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La virginité en question
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Livre électronique324 pages4 heures

La virginité en question

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Quel pouvoir réside dans la virginité ? Comment comprendre le concept de parthénos, qui peut à la fois désigner un adolescent, fille ou garçon, une jeune vierge à marier, une figure tragique ou une puissante déesse ? Et comment les destins d’Antigone, des Érinyes, de Blanche-Neige, de Susan Salmon – l’héroïne angélique du roman populaire d’Alice Sebold – et de Valentine – la jeune punk imaginée par Virginie Despentes – illustrent-ils la temporalité au coeur des idées véhiculées sur les jeunes filles depuis l’Antiquité ?
Au moment où plusieurs penseurs annoncent une crise mon­diale des rites de passage de l’adolescence, cet essai réfléchit au discours occidental sur la virginité vue par la médecine, la loi, la littérature et la mythologie. Il montre que, loin de culminer avec la disparition du fantasme de la virginité, notre époque perpétue l’institution des filles dociles. L’auteure aborde les visages familiers de la victime angélique, de la vierge sacrée, des soeurs virales et s’attarde à l’image encore inexplorée de la jeune terroriste kamikaze en posant la question ultime : la littérature peut-elle sauver les vierges d’un destin morbide et sacrificiel ?
LangueFrançais
Date de sortie18 sept. 2017
ISBN9782760637894
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    Aperçu du livre

    La virginité en question - Eftihia Mihelakis

    INTRODUCTION

    Plusieurs études universitaires tentent depuis les trente dernières années de réfléchir aux rôles et aux significations culturelles et politiques que prennent les filles dans la société actuelle. Par exemple, l’essai Les Filles en série de Martine Delvaux a placé «les filles» à l’avant-scène de la réflexion féministe au Québec1. Cet essai déploie un éventail d’images de «filles en série» pour mettre en relief la façon dont les représentations du corps féminin sériel reconduisent un idéal inatteignable et invite à penser le potentiel subversif et radical de la série pour ouvrir sur l’avenir du féminisme. Mais c’est plus particulièrement la nouvelle discipline nommée Girlhood Studies qui s’attarde de façon importante à cibler les phénomènes socioculturels et psychologiques de l’adolescence au féminin depuis la fin des années 1980. L’originalité de la démarche des Girlhood Studies réside, entre autres, dans le fait qu’elle accorde une place importante à la perspective des filles qu’elle met à l’avant-plan pour «dépeindre de manière réaliste leur situation plutôt que de tenter de les protéger ou de les contrôler2». Cette démarche s’est principalement développée dans le domaine des études féministes anglo-saxonnes, en sociologie et en psychologie à la fin des années 19803, mais aussi dans la culture populaire aux États-Unis et en Angleterre, et d’une certaine façon en France, en Australie et au Canada, où l’on a vu apparaître des mouvements artistiques et politiques ayant la fille comme figure de proue.

    Parmi les mouvements les plus forts, il y a celui du Riot grrrl (le «grrr» voulait traduire le son du grondement4). L’historienne Nadine Monem5 et l’essayiste et critique rock états-unien Greil Marcus6 situent ses débuts dans les années 1990 à Olympia, dans l’État de Washington. Alors que le mouvement n’a jamais été rattaché à une figure particulière, il a eu comme point de départ le mouvement punk Riot Grrrl, où on s’est particulièrement intéressé à la place de la fille dans la société états-unienne. C’est le rapport entre pouvoir et transformation sociale, se donnant à lire par l’entremise de gestes do-it-yourself et d’une voix agressive, enragée, mettant à mal le concept traditionnel de la jeune femme victime, vulnérable et incertaine7, qui est au centre de ce mouvement. Il existe par ailleurs un mouvement musical à la croisée du punk rock et du rock alternatif (je pense aux groupes Bikini Kill, Le Tigre ou Pussy Riot) qui est fortement ancré dans une pensée féministe.

