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Le choix du travail social: Histoires orales du futur
Le choix du travail social: Histoires orales du futur
Le choix du travail social: Histoires orales du futur
Livre électronique429 pages5 heures

Le choix du travail social: Histoires orales du futur

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À propos de ce livre électronique

Comprendre les origines du choix de carrière des jeunes en faveur du travail social aide à entrevoir une part du futur de la profession. L’histoire du futur se profile donc ici, dans ce livre, à travers la parole des témoins ayant livré des récits riches et étonnants à propos de leur décision de s’engager dans une formation en travail social.

Les 16 témoignages rassemblés dans cet ouvrage ouvrent une fenêtre sur l’évolution en cours du rapport des travailleuses sociales et travailleurs sociaux du futur à leur formation et à leur projet professionnel. Ils permettront à toute personne envisageant une carrière dans le domaine de nourrir sa réflexion et d’anticiper les évolutions de la profession de même que ses éventuels invariants.

Le choix du travail social: histoires orales du futur s’inscrit dans la continuité du travail archéologique amorcé dans le livre Histoires orales du travail social (2021, PUQ). Le présent opus entreprend le chemin usuel de l’historiographie en questionnant des étudiants et étudiantes en début de trajectoire de formation.
LangueFrançais
Date de sortie6 déc. 2023
ISBN9782760559080
Le choix du travail social: Histoires orales du futur
Auteur

Yves Couturier

Yves Couturier (Ph.D.) est professeur et chercheur au Département de travail social de l’Université de Sherbrooke. Il travaille sur la thématique de l’analyse du travail en travail social, sur la collaboration interprofessionnelle, les pratiques de coordination et l’organisation des services sociaux et de santé.

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    Aperçu du livre

    Le choix du travail social - Yves Couturier

    Introduction

    Le choix du travail social

    Le choix d’une carrière contribue à façonner son histoire personnelle, mais aussi à faire advenir l’Histoire des collectifs. L’idée d’Histoire du futur a un réel succès en littérature, notamment par la formulation d’uchronies en science-fiction. Les historiens de métier ont aussi fait une histoire des représentations du futur, portant par exemple l’image d’une société des loisirs ou du transport aérien urbain. Puis il y a la prédiction, narratif incertain, surtout lorsqu’elle concerne le futur. À l’âge de 17 ans, l’un des auteurs de ce livre adhéra au Parti vert, avec son petit livre politique de la même couleur, qui prévoyait par exemple la fin complète des stocks de cuivre pour l’an 2000. Ces représentations du futur sont par nature hasardeuses.

    Nous utilisons une autre conception de l’Histoire du futur, ni de l’ordre de la science-fiction, ni de celle des représentations affirmées de ce qui adviendra. Nous proposons de penser le futur émergeant au travers de discours formulés dans un présent proche, celui du choix de carrière chez des jeunes admis en travail social depuis quelques semaines. Ce discours, ces récits du choix de carrière, contiennent au moins en germe une représentation de la suite du monde advenant, même si sa forme définitive demeure bien entendu inconnue, car ouverte aux autres choix qui suivront. Le présent que nous observons dans ces pages est donc intime, tant psychologiquement que sociologiquement. Il s’agit du processus réflexif conduisant au choix de carrière, ici celui du travail social, tel que raconté par de futures travailleuses sociales¹.

    Une meilleure compréhension de ce processus et de ses déterminants sociologiques n’est pas qu’un enjeu de connaissances intéressant per se. Elle permet de mieux penser l’évolution en cours du rapport des étudiants à leur formation et à leur projet professionnel, et d’éventuellement en dégager des informations utiles pour concevoir l’un et l’autre (Christie et Kruk, 1998). Cela permet en outre de mieux soutenir leur développement professionnel dans un contexte de redéfinition accélérée de la discipline. Les formations professionnelles universitaires dans les métiers relationnels, du soin ou de services comme le travail social, par nature conservatrices (les professeurs vieillissent en enseignant des savoirs provenant du passé), se heurtent en raison de leur trop lente évolution à un certain nombre de difficultés andragogiques, souvent imputées à une éventuelle transformation dans l’attitude des étudiants à l’égard de la formation, du travail, du métier, de la discipline (dans tous les sens du terme) sans qu’elles fassent l’objet d’une analyse sérieuse, encore moins d’une stratégie d’action adaptatrice ambitieuse et efficiente. La plainte récurrente et souvent mal formulée des professeurs à ce propos en est à la fois l’indice et la conséquence.

