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Anorexie, boulimie et société: Penser des corps qui dérangent
Anorexie, boulimie et société: Penser des corps qui dérangent
Anorexie, boulimie et société: Penser des corps qui dérangent
Livre électronique448 pages5 heures

Anorexie, boulimie et société: Penser des corps qui dérangent

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À propos de ce livre électronique

Dans les années 1970, l’anorexie et la boulimie ont fait une entrée fracassante dans l’espace public. Dès le départ, on leur suppose un fort ancrage social. Toutefois, les différentes disci-plines mobilisées autour de la question ne parviennent jamais vraiment à comprendre la teneur de la relation entre troubles alimentaires et société. Par l’examen d’une variété de discours scientifiques sur la dimension sociale de l’anorexie et de la boulimie, issus entre autres de la psychiatrie, de la psychologie, des gender studies et des neurosciences, l’auteure de cet ouvrage présente les diverses conceptions de l’individu et de son rapport à la société qui organisent cette littérature.

L’un des principaux enjeux qui se présentent aujourd’hui consiste à penser ensemble les troubles alimentaires comme expérience intime et située ainsi que les traits dominants des sociétés contemporaines. Dans ce cadre, l’auteure se penche entre autres sur la relation entre le corps et la santé mentale pour dégager des pistes de réflexion qui pourraient permettre de lier l’intime et le social.

Cet ouvrage intéressera les étudiants, les chercheurs et les intervenants. Il propose un état des savoirs sur la dimension sociale des troubles alimentaires, une analyse sociologique des représentations de l’individu et de la société imbriquées à ces discours et un examen des possibilités qu’offre l’intégration du corps vécu et ressenti à la sociologie de la santé mentale.
LangueFrançais
Date de sortie21 sept. 2016
ISBN9782760545700
Anorexie, boulimie et société: Penser des corps qui dérangent

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    Aperçu du livre

    Anorexie, boulimie et société - Laurence Godin

    recherche.

    INTRODUCTION

    À la fin des années 1970, l’anorexie mentale était encore une bizarrerie psychiatrique largement méconnue du grand public. Elle n’était alors l’affaire que d’une poignée de spécialistes appelés, d’une manière ou d’une autre, à œuvrer auprès de ces jeunes femmes qui, sans raison apparente, refusaient de se nourrir et maigrissaient à vue d’œil. On soupçonnait déjà que le problème puisse être (aussi) d’origine sociale – seulement, les disciplines outillées pour explorer la question ne s’y intéressaient que peu, ou pas du tout. Puis, en l’espace d’une décennie, la situation s’est radicalement transformée. L’anorexie a commencé à faire la une des revues à sensation, on la rencontrait dans les journaux, dans les romans, sur les plateaux de tournage. On s’en inquiétait à l’école et dans les familles. Avec la boulimie, qui a émergé un peu plus tard, elle est devenue l’un des risques bien connus de l’adolescence. On a rapidement associé, dans l’imagination populaire comme dans l’esprit des spécialistes, troubles alimentaires et obsession de la minceur. Cette dernière s’est par ailleurs continuellement renforcée au cours des dernières décennies. Les modèles à suivre sont de plus en plus maigres, tandis qu’être mince et être en santé deviennent progressivement équivalents (Guillen et Barr, 1994 ; Luff et Gray, 2009). Aujourd’hui encore, la popularité de l’anorexie – sans doute le plus glamour des troubles psychiatriques – ne se dément pas.

    Le phénomène dans son ensemble pose nombre de questions liées à la sociologie. D’abord, pourquoi cette visibilité soudaine des troubles alimentaires alors que, malgré les apparences, il n’est pas certain que depuis les années 1970, leur incidence ait connu une augmentation aussi marquée qu’on aime le dire ? Il est vrai que la minceur, le contrôle du corps, l’esprit compétitif et le penchant pour la performance, caractéristiques de l’anorexie, entrent fortement en résonance avec les termes de la normativité contemporaine. Si la sociologie s’est tenue à l’écart du problème, d’autres disciplines se sont chargées d’élucider l’épineuse question de la relation entre anorexie, boulimie et société. Les diverses sciences médicales, la psychanalyse, les études féministes et les gender studies ont mis l’épaule à la roue, cherchant parfois dans la société des réponses aux questions sur les troubles alimentaires, parfois l’inverse. Il en résulte un ensemble de discours qui permet d’apercevoir une grande variété de représentations de ces troubles, mais aussi des individus qui en souffrent et des sociétés dans lesquelles ils surviennent. Ces discours seront l’objet de l’ouvrage dont j’expose ici les bases.

