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Adolescence et affiliation: Les risques de devenir soi
Adolescence et affiliation: Les risques de devenir soi
Adolescence et affiliation: Les risques de devenir soi
Livre électronique425 pages5 heures

Adolescence et affiliation: Les risques de devenir soi

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À propos de ce livre électronique

Comment les adolescents d’aujourd’hui prennent-ils leur place dans leur filiation et en quoi cette démarche reflète- t-elle les transformations familiales et les réalités sociétales actuelles ? En quoi les marginalités et les aléas de la construction identitaire observés chez nombre de jeunes en mal de filiation imposent-ils une écoute et des pratiques spécifiques ? Ces questions nous ont semblé de nature à interpeller les cliniciens et chercheurs, tant français que québécois, qui discutent ici de la question de l’affiliation, si névralgique au passage adolescent, en la considérant en regard du processus d’inscription sociale correspondant à la prise d’autonomie chez l’adolescent et le jeune adulte. S’adressant aux intervenants et aux professionnels de toutes les disciplines, les auteurs se sont penchés sur la réalité des jeunes engagés dans un parcours d’études tout autant que sur celle d’adolescents en marge de la société. À cet égard, ils ont examiné la problématique des jeunes de la rue, le devenir des jeunes autochtones ou encore la situation de jeunes d’origine étrangère, en considérant la conflictualité souvent traumatique ainsi que les enjeux filiatifs qu’ont à affronter ces adolescents et, par suite, les modalités d’intervention qu’appelle la rencontre avec eux.
LangueFrançais
Date de sortie18 juil. 2011
ISBN9782760529038
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    Aperçu du livre

    Adolescence et affiliation - Robert Letendre

    BIOGRAPHIQUES

    INTRODUCTION

    DE L’AFFILIATION ET DE LA TRANSMISSION OU DES RISQUES DE DEVENIR SOI

    Denise Marchand

    Robert Letendre

    La vie, si vous voulez le savoir, c’est une montagne de barda. Mais la montagne se dessine seulement au fur et à mesure qu’on monte. Et du reste, autant de barda on a fait dans sa vie, autant il en reste pour les autres, derrière soi.

    Gabrielle ROY,

    « Ma grand-mère toute-puissante », La route d’Altamont

    Inscription, transmission, affiliation… c’est au croisement de ces notions si chargées et gravement évocatrices de la rencontre des générations que nous avons choisi de situer le présent ouvrage. Il y sera question de l’adolescence, cet âge de tous les possibles tel que l’appréhendent les cliniciens qui prennent ici la parole, ce passage névralgique franchi dans une relative conformité par le plus grand nombre alors qu’il sera l’occasion d’expérimenter une marginalité ouvrant pour certains jeunes à toutes les compromissions mais aussi à d’étonnantes et parfois de fulgurantes rédemptions.

    Une question centrale à l’argument présenté aux auteurs français et québécois interpellés était la suivante: Comment les adolescents d’aujourd’hui prennent-ils leur place dans leur filiation et en quoi leur quête identitaire marquée par celle des origines porte-t-elle les aléas des transformations familiales et des réalités sociétales qui s’exposent dans nos milieux?

    Signe des temps inscrit dans les variations du vocabulaire, s’il sera moins question de crise adolescente que d’impasses sur cette voie du devenir adulte, tous reconnaissent les exigences du travail psychique nécessaire au réaménagement des liens, à l’investissement de lieux d’expression, non sans ruptures ni ratages pour plusieurs, en bref à cette construction identitaire à laquelle s’affronte l’adolescent. De quoi ce rendez-vous obligé, sinon indéfiniment reporté, est-il le signe, et en quoi nous oblige-t-il à questionner notre manière d’accueillir les manifestations de cet âge, à s’interroger sur les modes de transmission à l’œuvre et, de façon plus immédiate encore, sur les référents familiaux et sociétaux en tant que « passeurs » du savoir et de l’expérience? Ce sont sur ces pistes que nous entraînent les auteurs de cet ouvrage, cliniciens chevronnés et observateurs à l’écoute d’une population fort hétérogène dans son parcours et sa manière de métaphoriser les signifiants privatifs et familiaux en signifiants et en liens sociaux, car, comme nous en avertit Serge Lesourd: « L’adolescence a pour fonction de structurer un temps d’errance entre les signifiants, ceux perdus de l’enfance, et ceux non encore advenus de la fonction adulte¹. »

