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Le QUEBEC PAR SES ENFANTS: Une sociologie historique (1850-1950)
Le QUEBEC PAR SES ENFANTS: Une sociologie historique (1850-1950)
Le QUEBEC PAR SES ENFANTS: Une sociologie historique (1850-1950)
Livre électronique475 pages6 heures

Le QUEBEC PAR SES ENFANTS: Une sociologie historique (1850-1950)

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À propos de ce livre électronique

De 1850 à 1950, le Québec transite d’une société rurale vers une société en voie d’industrialisation qui s’installe peu à peu dans la modernité urbaine. Dans cet important ouvrage, l’auteur observe ce passage et propose aux lecteurs de mieux comprendre l’histoire du Québec à partir du traitement que l’on a fait aux enfants. Il éclaire de manière tout à fait originale les questions difficiles à affronter, comme celle des orphelins de Duplessis, de l’adoption des filles, de notre rapport très ambigu avec l’éducation. Cet ouvrage s’inscrit dans une perspective précise, réintroduisant le passé dans le présent ; il porte au jour ces idées de jadis qui aiguillent encore nos façons d’agir. Cela place l’enfance québécoise dans une position en apparence contradictoire : un pied dans la modernité, l’autre dans certaines pesanteurs de la société agraire qui subsistent malgré tout. Au moment où l’homme a tendance à être de plus en plus présenté, ou rêvé, comme un être isolé, autonome, responsable, guidé par sa raison, opposé à la collectivité contre laquelle il défendrait son « authenticité » ou sa « singularité », les sciences sociales ont plus que jamais le devoir de mettre au jour la fabrication des individus. L’auteur de ce livre s’attelle à cette tâche avec brio.

André Turmel est professeur associé au Département de sociologie de l’Université Laval. Il poursuit depuis des années des recherches en sociologie de l’enfance.
LangueFrançais
Date de sortie16 oct. 2017
ISBN9782760637580
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    Le QUEBEC PAR SES ENFANTS - André Turmel

    André Turmel

    LE QUÉBEC

    PAR SES ENFANTS

    Une sociologie historique

    (1850-1950)

    Les Presses de l’Université de Montréal

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Turmel, André, 1945-

    Le Québec par ses enfants: une sociologie historique (1850-1950)

    (PUM)

    Comprend des références bibliographiques.

    ISBN 978-2-7606-3756-6

    1. Enfants - Québec (Province) - Conditions sociales - 19e siècle. 2. Enfants - Québec (Province) - Conditions sociales - 20e siècle. I. Titre. II. Collection: PUM.

    HQ792.C32T87 2017 305.2309714 C 2017-940559-4

    Mise en pages et ePub: Folio infographie

    ISBN (papier): 978-2-7606-3756-6

    ISBN (pdf): 978-2-7606-3757-3

    ISBN (ePub): 978-2-7606-3758-0

    Dépôt légal: 4e trimestre 2017

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    © Les Presses de l’Université de Montréal, 2017

    www.pum.umontreal.ca

    Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération des sciences humaines de concert avec le Prix d’auteurs pour l’édition savante, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

    Les Presses de l’Université de Montréal remercient de leur soutien financier le Conseil des arts du Canada et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).

    Table des matières

    Remerciements

    Introduction

    CHAPITRE 1

    Le Québec dans sa trajectoire, 1850-1950

    Le cadre d’analyse

    Des mutations de l’agriculture à l’industrialisation en marche

    L’enfance et la centralité de la famille

    L’enfant clivé dans le processus d’industrialisation

    Le collectif de l’enfance

    CHAPITRE 2

    Du côté de la démographie

    Des paramètres démographiques

    Les transitions démographiques

    Les moments, le niveau et le rythme

    Les lieux

    Les particularités

    De la revanche des berceaux au baby-boom

    Le cas de la ville de Québec

    CHAPITRE 3

    L’éducation et le travail

    La scolarisation différentielle

    Montréal: tenants et aboutissants de la scolarisation

    Québec: Qui scolarise qui?

