Vulnérables, tolérés, exclus: Histoire des enfants handicapés au Québec, 1920-1990
Par Susanne Commend
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Aperçu du livre
Vulnérables, tolérés, exclus - Susanne Commend
Susanne Commend
Vulnérables, tolérés, exclus
Histoire des enfants handicapés
au Québec,
1920-1990
Les Presses de l’Université de Montréal
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Titre: Vulnérables, tolérés, exclus: histoire des enfants handicapés au Québec, 1920-1990 / Susanne Commend.
Noms: Commend, Susanne, 1972- auteur.
Collections: UniverSanté.
Description: Mention de collection: UniverSanté Comprend des références bibliographiques.
Identifiants: Canadiana (livre imprimé) 20200092979 Canadiana (livre numérique) 20200092987
ISBN 9782760643338 ISBN 9782760643345 (PDF) ISBN 9782760643352 (EPUB)
Vedettes-matière: RVM: Enfants handicapés—Québec (Province)—Histoire—20e siècle.
Classification: LCC HV907.C32 Q8 2021 CDD 305.9/0808309714—dc23
Mise en pages: Folio infographie
Dépôt légal: 1er trimestre 2021
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
Tous droits réservés © Les Presses de l’Université de Montréal, 2021
www.pum.umontreal.ca
Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération des sciences humaines de concert avec le Prix d’auteurs pour l’édition savante, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.
Les Presses de l'Université de Montréal remercient de son soutien financier la Société de développement des entreprises culturelles du Québec.
Remerciements
Ce livre n’aurait jamais vu le jour sans le soutien inestimable de Denyse Baillargeon, professeure émérite du Département d’histoire de l’Université de Montréal, que je remercie du fond du cœur, ainsi que Laurence Monnais et Ollivier Hubert, professeurs au même département. Je suis également très reconnaissante à Normand Boucher (Université Laval), Dominique Marshall (Université Carleton), ainsi qu’à Michael Orsini et Marie-Claude Thifault (Université d’Ottawa), de même qu’à Jason Ellis (The University of British Columbia) pour leur appui et leurs précieux commentaires.
Cette recherche a été possible grâce au soutien du Fonds de recherche du Québec – Société et culture et du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada auxquels j’exprime toute ma gratitude.
Je suis infiniment redevable aux archivistes sans lesquels cette recherche aurait été impossible et tout particulièrement à Jean Duchesneau, président, directeur général de la Fondation Papillon dont les archives méconnues sont une véritable mine d’or.
Je tiens à remercier Nadine Tremblay et Sylvie Brousseau des Presses de l’Université de Montréal pour leur ouverture et leur sensibilité face au sujet du livre, ainsi que leurs précieux conseils.
Mes chaleureux remerciements vont aussi aux responsables du milieu associatif pour leur disponibilité et leur soutien: Nicole Gagliardi et Jocelyne Way (Polio Québec), Mercédès Benegbi (ACVT), Renée Turcotte (Solidarité de parents de personnes handicapées), Pierre-Yves Lévesque (Ex-Aequo), Joseph Koury (APCQ). J’exprime ma reconnaissance aux témoins qui ont accepté de m’accorder des entrevues et de dévoiler leurs expériences avec une grande générosité.
Je remercie tout particulièrement ma collègue et amie Laurence Parent pour ses encouragements. Son engagement et sa critique du capacitisme de notre société sont une immense source d’inspiration.
Enfin, les «derniers» et non les moindres, merci de tout cœur à ma famille pour son amour inconditionnel: mes parents Monique et Michel, ma sœur Véronique et mon fils Frédéric.