    Ce qui transparaît d’abord à la lecture des multiples écrits sur l’anorexie et la boulimie, c’est une impérieuse nécessité de faire sens du phénomène. Faire sens : j’entends par là octroyer une cohérence à ce qui en paraît dénué, ramener dans l’ordre social ce qui semble lui échapper et rendre accessible à la compréhension ce qui se montre, de prime abord, comme absurde et sans fondement. La tâche est, dans le cas présent, d’autant plus urgente que l’anorexie, la boulimie et les corps qui leur sont associés peuvent être interprétés comme un refus des règles qui régissent la vie en société. En fait, en mettant en cause l’alimentation, ces troubles s’attaquent à l’un des piliers anthropologiques du lien social et mettent en évidence les frontières du social normal et acceptable.

    Lorsque j’ai entrepris d’explorer la littérature sur l’anorexie et la boulimie, je cherchais d’abord une conceptualisation du problème assez solide pour y asseoir ma réflexion et assez souple pour ne pas trahir la diversité des expériences singulières, que j’aurais documentées par une enquête de terrain. Or ce que je lisais soulevait continuellement de nouvelles questions et apportait bien peu de réponses. Cette littérature est donc devenue l’objet de mon enquête. Le problème y est principalement abordé à partir de trois points de vue : celui de la pathologie, où l’anorexie et la boulimie sont considérées comme la conséquence de conflits intrapsychiques ; celui de la culture, où elles sont présentées comme le fruit de normes sociales intrinsèquement problématiques ; et celui de la déviance, où l’on s’intéresse à la manière dont les anorexiques et les boulimiques dérogent des normes sociales et les mettent en cause. Chacun de ces points de vue rend compte d’un aspect particulier des troubles alimentaires. Cependant, aucun ne permet d’embrasser la totalité du phénomène. Ainsi, l’anorexie et la boulimie ne sont pas que des pathologies, mais elles sont comprises, traitées et souvent vécues comme telles. Elles ne sont probablement pas seulement un phénomène social ou culturel, mais ne peuvent pas être comprises hors des normes qui constituent, comme le formule Otero, « la chair du social » (2008, p. 134). Elles sont une déviance, mais les aborder de ce seul point de vue limite la portée de la réflexion. En conséquence, les troubles de l’alimentation seront ici considérés comme une expérience du corps pratiqué et ressenti, un style particulier d’incarnation ou d’embodiment qui met en question les termes de la normativité contemporaine et modèle l’expérience que les femmes¹ touchées font d’elles-mêmes et de leur environnement.

    Étrangement, le corps est à la fois au centre et absent des propos sur la question. Tout se passe comme si, devant l’urgence de comprendre les troubles alimentaires et d’en faire sens, on s’était tout de suite lancé en interprétation et en spéculation, sans s’arrêter sur ce dont les anorexiques et les boulimiques font concrètement l’expérience. On lit leur corps en tâchant de deviner quels peuvent bien être les intentions et les motifs derrière leurs actions, sans toutefois disposer du matériel d’enquête qui permettrait d’ancrer l’analyse et l’interprétation dans la réalité empirique. Autrement dit, on en fait des maladies du sens. En considérant l’anorexie et la boulimie comme expériences du corps, on revient à ces phénomènes tels qu’ils se donnent à vivre, ce qui fournit une base solide à la réflexion. Le caractère somme toute désincarné de la littérature sur l’anorexie mentale et la boulimie la rend, c’est le deuxième argument que je défendrai, hautement perméable aux idées, aux normes et aux valeurs qui organisent la vie sociale. Autrement dit, cette littérature est aussi idéologique. C’est ainsi que le discours savant, si objectif qu’il se veuille, en vient souvent à affirmer et à reproduire la norme, à marquer les limites du normal et du sain. L’examen de ce discours devrait contribuer à mettre en lumière certains contours normatifs de l’individu contemporain.