    Pourquoi est-il si difficile d’accompagner l’adolescent dans cette traversée à haut risque, comme on l’entend répéter ad nauseam? Pourquoi cette tâche apparaît-elle si lourde, cet engagement parfois même menaçant au point que bien des parents déclarent forfait, mais aussi que des soignants ou même des décideurs se désistent plus ou moins subtilement, se repliant sur une expertise, pour les uns, une attribution de services pour les autres, faisant ainsi l’impasse sur ce tournant pourtant emblématique et inéluctable dans le parcours de chacun.

    Un peu comme le mouvement d’une horloge, plutôt que la régularité du mécanisme, ou la précision du fonctionnement, le franchissement de l’enfance oblige le parent à changer de position sinon de perspective de lecture en considérant les transformations qui s’opèrent chez l’adolescent. Cela voudra dire être attentif à chaque nouvelle avancée – ou même à un immobilisme apparent – avec ces sursauts, ces mouvements qui, malgré leur caractère d’inachèvement ou d’éparpillement, dessinent autant de traits, de temps fertiles en apprentissage sur soi et sur son rapport à autrui.

    Il n’est pas non plus facile de saisir et de distinguer dans ses attentes anticipatrices ce qui s’adresse à l’adolescent et ce qui relève de ce que le parent aurait dû ou voulu être. Que la transmission opère par des voies détournées et encore, à l’insu même des plus clairvoyants, c’est ce que Philippe Jeammet réaffirme en disant: « Ce qui est transmis par les parents sert toujours, plus ou moins, de support conscient ou inconscient au projet de vie dont les véritables lignes de force ne se dessinent souvent qu’après coup, quand la vie est déjà bien avancée. C’est pour chacun d’entre nous ce qui éclaire rétrospectivement, d’une cohérence nouvelle, un cheminement qui pouvait jusque là paraître incertain ou chaotique². »

    Ici, il faut dénoncer l’étroitesse de vue ou un certain ravalement de la pensée chez ceux qui font équivaloir le processus de maturation à une somme d’acquis, donnant ainsi à penser que l’accession au statut d’adulte serait vérifiable par un test de compétences dûment validées octroyant au nouvel initié les mêmes avantages qu’à l’adulte moyen. S’il ne s’agit pas de faire l’éloge de la confrontation perpétuelle, d’écarts et de dérapages incessants qui parsèment le trajet de tant d’adolescents, ce serait s’aveugler sur le processus par lequel la vie prend sens et valeur que de s’en tenir au modèle dominant de l’homme neuro-économique qui, selon Roland Gori, risque de livrer un individu liquide, flexible, performant et futile³, tous traits dont on peut parier qu’ils désigneront le nouveau cru, la prochaine génération. Retournant à ces appellations dont on a affublé les générations qui se sont succédé depuis bientôt un siècle, si l’on remonte à cette « génération silencieuse » caractérisant les jeunes « prudents, dépourvus d’esprit d’aventure » des années d’après-guerre, à laquelle succéda la « Beat Generation », puis celle des « baby-boomers », et plus près de nous, les adultes des générations X et Y, sans oublier cette génération montante dite « C », accro aux technologies, et peut-être parallèle, cette « Joshua Generation » promise récemment avec l’installation du président Obama à la Maison-Blanche… , on devrait chaque fois réaliser que les attitudes, les agirs et les apports des jeunes, s’ils inspirent le trait emblématique de leur génération, ont été engrammés, modelés par les valeurs prônées et les événements advenus au temps de leur formation⁴.