    Dans les années 1980 et au début des années 1990, des mouvements sociaux, tels que AIDS Coalition to Unleash Power (ACTUP), Guerilla Girls et Queer Nation and Lesbian Avengers n’ont cessé de jeter la lumière sur les inégalités de notre société qui se prétend libre et démocratique8. Comme le signale Caroline Caron9, des études francophones s’inspirent des prémisses des Girlhood Studies et ont ceci de particulier qu’elles réfléchissent à l’agentivité sexuelle de la fille, un concept, relativement récent, qui fait référence «à la prise d’initiative, à la conscience du désir de même qu’au sentiment de confiance et de liberté dans l’expression de sa sexualité10». Selon ces chercheuses, le concept de «fille» n’est pas seulement déterminé par l’âge ou la puberté. Si les expériences corporelles des filles sont importantes11, «il n’y a rien d’essentiel dans le fait d’être une fille; ce sens est toujours produit et négocié dans un contexte historique et politique12». Les Girlhood Studies rappellent néanmoins que le corps de la fille est marqué par les modalités de son expérience physique dans le monde13.

    Ainsi, les paradoxes que met en lumière Saxton dans son ouvrage gravitent autour de l’idée des potentialités de la fille. Ses potentialités révèlent des contradictions qui sont inhérentes aux façons dont la société contemporaine occidentale projette un rêve d’avenir pour la fille, que celle-ci doit internaliser afin de satisfaire aux fantasmes sociaux ainsi qu’au système de consommation. La fille semble être la figure par excellence de l’inachèvement, du potentiel infini, comme le signale Saxton. Toutefois le pouvoir qu’elle exerce dans le monde immanent est souvent infériorisé par des instances coercitives et disciplinaires qui la limitent. La fille peut être le symbole d’une force inouïe (Jeanne d’Arc la sainte guerrière) tout en étant traitée comme une enfant qui doit être protégée ou punie (Jeanne d’Arc l’hérétique). Son statut liminaire inscrit son corps, son être, autant dans le monde incarné des lois et des normes que dans le monde désincarné des idéaux et de la morale14. Puisque son corps fait appel à quelque chose qui n’est pas encore entièrement développé, il devient le site de toutes les possibilités et simultanément de toutes les restrictions.

    Dans Beyond Bad Girls: Gender, Violence and Hype, Meda Chesney-Lind et Katherine Irwin15 déterminent deux moments charnières dans l’histoire culturelle contemporaine: elles définissent, d’une part, l’ouvrage de Mary Pipher pour aborder les années 1990, et s’occupent elles-mêmes des spécificités sociales et psychologiques de la fille réelle du début du 21e siècle. En effet, Mary Pipher16 a publié en 1994 une étude clinique sur la fille.

    C’est la figure d’Ophélie qui permet de caractériser, et de généraliser, ce que cette dernière considère comme un diagnostic social: à partir de son expérience clinique, Pipher constate que les filles au début des années 1990 sont en retard par rapport aux garçons sur la scène pédagogique états-unienne et qu’elles sont par ailleurs disproportionnellement victimes de violence sexuelle à l’école si on les compare aux garçons. Les filles seraient dans un état de non-passage, celui de la dépression et de l’effacement de soi. C’est en cela que la fille correspondrait à la figure d’Ophélie.

    Or Pipher n’explique jamais pourquoi la figure d’Ophélie cristallise les réalités vécues par l’échantillon de filles qu’elle s’attarde à étudier. Par ailleurs, le mot «fille» semble sans conteste être une idée féconde, mais il se voit presque automatiquement associé à l’adolescente mortifère ou à la bonne/mauvaise fille. Comme le signale Elline Lipkin17, et Carol Gilligan18 avant elle, le passage de l’adolescence à l’âge adulte est nécessaire pour la fille, même si cela implique qu’elle se retrouve dans une impasse identitaire. Les psychologues Carol Gilligan et Mary Pipher rappellent néanmoins que les filles élaborent une image de soi qui se concrétise systématiquement dans la perte19. Au risque de paraître non féminines, trop masculines ou viriles, les filles dans les cas étudiés par Driscoll et Pipher préfèrent se retirer ou se désinvestir de certaines activités (sport compétitif ou réussite scolaire) en refusant d’occuper des rôles genrés qui ressembleraient trop à ceux des garçons. Ni femme ni garçon, la fille serait figée dans un état liminaire, plus proche de la mort que de la vie, un état qui en d’autres mots est voisin de la désincarnation plutôt que de la vie matérielle ou de la vie politique.