    Les familles scolarisantes et non scolarisantes

    Les particularités ethnoculturelles de la sécularisation

    La scolarisation des enfants protestants

    L’instruction des orphelins

    L’Académie commerciale de Québec

    CHAPITRE 4

    Santé, hygiène publique et transition: la protection de l’enfance

    La situation de l’hygiène publique

    Les figures de la mortalité infantile

    La MI dans une grande ville: Montréal au XIXe siècle

    La MI dans une petite ville: Trois-Rivières au début du XXe siècle

    La MI dans une ville moyenne: Québec et ses particularités

    Les Gouttes de lait et les cliniques de puériculture

    La santé des enfants: une triple forme d’hygiène

    Le corporel

    Le psychique

    L’intelligence

    CHAPITRE 5

    Une fabrique d’acteurs sociaux: le cas des enfants de la marge

    Les institutions de la protection de l’enfance

    Les crèches et les orphelinats

    Les écoles d’industrie et de réforme

    Protection de l’enfance et fabrication d’acteurs sociaux

    La circulation traditionnelle: don et placement d’enfants

    La circulation institutionnelle: adoption formelle

    L’ambiance dans les institutions de la protection de l’enfance

    Les catégories d’enfants: réagencement et prédominance

    CHAPITRE 6

    Entre production de connaissance et mise en récit

    «Nous sommes encore leurs mères»

    L’Hospice Saint-Joseph-de-la-Délivrance (HSJD)

    Les enfants de la marge de HSJD

    L’Hospice Saint-Charles: «La pente glissante du vice et de la vertu»

    Les enfants de la marge à HSC

    Notes sur l’ambiance du collectif de l’enfance

    Récit, narration et enfants de la marge

    Conclusion

    L’argumentation

    Ouverture: Où allons-nous?

    Bibliographie

    À mon père

    L’enfance est un couteau planté dans la gorge.

    On ne le retire pas facilement.

    Wajdi Mouawa

    Remerciements

    Ce livre est le résultat d’un processus de recherche, à la fois collectif et singulier, sur l’enfance québécoise. Il est, en partie, le fruit de deux projets de recherche financés par les organismes subventionnaires: «Mutation et institutionnalisation de l’enfance. Le cas de la ville de Québec, 1850-1950» (2002-2005, CRSH); et «La ville de Québec comme laboratoire sociohistorique. L’enfance et l’entrée dans la vie adulte, 1850-1950» (2005-2009, FRQSC). Il est également inspiré de recherches à caractère plus personnel menées en parallèle aux précédentes.

    Je tiens à remercier mes cochercheurs pour les nombreuses discussions que nous avons eues au cours de ces années. Je leur en suis reconnaissant à plusieurs égards: Richard Marcoux, Thérèse Hamel, Johanne Daigle, Marc St-Hilaire, François Guérard, Marc Vallières. Des assistants de recherche dont les travaux sont abondamment cités ici ont accompagné le projet. Qu’ils soient remerciés ici: Venceslava Jarotkova, Mathieu Gagné, Sophie Lapointe, Marie-Ève Normandeau, Virginie Fleury-Potvin, Dale Gilbert, Mélanie Julien, Marie-Ève Harton, Andrée-Anne Lacasse, Mélina Bouffard, Jenny Tremblay, Valérie Dumas et Nicolas Bélanger.

    Le dépouillement des archives de deux communautés religieuses de la région de Québec a été rendu possible grâce à la diligence de sœur Céline Lacoursière et de Mme Mireille Bergeron qui nous ont ouvert les archives de l’Hospice Saint-Charles des Sœurs du Bon-Pasteur, ainsi que de sœur Annette Fortier et de sœur Gemma Castonguay des Sœurs de la Charité de Québec pour les archives de l’Hospice Saint-Joseph-de-la-Délivrance. Qu’elles en soient grandement remerciées.

    Des remerciements particuliers sont adressés à mes collègues Sherry Olson (Université McGill) et Patricia Thornton (Université Concordia) qui m’ont aimablement permis de consulter leur manuscrit – avant publication – de Peopling the North American City: Montreal 1840-1900 (Olson et Thornton, 2011). Je dois souligner l’apport du Centre interuniversitaire d’études québécoises et de son personnel dans la réalisation de ce travail de recherche. Je mentionne d’abord Philippe Desaulniers dont le soutien fut inestimable pour tous les aspects informatiques. Étienne Girard a joué un rôle crucial dans la mise sur pied d’une base de données. Je signale aussi l’appui d’Étienne Rivard et d’Émilie Lapierre-Pintal. Ce livre n’aurait pas sa forme actuelle sans la contribution majeure de Louise Gauthier. Sa lecture critique du manuscrit m’a permis de clarifier le fil d’Ariane de l’analyse; de systématiser les hypothèses; de standardiser la présentation des résultats; et aussi d’affiner le travail d’écriture. Je lui suis redevable de toutes ses relectures aussi rigoureuses que chaleureuses, ce pour quoi je lui exprime ma gratitude.

