Quand la mort frappe l'immigrant: Défis et adaptations
Par Lilyane Rachédi et Béatrice Halsouet
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À propos de ce livre électronique
Lilyane Rachédi est professeure-chercheure à l’école de travail social de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Béatrice Halsouet est docteure en sciences des religions de l’UQAM.
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Aperçu du livre
Quand la mort frappe l'immigrant - Lilyane Rachédi
Face aux multiples défis que la Cité contemporaine, de plus en plus sans remparts et sans frontières, lance à notre compréhension, la collection «Pluralismes» propose un espace de prise de parole multidimensionnelle et interdisciplinaire. Elle se veut un lieu de redécouverte et de mise en dialogue des conceptions et des pratiques aussi bien modernes que vernaculaires du mot «pluralisme» et de la réalité qu’il recouvre.
Sous la direction de Lomomba Emongo.
Mise en page: Véronique Giguère
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Rachédi, Lilyane
Quand la mort frappe l’immigrant. Défis et adaptations. Comprend des références bibliographiques.
ISBN 978-2-7606-3707-8
1. Immigrants – Québec (Province) – Mort. 2. Deuil. 3. Immigrants – Services - Québec (Province). I. Halsouet, Béatrice. II. Titre.
HQ1073.5.C32Q8 2017 306.9086’91209714 C2016-942462-6
ISBN (papier) : 978-2-7606-3707-8
ISBN (PDF) : 978-2-7606-3708-5
ISBN (ePub) : 978-2-7606-3709-2
Dépôt légal : 1er trimestre 2017
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
© Les Presses de l’Université de Montréal, 2017
Les Presses de l’Université de Montréal remercient de leur soutien financier le Conseil des arts du Canada et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).
IMPRIMÉ AU CANADA
Préface
Françoise Lestage
Témoignage fondé sur des enquêtes menées au Québec et donnant la parole à des personnes endeuillées, à des travailleurs sociaux et à des chercheurs, ce livre propose un regard excentré sur le deuil et sur la mort en s’attachant aux personnes migrantes. Il s’adresse au personnel soignant et aux chercheurs, mais peut intéresser un public plus large. Grâce à un travail de terrain au plus près de migrants de diverses origines nationales, culturelles et religieuses vivant au Québec — musulmans, bouddhistes, chrétiens —, il rend compte de la multiplicité des expériences dans les pays d’origine des personnes interrogées.
Ce livre tombe à point nommé alors que le décompte des migrants décédés aux frontières, les photos de ces morts et les récits des survivants font la une des journaux, et que ces questions obsèdent les politiques, les chercheurs en sciences sociales et les sociétés civiles. Au quotidien, tout reste dans le sensationnel et seuls les migrants qui périssent au cours du voyage suscitent cet intérêt, du reste très récent, pour les politiques et les journalistes. Pourtant, la plupart des migrants décèdent autrement — d’accident, de maladie ou de vieillesse — une fois établis dans leur pays d’accueil, comme le montre le présent ouvrage.
Dans ce livre, on propose aussi d’aider à comprendre le deuil des autres — ceux qui sont nés ailleurs ou dont les parents sont nés ailleurs — pour mieux les accompagner: accompagner les migrants mourants et leurs familles et accompagner les migrants endeuillés. L’attitude envers le mourant et les vivants qui l’entourent, et le comportement à l’égard des proches qui le pleurent sont considérés ici comme deux moments d’un même événement. Ainsi, on y traite à la fois de «la mort qui frappe l’immigrant» au Québec ou dans son lieu d’origine (partie 1), «des pratiques rituelles funéraires» (deuxième partie) et de «l’accompagnement des mourants» (partie 3).
Les auteurs ne théorisent pas et ne généralisent pas. Ils n’essaient pas de trouver des invariants entre les sociétés et les cultures ni de pointer les différences. Ils s’attachent peu aux représentations de la mort chez les migrants et se concentrent sur les détails concrets de leurs pratiques et de leurs rites, afin de mieux les connaître ou de les utiliser pour améliorer les services sociaux et de santé. Certains auteurs observent la socialisation de la mort dans des milieux culturels divers insérés dans la société québécoise; d’autres en sont parties prenantes et veulent contribuer à soulager mourants et familles en créant un pont entre des pratiques professionnelles empreintes d’une idéologie de la mort vue comme expérience intime et des demandes familiales d’écoute face à une conception de la mort dite sociale.
