la preuve en Haïti. N’importe quelle observation systématique suffit à révéler l’alchimie incessante de la violence, où l’opprimé peut devenir l’agresseur, le bourreau la victime. De plus, les agresseurs et leurs victimes semblent assez souvent partager une allégeance commune à un ordre social qui induit le recours à la violence. Ce qui subordonne l’importance des agents actionneurs de l’escalier par rapport aux mouvements de l’escalier lui-même. Par exemple, dans le cas de la violence privée, les hommes ont peut-être très souvent le mauvais rôle, mais il ne s’agit que d’un rôle : ils ne sont pas plus porteurs ni moins victimes de violence que les femmes. Peut-être que la socialisation quant à l’attitude à adopter par rapport à la violence subie diffère-t-elle selon le genre. Peut-être aussi que les moyens légitimes de réaction mis à la disposition des victimes de violence varient-ils selon le genre. Ce qui expliquerait fort probablement cette plus grande visibilité sociale³ de la victimisation féminine par rapport à la masculine. Mais les hommes et les femmes participent conjointement à la reproduction de l’ordre de violence. La position courante des belles-mères et des belles-sœurs par rapport aux exactions de leur fils ou de leur frère sur son épouse, et les conseils des parentes ou amies d’un homme en cas d’infidélité ou de manque d’égard de sa femme, illustrent bien à quel point le réflexe du recours à la violence est invariablement partagé selon le sexe. La réaction punitive des femmes dans des circonstances semblables d’infidélité ou d’abus est rarement plus tendre, même si elle ne prend pas forcément l’allure d’une raclée.
I.2.3. Les limites du paradigme d’inadaptation
La persistance de la violence dans l’espace privé et public haïtien s’impose à nous comme la preuve de l’échec d’un paradigme, celui qui postule la disparition naturelle de la violence si la situation des plus défavorisés venait à s’améliorer. Une vision, peut-être valide pour les cas de violences d’inadaptation, déjà un peu moins pour celles d’adaptation, mais définitivement un prisme qui ne permet de couvrir qu’une portion du domaine de définition de la violence. Lequel s’étend bien au-delà. Alors, pour pouvoir penser adéquatement les autres sortes de violence – les violences rituelles, symboliques, primordiales, institutionnelles, structurelles, pour ne citer que celles-là – qui ont cours au quotidien dans la vie de la première république nègre du monde, il nous faut dépasser les œillères du paradigme d’inadaptation.
L’un des biais de ce paradigme consiste à ne voir dans la violence que ses conséquences négatives. Or nous avons de bonnes raisons de croire qu’elle n’implique pas toujours la destruction, la vengeance ou des nuisances : elle s’avère parfois source de vie, d’équilibre et de création. On ne doit point la réduire à des instincts ou des pulsions en quête d’exutoires, voire à un état de « dé-civilisation » ou de « non-civilisation »⁴. Ni pur non-sens ni perte de sens, la violence ne ferait pas appel uniquement à l’animal en nous : elle est on ne peut plus humaine. Contrairement à ce que soutient l’hypothèse freudienne, sa vocation initiale ne serait pas rattachée aux pulsions de mort, mais à l’instinct de vie, au « narcissisme primitif de vie ». C’est pour assurer la survie de soi qu’elle est : celui qui y recourt tente a priori de sauver sa peau (physique ou symbolique).
La violence, du moins sa forme primordiale, proviendrait de deux processus d’apprentissage : d’abord celui du métier de vivre, ensuite celui de vivre ensemble. Elle est avant tout la réponse à la question radicale : l’Autre ou moi ? Il n’y a pas a priori de malice, d’intention de nuisance ni de désir malveillant ou sadique dans la violence primordiale. Néanmoins, en cas d’absence de monopole de violence légitime, la violence primordiale peut entraîner la loi du talion comme mode de régulation, c’est-à-dire un cercle vicieux de surenchère où seul le langage de la violence est interpersonnellement audible.
