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Sous la réhabilitation, le contrôle: La justice des mineurs au XXIe siècle
Sous la réhabilitation, le contrôle: La justice des mineurs au XXIe siècle
Sous la réhabilitation, le contrôle: La justice des mineurs au XXIe siècle
Livre électronique423 pages5 heures

Sous la réhabilitation, le contrôle: La justice des mineurs au XXIe siècle

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À propos de ce livre électronique

Ce livre décrypte les rouages du traitement des jeunes contrevenants à Montréal. Il montre comment se profile, depuis les années 1990, une logique de contrôle qui, sous le motif de prévenir la récidive, pèse sur les jeunes les plus fragilisés et met à l’épreuve l’idée même de les réhabiliter. Au fil des pages, l’étude du cas mont­réalais illustre des tendances plus globales qui marquent différents secteurs d’action publique à travers le monde : hausse concomitante des droits et du contrôle des populations les plus précaires, poussée des logiques de managérialisation de l’État, diffusion croissante d’outils d’évaluation des risques, injonctions à la responsabilisation, et plus encore.

Le regard sociologique adopté dans ce livre, alimenté par l’histoire, intéressera les personnes œuvrant dans le domaine des sciences humaines et sociales, et quiconque est curieux de découvrir les mutations d’un secteur emblématique de l’État québécois. Le propos s’adresse aussi aux décisionnaires, aux gestionnaires, aux intervenants et intervenantes désireux d’interroger, avec le recul nécessaire, les institutions qu’ils côtoient.

À distance de toute posture experte qui prétendrait clore les débats, ce livre vise à mettre à disposition du lecteur des outils, des constats et des analyses susceptibles de nourrir des conversations collectives sur les transformations croisées de l’État social et de la justice pénale, la protection de la jeunesse et le sort réservé aux populations les plus fragilisées de nos sociétés.
LangueFrançais
Date de sortie8 févr. 2023
ISBN9782760558229
Sous la réhabilitation, le contrôle: La justice des mineurs au XXIe siècle
Auteur

Nicolas Sallée

Nicolas Sallée est professeur au département de sociologie de l’Université de Montréal et directeur du Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales, les discriminations et les pratiques alternatives de citoyenneté (CREMIS). Ses principales recherches portent sur les systèmes de justice des mineurs. Après un long travail sur cette question en France, qui a donné lieu à un premier livre paru en 2016 (Éduquer sous contrainte. Une sociologie de la justice des mineurs), il prolonge ses travaux au Québec. Il a récemment publié, avec l’illustratrice Alexandra Dion-Fortin, la bande dessinée Se battre contre les murs. Un sociologue en Centre jeunesse.

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    Aperçu du livre

    Sous la réhabilitation, le contrôle - Nicolas Sallée

    Introduction

    La recherche dont ce livre rend compte a commencé en 2014 à Montréal. Pour en comprendre la genèse, il faut cependant remonter quelques années auparavant et traverser l’Atlantique en direction de la France. À la fin de l’année 2005, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, proposait d’ajouter, dans son avant-projet de loi sur la prévention de la délinquance juvénile, « un dépistage précoce des enfants présentant des troubles du comportement », finalement abandonné dans le texte définitif voté en février 2007¹. Cet avant-projet proposait notamment la création d’un « carnet de comportement » censé garder, de la naissance à la vie adulte, la trace de ces signes précoces. Provoquant un véritable tollé et donnant lieu à une pétition qui a recueilli plus de 200 000 signatures en quelques semaines, cette proposition était directement inspirée d’un rapport publié en mai 2005 par l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) sur les troubles de la conduite chez l’enfant et l’adolescent. En 2007, tandis que j’amorçais une recherche sur la justice française des mineurs (Sallée, 2016), le syndicat majoritaire des personnels de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) rappelait son attachement à une clinique psychanalytique centrée sur la singularité du sujet, et dénonçait l’attraction exercée, sur les experts comme sur les décideurs publics, par « les classifications nord-américaines »² qui morcèleraient les individus en indices comportementaux et en facteurs de risque.

