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L'alternative patrimoniale des Iyiyiwch: Savoir-faire, territoire et autonomie
L'alternative patrimoniale des Iyiyiwch: Savoir-faire, territoire et autonomie
L'alternative patrimoniale des Iyiyiwch: Savoir-faire, territoire et autonomie
Livre électronique451 pages6 heures

L'alternative patrimoniale des Iyiyiwch: Savoir-faire, territoire et autonomie

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À propos de ce livre électronique

Cet ouvrage propose une étude des relations qu’une Première Nation, les Iyiyiwch (Cris du Québec), entretient avec le concept de patrimoine et le processus de mise en patrimoine de sa culture. Il démontre que les Iyiyiwch ont mis en place une stratégie d’autopatrimonialisation à l’échelle du Gouvernement de la Nation Crie dans le contexte de leur discussion avec le gouvernement du Québec et en expose ses expressions à l’échelle d’une communauté, Waswanipi.

L'alternative patrimoniale des Iyiyiwch souligne les choix des élus politiques, des responsables administratifs, des familles, des chasseurs et des pratiquants des cérémonies qui favorisent cette approche et participent à la définition de ce qu’est ou peut être le patrimoine dans le monde iyiyiw, notamment à partir du concept d’iiyiyiw iituun (« manière iyiyiw de faire »). Un des enseignements fondamentaux des Iyiyiwch est que, au-delà des savoirs et des pratiques, ce sont les relations qui sont à protéger et à transmettre.

Ce portrait spécifique aux Iyiyiwch établit une approche alternative de ce que peut être le patrimoine aujourd’hui dans les mondes autochtones ainsi que, plus largement, au Québec, au Canada et à l’international. Cet ouvrage s’adresse au public scientifique en recherche en sciences humaines tout en se voulant accessible à un public plus large.
LangueFrançais
Date de sortie15 nov. 2023
ISBN9782760559158
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    Aperçu du livre

    L'alternative patrimoniale des Iyiyiwch - Paul Wattez

    Introduction

    La diminution de la transmission des savoirs locaux est une préoccupation continue parmi les Iyiyiwch. Son articulation aux débats sur le patrimoine au Québec et au Canada n’est pas un fait inédit étant donné que, de manière globale, ce qui est ou devient patrimonial est destiné à être protégé pour mieux être transmis. Pour les Iyiyiwch, la mise en patrimoine (ou patrimonialisation) de leur culture, tel qu’elle a été élaborée par le gouvernement de la Nation crie (GNC)¹, est un moyen de continuer le dialogue avec le gouvernement du Québec et d’actualiser leurs positions politiques, notamment en termes de droits territoriaux et, plus particulièrement, de droits culturels. Si une forme d’adéquation opère entre les outils issus de cette politique culturelle et les modes locaux de protection et de transmission, cette patrimonialisation peut aussi renforcer leurs initiatives locales et régionales vouées à la transmission de leurs savoirs. Cette dynamique n’est pas exempte d’homogénéisation et de particularisation des savoirs et des pratiques des Iyiyiwch ni de reconfigurations de leurs relations. Avant d’expliquer comment dérouler ce fil rouge tout au long de cet ouvrage, il est primordial d’opérer des retournements de perspective eu égard aux Iyiyiwch. Ce renversement du cadre de référence initial s’inscrit dans un repositionnement décolonial envers les Iyiyiwch.