    Beaucoup d’autres personnes ont contribué à l’aboutissement positif de ce travail. Nicole Ramognino, collègue et amie, à mes côtés depuis si longtemps. Mes collègues du Childhood Research Network de l’Association européenne de sociologie; celles et ceux du groupe de recherche Sociologie de l’enfance de l’Association internationale des sociologues de langue française et, bien sûr, toute l’équipe des Presses de l’Université de Montréal. Je mentionne enfin mes enfants et petits-enfants; et Élisabeth pour son appui et sa patience au cours de ces années.

    Introduction

    D’où venons-nous? Ce livre propose une sociologie historique de l’enfance au Québec de 1850 à 1950, au moment où le Québec transite d’une société agraire et rurale vers une société en voie d’industrialisation qui s’installe de fil en aiguille dans une modernité urbaine. C’est en examinant la mutation de l’enfance québécoise durant cette période qu’il me sera possible d’observer certains aléas spécifiques de la transition du Québec vers la modernité.

    Le Québec par ses enfants s’inscrit dans une perspective précise: tout n’a pas démarré hier, tout ne date pas du surgissement pur de l’action volontaire des acteurs. Ce livre réintroduit le passé dans le présent contemporain avec toutes ses difficultés, car celles-ci ne sont jamais périmées: le passé vit encore et toujours en nous. Il s’agit ici de porter au jour les idées de jadis qui, enfouies au fond des âges, aiguillent nos façons actuelles de réagir et de faire. Selon Élias (1987), il est primordial de ne pas demeurer enfermé dans le moment présent, car l’analyse d’un objet comme l’enfance n’est tributaire ni de la quotidienneté ni du court terme. L’analyse doit donc s’inscrire dans une perspective à long terme afin de saisir le mouvement de fond qui échafaude le présent. L’heuristique de recherche consiste ainsi à utiliser la généalogie comme méthode pour saisir le présent. Insistons sur la double perspective: l’expérience de l’enfance comme porte d’entrée de la modernisation du Québec; le passé (de l’enfance) comme forme de la longue durée toujours vivante et active dans le présent et l’imaginaire québécois.

    L’objectif du livre consiste à pourvoir d’une épaisseur sociohisto- rique la mutation de l’enfance au Québec; à remonter le fil d’Ariane des bouleversements qui ont introduit le Québec dans la modernité. Cette analyse consiste en une approche sociologique du matériau historique selon un postulat de base, incontournable en quelque sorte: au moment où l’être humain a tendance à être de plus en plus présenté ou rêvé comme un être isolé, autonome, responsable, guidé par sa raison, opposé à «la société» contre laquelle il défendrait son «authenticité» ou sa «singularité», les sciences sociales ont plus que jamais le devoir de mettre au jour la fabrication sociale des individus.

    L’étude couvre une période de cent ans (1850 à 1950) considérée par les chercheurs comme l’apogée du développement, celui-ci s’appliquant à la société dans son ensemble: comme un modèle orienté de l’histoire, à savoir un modèle de progrès, qui suppose que toute société suit une trajectoire identique, chacune passant par les mêmes étapes de développement le long d’un continuum uniforme de stades et de séquences. Bref, des sociétés archaïques aux sociétés modernes avancées. L’ascendant de la pensée développementale se déploie à foison dans le champ de l’enfance: la baisse de la mortalité infantile et de la fécondité des femmes, connue sous le nom de transition démographique, en constitue un cas intéressant. La pensée développementale ne s’applique toutefois pas qu’à la transition démographique, loin de là! Elle est à l’origine du schéma selon lequel des appareils (l’État, des associations, etc.) colligent des données qui ouvrent la voie à l’élaboration de normes de développement, lesquelles vont modeler la vie des enfants.

    Le paradigme du développement, dans sa double composante – sociétale et spécifique à l’enfance –, idée qui véhicule l’idée de progrès, clé de voûte de la modernisation, lequel s’inscrit sans cérémonies dans l’opposition classique tradition/modernité, dichotomie quasi figée commodément galvaudée dans le discours médiatique ou autre. Or, ce schéma faisant problème, l’analyse s’interdit de naturaliser la trajectoire parcourue vers la modernité, autant du côté de la société que de l’enfance québécoises. Elle s’oblige au contraire à problématiser ladite trajectoire1. Un postulat analytique à cet égard: les sociétés n’atteignent pas toutes par la même voie le mode de production et de développement (MP/D) industriel et la modernité urbaine, celle du grand récit de l’odyssée modernisatrice occidentale, d’abord et surtout américano-britannique. Il existe des chemins de traverse, qui sont autant d’alternatives, tant pour le Québec que pour l’enfance. Cela exige des clarifications.