    De fait, la proposition du ministre de l’Intérieur devait beaucoup aux travaux de chercheurs nord-américains, et notamment à ceux que le pédiatre québécois Richard E. Tremblay, membre du conseil scientifique du rapport de l’INSERM, a consacrés depuis le milieu des années 1980 aux origines de la violence. Si ces savoirs prédictifs suscitent dès lors en France, et aujourd’hui encore, un profond scepticisme sinon de farouches résistances, ils constituent dans le même temps une force d’autant plus attractive que le « modèle canadien » de justice pénale, selon l’expression consacrée outre-Atlantique, fascine par sa scientificité et son apparente efficacité (Bérard et Chantraine, 2017). En déplaçant mes recherches de la France vers le Canada, et plus précisément vers le Québec et Montréal, je souhaitais rencontrer ces savoirs et en ouvrir la boîte noire pour interroger leur genèse et leur portée, la logique qu’ils incarnent et leurs effets sur les pratiques quotidiennes de suivi des jeunes délinquants.

    Logique de contrôle et liberté surveillée

    Les préoccupations que suscitent ces savoirs prédictifs croisent celles qui portent sur l’avenir des visées dites « de réhabilitation » (ou d’éducation) des systèmes de justice des mineurs et de l’ensemble des systèmes de justice pénale. La vision la plus simple, mais probablement aussi la plus commune et la mieux partagée du droit de punir, conçoit la peine comme un impératif moral destiné à rétablir l’ordre et la justice par la punition du coupable. L’histoire de la pénologie ou des « théories de la peine » (Pires, 1998) montre pourtant que cette théorie dite « de la rétribution » n’est qu’une théorie parmi d’autres : la peine peut aussi être conçue, selon une « théorie de la dissuasion », comme une souffrance dosée visant à dissuader les délinquants potentiels, ou selon une « théorie de la dénonciation », comme un reflet de la conscience collective visant à exprimer la morale sociale bafouée. Pour les tenants d’une « théorie de la réhabilitation », la peine devrait au contraire atteindre les condamnés de telle manière qu’elle puisse exercer une fonction thérapeutique ou à tout le moins rééducatrice (McNeill, 2012), en agissant sur leur caractère, leur comportement et leurs habitudes. Incarnant la part sociale de l’État pénal, cette théorie de la réhabilitation a de fait constitué un référent cognitif central, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, dans la genèse des premiers systèmes de justice pénale dédiés aux mineurs (Trépanier, 2018), inspirant également d’importantes réformes connues par les systèmes de justice pénale pour adultes au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Elle se situe dès lors au cœur d’un modèle de justice des mineurs que l’on peut dire protectionnel (Welfare model) : structuré autour du concept d’intérêt de l’enfant, ce modèle fait de la délinquance le produit d’un environnement social, psychologique et familial qui doit être l’objet premier de l’intervention sociojudiciaire. Dans les années 1970, la multiplication des critiques de l’État social et de sa capacité – sinon de sa légitimité – à résoudre les problèmes sociaux aurait à l’inverse, et avec une intensité particulière aux États-Unis (Wacquant, 1999), conduit à un « déclin de l’idéal réhabilitatif » (Allen, 1978, p. 148) qui ébranlerait, partout dans le monde, les ambitions fondatrices des systèmes de justice des mineurs.