Liste des sigles
et des abréviations
AAPCQ Archives de l’Association de paralysie cérébrale du Québec
ACAEI Association catholique de l’aide aux enfants infirmes
ACSDM Archives de la Commission scolaire de Montréal
ACVT Association canadienne des victimes de la thalidomide
AHSJ Archives de l’hôpital Sainte-Justine
AIRDPQ Archives de l’Institut de réadaptation en déficience physique de Québec
APCQ Association de paralysie cérébrale du Québec
ASGM Archives des Sœurs Grises de Montréal
ASSEIQ Archives de la Société de secours aux enfants infirmes du Québec
AVQ Activités de la vie quotidienne
BAC Bibliothèque et Archives Canada
BAnQ Bibliothèque et Archives nationales du Québec
BCHM Bulletin canadien d’histoire de la médecine
CBMH Canadian Bulletin of Medical History
CCCW Canadian Council on Child Welfare
CCSE Conseil canadien pour la sauvegarde de l’enfance
CECM Commission des écoles catholiques de Montréal
CLSC Centre local de services communautaires
CMH Children’s Memorial Hospital
CQEE Conseil du Québec de l’enfance exceptionnelle
CRME Centre de réadaptation Marie Enfant
CSS Centre de services sociaux
DMC Déficit moteur cérébral
EHDAA Enfants handicapés ou en difficulté d’adaptation et d’apprentissage
IRDPQ Institut de réadaptation en déficience physique de Québec
IRM Institut de réadaptation de Montréal
ISCC International Society for Crippled Children
JOCF Jeunesse ouvrière catholique féminine
LJF Ligue de la jeunesse féminine
MAS Ministère des Affaires sociales
MEQ Ministère de l’Éducation du Québec
OPHQ Office des personnes handicapées du Québec
OTJ Œuvres des terrains de jeux
PV Procès-verbaux
RA Rapport annuel
RAMQ Régie de l’assurance maladie du Québec
RHAF Revue d’histoire de l’Amérique française
SACOE Suppléance à la communication orale et écrite
SE-EH Service des études, bureau des enfants handicapés de la CECM
SPPH Solidarité de parents de personnes handicapées
SSEIQ Société de secours aux enfants infirmes du Québec
UMC Union médicale du Canada
Dans ce livre, le générique masculin est considéré comme un neutre et inclut le féminin sans discrimination.
Introduction
Le handicap porte en lui, dans sa singulière identité,
la forme entière de la condition humaine.
Charles Gardou
Le 2 octobre 1947, le maire de Montréal Camillien Houde lance un appel à la générosité du public au micro de la Société Radio-Canada à l’occasion de la campagne de souscription de la Société de secours aux enfants infirmes du Québec. Le maire se dit honoré de parler en faveur de ces «petits déshérités de la vie qui appartiennent à une classe de malheureux». Les mots employés par le politicien sont évocateurs de la mentalité de l’époque à l’égard des personnes handicapées qui sont définies comme des êtres faibles devant être secourus par la charité. Les besoins des enfants «infirmes» sont alors criants, car l’année précédente, au cours de l’été 1946, une épidémie de poliomyélite d’une gravité sans précédent a frappé la province, atteignant presque 2000 enfants, dont 625 à Montréal seulement. Il n’existe à cette date aucun vaccin pour lutter contre cette maladie infectieuse qui frappe particulièrement les enfants en atrophiant et en paralysant leurs membres.
De telles campagnes de souscription misant sur la bienveillance du grand public, interpellé comme un «bon parent» à l’égard de ces enfants vulnérables, existent encore de nos jours sous diverses formes, comme les téléthons. Elles témoignent de la pérennité de cette image des enfants handicapés comme de petites victimes, même si le vocabulaire a changé et que certains mots, comme «infirme» ou «infirmité», ont été bannis du langage usuel. Pourtant, les archétypes de l’innocent angélique, comme Tiny Tim, le garçon en béquilles du célèbre Conte de Noël de Charles Dickens, ou Clara, l’amie invalide d’Heidi, continuent de meubler notre imaginaire. Ce livre cherche à comprendre cette survivance de la figure du «pauvre infirme» en interrogeant les processus par lesquels ces images se sont formées et en documentant les réponses de la société québécoise aux besoins de ces enfants désignés comme «infirmes». Il se concentre essentiellement sur leurs incapacités physiques, même si les frontières entre déficiences physiques et mentales ou intellectuelles sont mouvantes, attestant bien l’historicité des notions d’infirmité et de handicap.