    Il est primordial de reconnaître que la notion de progrès, adossée à la recherche scientifique, sert d’assise – culturelle et politique – pour expliquer le prétendu retard du Québec par rapport aux sociétés avoisinantes; et par conséquent, fait que le Québec soit à tout coup en mode de rattrapage dans sa marche vers la société industrielle moderne. De là, le caractère stratégique de l’opposition tradition/modernité comme cadre général d’explication de la trajectoire du Québec. Comme si le Québec, toujours en retard, devait se précipiter en permanence afin de rejoindre ses voisins. Ce schéma, congruent pour le Québec comme totalité, l’est également pour l’enfance.

    Mais de la société rurale à la société industrielle, le Québec et ses enfants cheminent dans une transition marquée par des rythmes, une amplitude, des périodicités et des formes sociales divergentes, à tout le moins singulières, voire alternatives. Nous avançons par conséquent l’hypothèse centrale d’une modernité alternative hybride qui permet de cerner la trajectoire du Québec et de ses enfants: faisceau enchevêtré de formes sociales hétérogènes (dont les enfants) en apparence incompatibles, matérialité relationnelle et «contamination» (à savoir dislocation et recherche tâtonnante) réagencent sans relâche le passage à la société industrielle2. Cela place le Québec et le collectif de l’enfance dans une position en apparence contradictoire: un pied dans la modernité qui s’installe partout, l’autre dans certaines pesanteurs de la société agraire qui subsistent malgré tout. Sans oublier que l’industrialisation met sens dessus dessous la donne en provoquant bouleversements et ondes de choc; l’entrecroisement quasi inextricable de secteurs d’activité aux antipodes les uns des autres forme le contexte prédominant de la transition dans cette étude.

    Ce mouvement3 s’inscrit dans des processus sociaux de premier plan. Le collectif de l’enfance est une des premières forces de normalisation et de stabilisation. Celui-ci s’entend comme un dispositif d’agencement interindividuel et intergroupe qui rassemble enfants et acteurs interagissant ensemble. Il constitue un corps communautaire offrant une forme de cohésion aux acteurs qui le constituent par-delà leur hétérogénéité initiale. Ces acteurs, incluant les enfants, construisent ainsi l’enfance moderne, celle que nous connaissons ou croyons connaître4. C’est la principale hypothèse que nous soumettons au lecteur.

    L’analyse s’inscrit dans l’émergence d’une nouvelle catégorie spécifique de pensée: celle de l’enfance5. Elle appréhende, à bien des égards, l’enfance dans le mouvement même de son déploiement sociohistorique. Pourquoi et comment l’enfance québécoise s’avère-t-elle une réalisation unique et avant tout complexe? Parmi ses particularités, il y a la représentation d’une surfécondité. Le cliché de la prolifique famille québécoise associé à la figure si convenue de la «revanche des berceaux» doit être remis en question. Par conséquent, ma première tâche sera de resituer l’enfance dans les singularités de la société québécoise. Ce sont les conditions mêmes de l’enfance qui sont toujours sociohistoriques, dès la conception et la naissance et tout au cours de la trajectoire menant à l’âge adulte6.

    Resituer l’enfance dans ces singularités requiert un détour du côté de la famille et des rapports de parenté qui la différencient de celle des sociétés voisines. Il faudra s’attarder autant aux formes prises par la famille qu’à ses pesanteurs historiques lors du passage vers la société industrielle moderne. De nombreux travaux soulignent la centralité de la famille, la puissance des rapports de parenté et leur rôle régulateur considérable tant dans la société agraire qu’en contexte d’industrialisation. Peut-on alors évoquer la prégnance d’un MP/D domestique, lequel subsisterait sous une forme altérée dans le passage au MP/D industriel? Une chose semble acquise: la famille s’avère le fondement de la société québécoise, en est constitutive sur le plan symbolique. À partir des travaux de Godelier (1973) et de Houle (1983), nous avalisons l’hypothèse selon laquelle les rapports de parenté constituent l’armature de la société québécoise et en assurent la reproduction sociale. À vrai dire, enfance et famille constituent des catégories cognitives de base de cette société, y structurent l’ensemble des rapports sociaux qui habilitent à penser le social, sinon à l’expliquer.