    En iiyiyuu ayimuun, Iyiniw/Iyiyiw (ou Eenou/Eeyou) signifie « être humain » (Cree School Board, 2012c, p. 27 ; GNC, 2002, p. 3-4). Iyiniw renvoie au dialecte du Sud et de l’intérieur des terres, alors qu’Iyiyiw renvoie au dialecte du Nord et de la côte. J’ai choisi d’employer l’endonyme Iyiniw/Iyiyiw en iiyiyuu ayimuun et non pas l’exonyme « Cri » en français (Cree en anglais)². Le terme « Cri » provient à l’origine d’une contraction de « Kiristinon » qui est un emprunt de « Kiristino », « nom ojibwa désignant un groupe parlant le cri et vivant au sud de la baie James à la moitié du XVIIe siècle » qu’adoptèrent les Français (Brightman, 1993, p. 4, [traduction libre] ; Preston, 1999, p. 32). Entre eux, lorsqu’ils se désignent eux-mêmes, les Iyiyiwch emploient invariablement les endonymes Iyiyiw ou Iyiniw et l’exonyme Cree en anglais sachant que, dans leur grande majorité, ils sont bilingues avec l’iiyiyuu ayimuun et l’anglais pour première et deuxième langue, respectivement. En anglais, ils emploient deux autres catégories, à savoir Indigenous et Indians, selon les contextes d’usage et leurs interlocuteurs. Les Iyiyiwch font montre d’une grande flexibilité d’usages des ethnonymes, ce qui n’est pas unique. James Clifford (2004, p. 19) note, par exemple, qu’il en va de même pour les Alutiiq qui adoptent « plus d’un seul terme selon le public et l’occasion » (traduction libre), à savoir Aleut ou encore Sugpiaq. J’emploie Iyiniw-ch (le suffixe-ch est la marque du pluriel en iiyiyuu ayimuun) lorsque je parle des personnes de Waswanipi et des autres communautés du Sud et de l’intérieur : Mistissini (« grosse roche »), Oujé-Bougoumou (« lieu de rendez-vous »), Nemaska (« là où le poisson abonde ») et Washaw Sibi (« la rivière qui coule vers la baie ») (figure I.1). J’emploie Iyiyiw-ch lorsque j’évoque des communautés du Nord et de la côte : Whapmagoostui (« baleine blanche »), Chisasibi (« grande rivière »), Wemindji (« montagne de l’ocre »), Eastmain (« terres à l’est ») et Waskaganish (« petite maison ») (figure I.1). J’emploie Iyiyiw-ch aussi pour désigner l’ensemble des personnes vivant dans les dix communautés³ étant donné qu’il s’agit du dialecte majoritaire. Cette flexibilité semble moins grande pour les toponymes, Iyiyiw Istchee ou Iyiniw Astchee étant plus souvent employés que « baie James », peu importe l’interlocuteur, ce qui rend d’autant plus important le repositionnement avec les rapports que les Iyiyiwch entretiennent avec le territoire, en évoquant Iyiyiw Istchee, Wash-te-ou-nebi, Chiiwetau, Iyiniw Atschee, nhodo istchee et nocimic.

    FIGURE I.1 / Carte d’Iyiyiw Istchee (ou Iiyiyuuschii) avec neuf des dix communautés iyiyiwch reconnues par le Gouvernement de la Nation Crie (GNC)

    Source : Aanischaaukamikw-Institut culturel cri (A-ICC), 2012.

    Iyiyiw Istchee, centre du monde

    Les Iyiniwch désignent, avec l’endotoponyme Iyiyiw Istchee, qui signifie « terre des êtres humains », « terre du peuple » ou « notre terre », l’ensemble du territoire connu sous l’exotoponyme « baie James » (Denton, 2002, p. 29 ; Cree School Board, 2012c, p. 27). Iyiyiw Istchee rassemble les territoires des autres communautés iyiyiwch (figure I.2). Iyiyiw Istchee est, pour les Iyiyiwch, le « centre du monde » comme le présente Roméo Saganash (cité dans Walter, 2016). Preuve en est les rapports des Iyiniwch avec Waswanipi, leur site historique de rassemblement et Iyiniw Astchee.

    FIGURE I.2 / Carte du système territorial traditionnel avec les nhodo istchee sur l’ensemble d’Iyiyiw Istchee et ses subdivisions par communauté

    Source : Gouvernement de la Nation crie (GNC), 2012.

    Waswanipi, Iyiniw Atschee, Chiiwetau

    Le mot « Waswanipi » est une transformation du terme wash-te-ou-nebi en iiyiyuu ayimuun qui peut être traduit par « lumière sur l’eau » ou « réflexion sur l’eau » (Cree First Nation of Waswanipi [CFNW], 1997, p. 25) faisant référence à une pêche nocturne traditionnelle au cours de laquelle les Iyiniwch attirent les poissons à l’aide de torches (Wattez et CFNW, 2016). Au-delà de désigner la communauté, cette technique de pêche renvoie plus largement à la vie des Iyiniwch sur Iyiniw Atschee, leur territoire.

    Waswanipi est située à la jonction des rivières Opawica, Chibougamau et Waswanipi à 45 kilomètres en amont du site que les Iyiniwch appellent aujourd’hui Chiiwetau, qui est traduit par « retournons-y », ou le « Vieux poste » (the Old post en anglais), là où se trouvait le poste de traite géré par la Compagnie de la Baie d’Hudson (CBH) depuis 1819, poste qui a été établi par la Compagnie du Nord-Ouest⁴ (CNO) en 1800 (Marshall, Cree Regional Authority [CRA] et CFNW, 1987, p. 2, p. 65) ou en 1821 (Roy, 2010)⁵. Chiiwetau accueillait le deuxième poste de traite ouvert toute l’année sur le territoire d’Iyiniw Atschee, alors que le premier a été construit par la CNO en 1775 sur les rives du lac Cheashquacheston (lac Goéland en français, Gull Lake en anglais). Chiiwetau était aussi un lieu voué à la religion chrétienne. La première chapelle, catholique en l’occurrence, y a été construite vers 1850 (Morantz, 2002a, p. 75) offrant un service à longueur d’année par le missionnaire. Les Iyiniwch ne s’y sont installés, eux, que de manière temporaire, jamais pour une longue période, et sans que cela soit le cas pour toutes les familles chaque année.