    Les années 1980 et 1990 ont de fait été marquées par la prégnance croissante, aux États-Unis d’abord puis en Europe de l’Ouest, ainsi qu’au Canada, en Australie, en Afrique du Sud et dans divers pays d’Amérique latine, de ce que David Garland a nommé une « culture du contrôle » (Garland, 2001). Celle-ci n’est cependant pas nouvelle. Dans un livre récent consacré aux mutations du traitement des déviances juvéniles, à Paris et Boston, au milieu du XXe siècle, l’historien Guillaume Périssol formule l’hypothèse du « basculement dans une nouvelle epistémè » (Périssol, 2020, p. 41) dont il traque les signes et repère les traces, plus visibles, cohérentes et cristallisées aux États-Unis qu’en France, dès les années 1940 et 1950 : à la verticalité des systèmes de discipline, marqués par une volonté de corriger, sinon de guérir les délinquants, se serait progressivement substituée l’horizontalité d’un modèle de contrôle plus souple, étendu et insidieux. Son schéma opératoire se situerait moins dans les lieux d’enfermement à strictement parler que dans l’univers probationnaire de la « liberté surveillée » (Périssol, 2020, p. 490). Cette hypothèse n’est pas nouvelle. Dans Surveiller et punir, déjà, Michel Foucault soulignait que les « mécanismes [des] établissements de discipline [ont une certaine tendance à se] désinstitutionnaliser, à sortir des forteresses closes où ils fonctionnaient et à circuler à l’état libre ; les disciplines massives et compactes se décomposent en procédés souples de contrôle, qu’on peut transférer et adapter » (Foucault, 1975, p. 213). Le thème de la « gouvernementalité », dont le philosophe a amorcé l’analyse dans ses cours au Collège de France (Foucault, 2004a), a ouvert des pistes fructueuses pour envisager les relations de pouvoir au-delà des seuls rapports de privation, impliquant « au contraire que des sujets puissent aussi agir, sous certaines conditions, comme producteurs d’une liberté et d’une puissance par lesquelles leur assujettissement, pourtant, se renforce » (Jeanpierre, 2007, p. 90). En 1990, Gilles Deleuze étayait, à son tour, l’idée d’une « crise généralisée [des] disciplines [et] de tous les milieux d’enfermement, prison, hôpital, usine, école, famille » (Deleuze, 2018, p. 6). Il diagnostiquait alors l’avènement en cours, quoiqu’encore inachevé, de « sociétés de contrôle » moins fondées sur la fixation des corps indisciplinés que sur leur mise en mouvement traquée, tracée et surveillée.

    Cette culture du contrôle s’est nourrie, dans les champs politique et médiatique, de l’émergence de « nouvelles figures du risque », des « pédophiles » aux « étrangers », en passant par les « toxicomanes » et les « jeunes » (Mary, 2001, p. 36). Parmi eux, les jeunes garçons racisés issus des fractions les plus précarisées des grandes métropoles ont occupé une place centrale. En témoigne la genèse, à Montréal, des préoccupations pour la violence supposée incontrôlée des jeunes membres de gangs de rue. Cette catégorie, « gang de rue », est apparue à la fin des années 1980, dans le champ médiatique montréalais, sous la plume de journalistes qui cherchaient de nouveaux mots pour décrire les déviances des jeunes noirs issus des plus récentes vagues d’immigration jamaïcaine et haïtienne (Décary-Secours, 2020). Contre l’avis initial d’experts, intervenants sociaux et policiers, qui mettaient en question la pertinence de cette nouvelle appellation, ces journalistes présentaient ces déviances comme plus violentes, structurées et continues que celles des traditionnelles « bandes » de jeunes – témoignant de l’actualité d’un racisme anti-Noir qui, au Canada, trouve ses racines dans l’histoire croisée de la colonisation et de l’esclavagisme (Maynard, 2018). Le succès de cette catégorie, alimentant le récit politique d’une menace à endiguer (Rutland, 2021), l’a peu à peu imposée, dans la deuxième moitié des années 1990, comme l’une des manières les plus communes d’appréhender les formes les plus graves, fréquentes et persistantes de délinquance juvénile, et cela jusque dans le champ universitaire, en particulier criminologique, et sur le terrain des pratiques de suivi sociojudiciaire (Sallée et Décary-Secours, 2020). Ces figures discursives, diverses selon les pays et les contextes locaux, n’ont pas été sans effet sur les politiques publiques du traitement pénal de la jeunesse. Elles se sont notamment traduites par une focalisation croissante, dans les législations pénales destinées aux mineurs, sur les caractéristiques des infractions, dans une visée punitive, au détriment de la personnalité et des besoins de leurs auteurs (Bailleau et Cartuyvels, 2007). Au Canada, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents (LSJPA), adoptée en 2002, a ainsi été rapidement accusée, particulièrement au Québec (Trépanier, 1999, 2004), d’ébranler les visées réhabilitatives historiquement attachées au traitement des jeunes délinquants, au profit d’un rapprochement avec les principes juridiques du système de justice pénale pour adultes.