Dans les deux premières parties, en mettant en question d’une part le fonctionnement des réseaux de migrants au Québec ou ailleurs et, d’autre part, les bricolages culturels mis en œuvre par les vivants émigrés ou restés au pays face à la disparition d’un de leurs proches, le livre utilise les outils habituels de la sociologie des migrations pour analyser les expériences de la mort vécues par les migrants. Il aborde des questions contemporaines comme les émotions ou les technologies de la communication à l’occasion d’un décès. On y apprend comment des formes distinctes de «neutralisation de la mort» (Déchaux, 2004) cohabitent en bonne entente. On y constate que, quelle que soit l’origine sociale, culturelle ou nationale, le décès d’un proche reste un traumatisme que tous s’efforcent de nier par les moyens dont ils disposent, à savoir des rituels. Celui de la séparation du défunt est une constante dans toutes les sociétés, constante «prépondérante», selon Guille-Escuret (2015); aucune mort n’apparaît «naturelle» aux yeux des vivants, encore moins dans des sociétés «froides» dites «sans histoire», comme peuvent l’être certains petits groupes socioculturels d’origine des migrants. Devant les spécificités culturelles de la mort d’un étranger au Québec, les auteurs soulignent que les rites et les croyances sont d’une extrême plasticité et que tous les acteurs concernés aplanissent les difficultés: les maisons funéraires font des entorses à leurs règles, par exemple en gardant les cendres six mois plutôt que quelques jours, pour permettre à la famille d’aller les jeter dans le Gange; les familles des migrants indiens, quant à elles, renoncent à brûler leurs morts dehors et à allumer le bûcher, le fils aîné préposé à ce rite actionnant à la place le four crématoire.
Les auteurs rappellent que la question du choix de la forme de la sépulture ou de son emplacement est récurrente: ici ou là-bas? Être enterré avec les parents au loin ou rester près des enfants? Crémation ou enterrement? Les questions restent les mêmes lorsque le migrant vit le décès d’un proche mort au loin. Elles sont souvent résolues par de petits aménagements avec les règles dites «traditionnelles». Il en est ainsi pour Faisal, Sénégalais émigré au Québec, qui réorganise les obsèques de son père décédé depuis longtemps «pour avoir la conscience tranquille». Bien que les auteurs ne le disent pas, la culpabilité ressentie par les vivants constitue un des invariants de l’expérience de la mort d’un proche. Expérience vécue par chacun et par chaque génération, dans laquelle Georges Guille-Escuret (2004), relisant Totem et tabou (1913) de Freud à la lumière de La mort et ses au-delà (2014), de Maurice Godelier, voit l’événement fondateur de l’avènement de la culture.
Il y a beaucoup de publications sur la mort, mais peu sur la mort des migrants. Quelques travaux, généralement sur des groupes spécifiques, ont été publiés depuis les années 1990; en France, le précurseur est Yassine Chaïb avec L’émigré et la mort (2000) qui traite des «routes de la mort» entre la France et la Tunisie. Suit Atmane Aggoun (2006), dont le livre, Les musulmans face à la mort en France, porte sur les questions des rituels funéraires dans la population algérienne émigrée. Au Québec, il s’agit là d’un ouvrage pionnier. Travail universitaire tout autant que social, ce livre foisonnant et généreux, porteur des voix des migrants, des associations, des travailleurs sociaux et des chercheurs, facilite la compréhension des souffrances et des deuils des autres. Espérons qu’il contribuera à mieux les accompagner comme le souhaitent avec force les auteurs.
Introduction
Lilyane Rachédi
Les termes «mort» et «migration» apparaissent rarement ensemble dans les études et les recherches universitaires recensées à ce jour au Québec et au Canada, même si l’actualité internationale nous conduit presque quotidiennement à tisser des liens entre les deux. Dans ce contexte, cet ouvrage aborde différentes facettes autour d’une question clé: comment les immigrants vivent-ils le deuil lié à la perte d’un être cher et l’événement de la mort quand la distance se décline sous plusieurs formes: géographique, relationnelle, culturelle et cultuelle? Viennent s’ajouter à ces distances les dimensions juridiques, institutionnelles, structurelles et affectives qui traversent l’événement, que ce soit lorsqu’il se produit en dehors de la société d’accueil ou à l’intérieur. L’autre question rattachée directement à la première s’adresse aux intervenants et aux professionnels: qu’en est-il des pratiques québécoises pour accompagner les immigrants endeuillés et en fin de vie? Quelles sont les initiatives locales? Les pratiques étrangères peuvent-elles inspirer les nôtres?