    Le futur est donc en grande partie déjà là, dans chacun des choix que font ces jeunes pour s’engager dans une carrière en travail social. Dans un livre précédent, Histoires orales du travail social (Couturier et Belzile, 2021), nous avions emprunté le chemin tapé, celui archéologique de l’analyse à rebours en demandant à des travailleuses sociales et des travailleurs sociaux retraités de nous parler à rebours de leur trajectoire professionnelle. Malgré les nombreuses différences dans leurs trajectoires professionnelles, nous avons été frappés de constater à quel point ce groupe de personnes avait été porté par son époque en les constituant toutes, chacune à sa manière, comme des développeuses acharnées d’un Québec en pleine accession à la modernité. Ces témoins de leur époque étaient tous à la recherche d’un métier porteur de sens, qu’ils ont trouvé dans le travail social. Ce métier était en outre pour chacun d’entre eux une voie de leur émancipation individuelle et collective dans le contexte d’un Québec qui arrivait aux portes d’une Révolution tranquille à laquelle ils participèrent avec passion. L’époque les a autant faits qu’ils la firent par leurs pratiques du travail social.

    Avec des questionnements similaires sur le choix de carrière, par exemple quant à la recherche de sens, nous avons pris cette fois à rebours le chemin usuel de l’historiographie en questionnant les jeunes, ceux qui viennent tout juste de faire le choix de cette carrière, afin d’entrevoir dans ces choix individuels une part du futur de la profession.

    Nous l’avons fait de deux manières, d’abord en menant un sondage longitudinal sur une vingtaine d’années auprès d’étudiants en première année au baccalauréat à l’Université de Sherbrooke, puis un second, transversal, en 2021, réalisé dans l’ensemble des universités francophones du Québec. Nous avons ensuite fait une série de 16 entretiens compréhensifs auprès d’étudiants en tout début de formation, afin de comprendre ce qu’ils ont mobilisé dans leur choix du travail social. Les trois premiers chapitres du livre présenteront les deux sondages ainsi que leurs matériaux conceptuels, et le quatrième, l’analyse des entretiens.

    Nous livrons le produit de ce travail avec modestie, car nous ne sommes pas historiens ni sondeurs. Nous le pensons néanmoins utile, notamment pour les historiens du futur, qui pourront faire leur travail plus sérieusement que nous en puisant dans les informations que nous présentons ici.

    Et le lecteur d’aujourd’hui en tirera aussi profit. Les étudiants que nous avons sondés ou avec qui nous nous sommes entretenus sont déjà des travailleurs sociaux actifs, ou le seront sous peu. Comprendre cette genèse du métier nourrit dès maintenant la compréhension de leur carrière déjà amorcée. Gestionnaires, formateurs, recruteurs, superviseurs, andragogues, parmi d’autres, trouveront utilité, nous l’espérons, à ce livre pour l’ajustement de leur tâche aux changements qu’incarne inexorablement l’arrivée de nouvelles cohortes de travailleuses sociales. Cela importe dans une époque marquée par la pénurie de main-d’œuvre, mais surtout par les enjeux de rétention et de santé et bien-être au travail.

    Le titre qui fonde ce livre a été formulé au pluriel. Car si les trajectoires dont nous rendons compte ici présentent une certaine cohérence, elles n’en sont pas moins diversifiées, incorporées dans des histoires personnelles. Comme l’a montré le sociologue Pierre Bourdieu dans La misère du monde (1993), le singulier et le social non seulement se nouent l’un à l’autre, mais s’éclairent mutuellement. L’Histoire se fait par des histoires, et s’appréhende par des récits énoncés par plusieurs personnes, dont les auteurs du livre qui, tenant en dernière instance le crayon, sont pleinement responsables de ce qui y est raconté.