    Aussi authentique, voire même inspirant que soit l’engagement des parents, des soignants et des maîtres, leurs attentes et prévenances y compris, doit-on à nouveau rappeler que la tâche de l’adolescent, à la manière du romancier, en est une de prospection, d’ « explorateur de l’existence », selon l’expression de Kundera, avec devant et entre toutes celle souvent tortueuse, voire périlleuse, de s’inscrire en son propre nom dans son histoire. Et pour cela, il doit apprendre à faire du plaisir mais tout autant de la souffrance (pas seulement la sienne…) la matière de sa propre création qui, à mesure qu’elle l’amène à se saisir à même son tressage, ses nœuds et ajours, lui révèle la part énigmatique croisant le fil de trame, et celle toujours inachevée ouvrant à la continuité des âges.

    Éprouver, se représenter et, dans le mouvement de s’identifier, se dessaisir d’abord, pour se présenter à l’Autre, tel est le pas à pas de la démarche, inhérente à la « création adolescente », comme Philippe Gutton la commente dans son très récent livre⁵. On ne peut qu’être d’accord avec lui lorsqu’il insiste sur la nécessité de « se choisir des liens privilégiés », de disposer de ce « personnage tiers » dont le rôle de provocateur et d’analyseur permettra au sujet de transférer et d’interpréter la métamorphose psychique qui est en cours. Travail de liberté, s’il en est un, mais tout autant activé par une soif de savoir, l’identification est pour l’adolescent « une conquête, une aventure de chaque instant, une remise en question », mais surtout « une sortie douloureuse et exigeante du cercle de lui-même ». Dans une société qui ne se reconnaît que dans la performance, impatiente et insatiable, toujours en mal de « nouveauté », le partage de cette création de soi risque de tourner court avec pour conséquence que l’adolescent stagne dans une « paradoxalité angoissée », selon l’expression de Gutton qui conclut en ces termes: « la perception que notre société a des adolescents est assurément loin de cette position interrogative ».

    Force est de constater les effets perceptibles dans la dissolution des liens et du discours, et on en prendra la mesure en lisant certaines contributions de cet ouvrage, lorsque l’expérience pubertaire tourne à vide, faute de référent, de communauté créative, voire d’ « interprète motivé », comme l’appelait Piera Aulagnier, qui sache se faire le récepteur des processus affectifs chez ces adolescents non seulement privés d’Autre mais se posant seuls contre les autres, fragilisés par des rejets répétitifs, par la confusion et la rage délestées dans l’agir, sinon la désolation et l’abandon de soi à des emprises délitantes.

    Au-delà du sujet individuel, on sait l’importance d’être à l’affût des enjeux intergénérationnels qui se font jour dans le fantasme singulier, et d’autant plus lors de ces intempéries et virevoltes au cours de la traversée de l’adolescence alors que chaque génération a pour tâche de remettre en jeu, en discours, ce qui, demeuré hors refoulement, reste néanmoins répétitif et agissant.

    De cet « autre », tiers et référent, admis comme un regard extérieur sur soi, qui n’éduque pas mais identifie, suivant la mise en garde faite par Gutton, qu’est-ce que l’adolescent attend essentiellement? « Pas de raisonnement, mais des flux de « sensorialité pensée » qui ne rendent pas connu l’inconnu, mais transforment l’étranger en familier. Pas d’hypothèses en vue de déterminer une causalité mais des investigations, passages de non-sens en non-sens, de mystère en mystère », en somme, être soutenu dans ce travail de pensée, plutôt que soumis ou parfois même soustrait comme être pensant, dans sa lecture de la réalité, être entendu et reconnu dans le cours de cette rencontre avant que d’être compris ou commandité, voilà ce qu’il faut redire au nom de ces jeunes que nous croisons à une intersection ou une autre de leur exploration fascinée ou désespérée même de tous les risques, et en tout premier, celui d’être, de devenir soi.