    Si l’on y regarde de près, cette nouvelle loi, dans son contenu même, est cependant plus complexe qu’il n’y paraît. Elle s’inscrit, en premier lieu, dans une lente mise en cause, à l’échelle internationale, d’un modèle protectionnel (Welfare model) de justice des mineurs, au profit d’un modèle légaliste (Justice model) dans lequel le jeune, reconnu comme sujet de droit, est également tenu d’assumer la responsabilité de ses actes (Zermatten, 2003). La peine ne doit donc pas seulement servir de support à une intervention réhabilitative, mais doit également sanctionner une infraction reconnue comme telle. L’affirmation de ce modèle légaliste avait déjà inspiré, en 1984, l’adoption de la Loi sur les jeunes contrevenants (LJC), qui succédait à la première Loi sur les jeunes délinquants (LJD) de 1908. En 2002, la LSJPA a fait un pas de plus dans cette direction, en consacrant notamment la proportionnalité du délit et de la peine comme l’un des principes fondamentaux de l’application de la loi. Le paragraphe 38(2) de la loi énonce ainsi, à son alinéa c), que « la peine doit être proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité de l’adolescent à l’égard de l’infraction³ ». Elle ajoute alors, à son alinéa e), que « sous réserve de l’alinéa c)[, la peine] doit […] offrir [à l’adolescent] les meilleures chances de réadaptation et de réinsertion sociale[, et] susciter le sens de la conscience de ses responsabilités ». En somme, comme le souligne notamment Isabelle Linteau (2018, p. 18-19), le législateur a choisi, avec la LSJPA, d’« adopter une approche hybride, intégrant certains éléments du modèle protectionnel, tout en accordant une place importante aux principes du modèle de justice ».

    Comme l’ajoute Isabelle Linteau (2018, p. 16), deux autres modèles de justice se retrouvent parsemés dans la loi. D’abord, un modèle d’intervention minimale, préconisant le recours à des voies extrajudiciaires, en amont du passage devant les tribunaux, pour les infractions jugées les moins sérieuses. Ensuite, le modèle de contrôle du crime, préconisant au contraire des mesures répressives pour les infractions jugées les plus graves, non seulement dans une visée de dénonciation, mais également de dissuasion. Ces deux derniers objectifs n’étaient cependant pas explicitement présents dans le texte initial de la LSJPA. Mais l’adoption en 2012, sous mandat conservateur, de la Loi sur la sécurité des rues et des communautés a permis, parmi d’autres dispositions répressives, d’ajouter un nouvel alinéa au paragraphe 38(2) de la LSJPA. Dorénavant, et toujours « sous réserve de l’alinéa c)[, la loi précise que la peine peut viser à] dénoncer un comportement illicite [ou] dissuader l’adolescent de récidiver ». Comme la LSJPA dix ans plus tôt, cette nouvelle réforme a suscité, au Québec, de très vives critiques (encadré I.1).

    Encadré I.1

    La justice des mineurs au Canada : législation fédérale, administration provinciale

    Au Canada, si la loi pénale est de compétence fédérale, les modalités concrètes de son application sont laissées à la discrétion des provinces. Dans ce cadre, les principaux acteurs du système québécois de justice des mineurs mettent rituellement en avant sa différence, par rapport aux systèmes en vigueur dans les autres provinces canadiennes, en rappelant notamment son allégeance, depuis la fin du XIXe siècle, à une philosophie de la réhabilitation. Ainsi, depuis le milieu des années 1990, les réformes fédérales du traitement pénal de la jeunesse, perçues comme étant principalement dictées par les préoccupations répressives du Canada anglophone, sont l’occasion, au Québec, d’une opposition quasi systématique, dont l’adoption de la LSJPA, en 2002, a probablement été le point culminant.