    Il me faut préciser : je ne soutiens pas ici qu’il soit superflu ou erroné d’étudier le sens accordé à la maladie. Nous le verrons, elle est toujours une expérience signifiante qui met en jeu la vie, la mort et la manière d’être dans le monde. Du diagnostic à la rémission, c’est d’abord et avant tout ce sens qu’on manipule et qui définit la position de l’individu en regard de lui-même, de ses proches et de la société au sens large. Je ne nie pas non plus le fait que la définition de la maladie soit avant tout le fruit d’un travail symbolique par lequel on organise, découpe ou structure la vie biologique pour y créer des entités pathologiques, qui seront plus tard traitées comme autant de catégories naturelles. Aronowitz dénonce à cet effet « l’illusion que nous pourrions appréhender directement le noyau biologique de la maladie, indépendamment des attitudes, des croyances et des conditions sociales » (1999, p. 33). On peut bien supposer une ontologie à la maladie de Lyme, à l’angine de poitrine ou aux maladies coronariennes, pour reprendre les exemples soulevés par Aronowitz. Il n’en demeure pas moins que la réalité biologique, si elle est pensée comme naturelle et autonome, est indissociable des opérations sociales qui lui donnent forme.

    Ce que je dispute, c’est l’adéquation que l’on tend à faire entre les causes des troubles alimentaires et le sens à partir duquel ils se donnent à vivre. Il est aisé de montrer les processus sociaux qui participent à la création des catégories « anorexie » et « boulimie » et à l’identification des termes à partir desquels les femmes concernées rendent compte de leur expérience. C’est une erreur toutefois que de penser pouvoir, dans le même mouvement, déterminer les raisons qui les poussent à adopter les pratiques et les attitudes propres aux troubles alimentaires. Étudier leur sens, ce n’est pas étudier leurs causes.

    Il est indéniable que les sociétés dans lesquelles évoluent les femmes touchées jouent un rôle fondamental quant à l’expérience qu’elles font d’elles-mêmes, de leur trouble et du monde qui les entoure. Il ne faudrait cependant pas oublier que le corps est le médiateur premier de cette expérience. L’individu ne peut qu’éprouver et s’éprouver avec son corps et à travers celui-ci. C’est vrai pour tous, mais plus encore pour les anorexiques, les boulimiques et tous ceux qui, souffrants, n’ont jamais le loisir d’oublier qu’ils sont, avant toute chose, un corps. L’enjeu, ici, sera de trouver les outils pour réintroduire le corps sensible dans la réflexion et parvenir à réfléchir ensemble ce que l’individu a de plus intime et son caractère fondamentalement social.

    Cet ouvrage est le fruit d’une thèse de doctorat qui s’inscrit au croisement de la sociologie de la santé mentale, de la sociologie de l’individu et de la sociologie du corps, des émotions et des sensations. Il prend part à la sociologie de la santé mentale par son objet, mais aussi parce qu’il s’attaque aux grandes questions qui l’animent. Pour l’essentiel, les différentes analyses de la dimension sociale de l’anorexie et de la boulimie visent à rendre compte de ce qui, dans le social, pose problème, ainsi que des défauts de l’individu et de son rapport à la normativité qui le pousseraient à adopter des pratiques désignées comme pathologiques. Par l’étude de la conception de la normativité et du lien social qu’on développe dans ces propos ainsi que de la manière dont cette conception évolue et se transforme, on peut approfondir la compréhension des dynamiques et des règles qui régissent la vie dans nos sociétés. Il faut dire que la littérature à l’étude reflète le système normatif, mais contribue aussi à sa formation. En observant comment on comprend la dimension sociale des troubles alimentaires, on peut entrevoir, par la négative en quelque sorte, certaines des dynamiques qui entrent en jeu dans la formation de l’individu contemporain. L’infraction à la norme, nécessairement imbriquée à ce qui est désigné comme un désordre mental, met en évidence les règles auxquelles l’individu doit se conformer.