    Posons donc d’emblée que l’enfance n’est ni la conséquence inévitable de l’accumulation de timides politiques publiques de l’État, ni le simple aboutissement du conseil des experts ou autres. L’enfance est au premier chef le produit d’actions complexes de coopération, de conflits et de résistances parmi l’éventail des acteurs du collectif. Un processus de modelage de l’enfant se poursuit à la faveur des nombreuses interventions composites qui forment la séquence d’une trajectoire biographique. Ainsi, devant les taux effroyables de mortalité infantile (MI) au tournant du XXe siècle, «ce lourd problème qui décime notre race» selon les élites d’alors, le collectif de l’enfance se met à la recherche d’une réponse probante à cette question obsédante de l’époque.

    Or, cette réponse varie beaucoup suivant son inscription dans l’hypothèse cruciale d’une modernité alternative hybride. D’une modernité dite alternative, nous indiquons en quoi cette approche s’avère distincte au sens de métissage, d’altération, d’hybridation.

    Nous nous intéressons au premier chef aux questions de santé et d’éducation, car elles permettent de mieux situer tant la société québécoise que l’enfance dans la transition vers le MP/D industriel. Mais alors que les postmodernes font du souci éducatif à l’égard de l’enfant la caractéristique la plus fondamentale de la modernité, nous soutenons plutôt qu’avant d’être éduqués, les enfants doivent d’abord vivre et survivre. Échapper à une MI qui foisonne, réchapper à la situation sociosanitaire sordide d’alors, assurer la pérennité du plus grand nombre d’enfants (Arendt, 1972): telle apparaît l’inscription symbolique fondamentale de l’enfant dans le passage à la modernité. Ce qui signifie lutter contre la MI7, la manière dont elle se déploie en fonction de l’état de l’hygiène publique et privée, et des infrastructures qui lui sont liées (systèmes d’aqueducs et d’égouts, pasteurisation du lait et qualité de l’eau potable, collecte des ordures, etc.). Puis, l’enquête se déplace du côté de la longue marche vers l’interdiction du travail des enfants et l’obligation scolaire ainsi que des résistances farouches que ces mesures rencontrent, résistances qui s’expriment de manière particulière au Québec.

    Entre une situation plutôt chaotique dans la seconde moitié du xixe siècle et un collectif de l’enfance en voie de stabilisation dès 1930 et 1940, la situation des enfants est investie par la pensée développementale. Comme dans les sociétés avoisinantes, celle-ci constitue alors la tentative la plus déterminante pour stabiliser le concept d’enfance. Agencement et coopération prennent appui sur le socle8 d’un dispositif cognitif collectif, pièce maîtresse tant de la modernité alternative hybride que du collectif de l’enfance, selon une double perspective: cognitive d’une part – modes d’intelligibilité du réel sociohistorique, entre autres –, qui met l’accent sur les procédures institutionnalisées d’apprentissage à partir d’un schéma cognitif commun (De Munck et Verhoeven, 1997; De Munck, 1999).

    Narrative d’autre part, à savoir le récit que les enfants font de leur trajectoire de vie. Ce dispositif cognitif collectif donne la possibilité à l’enfant d’acquérir les savoirs qui lui permettent d’habiter son monde naturel et social9. En somme, les acteurs partagent une appréhension mutuelle et courante de la situation des enfants, distribuée dans la totalité du collectif. L’apprentissage graduel de ce schéma cognitif infère cohérence et stabilité au collectif de l’enfance face aux situations inédites qui surgissent (Ramognino, 2012).

    Mais il y a davantage dans ce dispositif. On y trouve surtout différentes formes de l’imaginaire d’une société en transition10; imaginaire qui enveloppe en quelque sorte les acteurs dès l’amorce de leur trajectoire personnelle, ceux-ci en faisant l’expérience de manière plurielle. L’une des plus déterminantes prend corps dans la narration, à savoir le récit qui porte l’enfant sur la scène du social. Car les humains vivent de récits (Rifkin, 2012). Raconter est au fondement du lien social: relier les acteurs entre eux, surtout sur une base intergénérationnelle, puis les relier au réel sociohistorique le plus large. Ainsi, l’inscription des enfants prend toute son ampleur; par le truchement de récits – d’histoires – qui circulent sans narrateur apparent se mettent en place les éléments symboliques indispensables qui font lien: «C’est en entendant des histoires [...] que les enfants apprennent à la fois ce qu’est un enfant et ce qu’est un parent, ce que la répartition des rôles peut être dans la trame dramatique dans laquelle ils sont nés et ce que les façons et les manières du vaste monde sont. Privez les enfants d’histoires et vous les laissez non préparés pour entrer dans le monde» (MacIntyre, 1984: 216).

