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Éthique et travail social: Nouvelles voies pour la pensée et pour l'action
Éthique et travail social: Nouvelles voies pour la pensée et pour l'action
Éthique et travail social: Nouvelles voies pour la pensée et pour l'action
Livre électronique477 pages5 heures

Éthique et travail social: Nouvelles voies pour la pensée et pour l'action

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À propos de ce livre électronique

L’exercice du travail social est source de nombreux questionnements éthiques. Les inégalités sociales, les violences interpersonnelles, ou encore les dynamiques de marginalisation, entre autres problèmes sociaux, portent en effet atteinte aux principes fondamentaux de liberté, d’égalité, de respect de la dignité ou de justice sociale. Par ailleurs, la pluralité des moralités, selon les contextes sociétaux, les milieux et groupes d’appartenance, les systèmes de croyances, etc., rend complexe le positionnement éthique dans l’intervention et il est donc souvent difficile de trouver des arbitrages équitables lorsque des intérêts divergents se manifestent entre les différentes personnes concernées par une intervention sociale.

Cet ouvrage rassemble des textes qui examinent les défis éthiques auxquels font face les praticiennes et les praticiens du travail social au quotidien, notamment en ce qui concerne les enjeux à propos de la relation à l’Autre, les rapports de pouvoir ou les normativités à l’œuvre. Il propose également des avenues pour répondre à ces défis, en s’adressant aux personnes qui étudient en travail social ou exercent dans ce domaine.
LangueFrançais
Date de sortie24 août 2022
ISBN9782760557277
Éthique et travail social: Nouvelles voies pour la pensée et pour l'action
Auteur

Audrey Gonin

Audrey Gonin est professeure à l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal et codirige la revue Nouvelles pratiques sociales.

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    Aperçu du livre

    Éthique et travail social - Audrey Gonin

    Introduction

    L’éthique comme voie de renouvellement de la pensée et de l’action dans le champ du travail social

    Audrey Gonin

    École de Travail social, Université du Québec à Montréal

    Michel Guissard

    Institut supérieur de formation sociale et de communication de Bruxelles, Institut provincial de formation sociale de Namur

    André Antoniadis

    Haute école de travail social et de la santé Lausanne (HETSL | HES-SO)

    Flavie Plante

    École des métiers d’accompagnement de la personne de Saint-Pierre de la Réunion

    Ethics is primary not because it is a restricted but preeminent domain – of rules or virtues or ideals. It is primary because it is unrestricted and present everywhere, and while determinative and defining, it situates us in the midst of permanent moral dilemmas that we can never fully resolve but that always challenge us nonetheless. […] For [Levinas], ethics is an expression for the very social nature of our living with others in the world

    (Morgan, 2007, p. 417).

    L’éthique, en tant que questionnement sur la dimension morale de nos actions, ou encore comme volonté de « bien faire » soucieuse de ses effets concrets, est omniprésente dans notre quotidien. Qu’elle prenne la forme d’une interrogation sur le meilleur cours d’action à adopter ou d’un retour réflexif sur des conduites passées, elle se manifeste spontanément dans nos pensées, dès lors que nous prenons le temps d’examiner ce que nous pourrions (ou aurions pu) faire. À quel point l’action menée est-elle judicieuse, c’est-à-dire bonne et juste, dans les circonstances qui se présentent ? L’exercice du travail social n’échappe bien évidemment pas à ce questionnement, il l’attise même, plus sûrement que l’exercice de la marche en forêt ou la conversation de salon. En effet, les intervenantes et intervenants sociaux¹ ont la responsabilité d’agir dans le meilleur intérêt des personnes accompagnées, tout en tenant compte de la collectivité dans laquelle elles se situent et des repères propres à la pratique du travail social, dans un contexte professionnel précis. L’action s’inscrit donc dans une certaine complexité : il s’agit de l’orienter à partir de points de références multiples (demandes des personnes, normes de pratique, missions institutionnelles, appuis théoriques, etc.) pour l’adapter aux caractéristiques toujours uniques des situations vécues par les destinataires des interventions. Comment s’assurer de réaliser une intervention judicieuse, dans ce contexte ? Bien qu’une certitude absolue soit difficile à établir et que les solutions infaillibles à cet égard relèvent du leurre, il n’en est pas moins essentiel de se remettre sans cesse en question : s’interroger à ce sujet est, en effet, une des manières par lesquelles s’ouvrent de nouvelles voies pour la pensée et pour l’action dans le champ du travail social.