Cet ouvrage repose d’abord et essentiellement sur les résultats d’une recherche sur le deuil des personnes immigrantes installées au Québec (Rachédi et al., 2013-2016). Cette étude, que nous appellerons recherche Deuils tout au long des chapitres, vise à mieux comprendre le vécu des immigrants endeuillés lorsque la mort d’un être cher se produit au Canada, en terre d’accueil, ou à distance (au pays du défunt). Cette étude a été menée de 2013 à 2015 et elle a permis de mener des entrevues auprès d’immigrants endeuillés et d’informateurs clés d’origines et d’allégeances religieuses diverses. Compte tenu de la rareté des études sur le sujet dans le contexte québécois, les auteurs ont pu choisir de compléter les données avec leurs propres travaux ou thèses de doctorat en cours, qui abordent de manière indirecte et partielle la question du deuil et de la mort en contexte migratoire. Enfin, les expériences et les expertises des praticiens font également partie de cet ouvrage.
La recherche Deuils s’inscrit dans une démarche exploratoire et a fait appel à une méthodologie qualitative. Les populations rencontrées ne constituent pas de grands ensembles et ne permettent pas de dégager une représentativité de nos résultats. Elles sont domiciliées à Montréal, dans la grande région de la métropole et en région plus large, qui accueillent le plus grand nombre d’immigrants au Québec et dont la diversité religieuse est éloquente.
Nous avons effectué une analyse thématique d’entrevues semi-dirigées auprès d’immigrants endeuillés (n=21), des hommes (n=10) et femmes (n=11) originaires de différents pays (d’Afrique, d’Amérique latine, d’Asie et d’Europe de l’Est) et dont la religion d’appartenance est chrétienne, hindoue ou musulmane. Les décès se situaient entre six mois et cinq ans avant le moment des entrevues (voir tableau I.1).
Nous avons également rencontré des informateurs clés, des représentants, des dirigeants d’organisations religieuses ou d’associations (n=14) (voir tableau I.2).
Au Québec, comme il n’existe pas de service qui touche directement les personnes immigrantes endeuillées, le recrutement des répondants s’est fait au sein d’associations, de lieux de culte et d’organismes communautaires, et selon la méthode dite «boule de neige», qui consiste à recruter dans les réseaux des personnes rencontrées. Ainsi, pendant un an, les interviewers, une équipe composée d’hommes et de femmes de générations et d’origines différentes (Camerounais, Colombiens, Serbes, Canadiens, Iraniens, Français, Algériens), ont prêté une écoute attentive et empathique aux proches endeuillés, parfois encore écorchés par la douleur de la perte. Le dispositif méthodologique et la proximité linguistique et culturelle de l’équipe ont aidé à faire raconter l’histoire de la personne défunte et des êtres chers autour des immigrants. L’objectif général de la recherche se détaille en trois objectifs spécifiques, qui constituent en quelque sorte les axes de la grille d’entrevue que nous avons utilisée:
1. Décrire l’expérience du processus de deuil chez des immigrants ayant vécu la mort d’un proche à l’étranger ou en terre d’immigration;
2. Comprendre la place des réseaux, notamment des réseaux transnationaux dans ce processus;
3. Identifier le sens et la transformation des pratiques rituelles entourant le deuil des immigrants.
Comme dans la plupart de nos recherches, la perspective est constructiviste et interactionniste. Elle place les acteurs, leurs expériences, le sens qu’ils donnent à ces dernières, leurs stratégies et leurs processus adaptatifs ainsi que les contextes dans lesquels se déploient ceux-ci au centre de nos préoccupations. De plus, elle met l’accent sur la diversité des processus plutôt que sur la représentativité des données. Cette posture épistémologique proche du sujet donne la place aux immigrants et à leur discours sur leur réalité. Elle permet de saisir les phénomènes de l’intérieur et pose que les sujets sont bien placés pour raconter leurs expériences, voire pour les analyser. Il y a donc une reconnaissance de l’expérience humaine, de son action et de son expression. L’expérience subjective de la migration révèle alors sa complexité, en plus des contextes dans lesquels l’immigrant évolue. En ce sens, notre cadre conceptuel considère la mort et le deuil comme des expériences et des phénomènes intrinsèquement imbriqués aux migrations, aux frontières, et à la circulation des personnes. On y arrime les sous-thèmes suivants: transformations, pratiques, réseaux transnationaux et technologies de l’information et de la communication (TIC); statuts, croyances, représentations, imaginaires et symboles, droits, normes (locales, internationales et transnationales); éthique, intervention et altérité.