    Et Ophélie serait ici le symbole du vide, d’un sexe vide et intouché par l’homme. La virginité d’Ophélie en vient à être le symbole de sa pureté et de sa mise à mort. La virginité intacte – l’innocence et la pureté – est donc comme le prisme à travers lequel la fille ne cessera de fasciner. Mais pourquoi la virginité demeure-t-elle insuffisamment abordée dans ces études? De cette virginité exsangue induite par la figure d’Ophélie, de ce destin figé, Pipher ne dit rien, s’intéressant plutôt à l’expérience clinique des adolescentes à l’école. C’est à cette figure de la virginité exsangue, absente à elle-même et désincarnée, que ressemblent, à des degrés variables, les filles des récits qui seront étudiés ici.

    Hors de ce débat qui met en question les caractéristiques propres aux vies réelles des adolescentes, se dessine toutefois, en filigrane de l’analyse qu’offrent les Girlhood Studies sur les particularités culturelles, socioéconomiques et physiologiques, une interrogation sur la qualité des représentations artistiques et littéraires des filles. Les Girlhood Studies s’appliquent en effet à réfléchir autant aux œuvres littéraires et filmiques qu’aux phénomènes sociaux et culturels pour déconstruire le couple oppositionnel de la bonne/mauvaise fille. Dans «Bad Girls»/«Good Girls»: Women, Sex, and Power in the Nineties, Nan Bauer Maglin et Donna Perry20 rassemblent plusieurs féministes dont Emma Amos, bell hooks, Ann Jones, Lisa Jones, Paula Kamen, Matuschka, Marge Piercy, Katha Pollitt, Anna Quindlen, Elayne Rapping, Lillian S. Robinson et Ellen Willis. L’ouvrage réunit des voix plurielles de féministes pro-sexe et antipornographie pour réexaminer les conséquences et les écueils du mouvement de libération sexuelle des années 1960 et 1970. Les auteures réfléchissent donc à certains enjeux, tels le VIH/sida, la violence conjugale, le viol, les récits d’agression et la pornographie, pour mettre en évidence l’importance de l’agentivité sexuelle des femmes. Aucune réflexion n’a pourtant été émise sur leur usage du syntagme «fille».

    Une attention portée sur les diverses représentations littéraires de la fille trouve un écho incontestable dans plusieurs ouvrages anglo-saxons depuis les trente dernières années. L’ouvrage The Girl: Constructions of the Girl in Contemporary Fiction de Ruth O. Saxton21 est devenu une étude canonique au sein des recherches en Girlhood Studies. Prenant comme point de comparaison les œuvres romanesques des sœurs Brönte, en passant par les œuvres de Virginia Woolf et de Sylvia Plath, Ruth O. Saxton a créé un ouvrage collectif qui se veut une généalogie littéraire de la fille. L’ouvrage réfléchit par ailleurs aux œuvres contemporaines de Toni Morrison, Dorothy Allison et Jane Hamilton pour expliquer comment les particularités littéraires du passage à l’âge adulte de la fille se manifestent aujourd’hui.