    Jusqu’à sa fermeture en 1963 (Morantz, 2002a, p. 200), les familles iyiniwch s’y rassemblaient pendant deux à quatre mois selon les six saisons que compte leur cycle annuel (A. Saganash, 2000), soit entre la fin de meuskumin (le dégel printanier, mai à juin), de neebin (l’été, de juillet à août) et le début de wastebekun (les premières chutes de neige, de septembre à octobre). Les familles iyiniwch étaient sur leurs territoires de chasse familiaux dans les bassins versants des rivières Magasaci, Bell et Waswanipi pendant les trois autres mois, soit dakotin (les premiers gels, de novembre à décembre), pipun (l’hiver, de janvier à février) et sheegoon (les premiers bris de glaces, de mars à avril). Par exemple, en 1823, les 32 groupes familiaux (représentant 136 personnes) qui faisaient du commerce au poste de traite se sont dispersés sur le territoire en une douzaine de petits groupes de chasseurs. Ils ne se rencontraient qu’à un moment et à un endroit convenus à l’avance au printemps ou en été. Ces familles ne venaient pas toutes au site du poste de traite chaque année non plus. Elles pouvaient rendre visite à d’autres groupes familiaux iyiniwch ou à d’autres groupes issus d’autres Premières Nations voisines, plus ou moins proches de leurs territoires de chasse familiaux, pour organiser des mariages et commercer avec celles provenant de différents postes de traite, tels que Megiscane ou Nemiscau. Au début du XXe siècle, un maximum de trois groupes familiaux visitait le « Vieux poste » en même temps. Une famille pouvait y venir une ou deux fois par an, en ne restant pas plus d’un jour pour principalement échanger ses fourrures contre le petit lot d’articles entreposés au poste de traite. Chiiwetau n’était pas le seul lieu de rassemblements multifamiliaux. D’autres lieux existaient sur le territoire. Ces lieux étaient fréquentés par les Iyiniwch pendant quelques jours sur le chemin aller et retour entre le site du poste de traite et les territoires de chasse familiaux, où chaque famille demeurait le reste de l’année, plus ou moins longtemps et à des endroits différents, selon qu’ils chassaient, piégeaient ou pêchaient pendant dakotin, pipun et sheegoon.

    Nhodo istchee, nocimic

    Le territoire ancestral des familles de Waswanipi, par exemple, se nomme Iyiniw Astchee (d’une superficie de 35 000 km²) et compte 62 nhodo istchee ou territoires de chasse familiaux (hunting grounds en anglais) ou aires de piégeages (traplines en anglais) (figure I.3), comme les Iyiniwch les appellent de manière interchangeable dans la « cohabitation contemporaine des systèmes fonciers » et l’enchevêtrement de « formes variées de territorialité » (Chaplier et Scott, 2018, p. 51). Chaque nhodo istchee est géré par un nhodo uchimaw (chef de chasse), appellation interchangeable pour les Iyiniwch avec celui de maître de trappe ou tallyman⁶ en anglais (Chaplier et Scott, 2018). Sa responsabilité est de veiller au bon déroulement des activités traditionnelles de la chasse, de la pêche et du piégeage. À ces responsabilités historiques s’ajoutent aujourd’hui la gestion du respect des mesures de compensations en lien avec l’exploitation forestière et minière (entretien des routes minières et forestières, prise en charge des détériorations matérielles sur les camps de chasse et partage du bois de chauffage) et la gestion des impacts liés à l’envahissement du territoire par des Allochtones (report de camps illégaux, de pratiques de chasse hors saison et de vol de matériel). Au nhodo istchee s’ajoute nocimic, l’espace d’expérience des relations familiales (Tanner, 2004) entre les personnes humaines et les « personnes autres qu’humaines » (Hallowell, 1992, p. 64) qui composent le monde des Iyiyiwch. Il s’agit notamment des animaux, des vents, des rivières, des lacs, des montagnes, du tonnerre, de la glace et des êtres spirituels, qu’ils soient tutélaires ou non (Feit, 2000, p. 141-43 ; 1995, p. 184 ; Scott, 2006 ; 1989 ; Tanner, 1979). Chez les Iyiniwch de Waswanipi, l’étendue géographique du nocimic n’a d’égale que l’étendue de l’expérience territoriale de ses utilisateurs. Le nocimic, dont les limites ne sont pas cartographiées, peut ainsi couvrir tout un territoire de chasse familial ou une partie de celui-ci sans considération de ses limites qui, elles, sont cartographiées (figures I.2 et I.3). Comme Adrian Tanner le propose pour les Iyiyiwch et les Innus, le nocimic peut être défini comme suit :