    À ce point, non seulement la sociologie de la santé mentale et la sociologie de l’individu se rencontrent, mais on plonge au cœur de questionnements sociologiques fondamentaux, qui s’organisent autour de la relation entre individu et société ou sujet et société, ainsi qu’autour de l’écart ou de la distance réflexive entre l’un et l’autre terme, produits de la modernité (Gagnon, 2008). C’est dans cet écart que prennent place les analyses que je développe dans les pages qui suivent. Le sujet sera ici compris comme le point de rencontre de l’ensemble des relations et des significations qui organisent l’expérience de l’individu dans un contexte particulier. L’individu sera alors défini à la fois comme institution et comme processus. Comme institution d’abord, parce que la forme que prend l’individu est indépendante de sa volonté. Le fait que chacun se vive comme individu, et pas autrement, est d’abord un fait social. Les différentes formes de l’individualité sont autant de constructions qui existent et opèrent au-delà des individus eux-mêmes. Je comprends également l’individu comme un processus puisque, malgré l’illusion d’une continuité et d’une cohérence à travers le temps, il se transforme constamment à partir de son environnement immédiat et des mutations sociales plus larges (Elias, 1991 ; Kaufmann, 2004, 2007). Il est un objet mouvant et la sociologie peut étudier les dynamiques qui se cachent derrière ses transformations continues.

    Finalement, ce travail fait partie du champ émergent de la sociologie du corps, des émotions et des sensations dans la mesure où ces trois éléments représentent le cœur de l’expérience anorexique et boulimique. Pour comprendre comment s’arriment anorexie, boulimie et société, il est indispensable de saisir le vécu sensible et le vécu social dans un même mouvement. Or, dans les écrits sur les troubles alimentaires, le vécu sensible est le plus souvent laissé de côté et représente, à bien des égards, le chaînon manquant de la réflexion sur les troubles alimentaires comme phénomène social. Jusqu’à aujourd’hui, l’essentiel des travaux a été mené avec l’espoir de comprendre ce qui, dans nos sociétés, peut motiver les pratiques anorexiques et boulimiques. De ce point de vue, on a pu identifier le lexique à partir duquel se construit le sens de ces expériences. Toutefois, l’hypothèse forte d’une relation causale et directe entre les traits dominants de la normativité sociale et les troubles alimentaires n’a pas été confirmée.

    Tout au long du texte, il sera question de la dimension sociale des troubles alimentaires ainsi que de l’anorexie et de la boulimie comme phénomènes ou comme problèmes sociaux. Ces termes ne sont pas équivalents et je les ai utilisés avec le plus de précision possible. Néanmoins, de ce point de vue, l’objet – ce que l’on dit sur ce qu’il y a de « social » dans les troubles alimentaires – peut paraître quelque peu informe. Il est à l’image de la représentation de la relation entre le lien social et les troubles alimentaires que l’on trouve dans le corpus à l’étude. Dans cette littérature, rarement s’arrête-t-on pour comprendre vraiment de quoi on parle quand on s’intéresse à la société et à la culture, à l’exception des analyses qui émanent des gender studies, de la sociologie ou de l’anthropologie. De ce fait, il m’a fallu composer avec ce flou et m’adapter pour rendre compte de l’élasticité de la notion de société dans ces travaux. Une cohérence apparaît néanmoins quant à la manière dont s’y traduisent les évolutions récentes du regard que l’on porte collectivement sur l’individu et son rapport à la normativité.

    De même, je suis délibérément demeurée à distance des analyses par le genre. Non pas qu’une telle perspective soit inféconde : comme nous le verrons, les écrits à ce sujet sont nombreux et permettent de jeter un œil nouveau sur le phénomène. Seulement, la saisie par l’individualité est beaucoup plus rare, alors qu’elle est à même de renseigner l’anorexie et la boulimie au moins autant que ces dernières peuvent contribuer à l’exploration d’aspects encore méconnus des sociétés contemporaines. Si cet ouvrage comporte un propos sur le genre, celui-ci consiste à dire que l’on perd à saisir l’expérience des femmes du seul point de vue du genre ou des modèles de féminité, que leur corps a assez souvent servi de support, non pas à l’analyse du social, mais au diagnostic social, et que l’étude de phénomènes d’abord féminins, comme les troubles alimentaires, permet d’approfondir la compréhension de la société dans son ensemble autant que celle des dynamiques de genre. J’espère en faire la démonstration.