    Ces récits circulent selon diverses modalités; prédisposent-ils l’enfant à emprunter certains chemins plutôt que d’autres, sa trajectoire familiale l’y menant en quelque sorte? La question mérite d’être soulevée. Comment tisser une unité dans l’enfance québécoise, étant donné la primauté de la famille et des rapports de parenté comme schéma structurant du MP/D domestique? Comment passe-t-on de ce premier schéma autour des rapports de parenté à l’imaginaire spécifique au MP/D industriel de la première modernité11 au Québec? Quelles sont les lourdeurs du premier qui subsistent encore dans le second?

    Afin de répondre à ces questions, nous accordons une prééminence aux enfants de la marge, les maudits selon Foucault. Ne serait-ce justement que parce que l’enfant de la marge permet de porter au jour ce qui, autrement, risque de demeurer dans l’ombre du modèle, dominant, de l’enfant normal. Je cherche donc à saisir une narration de l’enfant de la marge, dans la mesure où elle révèle – hypothèse décisive pour mon propos – une vision tragique de la symbolique de cette société. Cette vision tragique s’observe à la manière dont la marge marque au fer rouge l’imaginaire de la société québécoise par le truchement de la figure expiatoire de l’enfant du malheur et de la honte qui subsiste encore de nos jours tant du côté des blocages que cette figure déclenche que des ouvertures à ne pas oblitérer à l’avance dans la configuration de cet imaginaire. Bref, comment cette vision tragique corsète-t-elle l’imaginaire d’un Québec en transition vers la modernité industrielle et urbaine? Y a-t-il une alternative à l’orphelin affligé inscrit dans un destin tragique sans fin?

    Une clarification majeure s’impose d’entrée de jeu. Que comprend en fait le collectif de l’enfance au Québec? Qui doit-on y inclure? Il faut ici préciser autant la portée que les limites de cette étude. L’analyse sera centrée sur les trois communautés culturelles que sont les franco-catholiques, les anglo-protestants et les anglo-catholiques (les Irlandais). Il y aura de plus quelques observations sur les enfants juifs. En sont donc exclus, pour des raisons de corpus documentaires insuffisants ou incomplets, les enfants autochtones et les enfants des communautés culturelles autres que celles précitées, qui étaient jusqu’à la Seconde Guerre moins nombreuses qu’elles le sont aujourd’hui.

    Au sujet des enfants autochtones12, il m’importe toutefois de mentionner le rapport final de la Commission de vérité et réconciliation du Canada (2015) qui déclare ce qui suit:

    Pendant plus d’un siècle, les buts centraux des politiques du Canada à l’égard des Autochtones étaient d’éliminer les gouvernements autochtones; d’ignorer les droits des Autochtones, de mettre fin aux traités; et, par un processus d’assimilation, de faire en sorte que les peuples autochtones cessent d’exister comme entités juridiques, sociales, culturelles, religieuses et raciales distinctes au Canada.

    Le Canada a également séparé les enfants de leurs parents en les envoyant dans des pensionnats, non pour les éduquer, mais pour rompre leurs liens avec leur culture.

    La mise en place et le fonctionnement des pensionnats étaient un élément essentiel de cette politique, que la Commission qualifie de «génocide culturel».

    Le gouvernement fédéral estime qu’au moins 150 000 élèves des Premières Nations, ainsi que des élèves métis et inuits ont fréquenté ces pensionnats.

    Ces mesures constituaient une politique cohérente pour éliminer les populations autochtones comme personnes distinctes et les assimiler à la société canadienne contre leur volonté13.

    Ces éléments cardinaux de l’enfance autochtone sont extrêmement complexes et ne peuvent être passés sous silence. Tout examen du collectif de l’enfance québécoise devrait en tenir compte; l’insuffisance des corpus documentaires rend malheureusement la chose impossible. Pour cette raison, nous ne ferons référence que de manière ponctuelle à l’enfance autochtone, en particulier au sujet des pensionnats autochtones et de la santé des enfants autochtones.

    Rappelons les cinq hypothèses qui encadrent l’analyse présentée ici:

    une hypothèse sur la modernité alternative hybride comme trait décisif de la trajectoire du Québec;

    une hypothèse sur le collectif de l’enfance comme dispositif d’agencement interindividuel et intergroupe; et une sous-hypothèse sur les rapports de parenté comme armature centrale et du collectif de l’enfance et de la société québécoise du tournant du xxe siècle;

    une hypothèse sur la prépondérance du champ de la santé dans la transition vers la modernité urbaine et industrielle;

    une hypothèse sur le rôle catalyseur de la catégorisation classificatoire et cognitive des enfants dans un collectif en transition;

    une hypothèse sur la narration de l’enfant de la marge et la vision tragique de la symbolique de la société québécoise.