    1.   E n quoi le travail social est-il spécifiquement concerné par les questions éthiques  ?

    Si toute activité humaine (ou presque) est susceptible d’être interrogée sous l’angle éthique – en s’interrogeant sur ses conséquences positives ou négatives, ou sur sa conformité par rapport à telle ou telle valeur morale, ou encore pour en évaluer, plus largement, le sens –, le travail social est plus particulièrement « interpellé » par des questions d’ordre éthique (Bonjour et Corvazier, 2003 ; Bouquet, 2017 ; Fassin et Eideliman, 2012). En effet, comme sa raison d’être est d’intervenir auprès de populations qui vivent souvent des formes diverses de précarité, de vulnérabilité, de marginalité, d’injustice, d’abus² ou de violence, le travail social vise à agir par rapport à des situations où les valeurs de liberté, d’égalité ou encore de droit à l’intégrité et à la dignité sont bousculées, voire bafouées. En ce sens, la définition du travail social donnée par la Fédération internationale des travailleurs sociaux fait appel à des valeurs-phares, en le situant comme action qui « favorise le changement et le développement sociaux, la cohésion sociale, ainsi que l’autonomisation et la libération des personnes. Les principes de justice sociale, de droits de la personne, de responsabilité collective et de respect des diversités sont au cœur du travail social » (Fédération internationale des travailleurs sociaux, 2021, § 2).

    Toutefois, la pluralité des moralités qui traversent le social génère une complexité pour le positionnement éthique dans l’intervention (Massé, 2016) : celui-ci ne va pas de soi et les intervenantes font souvent face à de l’incertitude quant à la « bonne » chose à faire. Comme le souligne Annie Lambert, « nombre de situations d’interventions sociales sont […] un terreau fertile pour les réflexions et les questionnements éthiques, puisque les conflits de valeurs y sont constants, à différents niveaux » (2012, p. 38). De plus, diverses tensions traversent la pratique du travail social (Gonin, Grenier et Lapierre, 2012 ; Grenier et Chénard, 2013 ; Dierckx et Gonin, 2015), car celle-ci se trouve au carrefour de la demande des personnes accompagnées, des commandes institutionnelles, des repères professionnels, mais aussi de normes culturelles et sociétales. Ainsi, des conflits de valeurs émergent régulièrement de la cohabitation de ces logiques, qui peuvent se rejoindre, mais aussi présenter des écarts en raison de points de vue et d’intentionnalités distincts. En outre, les transformations sociales font émerger de nouvelles problématiques sociétales (la cyberviolence, par exemple) et transnationales (enjeux de l’accueil de personnes réfugiées, gestation pour autrui à l’étranger, etc.). Or, le travail social se trouve souvent en première ligne, face à des enjeux encore mal identifiés et peu balisés sur le plan des repères pouvant guider l’action. En somme, les sources de questionnements éthiques sont nombreuses dans l’exercice du travail social, et la recherche de réponses implique de mener une réflexion approfondie, dans un contexte jalonné d’incertitudes (Bourgeault, 2004 ; Guissard, 2018 ; Legault, 1999 ; Pauzé, 2014).