De ce point de vue, certaines formes de violence qu’on accuse très souvent en Haïti d’être mortifères, ne sont en réalité qu’un geste radical d’existence. Sans elle ou hors d’elle, beaucoup auraient littéralement rendu l’âme ou n’auraient pas d’existence sociale, car c’est seulement quand ils violentent ou déclarent avoir été violentés que la société prend conscience de leur existence. C’est grâce à la violence qu’ils sortent de leur invisibilité et surdimutité sociales. Le statut d’agresseur ou de victime conférerait, pour ainsi dire, à un grand nombre de personnes une certaine citoyenneté, c’est-à-dire la jouissance de certains droits civils, politiques et sociaux, et de certaines libertés fondamentales, l’acquittement de certaines obligations envers la société et une participation active quoique limitée à la vie publique.
La violence aurait ainsi enfanté dans la douleur le sujet politique haïtien. Le hic, c’est qu’elle ne peut garantir ni sa vie tout court ni sa vie en société. La lutte qu’elle incarne est telle qu’on violente presque toujours l’Autre par anticipation, parce qu’on reconnaît en lui la possibilité de sa propre violence. Il en découle un cercle vicieux d’escalade semblable à ce que Hobbes a appelé l’état de nature. De ce dilemme radical de la guerre de tous contre tous, seul un contrat social garanti par un Léviathan (Hobbes) ou un État de droit (Rousseau) peut nous libérer.
En ce sens, la violence apparaît tel le principe même de son dépassement. C’est la menace et le danger qu’elle fait planer sur les individus qui rendent possible le vivre-ensemble, à travers la mise en place des frontières de l’interdit (dont celui de recourir à la violence illégitime), des sanctions sociales pour toute violation de ces frontières et d’un monopole de la violence légitime pour garantir l’exécution de ces sanctions. Or, s’il est actuellement évident que de multiples formes de violence sont exercées au quotidien en Haïti, les frontières de l’interdit, les systèmes normatifs, le monopole de la violence légitime demeurent encore flous. La configuration du système politique haïtien ressemble à une constellation d’acteurs et d’institutions avec leurs propres cadres de référence et leur propre agenda politique. Comment donc ce kaléidoscope pourrait-il juguler les agressions, des plus discrètes aux plus déchaînées ? En punissant et en réprimant pour se dispenser de réfléchir aux racines du mal ? Quoi qu’il fasse, cet amas d’acteurs, entre autres à cause de son déficit de légitimité, et surtout à cause de son manque de coordination, ne peut qu’ajouter à la surenchère du mal.
I.2.4. Les glissements de l’approche de santé publique
Le discours dominant sur la violence en Haïti s’inspire aussi, peut-être sans le savoir, d’une approche de santé publique. Au moins en théorie, il préconise de combiner la prévention, le signalement (dépistage) et la prise en charge des victimes, surtout de violence conjugale, sexuelle ou d’abus de mineurs. Il recommande d’exécuter un ensemble cohérent d’actions fondé sur un diagnostic rigoureux des cas de violence ciblés sur un territoire donné, en vue d’atteindre des objectifs précis (lutte ou réduction de la violence faite aux femmes, communautaire, etc.). Il invite à embrasser un vaste champ d’intervention qui comprend la prévention primaire, secondaire et tertiaire, le dépistage et la prise en charge, la planification, l’organisation de la concertation et de la coordination entre les partenaires… Les relations d’aide sont pensées dans les mêmes formes qu’un acte d’assistance, sans véritable réciprocité.
Qui plus est, ce canevas préfabriqué rejoint parfaitement les nouvelles exigences de la gouvernance, notamment celle qui fait la promotion de la méthode de gestion axée sur les résultats. Cependant, au cours de l’exercice de leur opérationnalisation, c’est-à-dire la traduction des grands principes directeurs des politiques et programmes en objectifs programmatiques (résultats opératoires), que de glissements ont eu lieu. La réduction de la violence communautaire par exemple est devenue l’augmentation de l’offre de services d’appui psychosocial aux femmes victimes de violence sexuelle, l’accroissement du nombre d’individus ayant bénéficié de programmes à haute intensité de main-d’œuvre, etc.
Le comble avec cette méthode, c’est son aveuglement par rapport aux signaux de son échec. Vogue la galère ! Pourvu que les objectifs opératoires soient atteints. Ainsi, tandis que la situation des familles, des quartiers et du pays demeure critique en fait de menaces, de risques et d’agressions, la quasi-totalité des acteurs qui interviennent depuis de nombreuses années dans ce secteur en Haïti affirme avoir une feuille de route impeccable. Trouvez l’erreur !