    Disons-le sans détour: l’émergence de certains dispositifs cognitifs collectifs traduit les «situations difficiles» des enfants en une vaste question de normalité/développement dans l’optique d’une stabilisation du collectif de l’enfance. Les acteurs interagissent peu à peu dans un nouveau cadre, puisqu’ils commencent en effet à partager un monde commun; une problématisation mutuelle de la situation de l’enfant forge une communauté de vue entre eux et une façon commune d’agir. Si la pensée développementale constitue le cadre prédominant de notre compréhension actuelle et de notre capacité de penser et d’agir à l’égard des enfants, convenons que celle-ci n’est pas seule dans le dispositif cognitif collectif. Y subsistent des reliquats d’une ambiance parfois délétère et glauque, l’énigme d’un imaginaire imprégné, donc «sémantisé», jusqu’à saturation de l’image de l’enfant du malheur et de la honte.


    1. On comprend que cette argumentation si prédominante dans le discours circulant n’est pas vraiment recevable sur le plan scientifique aujourd’hui. Je m’abstiens d’en faire un rappel exhaustif. J’évoque néanmoins certains des vecteurs les plus décisifs de cette thèse non seulement discutable, mais qui doit être réfutée.

    2. Cette hypothèse s’inscrit dans le sillage des Subaltern Studies, courant de pensée dont les tenants et aboutissants sont présentés au chapitre 1.

    3. Les développements qui suivent doivent beaucoup à deux projets de recherche qui ont permis de porter au jour des connaissances inédites à ce sujet: «Mutation et institutionnalisation de l’enfance. Le cas de la ville de Québec, 1850-1950» (2002-2005, CRSH); et «La ville de Québec comme laboratoire sociohistorique. L’enfance et l’entrée dans la vie adulte, 1850-1950» (2005-2009, FQRSC).

    4. Les prémisses qui sous-tendent l’analyse sont explicitées dans une publication antérieure (Turmel, 2008).

    5. Aussi incongrue soit-elle, je soulève néanmoins la question Qu’est-ce qu’un enfant? par-delà les particularités du contexte de cette époque. L’enfance comme phénomène social n’est pas en essence la résultante d’idées philosophiques claires – dans la pure tradition hégélienne – mais plutôt un actant configuré dans les pratiques sociales. Voir à ce sujet la publication citée dans la note précédente.

    6. Largement dominé depuis sa formation par la psychologie, le champ de l’enfance gagne à se déployer de façon multiforme, ne serait-ce que pour éviter les fausses pistes de la psychologie dont les perspectives anhistoriques et a-culturelles fondent le postulat d’un enfant universel. Les aléas d’une inscription anhistorique et a-culturelle des enfants ne doivent en aucun cas être sous-estimés: à savoir le danger de la naturalisation de l’enfant, soit par la psychologie, soit par la biologie.

    7. Il importe d’entrée de jeu d’affirmer que cette inscription ne se limite ni aux taux de mortalité infantile, ni aux maladies des enfants ainsi que les analyses présentées ici l’indiquent.

    8. Les règles procèdent de modèles heuristiques relatifs à l’enfance en les aménageant de façon minimale: qui fait quoi, quand, de quelle façon, etc. Contrairement aux prescriptions binaires (c’est ceci et ce n’est pas cela).

    9. Le concept de dispositif cognitif collectif est défini au chapitre 1.

    10. La transition doit s’entendre au sens des divers processus qui voient le Québec passer d’une société agraire axée sur un MP/D domestique à une société moderne et urbaine axée sur un MP/D industriel.

    11. La première modernité concerne grosso modo la modernité industrielle et urbaine qui se met en place, au Québec, à partir du xixe siècle, quoiqu’elle ait débuté bien avant ailleurs. On la distingue de la seconde modernité (ou modernité avancée) beaucoup plus récente qui a trait, de façon générale, à la société numérique du savoir.

    12. Les travaux de la Commission de vérité et réconciliation ont assurément comblé une lacune importante à cet égard. Toutefois, la publication de son rapport est postérieure à l’écriture de ce livre. Les travaux sur les enfants des diverses communautés culturelles d’avant la Seconde Guerre sont quasi inexistants.

    13. Les points en exergue ici et dans les encadrés des chapitres qui suivent sont des citations tirées du rapport final de la Commission de vérité et réconciliation, Ce que nous avons retenu: Les principes de la vérité et de la réconciliation. Ici, ils sont extraits de l’Introduction, p. 5, 6, 5, 7, 6 respectivement.