    Enfin, le livre ne vise pas à indiquer les (bons) motifs en faveur du choix d’une carrière en travail social. Les auteurs du livre ne portent aucun jugement sur ce qui est dit par les témoins à ce propos. Notre intention consiste plutôt à permettre de penser le futur du travail social au regard des choix de carrière tels qu’ils ont été faits récemment par les témoins.

    Nous tenons à remercier les participants de ces études, ici anonymes, mais dont nous avons voulu présenter avec respect les différents points de vue, les différentes histoires. Puis plusieurs personnes ont contribué à ces travaux. D’abord, Thomas Lemaître et Maxime Guillette, qui ont joué un rôle fondamental dans la réalisation des trois premiers chapitres du livre, avec l’appui de Dominique Gagnon, François Aubry, Paul Wankah, Julie Martin, Nathalie Dame et Maude-Émilie Pépin.

    1. En raison de la forte prédominance des femmes en travail social, nous féminisons ces termes.

    Chapter

    1

    Des matériaux conceptuels pour penser le choix de carrière

    1 La problématisation du choix de carrière

    La question de l’identité est présente dans tout processus de socialisation professionnelle. Ce processus est à la fois individuel et collectif, et donc à la fois psychologique, social et historique. En travail social, la question identitaire occupe une place particulièrement prépondérante en raison d’une représentation sociale imprécise de la discipline, notamment quant à son rôle, à ses objets et à ses outils spécifiques au regard de l’ensemble des disciplines de la santé et des services sociaux. Ce questionnement récurrent a, selon nous, son origine dans l’indicibilité relative des productions de l’activité du travail social. En effet, les travailleuses sociales s’interrogent surtout sur ce qu’elles sont, plutôt que sur ce qu’elles font, ce qui serait la bonne question à poser. En outre, les productions en travail social connaissent depuis quelques années d’importantes évolutions, ce qui réactive la discussion identitaire historique en travail social.

    Cette discipline connaît même un renouveau et un important regain de prospérité en raison de transformations sociales qui la modifient et la valorisent, comme le fort appel à la collaboration interprofessionnelle, l’expansion des approches globales d’intervention, les attentes accrues de la population et des décisionnaires en matière de coordination de services, et la meilleure prise en compte des déterminants sociaux de la santé, y compris en médecine. Il résulte de ces transformations que le travail social est plus que jamais prospère, même classé au panthéon des métiers d’avenir. Cette prospérité provient beaucoup de l’intérêt nouveau que porte le domaine de la santé aux objets et aux pratiques du travail social (Ashcroft et al., 2019).

    Malgré que le travail social ait le vent en poupe, les plaintes ataviques (Fransenn, 2000) demeurent récurrentes, notamment à l’encontre de la fatigue au travail, de l’alourdissement de la charge de travail, de la perte d’autonomie professionnelle, etc. Ces plaintes trouvent une voie nouvelle d’expression par l’image médiatique de la Grande Démission, où chacun chercherait à raffermir le sens de sa vie par un travail de meilleure qualité, y compris en matière d’utilité sociale. Cette Grande Démission s’exprime d’autant plus aisément que la pyramide des âges crée une pression unique dans l’histoire récente sur le marché de l’emploi, en cette période remarquablement favorable aux travailleurs.

    Ainsi, la prospérité, qui s’accompagne d’une pénurie de main-d’œuvre et de l’expansion des capacités d’accueil des universités au tournant des années 2020, se double d’une forte pression sur les travailleuses sociales en emploi. Cette pression provoque des problèmes bien réels, comme les mouvements perpétuels des personnels, qui entravent autant la stabilité des processus de travail que la capacité d’innovation, et comme les problèmes de rétention de personnels et de maladies professionnelles, de souffrance au travail et de perte de sens. Ces mouvements internes, départs et absences de tous ordres produisent une ambiance d’instabilité généralisée très délétère à l’intelligence collective et à la culture organisationnelle, au maintien des normes et standards, à la mise en œuvre des innovations, à l’accueil des nouveaux, à la qualité de la gestion, etc. En fait, la stabilité des équipes se réduit depuis quelques années au statut d’un souvenir d’un monde révolu et envié. Cette double transformation (prospérité et malaise) nous invite à nous intéresser à nouveau et autrement à comment se forme l’identité professionnelle aujourd’hui, comme condition du développement du futur de la discipline et du métier.