    nocimic est souvent traduit par « brousse » et fait référence au paysage relativement familier au-delà des limites des établissements et des camps de chasse où se déroulent les activités de chasse. C’est un domaine où chaque lac, ruisseau et colline est nommé, soit en relation avec son histoire, soit en tant que point de repère géographique reconnaissable du point de vue du chasseur, une région sillonnée d’anciens sentiers, portages et anciens campements nommés et familiers […]. C’est un environnement socialement construit, tout autant que le paysage agricole dans les sociétés occidentales. Nocimic est donc un territoire familier, « domestiqué » dans le sens où ses occupants animaux, comme les humains, vivent dans des groupes familiaux domestiques, ont des chefs, agissent avec des intentions, veulent être traités avec respect et suivent des règles de réciprocité (2004, p. 207, traduction libre).

    FIGURE I.3 / Carte du système territorial traditionnel des Iyiniwch de Waswanipi en 2020 avec 62 nhodo istchee

    Source : Première Nation crie de Waswanipi, 2020.

    L’intimité sociale et cosmologique entre les Iyniwch et les personnes autres qu’humaines sur nocimic n’est pas l’apanage des seuls chasseurs. Les autres membres de la famille élargie en font également l’expérience lorsque les chasseurs ramènent les animaux aux camps de chasse notamment. Cette proximité est vécue à travers des relations de respect et de réciprocité pendant la chasse, ainsi que le partage des récoltes et certains rituels.

    Les territoires de chasse familiaux et nocimic sont aujourd’hui d’importants marqueurs de l’identité politique et culturelle locale, au même titre qu’Iyiniw Astchee. Les Iyiniwch qui occupent ces territoires font partie de la parenté immédiate et éloignée du nhodo uchimaw, soit la famille nucléaire et la famille élargie ou le clan comme certains Iyiyiwch nomment cette dernière. Ces territoires peuvent être l’objet de tensions, voire de conflits, au sein des familles, particulièrement lorsqu’il est temps que le nhodo uchimaw transfère son nhodo istchee et le statut qui va avec à un membre de sa parenté pour que celui-ci prenne le relais. Cette personne est celle dont la connaissance du territoire est la plus reconnue pour garantir sa bonne gestion, donc généralement le fils aîné du nhodo uchimaw. Or, des fils cadets, des cousins, voire des femmes (aînées, cadettes ou des cousines), peuvent se faire reconnaître comme le ou la future nhodo uchimaw ou réclamer ce titre contre l’avis du nhodo uchimaw ou de sa famille. Ces conflits de transfert de l’autorité territoriale ont été exacerbés par la subdivision des territoires de chasse familiaux après 1975, soit après la signature de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois (CBJNQ) avec les deux paliers de gouvernement. À l’époque, il y avait une quarantaine de territoires familiaux répartis entre les Iyiniwch de Waswanipi et leurs délimitations étaient flexibles. Devant la pression de la croissance démographique, plusieurs nhodo istchee ont été divisés entre deux et cinq territoires. Leur fractionnement et leur occupation par les familles iyiniwch sont relatifs à leur proximité ou leur éloignement avec les principaux axes de transport Iyiniw Astchee à partir de Waswanipi : les plus fractionnés et occupés sont les ndoho istchee les plus proches des routes 113 et Billy-Diamond. Il faut ajouter le principe de la rotation des ndoho istchee comme autre critère d’occupation. Cette rotation consiste à permettre aux membres d’une famille de laisser son ndoho istchee se régénérer pendant une ou plusieurs années en se faisant inviter sur le ndoho istchee d’une ou plusieurs autres familles pendant cette période, avant de rendre la pareille les années suivantes. Ces deux facteurs combinés ont contribué à la croissance de l’occupation des ndoho istchee du sud.

