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Des voix dans le siècle: Culture et engagement catholique en Belgique francophone depuis 1945
Des voix dans le siècle: Culture et engagement catholique en Belgique francophone depuis 1945
Des voix dans le siècle: Culture et engagement catholique en Belgique francophone depuis 1945
Livre électronique309 pages4 heures

Des voix dans le siècle: Culture et engagement catholique en Belgique francophone depuis 1945

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À propos de ce livre électronique

Ce livre décrit la manière dont les intellectuel·les catholiques belges ont participé aux grands bouleversements de la vie culturelle et scientifique de ces dernières décennies tels que le nouveau roman, la nouvelle vague, l'avènement des expertes en sciences humaines, le marxisme, l'écologie, le féminisme ou encore la psychanalyse.
Leur engagement s'est caractérisé par une solide capacité d'adaptation. De la sorte, ils et elles sont parvenu·es à se repositionner pour affronter la vague de déchristianisation de la deuxième moitié du XXe siècle et faire entendre leur voix. Ces hommes et ces femmes ont forgé un nouveau langage pour dire une foi réinventée, plus personnelle, qui témoigne des croyances qui façonnent leur être-au-monde. En cela, l'histoire ici racontée est aussi celle de l’évolution des identités religieuses contemporaines.




À PROPOS DE L'AUTRICE




Cécile Vanderpelen-Diagre est docteure en histoire de l'Université libre de Bruxelles. Elle y enseigne l'histoire depuis 2010. Ses travaux de recherche portent sur l'histoire du catholicisme dans ses dimensions anthropologiques et culturelles (la sexualité, le rapport au corps, à la foi, à la littérature et aux arts). Elle est membre du Centre interdisciplinaire d'étude des religions et de la laïcité de l'ULB. Depuis septembre 2018, elle dirige la Maison des sciences humaines de l'ULB (http://msh.ulb.ac.be/). Elle participe au comité de rédaction des Problèmes d'histoire des religions. Elle est par ailleurs membre associée du Centre d'études en sciences sociales du religieux (CESOR) de l'EHESS ainsi que membre du comité scientifique des Archives des sciences sociales des religions (éditions de l'EHESS). Egalement impliquée dans l'histoire du genre et des femmes, elle co-préside depuis mars 2017 le Centre d'archives pour l'histoire des femmes (AVG-CARHIF). Aux éditions de l'Université de Bruxelles, elle dirige avec Amandine Lauro Sextant, revue de la Structure de recherche interdisciplinaire sur le genre (STRIGES) de l'ULB et, avec David Paternotte, la collection "Genre(s) & Sexualité(s)".






LangueFrançais
Date de sortie7 déc. 2023
ISBN9782800418520
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    Aperçu du livre

    Des voix dans le siècle - Cécile Vanderpelen-Diagre

    Remerciements

    Ce livre est le résultat de travaux de recherches individuelles, mais aussi collectives. Il est le fruit de rencontres, de discussions et d’échanges avec des chercheurs et chercheuses, mais aussi des amis et amies, à qui je voudrais ici exprimer toute ma reconnaissance : Paul Aron, Albert Bastenier, Céline Béraud, Claire Billen, Aude Busine, Louis-Léon Christians, Catherine Claeys-Boùùaert, Vincent Chapaux, Olivier Chatelan, Anne-Sophie Crosetti, Dominique De Fraene, Tomy De Ganck, Laura Di Spurio, Bruno Dumons, Frédéric Gugelot, Martine Jey, Charlotte Laplace, Amandine Lauro, Guy Lebeer, Juliette Masquelier, Jacques Michiels, Michel Molitor, Carla Nagels, David Paternotte, Denis Pelletier, Valérie Piette, Fabrice Preyat, Sabine Rousseau, Caroline Sägesser, Jean-Philippe Schreiber, Christian Sorrel, Françoise Tulkens, Agnès Vermeiren, Jean-Philippe Warren et Kaat Wils.

    Je tiens également à remercier les étudiantes en histoire de l’Université libre de Bruxelles qui ont suivi mon séminaire d’histoire contemporaine consacré pendant de longues années à l’histoire du catholicisme en Belgique.

    Voici les sources de certaines pages réécrites pour ce livre, plus ou moins adaptées et modifiées :

    –Cécile Vanderpelen-Diagre et Caroline Sägesser, « La droite catholique belge francophone après 1945 : une minorité en résistance ? », in Oliver Dard et Bruno Dumons (dir.), Droites et catholicisme en France et en Europe des années 1960 à nos jours, Lyon , LARHRA, 2022, p. 69-90, https://doi.org/10.4000/books.larhra.8346 .