    Saxton postule qu’il y a un changement paradigmatique de la figure de la fille en littérature à la fin du 20e siècle: de nouveaux récits avec une constellation de thèmes et de structures narratives qui diffèrent de ceux des décennies et des siècles précédents22. Saxton nuance rapidement cet élan optimiste en ajoutant que si la fille a longtemps été cantonnée dans une histoire littéraire, mais aussi culturelle (comme je le montrerai), où elle s’est vue imposer son destin, n’ayant pas eu le privilège d’exercer une subjectivité autre que celle qui correspondrait aux paradigmes hétéronormatifs du mariage ou de la maternité, il n’est pas nécessairement vrai que le destin de la fille est représenté si différemment aujourd’hui.

    L’essai de Saxton tente de montrer de façon comparative que les modalités d’apparition de la fille, dans la littérature anglo-saxonne, se donnent toujours à lire à partir de la topique du mariage ou de la maternité. Ainsi, l’auteure avoue son regret: au lieu de produire un ouvrage collectif qui serait en mesure de démolir toutes les topiques conventionnelles de la fille, la spécialiste constate à l’aune de ces exemples que les relations hétéronormatives définissent toujours le passage de la fille à l’âge adulte en littérature. En va-t-il de même des littératures française et francophone qui demeurent à ce jour largement ignorées au sein de ce sous-champ disciplinaire? Près de trente ans après son apparition aux États-Unis, en Australie, en Grande-Bretagne et au Canada, les Girlhood Studies ne semblent pas trouver autant d’échos dans la sphère des études culturelles, de l’histoire culturelle, des études littéraires et des études féministes au Québec et ailleurs en France.

    Est-ce que le mot «fille» sollicite le même imaginaire social et culturel en France ou ailleurs au Québec que celui de «girl» en anglais? En tant que comparatiste au Québec, dois-je changer de paradigme culturel, imaginaire et épistémologique lorsque je réfléchis à l’aune des Girlhood Studies? L’ouvrage collectif Portraits de jeunes filles. L’adolescence féminine dans les littératures et les cinémas français et francophones sous la direction de Daniela Di Cecco est un des premiers ouvrages en France à s’inscrire de façon explicite dans la lignée des postures théoriques et critiques des Girlhood Studies en s’intéressant autant à «la représentation de la femme en devenir23» qu’à «la construction de la jeune fille dans les littératures et les cinémas français et francophones24». Doit-on penser, à la manière de Di Cecco, que les expressions «femme en devenir» et «jeune fille» forment conjointement un idiome sémiolinguistique apte à traduire plus efficacement le pendant français et francophone de l’idée anglo-saxonne de «girl»? Pourquoi ces études françaises et francophones n’empruntent-elles pas le syntagme «fille» plutôt que celui de «jeune fille»?

    Il est ainsi d’autant plus important de retracer la généalogie culturelle de la fille en Occident pour cibler les moments charnières de ce devenir de la fille en femme au sein des structures de savoir qui ont activement participé à forger cette figure hétéronormée qu’est celle de la «jeune fille». Ayant pour ancrage historique le 19e siècle et le début du 20e siècle, l’ouvrage de Di Cecco tente de penser aux liens qui se tissent entre la construction du concept moderne de l’adolescence et les réformes scolaires à l’égard de l’éducation des jeunes filles sous la Troisième République. L’entreprise de l’essai de Catherine Driscoll consiste quant à elle à esquisser une réflexion généalogique et une cartographie de l’histoire culturelle de la fille en Occident anglo-saxon. Comme Ruth Saxton et Daniella Di Cecco, Driscoll remonte au 19e siècle et à l’émergence d’une classe spécifique – l’adolescence – pour ensuite en revisiter les indices, les ramifications, les effets au début du 20e siècle. Driscoll se démarque des autres spécialistes des Girlhood Studies, puisqu’elle postule que le mot «adolescence» fait référence à un état en transition25. Je pense en effet qu’il y a un fil rouge à tisser entre l’idée moderne de la fille, l’idée plus conventionnelle de la jeune fille et l’idée moderne de l’adolescente grâce entre autres aux effets et aux écueils qui émergent au sein de leurs structures définitionnelles.