    Sur le plan conceptuel, l’identité professionnelle est l’incarnation de la rencontre pour un individu, membre d’un groupe, d’une histoire individuelle et d’une histoire collective, se nouant à la faveur d’un processus de socialisation professionnelle de longue durée (Dubar et Tripier, 1998). Cette socialisation professionnelle s’effectue avant tout lors de la formation professionnelle initiale. Cette socialisation professionnelle primaire s’enracine dans une identité personnelle dont les fondements sont familiaux (Vilbrod, 1995), mais aussi, voire surtout, culturels, au sens fort de Vygotski (2014). Dans le cas du travail social, il n’y a que très peu de représentations sociales du métier, la travailleuse sociale étant souvent réduite à sa mission de représentante de l’État et de ses fonctions de domination sociale auprès de personnes socialement marginalisées. Il en résulte soit un champ représentationnel autoritaire (placeuse d’enfants et de vieux) ou de néocléricalisme (aide aux pauvres). D’un point de vue sociologique, n’est-ce pas là les deux formes de l’archétype féminisé de la mère, à la fois autoritaire et bonne?

    Marqués de ces systèmes représentationnels et chargés d’un bagage familial qui les prédisposent à certains choix, des jeunes, et de plus en plus d’adultes, décident de faire du travail social leur métier. Leurs représentations initiales ainsi que leur bagage familial seront transformés par la socialisation professionnelle initiale qui naît lors de leur formation préuniversitaire. Leur trajectoire de vie peut aussi les exposer à l’expérience directe ou indirecte de la souffrance, dans le cadre de la famille notamment, mais aussi dans le contexte de petits boulots ou d’engagements bénévoles proches du travail social.

    L’identité professionnelle s’incarne véritablement et ultimement par la pratique professionnelle, d’abord en stage, puis au fil de l’expérience professionnelle, à la faveur d’ajustements que font les individus et les groupes face aux défis nouveaux qui se posent à eux. Ces ajustements sont moteurs de développement professionnel.

    L’identité professionnelle est donc tout à la fois évolutive et plastique, le produit d’un travail identitaire que réalise l’individu à partir des divers matériaux que nous venons d’évoquer, tout en étant aussi inertielle, car s’incorporant dans un habitus individuel et un ethos collectif, soit deux structures incorporées par les travailleuses sociales et qui agissent dans une certaine mesure comme des générateurs de comportements. Pour cette raison, l’identité trouve donc une part de son origine dans la genèse sociale familiale et culturelle, retravaillée par la socialisation professionnelle qui arrivera au début de l’âge adulte. La trajectoire sociale des individus est évidemment profondément marquée au moment du passage à l’âge adulte par le choix de carrière fait par ces jeunes dont les idées sur le métier sont souvent imprécises, archétypiques.

    La socialisation professionnelle a donc un effet profond, celui d’une véritable conversion doctrinale, pour reprendre les mots du classique Davis (cité par Dubar, 1998). La conversion doctrinale s’effectue en six étapes conceptualisées par Davis à partir de l’analyse de l’expérience de jeunes infirmières. Bien que ces travaux datent, ils nous apparaissent encore des plus pertinents.

    Étape 1 : l’innocence initiale, dans laquelle dominent les stéréotypes professionnels de l’infirmière dévouée et altruiste… Ces représentations sociales ont été acquises dans la famille ou à travers les représentations sociales disponibles dans la culture, les réseaux d’amis, etc. Nous le verrons dans la suite du livre, les nouveaux inscrits se représentent le travail social essentiellement au travers de la catégorie relation d’aide, sans référence à des attributs classiques de professionnalité, comme la maîtrise des savoirs disciplinaires.