    Cet attachement québécois à une philosophie de la réhabilitation s’incarne notamment dans l’articulation étroite historiquement aménagée entre la protection de la jeunesse et le traitement de la délinquance juvénile. Le Québec a ainsi fait le choix, dès la fin du XIXe siècle, de confier les jeunes en danger et les jeunes délinquants à des institutions similaires, relevant d’une gestion religieuse jusqu’à la fin des années 1950 (Ménard et Strimelle, 2000). Dans les années 1960 et 1970, la restructuration de l’État québécois et la laïcisation des institutions publiques qui lui a été concomitante ont entériné cette spécificité québécoise (Alain et Hamel, 2015). Les deux catégories de jeunes – en danger et délinquants – ont commencé à être plus explicitement distinguées, à partir de la fin des années 1970, dans les discours publics comme dans les savoirs experts et l’organisation spatiale des établissements au sein desquels ils étaient encore souvent confondus. Elles relèvent toutefois, aujourd’hui encore, d’un réseau public commun dit des centres jeunesse du Québec, placé sous la responsabilité du ministère de la Santé et des Services sociaux. Au nombre de 21 à l’échelle de la province, les différents centres jeunesse apparaissent ainsi comme des entités administratives territorialisées, chargées d’administrer un ensemble de services locaux, en milieu ouvert comme en milieu fermé. À la suite d’une réforme provinciale, en 2015, les différents centres jeunesse, fondus dans des mégastructures administratives régionales, sont devenus les « programmes jeunesse » de nouveaux centres intégrés de santé et de services sociaux (CISSS) et de centres intégrés universitaires de santé et de services sociaux (CIUSSS). Dans un souci de clarté, je continuerai néanmoins à utiliser la dénomination « centres jeunesse ».

    À titre pénal, les différents centres jeunesse constituent donc les maîtres d’œuvre de l’exécution des peines dans tout le Québec – seule la mise en œuvre de quelques activités, en particulier les activités de médiation et les travaux bénévoles, est déléguée à des organismes communautaires dits de justice alternative (OJA). Sur le terrain, les principaux acteurs du traitement pénal de la jeunesse sont nommés « délégués à la jeunesse » quand ils travaillent dans les bureaux de suivi dans la collectivité (hors des murs), et « éducateurs » quand ils évoluent dans les unités de garde qu’abritent les centres de réadaptation (entre les murs). Employés par les différents centres jeunesse, délégués à la jeunesse comme éducateurs peuvent bénéficier de formations diverses, collégiales ou universitaires, dans les domaines de la psychoéducation, de la criminologie ou du travail social⁴. Ils travaillent, dans chacun de leurs services, sous la responsabilité directe de cadres intermédiaires nommés « chefs de service », eux-mêmes étant souvent épaulés par des « adjoints cliniques » chargés d’accompagner les intervenants dans l’évaluation qu’ils font des jeunes, ainsi que dans les principales décisions qui jalonnent les suivis.

    Au Québec, plusieurs travaux ont été menés, depuis le début des années 2000, pour mesurer les effets de la mise en œuvre de la LSJPA. Un rapport paru en 2015 mentionne ainsi que pour de nombreux acteurs du système de justice des mineurs, en particulier ceux des centres jeunesse, « la crainte d’avoir à prendre un virage répressif s’est un peu dissipée » (Lafortune et al., 2015, p. 97). Les données quantitatives disponibles confirment la nécessité de nuancer l’idée d’un « virage punitif », à l’échelle canadienne comme à l’échelle québécoise (Alain et Desrosiers, 2016).