    Eu égard à ces multiples réalités territoriales des Iyiniwch, Waswanipi n’est pas une communauté isolée d’Iyiyiw Istchee. Waswanipi est la communauté iyiyiw la plus au sud d’Iyiyiw Istchee (figure I.1), elle en est la « porte d’entrée ». Waswanipi peut être vue, en revanche, comme un peu isolée, mais moins que toutes les autres communautés iyiyiwch, si elle est considérée dans le contexte du Nord-du-Québec⁷. La route 113, le long de laquelle la communauté est localisée, reliant d’autres routes provinciales, l’autoroute Billy-Diamond et un large réseau de routes forestières, offre aux Iyiniwch un « accès facile et raisonnable » (S. C. Gull, 2011, p. 1) aux autres communautés d’Iyiyiw Istchee, à des communautés d’autres Premières Nations (notamment celles Anicinabek de Lac-Simon, Kitcisakik et Pikogan et celles Atikamekw d’Opitciwan, Manawan et Wemotaci), aux municipalités régionales (notamment Chibougamau, Val-d’Or, Amos et Matagami), et aux métropoles du Sud. Le caractère facile et raisonnable de ces accès est à évaluer selon la forte propension des Iyiniwch à se déplacer en voiture entre ces lieux dont les distances sont notables : Waswanipi est, par exemple, à 900 km de Chisasibi, 280 km de Val-d’Or, 140 km de Chibougamau, 630 km d’Ottawa et 730 km de Montréal.

    Les distinctions Iyiyiw Istchee, Wash-te-ou-nebi, Chiiwetau, Iyiniw Atschee, nhodo istchee et nocimic restent importantes pour les Iyiniwch, surtout pour souligner les transformations du mode de vie iyiniw engendrées par la sédentarisation à Waswanipi, leur lieu de vie principal actuellement, en particulier la diminution de la transmission des savoirs locaux. Les enjeux sociaux et cosmologiques de cette préoccupation ressortent dans les rapports des Iyiniwch aux territoires de chasse familiaux et à leurs connaissances de la chasse, de la pêche et du piégeage.

    La population d’Iyiniwch chasseurs-piégeurs-pêcheurs diminue constamment depuis les années 1960, et ce, en dépit d’une occupation continue d’Iyiniw Atschee, d’une pratique du mode de vie iyiniw et d’une croissance démographique forte. Les jeunes représentent une part de plus en plus importante dans la population totale, alors qu’elle est la moins présente sur le territoire. Ajoutez que les impacts intergénérationnels de la colonisation se font ressentir pleinement avec la sédentarisation des Iyiniwch depuis la création de la réserve en 1976. D’après l’Office de la sécurité du revenu des chasseurs et piégeurs cris (OSRCPC), la population de chasseurs, piégeurs et pêcheurs permanents, c’est-à-dire inscrits au Programme du revenu de sécurité (PRS), à Waswanipi entre 2017 et 2018 représente 18 % de la population totale de la communauté (OSRCPC, 2018, p. 52). Ce programme, présenté comme « familial », garantit annuellement « un revenu, des prestations et d’autres mesures incitatives » aux Iyiyiwch ayant choisi la chasse, le piégeage et la pêche comme activités principales (Colette et Larivière, 2010, p. 123).

    La pratique de la chasse, de la pêche et du piégeage est certes estimée localement selon qu’elle est permanente dans le cadre du PSR⁸ ou occasionnelle lors des congés cynégétiques et autres moments passés sur le territoire, comme les vacances, les jours fériés, ainsi que les fins de semaine. Mais la pratique des activités « traditionnelle » est surtout évaluée et valorisée selon la connaissance des savoirs locaux et leur pratique. Autrement dit, à la réduction du nombre de chasseurs s’ajoute la diminution des savoirs et de la fréquence de leur pratique. Deux de mes interlocuteurs, Abel S. Kitchen et Allan Saganash, brossant le portrait général de la chasse, du piégeage et de la pêche parmi les Iyiniwch de Waswanipi, soulignent les profonds changements dans les savoirs et les pratiques depuis les années 1950. Pour eux, il est surtout question de la perte du respect envers les animaux et les humains, qui se manifeste par la diminution des connaissances cynégétiques, une surchasse ou la réduction du partage des fruits de la chasse ou encore leur monétarisation.

    In the old days, people had more respect for the animals. They ate every animal because each carries a certain medicine based on what they ate from the land. They knew that these animals provided life for them. There was tremendous respect to take care of them and to protect the earth, because everything was connected. Today it’s changed. People kill more than what they need. Hunting is more sport oriented. They also hunt to sell food because the demand for money to live in the bush is great (Kitchen, 2016).