Quelles représentations les Québécois se faisaient-ils des enfants handicapés entre 1920 et 1990? Quelle était la place de ces enfants dans la société: étaient-ils exclus ou inclus, vivaient-ils de la ségrégation, ou ces situations se chevauchaient-elles à un même moment? En voulant répondre à ces questions, la présente recherche s’inscrit dans une tentative de dé-marginaliser l’histoire du handicap et d’intégrer ce marqueur identitaire à l’histoire du Québec, de la même manière que le genre, l’ethnie, la classe sociale ou l’âge trouvent à s’amalgamer à un plus vaste récit. Comme l’écrit Charles Gardou, figure de proue des études du handicap en France:
Il s’agit, en puisant à la source des références culturelles communes, d’ouvrir à l’universel la singularité, si radicale fût-elle. Si une réflexion originale ou assumée avec originalité est souhaitable, elle est d’autant plus légitime qu’elle pose comme principe son refus de réduire les problèmes liés au handicap à une classe de «questions particulières1».
Cet ouvrage vise donc à répondre à cet appel à «désinsulariser» le handicap, selon le terme de Gardou, en scrutant plus particulièrement la métropole, avec une incursion du côté de Québec. L’étude de ce thème rend à la fois compte de la spécificité québécoise, mais aussi de traits communs avec une «histoire universelle» du handicap. Elle s’insère dans le courant des études critiques du handicap qui postulent la construction sociale de cette catégorie, ce qui en éclaire plusieurs aspects fondamentaux, tels que les notions de normalité, de discrimination ou d’exclusion. L’étude révèle qu’une double tension, entre exclusion et intégration, d’une part, et entre les sphères médicales et socioéducatives, d’autre part, détermine le statut des enfants handicapés dans la province au siècle dernier. Cette opposition dynamique qui traverse l’ensemble de l’ouvrage est particulièrement prégnante dans l’étude des écoles spécialisées, institutions hybrides à mi-chemin entre établissements d’enseignement et centres de traitement, de même que les camps adaptés, à la fois lieux de loisirs et de soins. Divisé en cinq chapitres thématiques, le livre se situe au croisement de plusieurs historiographies, enrichissant l’histoire de l’assistance sociale, tout comme celle de l’enfance, de l’éducation et de la santé.
La recherche s’inscrit dans la foulée de la «nouvelle histoire du handicap», en intégrant cette perspective au cœur de la démonstration. Le collectif The New Disability History2, publié en 2001 sous la direction de Paul Longmore et Lauri Umansky, a posé les jalons théoriques de cette approche différente des travaux antérieurs qui abordaient surtout les déficiences sous l’angle de l’histoire de la médecine ou de la réadaptation. Les tenants de la disability history considèrent plutôt le handicap comme une construction culturelle et sociale qui fluctue à travers le temps. Ils élargissent le spectre des thèmes étudiés car ils campent cette variable identitaire dans le courant de pensée majoritaire (mainstream) de l’histoire, plutôt qu’à sa périphérie. Pour Longmore et Umansky, ce changement de perspective est une véritable «révolution conceptuelle de la manière de voir l’historiographie3», comparable à celle déclenchée par l’analyse du genre au milieu des années 1980. Paru en 2018 au Canada anglais, le collectif Untold Stories4 se réclame aussi de cette approche et témoigne de la vitalité des travaux d’historiens sur le handicap dans le monde anglo-saxon. Bien que les études y soient moins nombreuses et plus récentes, l’historiographie francophone du handicap se développe aussi depuis une dizaine d’années. L’historien Gildas Brégain5 s’intéresse à cet égard aux approches transnationales et reconstitue la genèse et l’évolution des politiques internationales du handicap au cours du xxe siècle. Plus près de nous, l’étude de Gilles Bourgault6 sur le mouvement de défense des droits des personnes handicapées au Québec entre 1975 et 1985 s’inscrit dans cette mouvance, tout comme les travaux pionniers de Lucia Ferretti sur la déficience intellectuelle7. Dans ses travaux conjoints avec Louise Bienvenue, Ferretti met aussi en évidence la dimension transnationale des réseaux québécois de l’enfance exceptionnelle8. Le premier chapitre de ce livre s’intéresse en particulier à ce thème de la défense des droits des jeunes handicapés, en explorant la participation québécoise à la mobilisation internationale pendant l’entre-deux-guerres, alors que le sort de ces enfants est débattu à la Société des Nations.