    Dans la continuité des premiers constats établis au milieu des années 2000 (Doob et Sprott, 2005), ces données quantitatives mettent d’abord en avant une diminution graduelle, depuis le début des années 1990, du nombre de jeunes appelés à comparaître devant les tribunaux de la jeunesse (Lafortune et Royer, 2015). Cette baisse, qui s’est accélérée sous la LSJPA⁵, s’explique notamment par la valorisation croissante, dans la nouvelle législation, du recours à des programmes alternatifs à la judiciarisation, en amont du passage devant le tribunal. Lorsqu’un jeune est interpelé, les policiers ont ainsi le pouvoir – premier filtre – de prononcer une mesure extrajudiciaire, consistant en un avis, un avertissement ou une activité de sensibilisation qui lui évitera d’être renvoyé vers un procureur aux poursuites criminelles et pénales. Si le procureur est saisi, celui-ci a de même le pouvoir – second filtre – de prononcer une sanction extrajudiciaire, consistant en une activité de réparation, de médiation ou de formation qui lui évitera d’être renvoyé vers le tribunal de la jeunesse, dernière étape du circuit pénal. Ces données statistiques mettent aussi en avant, pour les jeunes qui, ayant passé ces deux filtres, comparaissent devant un tribunal, la baisse du recours aux peines privatives de liberté – dites de placement et de surveillance. Au Québec, ces dernières sont ainsi passées de 26 % des causes jugées en 1991-1992 à 22 % en 2001-2002, puis à 12 % en 2005-2006, pour se maintenir autour de 10 % depuis 2016-2017. Dans le même temps, la proportion de causes jugées aboutissant à une peine directement exécutée dans la collectivité (probation, travaux communautaires) s’est maintenue à un niveau élevé sur l’ensemble de la période – en 2018-2019, les peines de probation comptaient ainsi pour 67 % des causes jugées, et les peines de travaux communautaires pour 52 %. Il convient d’ajouter à ces tendances la création, par la LSJPA, de nouvelles dispositions qui ont encore accentué la place accordée à la liberté surveillée (tableau I.1). La nouvelle loi a, par exemple, modifié le contenu même des peines privatives de liberté, en prolongeant toute période de placement sous garde (c’est-à-dire d’enfermement) par une période de surveillance intensive dans la collectivité, d’une durée égale à la moitié de la première. La LSJPA a également créé une nouvelle ordonnance différée de placement et de surveillance, équivalente dans son principe à une peine de sursis avec mise à l’épreuve, utilisée depuis sa mise en œuvre dans environ 3 % des causes jugées.

    Tableau I.1

    Les différentes mesures, sanctions et peines

    Note : Ce tableau synthétise les différentes mesures, sanctions et peines qui structurent le suivi des jeunes délinquants au Québec, de l’interpellation policière à l’exécution des peines. Soulignons ici que ce livre porte spécifiquement sur la phase d’exécution des peines.

    Source : Lsjpa.

    Si tous les systèmes de justice des mineurs ne connaissent pas des évolutions exactement similaires, ils ont en revanche en commun d’être marqués par la multiplication et la sophistication des programmes de suivi des jeunes délinquants situés en dehors du strict périmètre de la prison. Ces constats me conduisent à souligner que les mutations les plus profondes des systèmes de justice des mineurs, au tournant du XXIe siècle, sont moins à rechercher dans un univoque virage punitif que dans des transformations moins visibles qui témoignent de l’avènement d’une logique de contrôle, au creux de laquelle se dessinent les contours d’un nouveau paradigme de la réhabilitation.

    Normalisation juridique et gestion des risques : un nouvel âge de la réhabilitation

    Les évolutions quantitatives présentées précédemment peuvent, à certains égards, être analysées sous l’angle d’un heureux processus de modération pénale. Mais une telle conclusion reviendrait à manquer l’essentiel. Il convient en effet de décaler le regard pour interroger ce qu’elles révèlent des transformations de longue durée du traitement pénal de la jeunesse. De ce point de vue, elles témoignent ainsi, et plus fondamentalement, de l’articulation entre deux processus concomitants qui, prenant leurs racines dans les années 1970 et 1980, ont bouleversé l’économie générale – tant juridique que philosophique et morale – des systèmes de justice des mineurs.