    Back in the early 1960s, 100% of the people were living the Cree way of life, except the children, of course, because they were taken away from their families [sent to Indian residential schools]. From 1960 to the 1980s, it almost diminished in half because of jobs created by development and because fur incomes were not as good as before. From the 1980s to 2000, about 30% of the people still hunted, fished, and trapped. In the last 10 years, it has diminished a lot. So, today, about 20% of the people still hunt, fish and trap. It’s just the elders that are still out there hunt, fish, and trap in the Cree way of life, and a few young people who still practise it and live off the land (A. Saganash, 2016).

    Il y a une minorité, qui, comme la plupart de mes interlocuteurs l’expriment, est toujours « connectée », c’est-à-dire qui connaît les valeurs et les principes régissant le « réseau complexe de réciprocité » [traduction libre] (Feit, 1994, p. 294, p. 303) entre les Iyiniwch et les « personnes autres qu’humaines » (Hallowell, 1992, p. 64) du monde iyiyiw. Ce savoir reste moindre parmi cette minorité par rapport aux chasseurs des générations précédentes d’après Allan Saganash et Abel S. Kitchen.

    Even for them [the full-time hunters], when you say they live the Cree way of life, it has changed a bit. Even the elders [today] don’t live 100% the Cree way of life: they buy store-bought food. Living the Cree way of life in the past was living in the bush and depending on the land to eat, like I did in the late 1960s (A. Saganash, 2016).

    They [some of the full-time hunters] still hunt like we used to. They know all the techniques to hunt. There are still a lot of people who have that knowledge, how to do that. But they don’t do it as much as before (Kitchen, 2016).

    Parmi les chasseurs dits permanents, il y a différents profils d’après la qualité et la quantité de leurs savoirs liés à leurs territoires de chasse familiaux. Ces différences de connaissances s’expriment sur une grande variété de sujets concernant aussi bien les activités traditionnelles (techniques de chasse, de pêche et de piégeage, dépouillement et dépeçage des animaux, distribution de la viande, préparation des peaux et traitement des restes), le territoire (lieux de prédilection pour les activités traditionnelles, savoirs liés aux lacs, aux rivières, aux rapides, aux îles, aux marais, aux montagnes ou aux portages) et l’entraide et la solidarité (entretien des camps et des routes, gestion des Allochtones sur le territoire). À ce sujet, il est flagrant de voir la différence de considération des prises d’un chasseur lorsque celui-ci l’abat sur le territoire familial d’un autre Iyiniw qu’il traverse pour se rendre au sien. Pour de nombreux Iyiniwch, cette pratique équivaut à du braconnage, alors que, pour les Iyiniwch reconnus comme des aînés, cette pratique est plutôt vue comme du partage tant que le maître du territoire est avisé, car elle est valorisée comme une pratique de survie selon le mode de vie traditionnel. Cette différence de point de vue rend compte du décalage qu’il peut y avoir entre différents profils de chasseurs en termes de savoirs liés à la chasse et au territoire. Il n’est pas rare, en ce sens, que les Iyiyiwch mobilisent leurs aînés pour faire passer des messages radiophoniques afin d’appeler au respect des principes de chasse. Cette sensibilisation est aussi la finalité du document, Eeyou Indoh-hoh Weeshou-Wehwun. Traditional Eeyou Hunting Law (Cree Trappers Association [CTA] 2009), qui présente une codification écrite de la tradition orale iyiyiw de chasse, dont les principes sont ainsi rendus accessibles au plus grand nombre tout en ciblant ceux qui ont le plus besoin de mieux connaître les responsabilités des chasseurs et le mode de gouvernance des territoires de chasse familiaux.