    S’affilier, s’identifier, ou plus communément se développer… suivant ce terme auquel renvoie non sans un certain automatisme la psychologie, l’adolescent le ferait en ouvrant et se dégageant de chacune de ses enveloppes, et avec elles, de la sécurité d’un lieu, de la certitude d’un ordre et de l’ancrage de ses liens. Et cela, au prix d’une expérience, d’une prise de connaissance (et pas seulement d’un savoir!) à laquelle il ne peut vraiment accéder que s’il est éveillé au vivant, réceptif et réflexif face au choc du vivant.

    Personne n’aura peut-être mieux compris ce défi et la tâche qu’il appelle que Kafka dans la vision qu’il nous livre, essentielle sinon implacable (pas pour les cœurs fragiles…) de cette scène de l’inscription et de ce qu’elle engage d’un travail pour le sujet qui se poursuit tout au long de son trajet clôturé par la mort. C’est dans La colonie pénitentiaire⁶ que cette traversée vers la rencontre ultime, intime de soi, est racontée par Kafka qui, du même coup, a imaginé l’appareillage requis pour l’épreuve et la manière de son déroulement. Comment en effet lire ce récit autrement que comme une allégorie du processus expérientiel auquel chacun est convoqué, ouvrant ainsi une fenêtre inusitée sur le rôle de la réflexivité dans cette saisie du sens de sa vie et de son propre destin.

    Au centre donc de ce travail de décryptage qui commande une attention, surtout une intimité réelle avec soi, laquelle n’empêche qu’il advienne et s’impose au regard de tous – ce qu’on appelle l’environnement –, l’appareillage pourvu a ce caractère étrangement familier qui interpelle et d’emblée sollicite l’attention. D’abord, un lit figurant, telle autrefois la matrice enserrant le corps et les frontières de l’être, cette enveloppe constante mais continûment mobile du milieu, qui devrait s’ajuster idéalement à la mouvance de la vie, aux mouvements ici d’une herse, comportant deux sortes d’aiguilles: les longues, qui tracent, tantôt en caressant, tantôt en incisant, mais toujours accompagnées d’une courte qui, elle, projette le liquide bienfaisant qui rafraîchit et garde l’inscription nette… cet instrument qui sert à tracer dans un mouvement incessant sur toute la surface du corps le dessin duquel chacun doit extraire, détacher l’inscription de sa « sentence », de sa vérité. On pense à l’épreuve de la réalité avec son lot syncopé d’impressions engrangées au quotidien… éprouvés pénibles ou fortifiants, frottements incessants et suspens répétitifs, petites coupures laissant à peine de traces sinon d’entailles ouvrant à des instants d’effroi ou d’extase, toutes expériences desquelles on ne sait ni ne veut trop se défendre ni même quel sens leur accorder, qu’on feint d’ignorer non sans les anticiper jusqu’à ce que le coup porte, voire qu’il plonge dans les chairs, rouvrant des plaies, mettant à vif d’anciennes blessures, de ces atteintes qui marquent, saisissent, qui font que « l’esprit le plus stupide s’ouvre alors », nous dit K., levant les dernières résistances du sujet, forçant à voir, à se reconnaître… Une dernière composante, essentielle, la dessinatrice, alimentée pour l’occasion, fournit chaque fois le dessin suivant un modèle transmis par l’instance en autorité… dispositif qui témoigne, si besoin était, de la portée « identificatoire » du message, légué, transmis et à déchiffrer par chacun. Il n’est d’ailleurs pas anodin que le récit livré ici par l’officiant coïncide justement avec la « disparition » de cette figure patriarcale très respectée et la fin appréhendée de ce rituel.

    Si la herse (la vie et ses circonstances au fil du temps…), à qui revient la véritable exécution du jugement, semble fournir un travail constant, on aperçoit que le dessin se présente comme un labyrinthe de lignes entrecroisées où l’inscription se perd littéralement dans une foule d’arabesques composant autant d’ornements et d’enjolivures qui recouvrent l’entièreté du corps. « Il ne s’agit pas d’un modèle d’écriture pour enfant », comme le commente l’officiant, « il faut l’étudier très longtemps ».