L’histoire de l’assistance et de la philanthropie sert également de point d’ancrage à cet ouvrage et révèle les similarités entre les institutions européennes et nord-américaines, y compris québécoises. Les premiers services spécialisés destinés aux enfants infirmes, établis au tournant du xxe siècle, ont pris la forme de l’hôpital-école, une institution à la jonction de la réhabilitation médicale et de la formation socio-académique, comme la décrit l’historien Seth Koven9 dans ses recherches sur la Grande-Bretagne. Cette trajectoire est sensiblement la même aux États-Unis, comme l’observe Brad Byrom10. Autre parallèle entre les institutions américaines et britanniques: des femmes de la bourgeoisie en sont les principales instigatrices. Pour ces philanthropes souvent formées en travail social, les conditions socioéconomiques étaient largement responsables des infirmités des enfants, contrairement à ce que pensaient les eugénistes qui voyaient en eux des dégénérés. Bien que divers services ne voient le jour au Québec que pendant l’entre-deux-guerres, soit un peu plus tard que dans le reste de l’Occident, l’histoire des jeunes handicapés s’y inscrit dans un même mouvement transnational marqué par le rôle des femmes de la bourgeoisie, l’articulation d’un discours de défense des droits et l’organisation de services à mi-chemin entre l’enseignement et la réadaptation. Le premier chapitre, qui explore notamment le rôle prédominant des philanthropes québécoises, se situe tout à fait dans le prolongement de ces travaux, en nuançant l’idée d’une emprise hégémonique du domaine médical sur les jeunes handicapés, du moins avant les années 194011. Si un «âge d’or» de l’emprise médicale sur les «patients» handicapés a existé, il faut plutôt le situer dans la période des Trente Glorieuses et principalement au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale jusqu’au début des années 1960, la tragédie de la thalidomide sonnant en quelque sorte le glas de ce triomphalisme de la science.
La recherche s’appuie aussi sur l’historiographie de l’enfance qui, dans le sillage de Philippe Ariès, historicise et révèle la fabrication socioculturelle de cette catégorie d’âge. Dans cette mouvance, le collectif d’articles Lost Kids12 se penche sur les enfants canadiens qui ont été «oubliés», des enfants vulnérables qui ne cadrent pas avec l’image idéalisée de l’«enfant symbolique»: enfants autochtones, enfants handicapés, malades ou délinquants. Dans Small Matters, Mona Gleason explore pour sa part dans quelles circonstances et avec quelles conséquences les corps des enfants ont été construits par le discours social et médical non seulement comme différents, mais aussi comme problématiques ou brisés13. Le chapitre 2 s’inspire de ces travaux sur les représentations de l’enfance, dévoilant trois figures de l’enfance handicapée: la victime angélique, l’enfant-citoyen réadapté et le dégénéré monstrueux. Divers intervenants aux intentions différentes façonnent ces archétypes qui renvoient à des registres émotifs distincts, allant de la pitié ou de la compassion à la peur, voire au rejet viscéral. Dans la foulée des recherches de Denyse Baillargeon14, je montre que les philanthropes considèrent leurs pupilles comme un capital humain à protéger et à redresser en vue d’en faire de bons citoyens, garants de l’avenir de la nation.
Les travaux sur l’histoire de la santé et notamment sur les développements de l’orthopédie15 documentent l’évolution des traitements et des principales causes de l’infirmité, des thèmes surtout abordés dans le chapitre 3. L’ouvrage s’intéresse plus précisément à quatre principaux cas de figure associés à des contextes sociohistoriques précis: les «enfants de la polio», les épileptiques, les paralysés cérébraux et les thalidomidiens. En partie fondé sur la disponibilité des documents d’archives, ce choix permet néanmoins de dresser un portrait complexe et nuancé des enfants handicapés, en considérant à la fois des déficiences présentes à la naissance, ou survenues au cours de l’enfance, de même que des limitations très visibles ou peu apparentes, jugées «graves» ou «bénignes». Les frontières entre les catégories de déficiences touchant les enfants s’avèrent toutefois poreuses et leurs contours varient avec le temps. L’épilepsie présente justement un exemple de «cas frontière», oscillant tour à tour entre les catégories de la maladie ou de la déficience mentale et de l’incapacité physique. Pour les femmes bénévoles qui organisent les premiers services spécifiquement destinés à ces enfants pendant l’entre-deux-guerres, l’«infirmité» englobe les «estropiés, paralytiques et épileptiques», comme en témoigne l’entête du papier à lettres utilisé par l’Association catholique de l’aide aux enfants infirmes. Les comparaisons à des degrés divers entre ces incapacités – les épileptiques et les paralysés cérébraux étant moins présents dans l’ouvrage – enrichissent la compréhension des mécanismes qui suscitent la ségrégation, l’exclusion, voire le désir d’élimination de certains enfants, tout en indiquant comment les perceptions sociales et la prise en charge fluctuent selon les «types» de handicap.