    Iiyiyiw iituun

    Le décalage, en termes de connaissances entre différents Iyiyiwch, s’exprime plus globalement dans le rapport cosmologique à l’ensemble des êtres considérés comme des personnes dans le monde iyiniw. Plusieurs de mes interlocuteurs à Waswanipi m’ont parlé de l’absence sur les camps de chasse de mishtikuhkaan, un mât cérémoniel rassemblant les crânes de maskw (ours noir)⁹ ou d’amiskw (castor) comme marque de respect pour ces animaux, pour leur régénération et leur don aux chasseurs-piégeurs. Cette absence et l’étonnement qu’elle suscite chez certains sont révélateurs de la brèche dans les relations entre les Iyiniwch et les « personnes autres qu’humaines » du monde iyiyiw. La préoccupation de la transmission intergénérationnelle des savoirs locaux s’inscrit dans ce contexte cosmologique et social. Elle a pris forme, en outre, dans le jeu politique autour de la question du patrimoine lorsque le GNC a produit en 2008 le mémoire destiné à la consultation en vue de la nouvelle législation du Québec : la Loi sur le patrimoine culturel, entrée en vigueur en 2012. Pour y souligner la conception iyiyiw du patrimoine, les auteurs de ce document ont mis en avant le concept d’iiyiyiw iituun (GNC, 2008). Iiyiyiw iituun exprime à la fois les notions de « culture » et de « patrimoine » (Denton, 2002, p. 29). Sa traduction relève plutôt d’une affirmation identitaire selon David Denton qui y associe trois aspects : « la façon crie de faire les choses », « la manière crie de penser et de comprendre le monde » et « les traditions crie » (Denton, 2002, p. 29). Si le contexte iyiyiw est indéniablement marqué par une politisation négociée du concept de patrimoine dans le but d’une prise en charge de la part des Iyiyiwch, la question primordiale, avant de savoir dans quel but, reste de savoir comment celle-ci s’est mise en œuvre. À l’instar de la majorité des peuples autochtones au Canada, il semble s’être produit chez les Iyiyiwch une convergence entre « deux phénomènes apparemment contradictoires » : une « résistance quotidienne » et une « adoption de certaines des logiques produites et transmises par l’État moderne » (Laugrand et Delâge, 2008, p. 4). Leurs effets contribuent à l’« affirmation d’une différence culturelle que de nombreuses communautés continuent à marteler » (Laugrand et Delâge, 2008, p. 4).

    Cet ouvrage présente cette différence culturelle chez les Iyiyiwch comme une alternative aux conceptions du patrimoine au Québec et aux modes de mise en patrimoine qui en découlent. Cette proposition repose sur l’examen des relations que les Iyiyiwch entretiennent avec le concept du « patrimoine » et de la « patrimonialisation de leur culture » et de l’« étude des reconfigurations épistémologiques, politiques et ontologiques de leurs rapports entre eux ». L’ouvrage se présente en cinq chapitres, les deux premiers étant de facture théorique alors que les trois derniers reposent sur des analyses ethnographiques parmi les Iyiniwch de Waswanipi :

    Chapitre 1 : Ontologie politique des patrimoines dans les mondes autochtones

    Chapitre 2 : Stratégie d’autopatrimonialisation de la culture iyiyiw

    Chapitre 3 : Production et transmission d’une autohistoire iyiyiw à Waswanipi

    Chapitre 4 : Institutionnalisation de la transmission des savoirs forestiers

    Chapitre 5 : Transmission et protection des savoirs rituels. L’exemple de koaspskikan

    Les analyses comparées entre ces chapitres exposent les différences de reconnaissance des activités étudiées entre les conceptions locales d’iiyiniw iituun, puis entre celles-ci et la définition d’iiyiniw iituun produite par le GNC. Elles révèlent d’autre part des dynamiques d’inclusion et d’exclusion des savoirs locaux entre toutes ces acceptions ainsi que des dynamiques d’homogénéisation et de particularisation des savoirs locaux entre les Iyiyiwch.

    1Le GNC se compose, depuis une réforme en 2017, du Grand conseil des Cris (Eeyou Istchee) — Administration régionale crie (GCC/EI-ARC) (voir chapitre 2).

    2En sciences sociales, les auteurs consacrent depuis récemment les endonymes (Mulrennan, 2019 ; Scott, 2017 ; Feit, 2017, 2016 ; Chaplier et Scott, 2018 ; Tanner, 2014), alors que dans la littérature classique les Iyiyiwch sont appelés invariablement « Cris du Québec » (Crees of Quebec), « Cris de la baie James » (James Bay Crees), « Cris de l’Est de la baie James » (Eastern James Bay Crees) ou, encore, « Cris de l’Est » (Eastern Crees).

    3Sur les dix communautés iyiyiwch, seule celle de Washaw Sibi n’est pas reconnue officiellement par les gouvernements du Québec et du Canada. Dans les années 1950, la politique du ministère fédéral des Affaires indiennes consistant à lier tous les membres des Premières Nations à une réserve spécifique, ce groupe local, qui habitait un territoire traditionnel dans la région de La Sarre, a dû déménager dans la réserve de Pikogan près d’Amos (Lessard, 2015).