    Mais comment comprendre cet aveuglement inhérent à la condition humaine, cette ignorance sourdement entretenue à propos d’un « mandat » d’ores et déjà tracé, détaillé en creux à mesure du travail de la herse (de la vie…), comment surtout entendre cette voie d’accès posée ici par Kafka comme posture essentielle à la connaissance?

    Il sait tout de même qu’il est l’objet d’une condamnation?

    Non plus, dit l’officier en souriant au voyageur, comme s’il attendait encore de lui d’autres questions aussi étranges.

    Il ignore donc aussi ce qu’on a fait pour sa défense?

    Il n’a pas eu l’occasion de se défendre…

    Il faut pourtant qu’il ait pu se défendre.

    Et à cette dernière interrogation du voyageur:

    Connaît-il la sentence?

    Il serait inutile de la lui faire savoir puisqu’il va l’apprendre sur son corps.

    Pas de discours ni de plaidoirie, point question ici des mots ni de se rapporter à l’intellect avant qu’au tissu, qu’à cette portée infraverbale de l’expérience détenue, véhiculée par le corps sur lequel chacun doit retourner lire, en greffant, de façon graduelle, cette grâce unique, ce sentiment d’être soi au monde.

    Dans ce trajet imposé, derrière cette mise en scène à première vue implacable qui renvoie à une vision judéo-chrétienne de la faute et de la punition avec ce qu’elle dicte de devoir et de responsabilité, c’est le rôle du corps comme site de la pensée, mémoire de sensations, de tensions et de blessures, même enfouies et sédimentées, lui qui a enregistré les expériences du sujet et ses métamorphoses successives qu’il traduira, instruira possiblement par l’activité de mentalisation. S’il sert de toit, de toile à la lecture, on perçoit qu’il s’agit moins pour le sujet de « voir » que de « se représenter », d’éprouver de l’intérieur, là où ça insiste, ces ressentis qui l’amènent à détacher le tracé essentiel de l’inscription distinguée d’empreintes plus superficielles. Travail exigeant s’il en est que de s’éprouver soi vivant, à l’affût et en alerte face à ce mouvement essentiel à la vie psychique qu’est celui qui part du pulsionnel et qui, s’étayant sur les éprouvés corporels, alimente l’activité mentale de représentation et la créativité humaine⁷.

    Chacun en prolongeant cette métaphore pourra s’arrêter selon ses références et souscrire à la puissante et riche symbolique qui se dégage de ce tableau, de son déroulement exposé jusque dans les moindres détails par l’officiant… alors que le sujet trouve dans la sublimation, et ce potentiel unique de la réflexivité, la manière d’apprendre sur lui-même et ainsi d’assumer son histoire, de transcender son destin.

    Un dernier mot sur la dimension publique de ce travail sur soi exposé au regard de l’autre, sur cette scène à portée initiatique que d’aucuns pourraient juger morbide et inutilement terrifiante. Kafka prend soin d’avertir que si tous peuvent voir l’inscription – ou plutôt son dessin – se graver sur la peau et transformer l’apparence du sujet, le message, lui, toujours unique, n’est lisible que par celui qui expérimente le processus. Tout en ajoutant qu’à ce moment où il y parvenait, tout le monde savait et « il était impossible de permettre d’approcher à tous ceux qui le demandaient. Quels sentiments n’éprouvions-nous pas au moment où le ravissement venait transfigurer ce visage torturé! Comme nous aimions baigner nos joues dans le rayon de cette justice enfin atteinte […] » Comme si en reconnaissant sa juste place, en prenant la mesure de son être, de ses liens, le sujet, ainsi célébré, se trouvait de ce fait reçu dans la communauté humaine. Comme si cette présence au temps de l’épreuve venait non seulement réaffirmer l’appartenance, mais reconnaître ce fait de la blessure fondamentale, de l’énigme au cœur de toute vie, mais plus encore le caractère sacré et inestimable de l’expérience humaine.