Le chapitre 4 aborde pour sa part la scolarisation par le biais des services offerts par les écoles spéciales puisque celles-ci jouent un rôle important dans l’accès des jeunes handicapés à l’éducation et que les principaux documents d’archives couvrant cet aspect proviennent essentiellement de ces établissements. L’étude des débats historiographiques sur la création du champ de l’enseignement spécial permet de tracer l’origine lointaine de l’incursion de la sphère psychomédicale dans le domaine pédagogique. À cet égard, l’ouvrage incontournable de Jason Ellis paru en 2019 relate la création de classes spéciales à Toronto et ses environs, notamment des «classes orthopédiques», en plus de retracer les influences de l’hygiène mentale au Canada anglais16. Si le secteur de l’éducation spécialisée se développe plus tardivement au Québec qu’en Europe, les initiatives dans la province sont fortement influencées par des courants de pensée comme l’éducation nouvelle ou l’hygiène mentale, en vogue dans les pays francophones et en France tout particulièrement, les relations privilégiées entre les médecins, psychiatres ou psychopédagogues français et leurs collègues canadiens-français ayant d’ailleurs été mises en lumière dans quelques études17. Enfin, le dernier chapitre s’intéresse aux loisirs adaptés dans les camps de vacances. Les philanthropes implantent ces colonies de vacances pour offrir des activités aux enfants dans un milieu sain en vue de les divertir, mais aussi de les fortifier et de les «assainir», à la fois physiquement et moralement. Ainsi, à la dimension sociorécréative se juxtapose un objectif thérapeutique. Ce dernier chapitre explore aussi la vie familiale, avec une incursion du côté des parents et des associations fondées par ces derniers en vue de défendre les droits de leurs enfants18.
La recherche repose sur le croisement d’un corpus de sources variées, qui comprend aussi bien des archives d’associations philanthropiques souvent laissées dans l’ombre jusqu’ici, que des articles de quotidiens et des documents officiels19. Tenter de restituer la voix de ces enfants représente un double défi puisqu’il touche les enfants vulnérables, longtemps condamnés au silence, leurs expériences demeurant largement méconnues et invisibilisées. En vue de combler ces manques de l’histoire et ces archives fragmentaires, j’ai réalisé une dizaine d’entrevues avec des témoins.
La recherche est délimitée par des bornes temporelles qui sont en partie liées aux sources disponibles: en amont, les années 1920 correspondent à une prise de conscience des besoins des jeunes infirmes sous l’influence du mouvement transnational de défense des droits de ces enfants qui atteint le Canada et le Québec. En aval, la décennie des années 1980 marque une période d’intenses revendications et une lutte sans précédent de la part du milieu associatif des personnes handicapées conduisant à une nouvelle manière d’entrevoir le handicap, mouvement qui s’essouffle au début des années 1990.
Trois logiques20 (ou systèmes collectifs) de concevoir et de gérer le handicap se sont articulées à trois moments décisifs de l’histoire des enfants handicapés au Québec, se chevauchant parfois. Les décennies 1930 à 1960 sont marquées par une prédominance d’une logique d’assistance, alors que le rôle important des philanthropes, conjugué à un certain financement de l’État, assure la lutte contre les épidémies de polio et que cette combinaison de l’aide privée et publique se vérifie dans la gestion des cliniques de paralysie cérébrale et d’épilepsie. La tragédie de la thalidomide marque un point tournant au début des années 1960 puisque la responsabilité flagrante du gouvernement fédéral amène ce dernier à organiser et à financer un programme de réadaptation, selon une logique de réparation. Ce dédommagement s’adresse cependant à une catégorie bien définie de citoyens ayant été lésés par la négligence de l’État et elle n’englobe pas l’ensemble des enfants handicapés. Enfin, une logique sociétale s’affirme entre 1970 et 1990 dans le contexte des mouvements de défense des droits des personnes handicapées et de la montée de l’État-providence québécois. À chacune de ces périodes correspond une terminologie distincte pour identifier ces enfants que je reprends délibérément dans ce livre puisque les mots portent une charge sociale et renvoient à une manière collective d’entrevoir et de conceptualiser l’enfance «irrégulière».