L’ensemble des écrits a aussi un dénominateur théorique commun, celui d’étudier les phénomènes comme des processus liés à des dynamiques spécifiques et se produisant dans des contextes précis (géographique, institutionnel, structurel, etc.). Ainsi, on aborde le deuil et la mort en contexte migratoire à partir de cet angle pour aussi mettre en évidence les stratégies et les ressources des acteurs, au-delà de l’identification et de la reconnaissance des difficultés traversées.
L’objectif général de cet ouvrage est de partager et de transmettre des connaissances scientifiques et pratiques à partir de recherches effectuées jusqu’alors sur ce problème et selon un regard croisé de plusieurs disciplines, de pratiques et d’aires culturelles diverses. Le livre est divisé en trois parties; les deux premières exposent des données conceptuelles générales et transversales puis s’attardent aux pratiques plus particulières. La troisième partie présente un univers de pratiques et de projets d’intervention innovants. Des témoignages, de courts textes, exposent des réalités précises, d’ici et d’ailleurs, et clôturent chacune des trois sections. Ils faut aussi noter que les auteurs des chapitres sont également issus de cultures, de générations et de disciplines différentes.
La première partie s’intéresse aux expériences de la mort et du deuil chez les immigrants, à la place et au rôle des multiples réseaux (locaux, transnationaux, réseaux sociaux). Nous souhaitons ainsi souligner la diversité des expériences de deuil, tout en déconstruisant la vision problématisante et individualisante de l’immigrant endeuillé. En ce sens, dès l’ouverture du livre, Rachédi expose les spécificités du deuil, les rites pratiqués et leur sens pour les proches. Lorsque le deuil se vit en contexte d’immigration, plusieurs défis se présentent, entre autres parce qu’il ravive les questionnements sur la décision d’avoir immigré et les émotions liées aux pertes intrinsèques à l’acte de migration. Que la mort se produise en terre d’accueil ou ailleurs, l’application de certains rites funéraires occupe une place fondamentale dans le processus de deuil, tout en le facilitant. On découvre avec Vatz Laaroussi que c’est aussi grâce aux réseaux transnationaux de l’immigrant et de sa famille élargie que les sentiments et les liens traditionnels vont se recomposer, catalysés par le deuil. D’après cette auteure, l’expérience de la mort fait évoluer le sens que l’on donne au pays d’origine et à celui d’immigration. La perspective des racines et du projet alimente ainsi ce sens renouvelé. On définit alors le mythe du retour et la nostalgie comme des tuteurs de résilience. En l’occurrence, on ne perçoit plus la nostalgie comme négative, mais plutôt comme un tuteur de résilience intergénérationnelle. Montgomery nous montre qu’en contexte migratoire, l’utilisation des technologies de l’information et de la communication (TIC) est particulièrement forte lors d’événements importants comme le deuil. Ces fonctions s’inscrivent soit dans une entraide concrète au sein de la famille, soit dans un espace réflexif où les participants peuvent se recueillir de façon anonyme. Le Gall s’intéresse également aux TIC, mais avec les immigrants ayant vécu le décès d’un être cher dans le pays d’origine. Toutefois, elle montre les limites de la présence souvent virtuelle où les contraintes liées à l’espace sont sous-estimées. Les liens transnationaux apparaissent rarement comme un substitut à la coprésence physique, notamment en période de crise. L’auteure examine ainsi les obstacles que les migrants peuvent rencontrer lorsqu’ils souhaitent accompagner un proche en fin de vie ou assister aux obsèques. Elle expose en outre les coûts émotifs associés à l’impossibilité d’être physiquement présent lors de tels événements. Kalanga, quant à elle, dans un court témoignage, présente une