    Étape 2 : la conscience d’incongruité, dans laquelle s’installe une prise de conscience de l’individu à propos de l’inadéquation de ses représentations initiales du métier au regard de la réalité. La profession n’est pas exactement ce qui était attendu, et les stéréotypes (p. ex. dévouement ou altruisme) sont vécus comme des trompe-l’œil. La réalité semble alors incongrue aux apprentis, étrangère au métier réel, qui n’est alors qu’entrevu. Cette prise de conscience peut être subite et peut produire un véritable choc avec la réalité. Cette étape est bien entendu anxiogène pour les étudiants, pris dans un véritable syndrome de l’arrêt d’autobus, plus intense s’il advient plutôt tard que tôt. L’étudiant se posera alors la question : dois-je quitter la formation et risquer de perdre une part de mes efforts consentis jusque-là ? Que faire avec ce sentiment d’incongruité ? La vaste majorité des étudiants restent et jouent le jeu de l’apprentissage, ce qui est la condition essentielle pour la suite de la conversion.

    Étape 3 : le déclic, à l’occasion duquel l’étudiant perçoit ce qu’il doit faire pour se conformer aux attentes des professeurs. Sa compétence à comprendre ce qu’on attend de lui est ici cruciale. Certains n’y arrivent pas vraiment, et s’autoexcluent alors de la formation, notamment au moment critique du stage. Si cette compétence suffit à prendre puis à maintenir la posture d’apprenant nécessaire au processus de socialisation, elle ne suffit pas à se constituer comme infirmière ou travailleuse sociale compétente. La conversion doit se poursuivre, s’intérioriser.

    Étape 4 : la simulation du rôle est l’activité par laquelle la compétence à percevoir ce qui est attendu engage chez l’apprenant des comportements nouveaux qui s’intériorisent. Ceux-ci sont d’abord inauthentiques, faux, une sorte de jeu à « faire comme si » pouvant produire chez certains un sentiment si fort que Davis parle d’aliénation de soi… Heureusement, le sentiment de se mentir à soi-même n’est que passager, un peu comme le sentiment d’inauthenticité que ressent l’acteur lors de sa première lecture de la pièce de théâtre devant le metteur en scène. Au début, tout sonne faux, puis le personnage s’installe, les costumes sont portés, puis habités et, petit à petit, l’acteur devient Cyrano de Bergerac.

    Étape 5 : l’intériorisation anticipée est ce moment où l’on devient un peu travailleuse sociale, moment de la transformation de la personnalité de l’étudiant. Par anticipation, il accepte la dualité entre le moi profane et le moi professionnel au bénéfice du succès de ses études et de l’accès à la carrière choisie. Ce compromis raisonnable est en général temporaire, car il conduit la plupart du temps à l’étape ultime de la conversion doctrinale.

    Étape 6 : l’intériorisation stable consiste en l’incorporation profonde, et donc durable, des codes professionnels dans son habitus. Cette incorporation permet l’intégration du soi profane et intime au nouveau soi professionnel. Ce processus d’incorporation se renforce et se complète par l’activité professionnelle tout au long de la carrière. Il peut demeurer toutefois un écart entre les deux versants du soi. Parfois, cet écart demeure grand, voire s’élargit à l’épreuve du réel, et le professionnel travaille de l’intérieur de lui-même à compenser cette béance. Cela constitue un risque à la santé au travail, car une telle compensation est exigeante et rencontre des limites à long terme. La sortie, idéalement contrôlée, du métier devient alors nécessaire, par exemple vers une autre fonction du métier (gestion, enseignement, syndicalisme, pratique privée) ou vers un autre métier, ou la retraite anticipée. La maladie professionnelle peut alors être un symptôme de l’évolution identitaire en cours.

    Cette conversion doctrinale ne se fait pas ex nihilo. Elle est facilitée par le fait que le choix de carrière n’est pas totalement un hasard, une décision strictement élective. Elle inclut aussi une pensée stratégique qui cherche à gérer l’écart entre le soi profane vécu et le soi professionnel espéré par le choix de carrière. La suite du livre va montrer le grand nombre de paramètres que considèrent les jeunes dans le processus de choix de carrière.

    Pour cette raison, il serait réducteur de lire les prochaines pages en cherchant à cibler des déterminants du choix dans un bassin de déterminants du passé, comme ceux de la famille, dont l’effet serait mécanique. Avec Bronner (2023, p. 85), nous estimons qu’

    aucun de ces moments fondateurs n’est prédictible dans les effets qu’il va produire sur les destins individuels. Que ces injonctions soient encourageantes ou décourageantes, il est difficile de savoir à quoi elles vont aboutir. Ce qui est probable, c’est qu’elles n’agissent pas de la même façon selon la narration qu’on a construite de soi-même.