    D’abord, un encadrement juridique accru des processus de détermination de la peine. Comme souligné plus haut, les systèmes de justice des mineurs, au Canada comme ailleurs dans le monde occidental, ont été construits, dans le premier tiers du XXe siècle, sur le fondement d’un modèle protectionnel (Welfare model) structuré autour d’une logique que l’on peut qualifier, à la suite des travaux d’Antoine Garapon, de « paternaliste » (Garapon, 1989). Dans ce modèle, constitutif de ce qu’on l’appréhendera comme un vieil âge de la réhabilitation, les jeunes délinquants étaient d’abord considérés comme des enfants qui, baignés « dans une ambiance de délit », pour reprendre les termes de la première loi canadienne sur les jeunes délinquants (1908), auraient dès lors « besoin d’aide et de direction et d’une bonne surveillance » (cité par Trépanier, 1986, p. 196). Pour que les acteurs du système, et notamment les juges de la jeunesse, bénéficient des marges nécessaires à l’adoption d’une attitude paternelle, censée être ferme mais bienveillante, les procédures judiciaires étaient sommaires, et les garanties juridiques quasi inexistantes. Pourquoi, en effet, se demandaient les acteurs de ce vieil âge, reconnaître aux jeunes des droits « qui seraient en réalité pour [eux] un moyen de se protéger contre une aide bienveillante qu’on veut [leur] apporter » (Trépanier, 1986, p. 199) ? Dans les années 1970 et 1980, la valorisation croissante d’un modèle légaliste (Justice model) a donné lieu à la cristallisation d’une seconde logique, qu’Antoine Garapon qualifie de « garantiste », fondée sur la centralité d’une référence aux droits des jeunes – incluant un droit à la réhabilitation, mais également à la protection contre l’arbitraire des adultes qui prétendent agir dans leur intérêt. Suivant ces mutations, les jeunes ont de plus en plus été appréhendés comme des sujets de droit (Sudan, 1997), légitimant l’introduction progressive, dans les législations pénales destinées aux mineurs, d’une diversité de garanties procédurales, symbolisées notamment par une présence accrue des avocats à tous les stades de la procédure, de l’interpellation au jugement. L’adoption de la LJC, en 1984, puis de la LSJPA, en 2002, porte la marque de cette normalisation juridique du système canadien de justice des mineurs. Si, de l’avis même de Jean Trépanier, se faisant ici promoteur nostalgique d’un paternalisme modéré, la réforme de 1984 maintenait un « fragile équilibre entre des préoccupations qui visent le jeune et celles qui ont trait à l’infraction » (Trépanier, 1999, p. 19), la LSJPA accentuerait à ce point ce processus que les jeunes pourraient désormais, selon lui, se « servir » de leurs avocats pour alléger leurs peines, et ainsi « manipuler le cours de la justice », là où l’« expérience judiciaire » devrait au contraire « les aider à intégrer les valeurs sociales qui les inciteront à respecter la loi » (Trépanier, 2004, p. 291-292).

    À cette normalisation juridique garantiste a répondu, en écho, la prégnance croissante d’une logique de gestion des risques. D’un côté en effet, et cela en amont même du passage devant les tribunaux, cette logique autorise des modes d’intervention plus informels, mais aussi moins coûteux pour les jeunes jugés les moins à risque de troubler l’ordre public. Cette logique de gestion des risques (et de gestion des coûts) permet dès lors, au bout de la chaîne pénale, de concentrer les ressources disponibles sur la minorité des jeunes jugés les plus à risque de récidive. Figures cibles des politiques publiques du traitement pénal de la jeunesse, ces jeunes à risque, associés à la figure stéréotypée des jeunes dits de « gangs de rue » (Sallée et Décary-Secours, 2020), sont aussi socialement les plus stigmatisés. Les données disponibles sur le Québec (voir Lafortune et al., 2015) montrent en effet que, à critères légaux équivalents, les jeunes appartenant aux minorités racisées, en particulier les garçons vivant dans des quartiers défavorisés sur le plan socioéconomique et ayant été placés en protection de la jeunesse par le passé, sont statistiquement plus susceptibles que les autres d’être référés à un tribunal de la jeunesse, plutôt que de faire l’objet de mesures ou de sanctions extrajudiciaires.