    Si la jeune fille est presque toujours aussi une adolescente, la fille peut ne pas l’être, comme le montre bien Driscoll. Si cette dernière étudie ce caractère polyvalent, plastique et fluide que représente selon elle le concept d’adolescence, elle n’en est pas moins consciente de la prolifération d’une tendance dominante dans le milieu universitaire et scientifique. Elle observe à cet égard que l’adolescence au féminin a systématiquement été abordée comme une catégorie appartenant à des disciplines du savoir: le droit, l’éducation, la politique, la famille, l’art, la psychologie26. Cependant, la méthode de la généalogie qu’elle s’applique à déployer dans son essai ne s’oppose pas à cette tendance d’étudier les passages de l’adolescence au féminin au moyen des disciplines du savoir. Sa méthode n’est pas une historiographie qui va à la recherche d’origines. Driscoll propose de cartographier la possibilité de certaines idées au sein des contextes où elles se sont développées, pour mieux réfléchir aux enjeux de l’adolescence aujourd’hui. Cette méthode n’est donc pas à la recherche d’un trésor caché parce qu’elle ne prétend pas tracer une séquence linéaire, un récit téléologique de l’adolescence au féminin. Une généalogie de l’adolescence au féminin étudie le foisonnement des discours et des savoirs qui façonnent ce qu’être adolescente ou fille signifie, de façon subjective et collective. Driscoll spécifie donc qu’il s’agit de cibler ces discours et ces savoirs pour choisir des lieux (écoles, familles, systèmes légaux) qui servent de point d’entrée et de connexion (et non de grilles de lecture). L’originalité de la visée de Driscoll se dessine aussi dans sa proposition de mettre l’accent sur d’autres lieux: des écrits particuliers, le cinéma, les études féministes, la psychanalyse, la psychologie développementale et populaire pour dresser une généalogie complexe et plurielle de l’adolescence.

    Driscoll rappelle que l’âge d’une personne – en l’occurrence celui de la fille – est toujours rattaché aux expressions rendues visibles au sein d’un contexte particulier. Il n’y a donc pas d’âge ontologique. Pourtant, elle se demande quel moment spécifique détermine le passage de la fille à un autre âge: est-ce l’arrivée de la ménarche ou d’un autre moment particulier? Elle ne répond pas à la question, mais elle précise qu’elle se voit pourtant comme une «fille» quand elle côtoie ses amies, et ce, même si elle est dans la trentaine au moment où elle écrit son essai. Cependant, remarque-t-elle, lorsque ce mot est assigné aujourd’hui à des femmes plus mûres, il renvoie à l’idée de jeunes filles innocentes, naïves, ou de jeunes filles frivoles, sexuellement désirables aux yeux des hommes. Je dois toutefois noter que si l’adolescence est un concept variable, il n’a jamais été étudié avec le concept plus ancien de «jeune fille», dont l’histoire étymologique est inextricablement liée à celle de la virginité.

    L’idée de la «fille» peut-elle évoquer une forme de performance qui peut briser la rigidité de l’identité ontologique de la «jeune fille»? Cette idée de la «fille» tient-elle à ce tour de l’imagination, à un «comme si» mais «pas vraiment», libérant en retour l’impression d’un état absolu et essentialiste? Ce qui qui me vient en tête, c’est le vidéoclip de la chanson Like a Virgin de Madonna qui apparaissait en loupe tout au long de mon adolescence sur la chaîne télévisuelle de MusiquePlus. Il y avait chez Madonna une forme de liberté qui se moquait des conventions romantiques et victoriennes du mariage et de la commercialisation des voyages de lune de miel. Dans le vidéoclip, se superposait presque systématiquement l’image d’une «mauvaise vierge» en habit noir «post-punk», et dansant dans une gondole à Venise, avec celle d’une «vierge blanche» dans un manoir aux allures kitch. Ce vidéoclip me fait croire que la virginité est matérialisée dans un registre du factice et de l’apparat, du «like» a virgin. La «fille» est-elle finalement un circonvoisin de la «vierge»? Et si oui, quel mot emprunter pour condenser ces deux idées? Madonna ne montre-t-elle pas finalement que la «fille» est aussi et surtout une vierge, qu’elle soit jeune ou pas? J’y vois par contre plus qu’une idée de la virginité; dans cette coagulation des stéréotypes ou des lieux communs, je vois surtout un concept qui s’incarne dans le registre du fantasme. Il y a là un idéal inaccessible dans l’idée de la fille en tant que vierge qui suppose la connaissance d’un statut de pureté, lequel doit être contresigné par celui qui la scrute. En ce qui concerne la question de la virginité, ne sommes-nous pas systématiquement et inévitablement relégués au doute, à l’impossibilité d’une garantie indubitable?