Outre ce travestissement opératoire, cette approche s’avère défaillante aussitôt que se pose la question de l’obligation et de l’imputabilité des acteurs de la configuration sécuritaire. Lorsque les ressources viennent à manquer, ces derniers ne se gênent pas pour plier bagage et laisser aux abois la population. Qui pourra reprocher à une ONG qui n’a plus de financement de fermer boutique ou de se relocaliser là où abonde le financement international ?
I.2.5. L’ambiguïté d’une finalité
Un dernier lieu commun du discours dominant sur la violence en Haïti consiste à insister sur les injustices associées à l’exercice de la violence et l’asymétrie des rapports à travers lesquels elle s’exprime, tout en se permettant de faire l’économie du désir de justice qu’elle est susceptible d’incarner. Or, quand on fait l’effort de transcender le fétichisme de l’aversion de la violence, le projet d’égalité négative que celle-ci sous-tend parfois devient plus évident. À défaut de pouvoir renverser l’ordre social asymétrique, ceux qui recourent à la violence opposent quelquefois la contrepartie de la souffrance en guise d’équilibre des rapports. Les escalades de violence peuvent ainsi être interprétées comme un effort de réduction des inégalités à travers la démocratisation de la souffrance. Wòch nan dlo pral konn doulè wòch nan solèy (« Les fortunés connaîtront le même sort que les moins nantis »). Si nous ne sommes pas égaux en jouissances et privilèges, au moins, soyons-le dans la souffrance.
Ces quelques considérations suffisent à montrer combien nous gagnerions à refuser la voie de la commodité pour embrasser l’épineuse question des spécificités de la violence en Haïti. Nous aurions tort de nous tourner uniquement vers l’analyse des formes manifestes de violence et de ne pas nous intéresser à travers elles aux questions de fond tels le fondement du lien social, l’émergence de l’animal politique (au sens de Platon), l’importance de la violence primordiale, les significations et fonctions sociales des actes dits « de violence »… Comment pouvons-nous prétendre à l’explication de la violence contemporaine en Haïti sans prendre le temps d’explorer ses racines historiques, d’examiner les détonateurs structurellement institués de sa mécanique sociale ? Quelle valeur scientifique pouvons-nous attribuer à des exercices de description ou de dénombrement d’événements dits « de violence » quand le sujet et l’expérience sociale de ces faits sont négligés ? Comment rendre compte de ces expériences ? Affectent-elles les identités spatiales, sociales et politiques ? Comment sont-elles associées aux rapports sociaux et aux disparités sociales ? Bref, en quoi sont-elles singulières ?
I.3. Les objectifs du livre
Ce livre traite de la violence en Haïti, mais pas de la dérive humaine dans les voûtes abyssales du chaos, du sang et de la mort. Il ne s’agit ni d’un exposé minutieux des horreurs des dictatures et autres régimes politiques de notre histoire ni d’une réminiscence des expériences de brutalité du système des plantations et de l’esclavage. Il n’est pas non plus un exposé de la tyrannie du désir, ou une matrice statistique des agressions criminelles. Ce n’est pas une œuvre de dénonciation ou de plaidoyer, mais un livre d’analyse qui invite à sortir des sentiers battus sur les plans de la réflexion, de la recherche et de l’intervention.
À travers ce texte, nous voulons simplement ajouter notre voix au débat et déplacer les questions. Nous avons refusé de nous en tenir aux seules explications éthologistes ou économistes, psychanalystes ou humanistes. L’étude que nous proposons est une analyse transdisciplinaire des questions de violence mettant à profit des éléments de philosophie, de psychologie, de droit, de science politique et d’anthroposociologie. Ce qui importe à nos yeux, ce n’est pas de dire la vérité de la violence en Haïti ou de proposer une théorie générale qui ferait la somme des connaissances établies par un inventaire artificiel de déterminants et de pratiques éprouvées mais d’en clarifier les significations, les enjeux, les limites, les formes de rapports que les politiques et