    Diminuant le nombre de jeunes qui comparaissent devant les tribunaux, ainsi que le nombre de jeunes finalement condamnés, ces deux processus concomitants ont réduit le périmètre d’intervention pénale des centres jeunesse, confrontés à une baisse du nombre de jeunes confiés à leurs services, ainsi qu’à une focalisation sur les jeunes les plus stigmatisés et les plus ancrés dans des carrières délinquantes. Ces mutations contribuent, ce faisant, à mettre à l’épreuve le contenu même de leur « juridiction » (Abbott, 1988), au sens du lien qu’ils ont historiquement construit avec le diagnostic et le traitement des désordres juvéniles. En faisant de l’évaluation et de la gestion des risques de récidive le préalable, le fondement et la finalité du suivi des jeunes délinquants, dans un cadre pénal modernisé, ces mutations dessinent les frontières de ce que je décrypterai, tout au long du livre, comme un nouvel âge de la réhabilitation, ou de la réhabilitation sous contrôle.

    La réhabilitation en train de se faire : une sociologie des institutions et du travail de suivi

    Ce livre propose une réflexion sur le droit pénal des mineurs sans interroger directement son application par les tribunaux de la jeunesse⁶. Il s’intéresse, plus précisément, aux manières dont les décisions de ces tribunaux sont exécutées, sur le territoire de l’île de Montréal, par ces agences d’État que l’on nomme « centres jeunesse » et par les acteurs qui les composent : gestionnaires et experts du ministère de la Santé et des Services sociaux, délégués à la jeunesse, éducateurs, etc. Il s’inscrit, dès lors, dans une sociologie de l’administration publique qui vise à saisir l’État en actes ou « au guichet » (Weller, 1999 ; voir aussi Dubois, 2010). Pour cela, il se centre sur le travail des acteurs du Centre jeunesse de Montréal qui, à la manière de « street-level bureaucrats » (Lipsky, 2010, p. XIII), donnent leur forme quotidienne aux politiques publiques du traitement pénal de la jeunesse.

    Si le regard sociologique qu’adopte cet ouvrage peut être qualifié de critique, c’est parce qu’il se donne pour principale tâche de ne rien considérer comme allant de soi, à commencer, dans le cas qui nous occupe, par les convictions qui animent les principaux acteurs des systèmes de justice des mineurs et les catégories à partir desquelles ils construisent leur rapport aux jeunes et, plus fondamentalement, à leurs métiers. En se demandant, au contraire, d’où viennent ces convictions et les catégories qu’elles inspirent, ce livre vise à décrypter les « manières de sentir, de penser et d’agir » (Mauss et Fauconnet, 1971, p. 16) des acteurs du Centre jeunesse de Montréal. Ces « manières collectives d’agir ou de penser [qui s’imposent à l’individu sans qu’il puisse] faire qu’elles ne soient pas » (Durkheim, 1901, p. XXII) ne sont autres que ce que l’on rassemble, en sociologie, sous le terme d’« institutions ». Dans un monde marqué par l’incertitude, celles-ci permettent aux individus de se raccrocher à quelques savoirs partagés, convaincus de pouvoir ainsi « confirmer ce qui est » ou « dire ce qu’il en est […] de ce qui importe » (Boltanski, 2008, p. 26). Avec le temps, et à mesure qu’elles se diffusent, ces institutions s’incarnent dans des entités organisationnelles et administratives plus durables (État, école, tribunal, police, hôpital, etc.) que l’on ne nomme communément « institutions » que parce qu’elles ont justement été préalablement instituées. Luc Boltanski (2008, p. 27), soulignant que ces entités « désignent, si l’on veut, les moyens dont les institutions doivent être dotées pour agir dans le monde des corps », ajoute que c’est précisément « leur aspect profondément incarné qui les rend si facilement suspectes de n’être rien d’autre que des armes mises au service d’intérêts et si fragiles face aux coups de la critique » (Boltanski, 2008, p. 27). Cette approche processuelle des institutions est ainsi située au fondement même du projet critique de la sociologie. En orientant le regard vers la genèse de ces convictions et catégories devenues si ordinaires que l’on se donne rarement la peine de se demander d’où elles viennent, quels sont leurs usages et leurs effets, etc., la sociologie en dévoile le caractère ambivalent et situé, ouvrant dès lors « une

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