    J’ai divisé l’argument en trois parties. Dans les trois premiers chapitres, je dresse un portrait de l’anorexie mentale et de la boulimie, de leurs définitions successives et des défis qu’elles posent au développement d’un savoir scientifique. Il apparaîtra que l’esthétique anorexique et les affects soulevés par les pratiques anorexiques et boulimiques font écran au travail d’analyse : elles masquent les processus à l’œuvre bien plus qu’elles n’offrent un appui à la compréhension. L’interprétation tend à s’engluer dans les paradoxes de la maigreur extrême. Le développement du savoir sur les troubles alimentaires est, en ce sens, le fruit de processus sociaux plus larges, et les représentations de ces phénomènes sont aussi des représentations du social. Je m’attarde donc à cet enchevêtrement alors que je livre une première description des troubles alimentaires. J’étudie dans un même mouvement les relations qui unissent la production des connaissances sur l’objet, les sociétés dans lesquelles ce processus prend place et les enjeux qui s’y greffent. Autrement dit, je tâche de relever les tensions sociales qui infusent les représentations savantes de l’anorexie et de la boulimie.

    La deuxième partie est consacrée à l’analyse des divers discours scientifiques sur l’anorexie et la boulimie comme phénomènes sociaux. Nous verrons dans les chapitres 4 à 8 des représentations diverses, mais convergentes, de la relation entre individu et société se développer et évoluer. Ces représentations tendent à s’appuyer sur l’idée que les pratiques anorexiques et boulimiques sont portées par des intentions dont la source serait à trouver dans la normativité sociale. C’est donc la critique de la distance qui existe ou qui devrait exister entre l’individu et les normes sociales que l’on retrouve au cœur de ces propos, et c’est à travers cette critique qu’on peut observer les évolutions dans la conception de l’individu et du lien social.

    Les deux derniers chapitres s’organisent autour des transformations qui ont pris place dans le regard que l’on porte sur l’individu, la normativité et le lien de l’un à l’autre depuis les années 1970. Je m’intéresse, entre autres, à la place grandissante qu’occupe aujourd’hui le corps dans la saisie médicale des problèmes sociaux et, en parallèle, aux apports potentiels d’une sociologie du corps, des émotions et des sensations à la compréhension des troubles mentaux. Il y est question des mutations des représentations dominantes de l’individu et de son insertion dans les rapports sociaux. Le processus de psychologisation des problèmes sociaux, qui s’observe depuis les années 1980, est en train de faire un pas supplémentaire vers l’intériorité du sujet. Dans l’espace public, non seulement on s’occupe de plus en plus des émotions, mais une compréhension biologique ou neurologique de cette dimension essentielle de l’existence est en émergence. Pendant ce temps, en sociologie et en sciences sociales, les invitations à se pencher plus et mieux sur le corps, les émotions et les sensations se multiplient, et les vertus d’une telle approche, en phase avec les transformations sociales évoquées plus haut, commencent à se révéler. Je creuse donc les possibilités qu’offre une saisie du social par le corps à la sociologie de la santé mentale, de manière à approfondir la compréhension du lien qui unit troubles mentaux, individualité et normativité sociale.