    En 2014, alors que cette chanson fêtait ses quarante ans, la sœur Christina, religieuse et gagnante de l’émission The Voice en Italie, reprend la chanson de Madonna. Elle sollicite l’imaginaire de la «toute première fois» dans un contexte où la question du sacré et de la vie spirituelle enlève en quelque sorte la puissance du jeu ainsi que celle du factice qu’est la virginité charnelle (car elle est invisible). On n’attend pas d’une religieuse qu’elle ait nécessairement été chaste avant de devenir sœur, mais elle a un devoir de chasteté et de pureté dès qu’elle est initiée au monde religieux, dès qu’elle porte son habit de nonne. La performance de la sœur Christina a laissé un goût amer dans ma bouche parce que je n’étais plus devant la possibilité de la destruction des idéaux, ou plus simplement encore dans un jeu enfantin de dress-up. L’habit noir de la nonne était saturé d’un registre de significations figées, ce qui n’était pas le cas de l’habit noir post-punk de Madonna. Je me retrouvais en 2014 devant un constat: la sœur Christina reconnaissait sans doute la grandeur de la chanson de Madonna, mais la virginité prend toujours sens aujourd’hui sous l’éclairage d’une transcendance, d’un rapport au sacré et d’une forme d’érotisme désincarné.

    Je pense qu’il est impossible aujourd’hui de séparer l’impression qu’on a de la virginité d’un certain régime du sacré même si les concepts de «fille» et «d’adolescence au féminin» tendent à s’élargir pour devenir plus fluides. Les grands symboles du monde sacré ne suscitent peut-être plus en nous, Occidentaux, le respect, la soumission ou la dévotion. Mais le monde qui m’entoure semble plus que jamais bouleversé et obsédé par un besoin de purification dans le sacré. Comme le dit Henri-Bernard Vergote dans Le Retour du sacré,

    alors que, pour le physicien ou le biologiste, la nature elle-même ne contient plus de dieux, et que la parole humaine est soupçonnée de ne pouvoir nommer ni Dieu ni l’homme, l’homo technicus europaeus tout libéré qu’il soit par cette désacralisation du monde et de lui-même, n’en rêve pas moins d’un Tout-Autre et d’un Ailleurs27.

    Le sacré à mes yeux, c’est surtout la présence de l’au-delà ici-bas, sans qu’il y ait nécessairement un lien à faire avec le religieux. La virginité est peut-être le signe, le symbole, de cet espoir d’élévation pour l’humanité ou, au moins, le site aujourd’hui d’un retour à un rite de désincarnation, qui n’est pas sans rappeler à mon avis un régime de l’échange capitaliste.

    Bonnie MacLachlan précise, en effet, que la fille en tant que vierge a été jusqu’à très récemment en Occident – cela a changé dans les trente dernières années – un facteur déterminant pour légitimer sa valeur marchande28. Or, même aujourd’hui, les ventes publiques (souvent en ligne) aux enchères29 où des filles proposent de se faire dépuceler pour une juste valeur marchande30 me portent à croire

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