    Parallèlement à cette complexité, la « demande éthique » (Gonin et Jouthe, 2013) s’accentue dans l’exercice du travail social. Ainsi, au Québec, l’encadrement déontologique des pratiques s’est vu renforcé par le projet de loi 21 adopté en 2012, définissant des activités réservées aux membres d’ordres professionnels – dont celui qui encadre l’exercice du travail social – pour des actes à haut risque de préjudice pour le public (Assemblée nationale du Québec, 2009). En France (Lorthiois, 2000), un mouvement comparable conduisait le Conseil économique et social à rendre un avis visant à « promouvoir et partager la déontologie et l’éthique des travailleurs sociaux » (2000, p. 29-30). Plus globalement, les cadres normatifs qui balisent la pratique du travail social se font de plus en plus nombreux et précis : les guides de pratique, les référentiels de compétence, les codes d’éthique ou les repères déontologiques s’affinent et se spécialisent. Si ce phénomène s’explique en partie par le développement des connaissances relatives à la pratique du travail social, comme tout domaine faisant l’objet de recherches, il est également lié aux dynamiques sociétales de responsabilisation qui sont à l’œuvre à de multiples niveaux (Hache, 2007 ; Gonin, 2019). Ces logiques de responsabilisation prennent appui, entres autres, sur des dispositifs de régulation des conduites (code de déontologie, guides et normes de pratique, reddition de comptes institutionnelle, etc.), qui sont des leviers pour l’imputabilité des intervenantes tant sur le plan managérial que professionnel (Maroy et Dutercq, 2017, § 28)³. Le contexte sociopolitique actuel contribue ainsi à ce que les travailleuses et travailleurs sociaux soient davantage interpellés sur le plan de la responsabilité éthique.

    Par ailleurs, le travail social se voit chargé d’une responsabilité particulière sur le plan éthique, en tant que profession (Freidson, 2001) : le professionnalisme attendu se situe tant sur le plan de la qualification et des compétences des intervenantes, que sur celui de la conformité de leur action au plan déontologique. Ces attentes concernant une conduite morale⁴, dans le cadre du rôle professionnel, peuvent être reliées au différentiel de pouvoir existant entre les intervenantes et les personnes accompagnées, qui place ces dernières dans une position de vulnérabilité. En effet, les informations auxquelles les intervenantes ont accès afin d’accomplir leur mandat sont souvent de nature sensible et les destinataires des interventions pourraient craindre leur dévoilement et le jugement d’autrui. De plus, l’accès aux ressources de soutien – aide pour des activités du quotidien, aide financière, soutien émotionnel, informations et stratégies utiles pour améliorer sa situation, etc. – nécessite l’appui des intervenantes auxquelles s’adressent les personnes. Les devoirs déontologiques des intervenantes visent ainsi à compenser cette dépendance relative, liée tant aux informations et outils en leur possession qu’à un certain pouvoir discrétionnaire. De manière plus large, les savoirs et pouvoirs d’action des intervenantes ont pour fonction d’aider à apporter des solutions aux problèmes que les personnes cherchent à résoudre, dans le cadre d’une relation de nature fiduciaire qui consiste à agir dans l’intérêt⁵ de la personne (Hui, 2005 ; Gonin, 2019). Les devoirs de loyauté, d’indépendance et de fiabilité de l’intervenante, qui s’associent à un souci du bien-être des personnes accompagnées et au maintien de la confidentialité des informations divulguées dans le cadre de l’intervention, visent ainsi à rééquilibrer, autant que possible, le différentiel de pouvoir existant et à poser les bases d’un lien de confiance (Hunyadi, 2019). Ces devoirs correspondent, en quelque sorte, à la promesse que l’intervenante utilisera ses compétences et connaissances pour agir dans l’intérêt des personnes accompagnées, c’est-à-dire en fonction de ce qui leur importe, quel que soit le degré de sympathie qu’elles lui inspirent, mais aussi de manière intègre et indépendante⁶. Il s’agit là d’une spécificité qui différencie l’exercice du travail social d’une simple relation de service, au regard du souci éthique et des responsabilités déontologiques qu’il implique.