    C H A P I T R E

    1

    L’ANOREXIE ET LA BOULIMIE COMME OBJETS DE CONNAISSANCE

    Parmi les formes que peuvent prendre les lourdeurs de l’alimentation quotidienne, l’anorexie mentale est sans doute parmi les plus radicales et les plus spectaculaires. Radicale, parce qu’elle n’impose pas seulement un régime particulier aux individus concernés et n’appelle pas simplement le respect de quelques caprices. Une fois le trouble bien installé, il se donne à voir comme un refus pur et simple de manger tout ce qui excède le minimum vital ou autorisé. Pour cette raison, l’anorexie tend à déstructurer la vie familiale beaucoup plus que ne le font les régimes amaigrissants ou les diètes sans gluten, sans gras ou sans sel qui sont rattachées aux pressions normatives entourant l’entretien du corps et à nombre de maladies aujourd’hui plus ou moins courantes. L’anorexie est spectaculaire aussi parce que l’image la plus répandue du corps qu’elle produit saisit, frappe l’imagination : elle est celle d’un être décharné, anguleux, d’un squelette recouvert d’une mince couche de peau. Mais l’anorexie est spectaculaire surtout parce qu’elle est donnée en spectacle. Toute anorexique ne donne pas à voir jusqu’aux os de ses bras, de ses jambes, de ses mâchoires. Néanmoins, la vaste majorité des représentations de l’anorexie, en premier lieu celles proposées par les médias de masse, sont celles d’un amaigrissement si extrême qu’on peine à croire que de tels corps puissent être toujours en vie. Or la réalité est beaucoup plus nuancée que ne le laisse croire cette triste caricature.

    Du grec ancien órexis (appétit), « anorexie » signifie littéralement « absence d’appétit ». L’usage le plus courant du terme, qui réfère à l’anorexie mentale, en détourne toutefois le sens. Les anorexiques ne sont pas sans faim. Certes, celle-ci disparaît quelques fois. Dans le cas contraire, elle peut même être vécue comme agréable. Mais elle est surtout un souci constant, qui vient meubler chaque heure de la journée. Que la faim se fasse sentir ou pas, le quotidien anorexique est rythmé par la restriction alimentaire, le calcul des calories, la mise en œuvre de tactiques diverses et la négociation constante avec les proches pour éviter d’ingérer plus que le maximum autorisé. En ce sens, l’alimentation occupe les pensées et structure la vie quotidienne des femmes atteintes plus encore que chez le commun des mortels. Outre la restriction alimentaire, les pratiques d’amaigrissement peuvent aussi englober la purge occasionnelle ou régulière, la prise de laxatifs de même que l’exercice physique, pratiqué souvent jusqu’à épuisement et au-delà. L’anorexie est aussi marquée par une discipline militaire appliquée à l’ensemble des activités (scolaires, sportives, artistiques, etc.) et par la surveillance constante de tout ce qui peut entrer ou sortir du corps – pas seulement par la bouche.

    La boulimie, quant à elle, se fait plus discrète. Si elle peut entraîner, au fil du temps, une variation régulière du poids que les proches des personnes concernées pourront remarquer, elle n’est pas visible à l’œil nu. En conséquence, elle ne revêt pas le caractère spectaculaire de l’anorexie et suscite le dégoût beaucoup plus que l’indignation ou la fascination. Les pratiques boulimiques elles-mêmes sont généralement marquées du sceau du secret. Les crises boulimiques et les séances de purge suscitent la honte chez les femmes touchées, qui parviennent parfois à camoufler leur trouble pendant des mois, voire des années. La boulimie est également associée à un imaginaire de l’excès et du manque de contrôle, tant en regard de l’alimentation que de la sexualité ou de la consommation d’alcool et de drogues, imaginaire que la littérature psychiatrique tend parfois à renforcer.

    Ce chapitre est destiné à dresser un premier portrait des deux troubles alimentaires ici à l’étude, à explorer leur cristallisation dans des catégories diagnostiques, leur montée en popularité dans les milieux médicaux et leur constitution en problème public. Pour ce faire, je m’intéresserai d’abord à la création des catégories d’anorexie mentale et de boulimie et à l’évolution des définitions offertes dans les différentes éditions du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM). Je m’attarderai ensuite aux problèmes que ces deux troubles posent à l’épidémiologie et à l’idée fort répandue d’une épidémie contemporaine de troubles alimentaires, pour finalement jeter un œil sur la volatilité des discours sur ces phénomènes et leur instrumentalisation au sein de luttes somme toute politiques.