    Ces expériences familiales, les hasards de la vie, les emplois étudiants concourent au choix, sans le sur-déterminer. Ainsi, les processus de choix que nous allons montrer ne sont pas des indices de mécanismes sociaux, ni, non plus, le fait d’une pure pensée rationnelle. Entre les deux conceptions s’insère une forme d’activité stratégique sous contrainte, dont les effets difficiles à anticiper de manière précise. Toute trajectoire sociale, contrairement à l’allégorie balistique dont le terme provient, est le produit en partie imprévisible de la rencontre de déterminants objectifs, génétiques, sociaux et symboliques, et de hasards de la vie liés dans un récit de soi et sur soi (qui tend à produire une cohérence des origines, de l’identité du moment et du projet), de stratégies (ce qui peut inclure du jeu, de la créativité, du désir), et de divers affordances et possibles. C’est le tendanciellement bourdieusien (1980), mais qui refuse le déterminisme étroit de certains de ses suiveurs refusant la complexité de sa pensée. Dans ce livre, l’histoire du futur n’est pas inscrite dans des feuilles de thé que nous aurions réunies ici, ni la création des seules bonnes volontés des individus. Le passé crée des conditions de futurs potentiels à construire à partir de matériaux qui sont déjà donnés.

    D’un point de vue méthodologique, le récit qu’en font les témoins, la mise en forme de leur histoire, indiquent comment la liaison entre ces divers matériaux se fait

    en matière de rêves professionnels et d’investissement à l’école, les récits que l’on se fait de soi-même, que l’on nous fait de nous-mêmes, les espoirs que nous suscitons – ou que nous ne suscitons pas – sont des conditions initiales qui pèsent sur notre devenir sans que nous puissions, à partir d’elles, rien prévoir de ce que nous deviendrons (Bronner, 2023, p. 90).

    Cette ouverture du futur n’indique cependant pas qu’il n’y a rien de social qui reste dans le choix. Le récit de soi, y compris celui énoncé dans le plus grand respect de la singularité du témoin, demeure un « assemblage de souvenirs individuels qui s’organisent sur une armature collective » (Bronner, 2023, p. 153). L’entretien participe de l’élaboration d’un narratif singulier, énoncé post hoc, mais qui formule tout de même un récit de soi déjà en cours, qui se construit depuis l’enfance et qui se reformule un peu au fil des épreuves de la vie, épreuves de toute nature, y compris celle que l’on vainc. Il s’agit d’une fiction, mais d’une fiction bien fondée, pour reprendre Bourdieu.

    Ce récit de soi naît dans la famille, quelle qu’elle soit. Cette dernière offre des « données narratives initiales » (Bronner, 2023, p. 172) que le témoin réutilise en continu dans l’énonciation du discours de soi, y compris dans ceux dont nous rendrons compte dans le chapitre 4. Ainsi, les stratégies d’orientation professionnelle privilégiées par les parents de ces étudiants s’appuient sur un certain « sens du jeu », pour utiliser l’expression de Bourdieu (1980). Ce sens du jeu est fondé sur leur propre expérience professionnelle, et sur leur analyse du champ professionnel qu’ils peuvent faire de leur point de vue, c’est-à-dire à partir du champ culturel qui est le leur. Ces stratégies se fondent donc, pour reprendre les termes de Vilbrod (1995), sur une navigation à vue, faite à la fois d’une expérience personnelle et d’une gestion en temps réel de l’inconnu (p. ex. critères d’accès aux programmes ou aux bourses d’études). Pour des raisons pratiques, parents et enfants intériorisent alors les possibles et les contraintes s’offrant à eux, ne serait-ce que la proximité géographique des lieux de formation. Les uns et les autres gèrent la mise en valeur de leurs capitaux au regard de leur connaissance partielle du champ universitaire et du marché spécifique de l’emploi. Cette gestion peut s’analyser selon Vilbrod (1995) comme une stratégie visant d’abord à préserver autant que faire se peut les acquis familiaux (ne pas trahir nos origines, la place sociale d’où l’on vient), tout en cherchant à les améliorer dans une perspective de mobilité sociale ascendante, voire d’affirmation du mérite (Bronner, 2023). Tant les travaux de Perrenoud (1984) que ceux de Kellerhals et Montandon (1991) montrent pour leur époque cette navigation à vue, incitant les parents à diriger leurs enfants dans des filières différenciées selon la conjoncture et les différents capitaux familiaux transmis aux enfants. Cette navigation à vue peut se transmettre par des messages parentaux adressés à l’enfant, qui encourageront ou décourageront une manière d’être (p. ex. « Tu vas être avocat » à l’enfant particulièrement habile avec le langage). L’enfant pourra les recevoir de différentes façons, s’en saisir pour faire, refaire ou défaire le jeu parental.