    2.   E njeux éthiques dans le champ du travail social, entre raison et affect, singulier et universel

    Selon l’une des définitions les plus fréquemment utilisées, l’éthique est « la visée de la vie bonne, avec et pour autrui, dans des institutions justes » (Ricœur, 1990, p. 202). Cette définition est intéressante, car elle permet de faire dialoguer deux grandes traditions qui abordent les questions éthiques de manière distincte : la tradition téléologique, se situant dans un héritage vis-à-vis de la pensée d’Aristote, et la tradition déontologique⁷, qui s’ancre dans celle de Kant (Ricœur, 2004). Ces traditions correspondent, en quelque sorte, à deux manières différentes de concevoir les questions éthiques et de chercher des solutions aux problèmes qu’elles posent. Dans la lignée téléologique d’Aristote, une conduite éthique repose sur le désir de bien faire (Jaffro, 2017) et fait appel aux sentiments moraux (Ricœur, 2004) pour rechercher la « vie bonne », en tenant compte du fait que nous n’avons pas tous les mêmes préférences. La tradition déontologique, quant à elle, met l’accent sur le raisonnement moral (Lopes, 2005). Ce dernier vise à identifier les principes ou, selon les termes de Kant (1792), la loi morale qui doit orienter l’action. Dans cette conception, agir de manière éthique correspond à agir conformément au devoir moral, qui s’inscrit dans une visée d’universalisation des principes guidant nos conduites. Cette perspective tend ainsi à établir des repères communs, ce qui permet d’assurer une certaine stabilité dans le fonctionnement des institutions, de clarifier les justifications de nos actes et de limiter le risque de décisions arbitraires. Dans la tradition déontologique, il est cependant plus difficile de prendre en compte les contextes de vie et le fait que chacun possède des préférences morales singulières, selon son parcours de vie et ses aspirations personnelles :

    [The Kantian philosophy…] requires the recognition of each actual person as an instance of the ’general human individual’ and so establishes ethics as impersonal principles, divorced from any recognition of the specific characteristics of any one person. In this way, the Kantian approach leads to an apparent removal of ethical issues from the subjective world of social relations to the level of abstraction. It is this, Simpkin concludes, which results in notions such as ’respect for persons’ being taken out of the social context in which social work is practiced (Hugman et Smith, 1995, p. 5-6).

    Afin de dépasser les limites de chacune de ces traditions, Ricœur (2004) les associe : il propose une démarche qui s’enracine dans les sentiments moraux, comme source de motivation à agir de façon éthique, pour ensuite chercher des points de repère normatifs (valeurs de justice, de dignité, etc.) et finalement s’interroger sur la manière d’actualiser les principes en faisant usage d’une sagesse pratique. Ce type de démarche unissant le souci de l’autre, ou autrement dit une certaine sollicitude selon les termes de Ricœur, et le raisonnement moral, en vue d’imaginer des solutions (Basanguka, 2005), semble particulièrement adapté pour le travail social. En effet, celui-ci ne peut être réduit à une activité purement rationnelle, basée sur la traduction de normes (lois, valeurs, normes de pratique, etc.) dans des situations particulières.

    En ce sens, le code de déontologie s’appliquant à l’exercice du travail social au Québec (Ordre professionnel des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec [OTSTCFQ], 2020), tout comme d’autres codes à l’international⁸, reconnaît la dimension relationnelle de la pratique : il précise que la travailleuse ou le travailleur social doit chercher « à établir et à maintenir avec son client une relation de confiance et de respect mutuels » (article 32), en tenant compte « des considérations éthiques du client et du contexte » ainsi que « de la demande et des attentes du client » (article 23). Ces articles mettent en évidence qu’au-delà du respect de normes déontologiques (la confidentialité, l’indépendance professionnelle, etc.), une pratique éthique prend appui sur un lien de confiance et sur une prise en compte des préférences morales et des aspirations des personnes. Ainsi, une place est donnée à la subjectivité et aux affects (Weinberg, 2016), tout en référant la pratique à un cadre normatif basé sur des repères communs. Autrement dit, un même cadre de référence n’empêche pas de considérer les aspirations singulières des personnes accompagnées comme importantes : il est possible d’associer un souci de justice, se fondant sur des principes valables pour tout le monde, à un souci de l’autre, prenant en compte la singularité de la personne⁹. Cette conception de l’éthique permet de chercher à concilier, autant que possible, ces tensions entre l’universel et le singulier qui traversent régulièrement le champ du travail social (Healy, 2007). Compte tenu du fait que l’intervention sociale se situe toujours à l’intersection de l’individuel et du social, ce positionnement éthique permet de reconnaître qu’il s’agit de composer avec des demandes et situations particulières tout en étant situé dans un contexte institutionnel, légal et sociétal structuré par différents types de normes. Dans cette perspective, la démarche éthique cherche à imaginer des solutions (Pierron, 2015), plus qu’à trancher des dilemmes :