    4Formée par des marchands de fourrures anglais de Montréal après la prise du contrôle de la Nouvelle-France par l’Angleterre en 1763, la CNO a été la première à ouvrir un poste de traite à temps plein au lac Waswanipi. Auparavant, elle y avait envoyé de petits groupes d’hommes à partir de postes en Abitibi. Lorsque la CBH a visité pour la première fois la région en 1819, quatre hommes de la CNO travaillaient déjà au poste sur l’île de Waswanipi avec les familles iyiniwch (Wattez et CFNW, 2016 ; Roy, 2011).

    5La CBH a établi en 1819 son propre poste de traite au lac Waswanipi « à côté de celui exploité par les Canadiens » de la CNO. Enfin, en 1921, lors de la fusion des deux sociétés, « les commerçants britanniques abandonnèrent leurs propres bâtiments pour s’installer dans ceux occupés par leurs anciens adversaires » (Roy, 2011, p. 11).

    6Le terme tallyman représente la responsabilité acquise par le nhodo uchimaw pendant la période du commerce des fourrures, c’est-à-dire gérer les stocks de fourrures, ce qui demandait de les compter à voix haute (tallying up en anglais) avant de les acheminer aux commerçants des postes de traite (GNC, 2002, p. 6).

    7Le Nord-du-Québec est la plus grande des 17 régions administratives de la province avec une superficie de 839 000 km², soit l’équivalent de plus de 55 % de la superficie totale du territoire québécois ().

    8Le PSR, un des programmes issus de la CBJNQ, garantit un revenu minimum annuel pour poursuivre la chasse, la pêche et le piégeage comme mode de vie à plein temps. Après près d’une cinquantaine d’années d’existence, il a permis de « maintenir l’économie domestique, c’est-à-dire de préserver et de perpétuer un mode de vie […] ouvertement menacé par des projets hydroélectriques modernes » pour certaines communautés (Colette et Larivière, 2010, p. 124), par l’exploitation forestière intensive pour d’autres, comme Waswanipi.

    9Ursus americanus ou black bear en anglais (Brousseau, 2010, p. 28).

    Ontologie politique des patrimoines dans les mondes autochtones

    Que ce soit à l’échelle internationale, nationale et régionale, le concept de patrimoine répond à une uniformisation d’après un postulat occidentalocentré typique de la modernité européenne. Ce constat fait l’objet d’un large consensus scientifique, et ce, entre les nombreuses disciplines qui s’y intéressent (histoire, histoire de l’art, droit, muséologie, archéologie, ethnologie, anthropologie, géographie, sociologie ou encore éducation). Si cette uniformisation moderne et occidentale se manifeste par une conception « linéaire et ouverte du temps » (Di Méo, 2007, p. 2), son expression la plus marquante reste celle de la paire de catégories opposées qui la définissent fondamentalement, nature et culture, et de toutes celles qui en découlent et qui accompagnent ce concept, soit matériel/immatériel, visible/invisible ou tangible/intangible. Ces paires opposées et l’indissociabilité de leurs rapports sont légion dans les études classiques sur le patrimoine (Turgeon, 2009 ; Fourcade, 2007 ; Morin, 2007 ; Giguère, 2006 ; Bortolotto, 2011 ; 2013 ; 2016 ; Kirshenblatt-Gimblett, 2004a ; Hamel, 2011 ; Salle et Hutchings, 2018). Cette critique mobilise l’anthropologie tout particulièrement du fait de sa mission autoproclamée : reconnaître l’altérité par sa focalisation sur la culture comme l’élément clé de l’appréhension, de la compréhension et de l’interprétation de la différence, notamment telle qu’exprimée par les sociétés autochtones (Viveiros de Castro, 2009 ; Clammer, Poirier et Schwimmer, 2004 ; Ingold, 2000). L’intérêt de l’anthropologie, sous l’impulsion du tournant ontologique, se trouve dans la remise en question radicale de ces catégories, le repositionnement analytique qu’il opère et la reconceptualisation qu’il propose pour mieux appréhender et comprendre les réalités multiples. Ce travail s’applique aux analyses du patrimoine et il est d’autant plus fondamental lorsqu’il s’agit d’étudier la patrimonialisation en contextes autochtones, comme cet ouvrage le suggère au sujet des Iyiyiwch. Je propose d’effectuer ce travail en m’appuyant sur les approches théoriques en anthropologie des ontologies, au sein des études critiques du patrimoine¹ et de celles en contextes autochtones (voir sections 1.1 et 1.2), et sur mes positions méthodologiques (voir section 1.3), le tout constituant une politique des patrimoines dans les mondes autochtones.

    1.1/Ontologie politique des patrimoines

    Mon analyse théorique s’appuie sur plusieurs énoncés

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