    1.1. L’invention médicale des troubles alimentaires

    Si l’anorexie et la boulimie occupent aujourd’hui une place bien déterminée dans l’iconographie populaire, ce sont avant tout des concepts médicaux d’apparition relativement récente. En fait, l’anorexie mentale comme catégorie diagnostique est vieille de plus de 100 ans : le terme a été forgé par le docteur William Gull et proposé dans une communication présentée en 1873, publiée en 1874. C’est plus ou moins au même moment, en 1873, que le médecin français Charles Lasègue a publié en France son article De l’anorexie hystérique (cité dans Lasègue, 2009) qui décrivait, en termes différents, le même phénomène que celui identifié par Gull. Il s’agissait, chez ces deux auteurs, de créer une catégorie diagnostique qui permettrait de faire sens du comportement d’adolescentes à tendance hyperactive qui, sans cause physiologique apparente, refusaient de s’alimenter. C’est entre autres grâce à l’anorexie que ces deux psychiatres n’ont pas été oubliés, mais le terme qu’ils inventent et le trouble qu’ils identifient ont quant à eux plus ou moins disparu jusqu’aux années 1960. À ce moment, l’anorexie a opéré un retour en force dans le vocabulaire médical, avant d’investir la sphère médiatique et de gagner une place dans l’imagination populaire. L’expression « bulimia nervosa » n’a, quant à elle, été forgée qu’en 1979, avec la publication de sa première description « officielle » par Gerald Russell, un psychiatre anglais qui fait autorité en matière de troubles alimentaires. Russell (1997) a par ailleurs lui-même opéré un examen de la littérature pour débusquer des descriptions de cas qui permettraient de jeter un regard rétrospectif sur le trouble pour en identifier aussi tôt qu’en 1903.

    Longtemps délaissée donc, l’anorexie mentale a fait sa première apparition dans la seconde édition du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM-II), publiée en 1968. On en fait mention en passant, pour illustrer les usages potentiels de la catégorie « Special symptoms not elsewhere classified » (American Psychiatric Association – APA, 1968, p. 47). Elle s’installe durablement dans la nosographie contemporaine en 1980, comme tête d’affiche de la catégorie « Eating Disorders » du DSM-III. La description qu’on en livre alors se rapproche déjà à plusieurs égards de celles qu’on peut lire aujourd’hui : « The essential features are intense fear of becoming obese, disturbance of body image, significant weight loss, refusal to maintain a minimal normal body weight, and amenorrhea (in females) » (APA, 1980, p. 67). Les critères diagnostiques sont alors les suivants :

    A. Intense fear of becoming obese, which does not diminish as weight loss progresses.

    B. Disturbance of body image, e.g. claiming to feel fat even when emaciated.

    C. Weight loss of at least 25 % of original body weight or, if under 18 years of age, weight loss from original body weight plus projected weight gain expected from growth charts may be combined to make the 25 %.

    D. Refusal to maintain body weight over a minimal normal weight for age and height.

    E. No known physical illness that would account for the weight loss (APA, 1980, p. 69).

    Les critères diagnostiques et le portrait statistique de l’anorexie mentale évoluent de manière significative dans le DSM-III-R (APA, 1987). La perte de poids nécessaire pour recevoir un diagnostic passe de 25 % à 15 %, mais le portrait épidémiologique est moins sombre que dans l’édition précédente. En 1980, on évaluait la prévalence² de l’anorexie à 1 cas pour 250 femmes âgées de 12 à 18 ans et on situait le taux de mortalité entre 15 % et 21 %. En 1987, on estime que le taux de prévalence se situe quelque part entre 1 cas sur 100 et 1 cas sur 800 femmes âgées de 12 à 18 ans, alors que le taux de mortalité se situerait entre 5 % et 18 %, ce qui est significativement inférieur aux nombres avancés sept ans plus tôt (APA, 1987, p. 66). Dans le DSM-III et sa version révisée, on peut entrevoir l’influence de l’approche psychodynamique sur la psychiatrie américaine. On mentionne, par exemple, que chez les anorexiques, « [m]any of these individuals are described as having been overly perfectionist, model children » (APA, 1980, p. 68-69 ; APA, 1987, p. 66), une idée centrale au travail de la psychiatre Hilde Bruch. Comme nous le verrons dans les chapitres 3 et 6, cette dernière auteure a durablement marqué la réflexion sur les troubles alimentaires.