    Car trop souvent, […] nous pensons qu’il nous est demandé de prendre une décision, alors que, peut-être, ce qui est d’abord demandé est de laisser s’ouvrir un champ de possibilités inédites. Ainsi, la visée de la vie bonne, qui oriente et intègre l’ensemble de nos actions vers une fin ultime – elle enveloppe aussi la morale –, ne peut manquer de faire appel à l’imagination, en tant que puissance de création et de transfiguration du réel (Basanguka, 2005, § 57).

    Envisager l’éthique sous cet angle, dans la pratique du travail social, conduit à considérer les questionnements qu’elle soulève comme des occasions de renouveler ses manières de voir et de faire, ou encore de revisiter le sens des interventions réalisées au quotidien. En effet, lorsqu’une situation pose problème sur le plan éthique (par exemple se demander s’il s’agit de lever le secret professionnel, au regard d’un danger pour la personne elle-même ou pour autrui), elle vient régulièrement toucher aux fondements de la pratique professionnelle (le fait que la confidentialité est l’un des socles du lien de confiance, pour poursuivre l’exemple). La délibération éthique donne ainsi l’occasion d’approfondir sa compréhension des bases sur lesquelles reposent les interventions, ou encore de se réapproprier le sens (le pourquoi et le comment) de son action, individuellement et collectivement.

    Or, comme le montre Jean-Marc Ferry, le renouvellement de ses manières de voir et de faire peut avoir une portée émancipatrice en permettant de mettre à distance des déterminismes sociaux :

    [L’éthique reconstructive] entreprend de fluidifier les situations de rapports figés en général, afin d’émanciper les sujets de ces déterminismes qui, dans la relation aux autres comme à soi-même, entravent la communication, bloquent les possibilités de résolution des conflits (Ferry, 1996, p. 20).

    Ce type de perspective permet de « repolitiser » les situations soulevant des questions éthiques (Hugman et Smith, 1995), car la dimension sociopolitique qui sous-tend les contextes de vie et les rapports sociaux peut être masquée tant par une démarche à visée universaliste que par la volonté de tenir compte de la particularité des situations. En effet, se référer à des principes abstraits, tout comme considérer la singularité peut échouer à reconnaître les dynamiques sociales qui génèrent et reproduisent des inégalités et des visions stéréotypées de l’autre, réduisant ainsi le champ des possibles. Si la démarche éthique ne peut prétendre à la transformation de structures sociales, elle peut néanmoins les questionner et tenter de les mettre à distance, autant que possible, afin d’orienter l’action vers des solutions socialement justes face aux problèmes éthiques rencontrés dans les pratiques du quotidien. La prise en compte de ce niveau sociopolitique, qui est en quelque sorte intermédiaire, entre le singulier et l’universel, peut être considérée comme une spécificité de la réflexion éthique ancrée dans le champ du travail social (Beckett et Maynard, 2013 ; Dierckx, 2016 ; Gonin et Tellier, 2018 ; Weinberg, 2016).

    Toutes les personnes ayant collaboré à cet ouvrage collectif abordent, d’une manière ou d’une autre, la question de la répartition inégale du pouvoir dans le contexte de l’intervention ou à une échelle plus macrosociale. La visée de la justice est appréhendée, dans les différents textes, au travers de ce qui y fait obstacle concrètement, plutôt que par la seule application de principes abstraits… qui risquerait de mener a contrario à des injustices. Par ailleurs, être attentif à ce niveau sociopolitique donne la possibilité de mieux entendre ce que la personne a à dire de ses conditions de vie et des rapports sociaux inégalitaires dans lesquels elle peut être prise, à son détriment. Le fait d’être plus particulièrement à l’écoute de ces enjeux, à l’intersection du souci de justice et du souci de l’autre, peut ainsi être considéré comme une caractéristique de la démarche de réflexion éthique en travail social.