    Rapport à la Loi, à l’Autorité et ses instances, avec ce qu’il porte de lutte contre les déterminismes renfermants mais d’appel au dépassement, dialogue psyché-soma et ce qu’il signale de l’efficience de l’axe corps-esprit dans l’inscription et la transcription de l’expérience, expression du soi sous le regard d’autrui et de sa socioculture, toutes notions explorées par la psychanalyse et sans cesse à éclairer… Si l’on revient à cette quête inaugurale et reprise incessamment depuis son commencement par le petit de l’homme, on saisit mieux l’espace et le temps nécessaires au désir de savoir pour se frayer un chemin au plus vif de son expérience, avec ce que cela oblige à perdre et recréer pour se reformuler au quotidien, et qui ne peut être assumé par aucun autre mais appréhendé, révélé en éprouvant ce risque essentiel de devenir soi.

    Cette voie qu’osent emprunter, même défaits par tant de difficultés du vivre, ces jeunes que nous accompagnons, faisons en sorte qu’elle les mène, comme le dit cet écrivain, « à faire quelque chose d’abord strictement pour moi mais qui inspirera à d’autres cette passion que des auteurs ont allumée en moi ». Aussi notre vœu ici est qu’en s’arrêtant à une image, à une idée, mieux, à une tranche de vie, à une histoire rapportée dans l’un ou l’autre des essais de cet ouvrage, que chacun trouve l’élan suffisant pour renouer avec la sienne.


    1 S. Lesourd (2007). « Errance, solitude et postmodernité », dans S. Dupont et J. Lachance (dir.), Errance et solitude chez les jeunes, Paris, Téraèdre, p. 23-32.

    2 P. Jeammet (2008). Pour nos Ados, soyons Adultes, Paris, Odile Jacob.

    3 Entretien avec Roland Gori (2008). Le Monde, 10 mai.

    4 W. Safire (2008). « On Language, Generation What? », New York Times, Sunday Magazine, 30 novembre. Cette déclinaison illustre bien le phénomène de l’affiliation où l’on voit que chaque génération marche sur les brisées de la précédente moins pour en répéter les traits (forces ou lacunes…) que pour trouver ses propres marques en tant que sujet de son époque.

    5 P. Gutton (2008). Le génie adolescent, Paris, Odile Jacob.

    6 Franz Kafka (1948). La colonie pénitentiaire et autres récits, Paris, Gallimard, traduit de l’allemand par Alexandre Vialatte.

    7 Voir le texte d’Alain Lebel (2009). « Ce corps où la pensée s’est logée », Filigrane, vol. 18, no 1, p. 7-27.

    CHAPITRE 1

    IL EST TOUJOURS PÉRILLEUX DE VOULOIR DÉFINIR L’ADOLESCENCE

    Michel Lemay

    Toute présentation sur l’adolescence est difficile à faire, et cela, pour plusieurs raisons. L’adolescence, j’en parlerai plus loin, nous confronte à titre personnel à bien des contradictions que nous portons en nous et, à titre professionnel, à des difficultés dans l’aménagement et le déroulement des modes d’intervention proposés. Elle nous oblige à aborder ce temps de la vie dans des perspectives multidimensionnelles: contextes biologique, psychologique, culturel, social, moral qui s’interpénètrent de façons bien complexes. Si nous nous plongeons dans la littérature consacrée à cette période, nous découvrons avec surprise combien les textes datent rapidement et sont donc étonnamment dépendants des modes de pensée d’une époque. Si, tout simplement, nous cherchons à définir l’adolescence dans ses débuts, sa durée, son évolution, nous constatons dans une perspective longitudinale tant historique que limitée à quelques générations combien son contenu est flou. Selon le contexte culturel, elle peut être une phase courte, délimitée par des rituels encadrant son début et sa fin ou artificiellement prolongée par des exigences ne venant pas du sujet lui-même mais de réalités socioéconomiques.