    Si les travaux classiques de Dubar (1998) ou de Vilbrod (1993 ; 1995) ont montré que le choix d’une formation professionnelle dans les métiers du travail social est en partie conditionné par l’histoire familiale, l’élucidation de cette dernière est alors pertinente à une réflexion sur les rapports actuels des apprentis à leur discipline. Ici, comme toujours, passé et présent se nouent dans un futur qui émerge. L’analyse de ces histoires est alors aussi pertinente à une réflexion sur les rapports émergents d’une génération à la formation et, par le fait même, au métier futur. Professeurs et étudiants peuvent par exemple profiter d’une telle réflexion pour s’émanciper d’une lecture trop personnaliste de difficultés andragogiques. Tout professeur (de tout temps) vous le dira : ce qui s’enseignait hier facilement se bute aujourd’hui à des difficultés nouvelles. L’art de l’enseignement réside justement dans cette capacité d’ajustement, sinon au risque de rapports qui se cristallisent négativement. Déjà Socrate écrivait que « le professeur […] craint ses élèves et les flatte, les élèves n’ont cure de leurs professeurs, pas plus que de tous ceux qui s’occupent d’eux… »

    Ces stratégies familiales et individuelles d’orientation professionnelle rencontrent en première année de formation des messages institutionnels qui confirment, confortent ou contredisent les choix effectués (visée officielle d’excellence, mais pas de stratégies fortes d’évaluation, scientificité de façade, etc.). Parfois paradoxaux, ces messages sont alors difficilement interprétables et, partant, anxiogènes, surtout pour les étudiants n’ayant pas un habitus déjà exposé au monde universitaire ou à celui du travail social. L’anxiété forme bien entendu une très mauvaise condition de l’apprentissage. Cette situation paradoxale exige des étudiants moins la conformité à l’ethos disciplinaire au cœur du projet de socialisation professionnelle que la sublimation des injonctions contradictoires et des exigences familiales en des récits conduisant à un nouveau rapport à la carrière. Cet effort narratif est important, exigeant, et détourne parfois l’étudiant de sa posture d’apprentissage.

    Dans la famille ne se jouent pas que les valeurs de l’individu, en tant que transmission parentale. La famille est aussi le véhicule de la primo trajectoire sociale, y compris en ce qu’elle a de plus économique. On observe, on le verra dans les pages qui suivent, la présence d’élèves originaires de différentes classes sociales dans les programmes de travail social, mais surtout provenant de la petite classe moyenne inférieure, le plus souvent en mobilité sociale ascendante au regard de la position sociale de leurs parents. Cette trajectoire peut parfois être latérale, par exemple par la transmission du métier de mère en fille, mais rarement descendante.

    La mobilité sociale ascendante des classes moyennes inférieures a tendance à privilégier des chemins de peu de risques menant, par exemple, aux professions dont le premier employeur est l’État, offrant sécurité d’emploi, protection syndicale et salaires corrects, sans courir les risques relatifs aux métiers du commerce par exemple, potentiellement plus payants monétairement et symboliquement, mais sans sécurité d’emploi. La mobilité sociale ascendante à faible risque conduit certaines femmes aux métiers reconnus du soin (métiers féminisés) comme autant de voies de mobilité sociale évidente. Cette stratégie individuelle, souvent soutenue par les parents, permet de valoriser un socle de compétences personnelles, réelles ou perçues, en métier.