    3.   O rigines de l’ouvrage collectif et présentation des contributions de l’ouvrage

    Les chapitres intégrés à cet ouvrage sont tous issus de contributions présentées à l’occasion d’un symposium international sur les questions éthiques et le travail social, qui s’est tenu à Montréal les 5, 6 et 7 mars 2019. Cet évènement a réuni environ 200 personnes, au cours de trois journées d’échanges destinées à la mise en commun de travaux de recherche, mais aussi d’analyses issues de milieux de pratique. L’organisation de ce symposium a pris appui sur une démarche de collaboration menée dans le cadre du groupe thématique sur l’éthique de l’Association internationale pour la formation, la recherche et l’intervention sociale (AIFRIS), qui a pour vocation de développer le dialogue sur le travail social, en langue française. Dans ce cadre, une collaboration de recherche portant sur les questions éthiques du champ de l’intervention sociale s’est développée. Celle-ci a donné lieu à la réalisation d’une démarche basée sur une méthodologie commune en vue de documenter les problèmes éthiques rencontrés par des intervenantes et intervenants sociaux et les stratégies développées en vue de les résoudre, dans quatre pays francophones (Belgique, France, Québec et Suisse). Ce collectif a permis de rassembler 20 groupes d’intervenantes intéressées à réfléchir collectivement à des situations rencontrées dans leur pratique professionnelle, au sein d’un dispositif inspiré de la méthode d’analyse en groupe (Van Campenhoudt, Chaumont et Franssen, 2005), dans une double visée de recherche et de codéveloppement de connaissances (Antoniadis et al., 2017). Les membres du collectif de recherche ont ensuite analysé le contenu de ces discussions, afin que leurs conclusions puissent faire l’objet d’une diffusion. En ce sens, l’organisation du symposium Éthique et travail : nouvelles voies pour la pensée et pour l’action avait pour objectif de partager et croiser les analyses des différentes équipes de recherche constituées autour de cette collaboration internationale, tout en élargissant ses contenus à d’autres contributions en vue d’alimenter les réflexions par des travaux de recherche et analyses d’orientations diverses. Cet ouvrage rassemble des chapitres qui, partant de la présentation réalisée dans le cadre du symposium, l’étoffent ou lui offrent des prolongements.

    La première partie de l’ouvrage est consacrée à l’analyse de questions éthiques qui se posent de manière transversale, et ainsi quotidiennement, dans les pratiques d’intervention sociale. Francis Loser et Simone Romagnoli ouvrent la réflexion en mettant en évidence la nature prudentielle de l’activité réalisée par les travailleuses et travailleurs sociaux : au regard de la particularité, la complexité et l’ambiguïté des situations vécues dans la pratique, la mise en œuvre d’une réflexivité est indispensable pour éviter, autant que possible, d’y apporter des réponses réductrices. Les auteurs soulignent que cette activité délibérative, qui traduit le souci – proprement éthique – d’intervenir de manière pertinente, repose sur une écoute du point de vue de l’autre afin de contester les évaluations morales et les normativités dont les intervenants sont inévitablement porteurs. Les situations discutées dans le texte montrent que cette écoute peut prendre appui sur la prise en compte du corps et des émotions, en tant que vecteurs relationnels, mais aussi révélateurs du vécu subjectif de la situation. Ce premier chapitre éclaire ainsi de prime abord l’importance, sur le plan éthique, d’entendre la dimension subjective qui s’articule aux conditions matérielles également explorées dans le cadre des interventions sociales.