    Je partagerai ma présentation en trois parties. Dans la première partie, je jetterai un regard en arrière sur les variations du concept adolescence en fonction des époques. La deuxième partie sera consacrée à la fonction de l’adolescence sur le plan personnel en décrivant les défis que le jeune doit successivement relever. Enfin, dans la troisième partie, je réfléchirai sur les particularités de la rencontre avec l’adolescent dans nos démarches professionnelles.

    LE CONCEPT D’ADOLESCENCE SELON LES ÉPOQUES

    Un fait est indéniable. L’adolescence en tant que phase de la vie dérange l’adulte et cela n’est pas nouveau. Bien que le terme jeunesse ne signifie sans doute pas ce que nous y mettons à présent, nous trouvons dans des textes anciens des réflexions étonnamment proches de nos préoccupations actuelles. Ainsi Socrate écrit, en 420 av. J.-C.: « Notre jeunesse d’aujourd’hui est mal élevée. Elle se moque de l’autorité et n’a plus de respect. Nos enfants répondent à leurs parents et bien souvent bavardent au lieu de travailler. » Hésiode, en 720 av. J.-C., déclare: « Je n’ai guère d’espoir pour l’avenir de notre pays si la jeunesse d’aujourd’hui prend le commandement demain parce qu’elle est devenue insupportable et sans retenue. » Sur une poterie d’argile retrouvée à Babylone et datée de 3000 av. J.-C., on retrouve les termes suivants: « Les jeunes gens d’aujourd’hui sont paresseux. Ils ne seront jamais comme la jeunesse d’autrefois. Seront-ils capables de maintenir notre culture? »

    Cette dernière interrogation émanant d’un humain inconnu qui s’inquiète, trois mille ans avant nous, m’apparaît fondamentale. Par définition même, l’adolescence est un changement et menace donc le maintien d’un équilibre psycho et socioculturel dont la richesse dépend pourtant de renouvellements sous peine de devenir une société fossilisée. Elle tend pour cette raison à être considérée par certains comme une « crise » et il y eut même un ouvrage célèbre intitulé Adolescence, une crise d’originalité juvénile. Cette description présentée à des enfants à la fin de la période de latence peut même les inquiéter de façon négative en leur présentant les années qui vont suivre comme des temps de turbulence avec des troubles du comportement presque inévitables. Le concept de crise peut être aussi utilisé abusivement en disant au sujet dès qu’il s’oppose ou dès qu’il se situe différemment aux attentes de l’adulte: « Ah ça, c’est ta puberté ». Cette façon de faire, qui me rappelle fâcheusement les inadmissibles réflexions qui peuvent être formulées aux femmes dès qu’elles ont un mouvement d’humeur en liant celui-ci à l’hypothèse des menstruations, me paraît tout simplement un manque de respect et d’empathie sous-tendant un désir de domination.

    Cela étant dit, il n’en demeure pas moins vrai que l’adolescence, dans son intensité, sa durée, ses modes d’expression, a beaucoup changé selon les époques, les milieux socioéconomiques et les pays d’origine.

    Sur le plan biologique, le processus pubertaire apparaît beaucoup plus précocement dans la moyenne de la population et l’enfant se trouve confronté à des changements corporels, deux ans plus tôt que la moyenne des enfants vivant il y a soixante-dix ans. Du fait de la durée des études et d’une éducation plus libérale, un jeune homme ou une jeune fille a moins de raisons tangibles de s’éloigner de la tutelle parentale, ce qui l’amène à prolonger indûment le stade dit de l’adolescence. Il est classique de voir des jeunes ayant à l’extérieur de leur milieu familial des comportements autonomes, incluant des prises de responsabilité importantes, alors qu’ils demeurent des sujets étonnamment dépendants et quelque peu revendicateurs dans le domicile familial. Ils mêlent de manière étrange une vie sentimentale et sexuelle relativement autonome dans leur chambre d’enfant et une vie de dépendance financière et affective dès qu’ils se retrouvent auprès de leurs parents.