    Les changements qui apparaissent dans la version révisée du DSM-III annoncent les transformations dans l’approche des troubles alimentaires qui prendront forme dans le DSM-IV. Ainsi, le texte de 1987 met en évidence l’altération de la perception du corps et du schéma corporel dans la maladie. Cette nouvelle formulation est quasi identique à celle que l’on retrouvera quelques années plus tard dans le DSM-IV. Le DSM-III-R propose de fonder le diagnostic d’anorexie mentale sur les critères suivants :

    A. Refusal to maintain body weight over a minimal normal weight for age and height, e.g., weight loss leading to maintenance of body weight 15 % below that expected ; or failure to make expected weight gain during period of growth, leading to body weight 15 % below that expected.

    B. Intense fear of gaining weight or becoming fat, even though underweight.

    C. Disturbance in the way in which one’s body weight, size, or shape is experienced, e.g., the person claims to feel fat even when emaciated, believes that one area of the body is too fat even when obviously underweight.

    D. In females, absence of at least three consecutive menstrual cycles when otherwise expected to occur (primary or secondary amenorrhea). (A woman is considered to have amenorrhea if her periods occur only following hormone, e.g., estrogen, administration) (APA, 1987, p. 67).

    La critériologie utilisée pour identifier l’anorexie mentale ne s’est que peu modifiée entre 1987 et 1994, bien que l’on ait apporté, en 1994, quelques précisions sur le critère A. La formulation suivante sera en vigueur entre 1994 et 2013, jusqu’à la parution du DSM-5. C’est sur cette édition que se base la majeure partie de la recherche effectuée jusqu’à aujourd’hui :

    A. Refus de maintenir le poids corporel au niveau ou au-dessus d’un poids minimum normal pour l’âge et pour la taille (p. ex., perte de poids conduisant au maintien du poids à moins de 85 % du poids attendu, ou incapacité à prendre du poids pendant la période de croissance conduisant à un poids inférieur à 85 % du poids attendu).

    B. Peur intense de prendre du poids ou de devenir gros, alors que le poids est inférieur à la normale.

    C. Altération de la perception du poids ou de la forme de son propre corps, influence excessive du poids ou de la forme corporelle sur l’estime de soi, ou déni de la gravité de la maigreur actuelle.

    D. Chez les femmes postpubères, aménorrhée, c.-à-d. absence d’au moins trois cycles menstruels consécutifs. (Une femme est considérée comme aménorrhéique si les règles ne surviennent qu’après administration d’hormones, par exemple d’œstrogènes) (APA, 2004, p. 259).

    Le DSM-IV définit également deux sous-types d’anorexie mentale, à savoir le type restrictif, dans lequel la perte de poids est le résultat de la restriction alimentaire et de l’exercice physique excessif, sans recours aux vomissements ou à la prise de purgatifs, et le type avec crises de boulimie/vomissements ou prise de purgatifs, lesquelles doivent survenir sur une base régulière pour motiver un tel diagnostic.

    La boulimie (que l’on nomme en anglais bulimia nervosa à partir de 1987) apparaît pour la première fois en 1980 dans le DSM-III. À l’époque, le trouble est beaucoup moins connu que l’anorexie et les données disponibles sont minces. Fait intéressant, dans cette première définition, on associe la boulimie à des crises hyperphagiques et on n’accorde que peu d’importance aux vomissements ou autres techniques purgatives. On écrit par exemple que : « The essential features are episodic binge eating accompanied by an awareness that the eating pattern is abnormal, fear of not being able to stop eating voluntarily, and depressed mood and self-deprecating thoughts following the eating binges » (APA, 1980, p. 67). Si on note que les vomissements provoqués peuvent suivre les crises de boulimie, ceux-ci sont accessoires au diagnostic. En ce sens, cette première interprétation du problème se rapproche de la définition du tout nouveau binge eating disorder, formalisé dans le DSM-5. Les pratiques purgatives deviennent toutefois

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