Tour à tour imprécis, péjoratif ou encore poli, le vocabulaire traduit certainement les mentalités d’une société à l’égard des personnes handicapées. Ainsi, avant le xxe siècle, le terme couramment employé pour désigner ces individus est celui d’«infirme». Le préfixe in accolé au mot latin firmus (fort) traduit la négation d’un attribut positif (la force). Les infirmes sont donc des êtres faibles devant être secourus par la charité. Dans son ouvrage phare Corps infirmes et sociétés, Henri-Jacques Stiker explique que la figure métaphorique de l’infirme qui apparaît au Moyen Âge perdure au-delà du xixe siècle, avec les médecins et les réformateurs sociaux21. Pour Stiker, l’hécatombe de la Grande Guerre constitue le point de rupture qui marque une nouvelle manière, culturelle et sociale, d’aborder et de décrire l’infirmité. L’ampleur de la catastrophe entraîne un tournant tournant décisif puisque la patrie se sent coupable: il va falloir «réparer». Une volonté nouvelle voit le jour, celle de réintégrer. La réadaptation est née de cette volonté d’effacer l’irréparable, de redonner aux anciens combattants une place dans la société pour laquelle ils se sont sacrifiés. D’abord, la nécessité de la réparation physique, avec les innovations médicales et la mise au point de prothèses et d’aides techniques diverses (chaises roulantes plus adaptées, par exemple). De là, la notion de réparation et de compensation s’étend au domaine social, comme en témoigne l’apparition de nouvelles lois et d’une multitude d’institutions. Comme l’avance Stiker, «la réintégration se situe sur le plan social et consiste en un remplacement du défaut; dire ce glissement sera une des fonctions du nouveau langage, celui du handicap22».
D’origine anglaise (il serait la contraction des trois mots hand in cap, se référant à un jeu de hasard), le mot handicap apparaît au courant du xixe siècle dans les dictionnaires français. L’Encyclopédie du 19e siècle, parue en 1877, en présente la définition suivante: «mot anglais en usage aujourd’hui des deux côtés du détroit dans le langage spécial aux courses de chevaux et aux intérêts qui s’y trouvent en jeu. Il désigne le point fixé pour égaliser des chevaux qui vont se disputer le prix de la course». Ce sens hippique ou sportif perdure jusque dans les années 1920 où le sens figuré indiquant un obstacle ou une infériorité apparaît, notamment dans le Larousse de 1928. Quel est donc le lien entre le domaine de l’invalidité et celui du sport? Selon Stiker, les termes à retenir sont ceux d’inégalité dans la compétition et l’idée de compenser cette inégalité. Comme l’explique l’anthropologue, «l’infirme devient donc graduellement un handicapé dans un contexte où naît une volonté sociale, politique de compenser l’inégalité qui pèse sur ces personnes en les réintégrant à la société. La métaphore sportive va aussi devenir un véritable modèle de traitement qui est celui de la réadaptation23».
Calque de la locution anglaise exceptional children, le terme «enfance exceptionnelle» est utilisé à partir des années 1950 par les spécialistes québécois œuvrant auprès de cette clientèle. Le qualificatif «inadapté» coexiste pendant près d’une décennie avec celui d’exceptionnel, avant de s’imposer au milieu des années 1970 sous l’influence des collègues franco-européens. Tout comme l’anormalité, la notion d’inadaptation implique un écart, et même dans ce cas à une infériorité face à la norme, contribuant à catégoriser les enfants selon des critères psychomédicaux. Au contraire de l’infirmité ou de l’inadaptation, qui renvoient à un vocabulaire «déceptif», le handicap renvoie pour sa part à une compensation de l’inégalité des chances, par un dispositif légal, ou par des mesures d’accès à l’emploi ou encore d’accessibilité architecturale. Afin de signifier l’historicité et le caractère construit des concepts et des diverses appellations du handicap, j’emploie délibérément les mots en usage au gré des différentes périodes tout au