    Le deuxième chapitre analyse un autre enjeu d’importance pour le positionnement éthique dans l’intervention, et qui est également omniprésent dans le quotidien des pratiques : celui des rapports sociaux marqués par un différentiel de pouvoir (entre autres aspects) entre destinataires des interventions et travailleuses sociales. Guy Bourgeault approfondit la compréhension de cet enjeu en mobilisant les travaux de Colette Guillaumin sur les rapports entre Majeurs et minorisés. Le texte conduit à prendre acte de l’impossibilité de « se mettre à la place de l’autre » – puisqu’on ne l’occupe pas –, et ainsi à saisir que cet exercice théorique a une valeur éthique, certes, pour autant que cet impossible de la substitution des places soit reconnu. Dans le même ordre d’idées, l’auteur montre en quoi les classifications ne sauraient avoir raison de la singularité. Les repères théoriques, qui là encore présentent une légitimité sur le plan éthique comme garde-fous d’interprétations arbitraires, n’en sont pas moins immanquablement réducteurs et régulièrement inadaptés. Le chapitre propose finalement différentes pistes pour faire face à ces écueils du quotidien de l’intervention sociale.

    Dans le troisième chapitre, Damien Tissot envisage les questions éthiques omniprésentes dans la pratique du travail social par la voie du paradigme de la traduction. Comment, dans le cadre d’une intervention s’inscrivant dans une grammaire et un vocabulaire lui étant spécifiques (rôles définis par l’institution, moyens disponibles, catégories d’usage, etc.), traduire la demande d’une personne rencontrant des difficultés singulières ? Comment celle-ci peut-elle se saisir du langage de l’institution qu’elle interpelle pour faire entendre ses besoins ou désirs, et comment l’intervenante peut-elle contribuer à une traduction de cette demande, en fonction des dispositifs existants dans son cadre de travail ? Ces dispositifs étant souvent insuffisants pour apporter des réponses aux contextes de vie marqués par la pauvreté, la marginalisation ou la violence, les intervenantes ayant peu ou prou de pouvoir sur les sources de ces problèmes sociaux, comment composer avec les contraintes pour élargir le champ des possibles ? Damien Tissot poursuit par ailleurs une analyse avec la métaphore de l’interculturel, en identifiant le risque d’assimilation de la demande de l’autre à l’univers de sens de l’intervenant. Celui-ci, quoique doté des meilleures intentions, peut trahir la volonté de la personne dans la traduction réalisée au sein de son intervention. Le texte montre finalement que, si une traduction exacte est inatteignable, la recherche d’une fidélité à ce que l’autre énonce se donne toutefois comme horizon éthique pour guider les pratiques.

    Les textes de la deuxième partie du livre examinent les enjeux éthiques dans des contextes de pratique spécifiques. Tout d’abord, Stéphane Handfield met en lumière dans le quatrième chapitre les paradoxes qui traversent la pratique lorsqu’il s’agit de favoriser l’autodétermination des personnes, plus particulièrement quand les personnes accompagnées font des choix qui menacent leur bien-être. Le déroulement d’une intervention en contexte d’itinérance à Montréal est discuté tout au long du texte : l’analyse de cette situation explore finement les tensions entre la protection vis-à-vis d’abus pouvant être subis, dans un contexte de déficience intellectuelle, et le fait de soutenir les décisions prises par la personne. Par ailleurs, que faire lorsque des volontés contradictoires sont énoncées ? Une vision simpliste du respect de l’autodétermination des personnes se voit ainsi interrogée, pour mettre en évidence que l’exercice d’une certaine influence, par l’intervenant, et parfois même le recours à des formes de contraintes, peut être paradoxalement associé à une visée de soutien de l’autonomie. La qualité de la relation, en particulier liée à l’existence d’un lien de confiance et à une prise en compte authentique des aspirations de la personne, est alors le fil par lequel se relient des aspects a priori antinomiques, mais pouvant être tenus ensemble au travers d’un consentement relationnel.