    Durant ces quinze dernières années, il s’est produit une véritable révolution dans la conception de l’enfance. Officiellement, l’enfant a maintenant des droits qui, au moins théoriquement, le protègent des abus de pouvoir du monde adulte. Cette reconnaissance préparée de longue date et reconnue juridiquement par la grande majorité des pays du globe a profondément remis en cause les concepts d’autorité. Elle a modifié subtilement les modes de communication intergénérationnels, les partages d’intérêts, les jeux du permis et du défendu, la manière de se situer vis-à-vis des choix de vie, les règles sociomorales, l’adhésion à des valeurs, etc. Tout cela ne se fait pas sans heurts, sans inquiétudes, sans contradictions, sans affrontements de points de vue culturels, sociaux, symboliques. Ce n’est évidemment pas un hasard qu’au moment d’un tel bouleversement, des tendances répressives, voire intégristes mais aussi modulatrices surgissent. Elles représentent sans doute un effort à la fois crispé mais, par certains côtés, salutaire pour se situer vis-à-vis de ce que les uns appellent une libération et les autres, un risque de chaos.

    D’une manière générale, on peut dire que dans nos sociétés, le droit à la différence est davantage reconnu et que l’idée de proposer un seul modèle identitaire au nom de valeurs religieuses, éthiques, morales identiques n’est plus partagée par la moyenne de la population. C’est sans doute une chance quand on a pu disposer à la fois d’un équipement neurobiologique intact, de personnes significatives ayant permis d’intérioriser de solides figures d’attachement et d’un réseau communautaire où on se sent en sécurité. Par contre, si l’on ne dispose pas de ces étais autant physiologiques, que relationnels et culturels, il devient plus difficile de se situer par rapport à soi-même et par rapport à autrui puisqu’il existe moins de structures symboliques communes répondant à notre place aux fameuses questions de l’existence: Qui suis-je? Qu’est-ce que je fais? Avec qui? Au nom de quoi?

    Si je jette un coup d’œil en arrière sur ma propre enfance et ma propre adolescence, je constate que je me trouvais d’emblée inscrit dans un contexte éducatif précis non seulement parce que j’avais la chance de vivre dans une famille unie et relativement aisée sur le plan matériel, mais parce que tout mon réseau avait les mêmes schèmes de valeur: obéissance et dépendance aux parents – règles strictes mais uniformisées sur le plan de la discipline –, nombreux interdits, particulièrement dans le domaine de la sexualité. J’avais des devoirs, très peu de droits. Sans vouloir dramatiser car il y avait bien des occasions d’échapper aux contraintes, ne serait-ce que par l’appui d’une vie imaginaire rendant possible l’impossible, j’étais immergé dans ce qu’Hesnard, un psychanalyste réputé de l’époque, appelait l’univers morbide de la faute. En particulier, sur le plan religieux, je me souviens d’avoir subi une sorte de tyrannie du péché. Se masturber, être attiré vers une fille, éprouver les émois de rencontres corporelles avec des amis garçons, penser différemment en s’inventant une vie parallèle, lire des livres autres que ceux indiqués par l’adulte, exprimer crûment son désaccord faisaient partie de ces fautes que le prêtre nommait péchés mortels. Des cérémonies religieuses ritualisées, des confessions obligatoires qu’on ponctuait inévitablement de mensonges ressentis comme de nouveaux péchés aboutissant à des communions sacrilèges, des sorties familiales du dimanche selon un certain cérémonial, des règles strictes vis-à-vis des loisirs, une étroite surveillance des résultats scolaires, des réticences à parler de son intimité ou tout simplement de ses émotions, façonnaient un univers dont on ne discutait ni l’intérêt ni la nécessité. Les changements corporels de l’adolescence étaient vécus dans le silence coupé de temps en temps de quelques explications embarrassées et peu intégrables. Le corps de l’autre restait cet inconnu qui invitait à de subtiles transgressions jamais avouées. Je ne crois pas qu’on était malheureux, mais il y avait une certaine pesanteur, une certaine uniformisation à la fois sécurisante et anxiogène qui faisait de nous des sujets peu autonomes, inscrits inévitablement dans un degré plus ou moins marqué de névrose

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