    Ces stratégies sont efficientes d’un point de vue de la mobilité sociale ascendante, mais confinent ces personnes à une double relégation sociale, celle des métiers de services publics, alors même que la catégorie public (ou État) se voit culturellement disqualifiée par nombre de doxosophes de tous ordres, puis celle de l’aide aux plus pauvres, aussi une catégorie sociale peu valorisée, ou à tout le moins invisibilisée depuis le début des années 1980, époque marquée par la révolution culturelle conservatrice. Cette double relégation conduit ces jeunes vers des formations et des métiers socialement moins prestigieux que ceux du domaine de la santé, jugés plus sérieux, plus scientifiques, symboliquement plus forts. Le travail social permet de s’approcher du domaine de la santé, sans cependant se frotter à ses diverses exigences, dont celle d’un parcours universitaire plus compétitif.

    Cette position symbolique basse du travail social dans le champ des professions du domaine de la santé au sens large plonge aussi ses racines dans le champ représentationnel des métiers de l’aide marqué par la domination symbolique de la psychologie comme science mère. Cette dernière discipline forme un archétype permettant à la fois de constituer un référentiel puissant et idéalisé, et d’affirmer la relégation du travail social du côté d’une semi-psychologie à destination de problèmes de santé mentale ayant une forte composante sociale, entendre non clinique. Le champ représentationnel de la psychologie est par ailleurs très saillant dans la culture; pensons aux films de Woody Allen, ce qui fait en sorte que la psychologie joue puissamment sa fonction archétypique dans les métiers de l’aide. Sa puissance référentielle concerne donc tout autant les jeunes s’inscrivant en travail social que leurs collègues d’autres disciplines (p. ex. médecins) que les usagers eux-mêmes, qui préfèrent ou s’attendent à obtenir des services d’un psychologue. Le travail social se caractérise alors par tous eu égard aux attributs de la psychologie. Tant pour les usagers que parmi les professions voisines, le travail social semble peu distinct professionnellement de la psychologie, si ce n’est par son niveau moins élevé de maîtrise des compétences en psychothérapie, ce qui n’est pas rien.

    Les clientèles mêmes du travail social souffrent d’une contagion psycho-idéologique les plaçant sous l’égide de la protection aux mineurs et autres « incapables » sous la responsabilité première de l’État (p. ex. protection de la jeunesse, personnes dont l’autonomie fonctionnelle s’étiole en raison de l’âge, et grande marginalisation sociale). Dans ce contexte, l’étudiant qui envisage son choix de carrière à la fin de l’adolescence n’aura que fort peu de représentations directes positives du travail social, sauf s’il provient d’une famille de travailleuses sociales, ou s’il a lui-même été exposé aux services d’une travailleuse sociale. La majorité de ces adolescents aura d’abord une représentation de la psychologie, éventuellement à la faveur de cours d’introduction à cette discipline pendant leur formation préuniversitaire.

    Néanmoins, par homologie, l’étudiant percevra une certaine concordance avec ses compétences relationnelles et celles au cœur de la psychologie (d’obédience humaniste, surtout). Le travail social lui apparaîtra alors comme une option qui lui permet de concilier son désir de psychologie et une trajectoire de formation professionnelle moins exigeante et moins risquée, tout en maximisant ses compétences.

    De telles trajectoires s’élaborent aussi, au moins en partie, dans la socialisation de genres. Bien que l’étude de la division sexuelle du travail commande une grande finesse d’analyse qui mériterait de plus grands efforts que les nôtres, il est possible d’avancer que la composition sexuelle de la profession à 83 % traditionnellement féminine au Canada (Stephensen et al., 2001) traduit et reproduit une genrification durable de la profession. Il est même possible d’affirmer que cela concourt à la faible valorisation sociale de la filière travail social dans le champ des professions. Cette filière sera parfois réduite à une prolongation professionnelle du travail domestique.

    Par ailleurs, la représentation qu’ont les postulants aux programmes de travail social de leurs compétences scolaires joue aussi dans leur choix de carrière. Une prédilection pour les parcours de sciences sociales et humaines au niveau préuniversitaire, estimés moins exigeants que les parcours scientifiques, se prolonge dans

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