    Le cinquième chapitre aborde également l’enjeu de l’autodétermination en contexte de déficience intellectuelle. Annick Cudré-Mauroux y relate une démarche réalisée en Suisse, au cours de laquelle certaines attitudes surprotectrices de la part des intervenants ont pu être interrogées, pour que la possibilité d’une prise de risque par les personnes accompagnées soit davantage tolérée. La relation de partenariat a été une des clés pour que s’ouvre un espace d’expérimentation pour les personnes vivant avec une déficience intellectuelle, sans que celles-ci perdent l’appui des intervenantes. Le soutien de cette dernière pour assumer d’éventuelles retombées négatives des risques pris – dont sa propre inquiétude – semble ainsi avoir été également déterminant dans les changements observés. L’évolution des pratiques qui a été observée au fil de la démarche fait, dans un second temps du chapitre, l’objet d’une analyse symbolique par l’auteure : elle met en lumière que, grâce à une mise en question de la vulnérabilité perçue chez les personnes accompagnées, au profit d’une plus grande confiance dans leurs capacités, leur autonomie a pu être davantage soutenue.

    Le sixième chapitre, rédigé par Dolores Angela Castelli Dransart, Alexandre Pillonel et François Geiser, aborde la question des requêtes d’assistance au suicide dans le contexte d’établissements hébergeant des personnes âgées, en Suisse. La question de l’autodétermination est ici approfondie en examinant les différentes conceptions qui peuvent sous-tendre la notion d’autonomie. Au-delà d’une vision présupposant un individu principalement rationnel qui délibère de manière isolée, sans être influencé par le contexte social et ses conditions de vie, le texte explore des visions alternatives intégrant les dimensions socioéconomiques, culturelles et relationnelles intimement liées à l’exercice de l’autonomie. Ces conceptualisations dialectiques mènent à explorer plus finement les sources d’une requête de suicide assisté, afin de s’assurer que celle-ci ne se rattache pas à des déterminations sociales (représentations, conditions de vie, enjeu de reconnaissance de la valeur de la personne) susceptibles d’être modifiées pour améliorer le bien-être. En ce sens, ouvrir un espace de réflexivité, par et pour la personne concernée, s’avère là encore fécond pour un positionnement éthique dans l’intervention.

    Le septième chapitre se penche quant à lui sur les enjeux éthiques des usages du numérique dans la pratique du travail social, en examinant plus particulièrement ceux liés au dossier social informatisé. Bertrand Bouckaert, Laure Compère, Anne Philippart et Armand-Marie Rahier présentent les constats tirés d’une démarche effectuée auprès d’intervenantes exerçant dans des milieux diversifiés, en Belgique. Celles-ci rendent compte entre autres des obstacles que certains nouveaux outils (formulaires numériques à remplir pour l’attribution de ressources, par exemple) peuvent créer pour développer un lien de confiance et adapter l’intervention aux particularités des situations. Le texte met toutefois en évidence que c’est avant tout l’intentionnalité en arrière-plan de ces outils – à savoir des logiques organisationnelles et les politiques sociales orientées vers une réduction des coûts – qui est à la source des problématiques identifiées, plus que les caractéristiques technologiques des outils. Les auteures analysent par ailleurs en quoi les tensions vécues se rattachent à l’association des logiques contractuelles et des logiques de don qui coexistent dans l’exercice du travail social, tout en étant distinctes quant aux visées et postures d’intervention. Il s’agit alors pour les intervenantes de composer avec ces logiques, en mobilisant des « arts de faire », dans un bricolage du quotidien qui fait écho à l’agir prudentiel.

    Le huitième chapitre permet d’aborder en quoi les enjeux organisationnels peuvent soulever des questions éthiques. Mélanie Bourque, Josée Grenier et Nathalie St-Amour analysent en quoi des méthodes de management liées à la « nouvelle gestion publique » peuvent faire obstacle à une pratique prudentielle qui nécessite de disposer d’un espace de réflexivité et une certaine autonomie professionnelle, en vue de développer un jugement professionnel basé sur le discernement. Le texte repose sur une démarche de recherche qui a documenté le point de vue de plus de 80 travailleuses et travailleurs sociaux, concernant les réformes qui ont été menées au Québec dans les dernières années. Il développe, de plus, des pistes de solution en vue de répondre aux problèmes repérés au cours de cette enquête de terrain.

    La troisième partie de l’ouvrage regroupe des textes qui s’attachent à développer des perspectives pour la formation et les pratiques du champ

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