    CHAPITRE 1

    Le Québec dans sa trajectoire, 1850-1950

    Rendre compte des rapports à la fois complexes et paradoxaux que la société québécoise entretient avec ses propres enfants requiert une plongée dans la dense épaisseur historique de notre société. Il faut poser des repères fermes pour baliser la démarche à suivre. La lecture de la trajectoire du Québec s’inscrit à même cette épaisseur sociohistorique, ce qui pourvoit l’analyse d’une consistance s’inscrivant dans une société située et datée dont on cernera au plus près autant les constances que les fragilités. Nous pensons en effet que tous les débats, actuels ou récents, autour de l’enfance y ont leurs tenants dont l’origine remonte loin dans le passé.

    Nous tenterons de parvenir à une problématique d’ensemble des rapports que la société québécoise entretient avec ses enfants: ancrée autant dans ses propres ressorts que dans sa dynamique particulière et, surtout, mieux agrippée à la complexité du réel sociohistorique. Ces considérations générales prendront la forme d’une argumentation en cinq temps:

    le cadre d’analyse;

    les mutations de l’agriculture à l’industrialisation en marche;

    l’enfance et la centralité de la famille;

    l’enfant clivé dans le processus d’industrialisation;

    le collectif de l’enfance.

    Le cadre d’analyse

    L’enfance québécoise doit être située dans la trame sociohistorique de la société dans laquelle elle évolue. Et ce, sans préjuger des liens que l’analyse établira entre l’enfance et les processus historiques majeurs qui marquent le parcours de ladite société jusqu’à construire cet ensemble complexe, donc entrecroisé et diversifié, qu’on nomme aujourd’hui le Québec.

    Nous nous intéressons donc ici aux rapports que le Québec comme société a entretenus avec ses enfants de 1850 à 1950. Cette perspective d’analyse s’adosse à la longue durée ainsi qu’aux grands cycles de développement, lesquels sont tout à la fois distincts de ceux des sociétés voisines et comparables à ceux-ci. Composite et à géométrie variable, elle fait une large place à des formes sociohistoriques à visages multiples, amplitude variée et rythmes changeants. Ces transformations variables ne sauraient constituer un objet d’étude homogène, mais donnent forme à un enchevêtrement de processus fragmentés par le passage à une économie industrielle et urbaine.

    Si nous nous intéressons d’abord et avant tout à l’enfance – et, par ricochet, à la famille où les enfants s’activent en premier lieu –, l’analyse restitue néanmoins cet objet d’étude dans le cadre plus vaste de la société qui l’a vu se déployer en quelque sorte. L’étude de l’enfance se révèle par ailleurs pertinente d’un point de vue sociologique pour saisir les transformations de la totalité sociétale: l’analyse de la trajectoire de l’enfance éclaire celle de la société québécoise.

    Cette perspective fait émerger des rapports enfance/famille/société dont la dialectique paraît très variable en fonction des processus historiques en cause. On retiendra surtout la proposition des épaisseurs historiques variées et liées à une organisation en strates: elles forment une trame spécifique qui donne coloration et originalité à la société québécoise. Trame spécifique qu’on ne saurait lire cependant hors des relations qui la relient à ses voisines immédiates tant les interdépendances s’observent jusque dans les familles et les enfants.

    Trois prémisses essentielles forment l’armature de base de cette perspective d’analyse:

    Le Québec, dans sa trajectoire entre 1850 et 1950, procède d’une succession enchevêtrée de grands processus sociohistoriques au cours desquels des concordances non homogènes s’esquissent qui mettent en place des formes particulières de développement;

    Ces processus sociohistoriques sont accompagnés de phases de transition14 plus ou moins longues où les concordances initiales subissent de profondes transformations qui représentent des points tournants de leur histoire; des contradictions voient le jour, mais surtout, de nouvelles concordances fort différentes émergent et chevauchent celles qui, bien qu’en déclin, sont encore en place (Hamel, 1993);

    Ces passages d’une situation à une autre n’ont rien d’ordonné; ils relèvent davantage de mutations qui s’accompagnent d’obstacles majeurs, notamment démographiques et économiques, mais aussi symboliques; l’essor de l’enfance au Québec s’y inscrit de façon décisive jusque dans ses contrastes, voire ses paradoxes.

    Apportons quelques précisions au sujet des catégories analytiques de société, de social et d’enfant. Que les sociologues de tout acabit qui en font leur pain et leur beurre aient quelque répugnance à définir la catégorie de société, on le verra d’autant mieux aux effets non voulus, et surtout non maîtrisés, de ce qui est donné comme allant de soi.

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