    –Cécile Vanderpelen-Diagre, « Mai 68 dans la mémoire des intellectuels catholiques belges francophones. La Revue nouvelle (1968-2018) », in Corine Bonafoux et Sabine Rousseau (dir.), Mémoires et enjeux du « moment 68 » dans le catholicisme (1968-2018) , Chambéry, Presses universitaires Savoie Mont blanc (Sociétés, Religions, Politiques, 52), 2021, p. 103-115.

    –Cécile Vanderpelen-Diagre, « La guerre de mouvements des catholiques. Les Colloques internationaux de sexologie de Louvain (1959-1974) », Sextant , 37, 2020, p. 99-115, https://doi.org/10.4000/sextant.333 .

    –Cécile Vanderpelen-Diagre, « Identité, organisation et revendication des professeurs catholiques dans l’enseignement officiel », in Lynn Bruyère, Anne-Sophie Crosetti et Caroline Sägesser (dir.), Piliers, dépilarisation et clivage philosophique en Belgique , Bruxelles, CRISP, 2019, p. 129-138.

    –Frédéric Gugelot, Cécile Vanderpelen-Diagre et Denis Saint-Jacques, « Introduction. La figure de l’écrivain·e catholique de 1945 à nos jours », COnTEXTES , dossier « Les disparitions, silences et réinventions de l’écrivain·e catholique (1945-2015) », 23, 2019, https://doi.org/10.4000/contextes.7769 . ← 9 | 10 →

    –Caroline Sägesser et Cécile Vanderpelen-Diagre, « The Belgian Catholic Church and Canon Pierre de Locht on Sexuality after 1968: Moving Away without Breaking Away », Sextant , 35, 2018, p. 101-115, https://doi.org/10.4000/sextant.399 .

    –Caroline Sägesser et Cécile Vanderpelen-Diagre (dir.), La Sainte Famille. Sexualité, filiation et parentalité dans l’Église catholique , Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles (Problèmes d’histoire des religions, 24), 2017.

    –Cécile Vanderpelen-Diagre, « Des chiffres et des hommes. Les catholiques belges et la sociologie universitaire (1939-1970) », Archives de sciences sociales des religions , 179(3), 2017, p. 129-145.

    –Cécile Vanderpelen-Diagre, « De Bossuet à Teilhard de Chardin : crise et permanence des humanités dans l’enseignement catholique français et belge de langue française (1930-1970) », in Martine Jey, Pauline Bruley et Emmanuelle Kaës (dir.), L’Écrivain et son école (XIX e - XX e siècles). Je t’aime moi non plus , Paris, Hermann, 2017, p. 301-314.

    –Cécile Vanderpelen-Diagre, « Parlez-moi de ce film que je ne saurais voir. Franz Weyergans, le cinéma, la littérature et le catholicisme (Belgique, 1945-1970) », in Germain Lacasse, Alain Boillat, Vincent Bouchard et Gwenn Scheppler (dir.), Dialogues avec le cinéma. Approches interdisciplinaires de l’oralité cinématographique , Québec, Nota Bene (Études culturelles), 2016, p. 217-232.

    –Cécile Vanderpelen-Diagre, « Psychanalyse et religion en littérature à l’heure du personnalisme. La nuit est ma lumière d’Étienne De Greeff (1949) », COnTEXTES , dossier « L’Engagement créateur. Écritures et langages des personnalismes chrétiens au XX e siècle », Frédéric Gugelot, Cécile Vanderpelen-Diagre et Jean-Philippe Warren (dir.), 12, 2012, https://doi.org/10.4000/contextes.5526https://journals.openedition.org/contextes/5526 .

    –Cécile Vanderpelen-Diagre, « La reconversion des écrivains catholiques belges francophones dans la deuxième moitié du XX e siècle », in Fabrice Preyat, Frédéric Gugelot, Alain Dierkens et Cécile Vanderpelen-Diagre (dir.), La Croix et la bannière. L’écrivain catholique en francophonie (XVII e -XXI e siècles) , Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles (Problèmes d’histoire des religions, 17).

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    Introduction

    Introduction

    Ce livre est né d’une interrogation : comment analyser la présence encore très forte de ce que les sociologues français appellent la « christianitude » dans la société belge en ce début de XXIe siècle alors que tous les indicateurs convergent pour attester du délitement des formes d’adhésion à l’Église catholique ? Cette dernière n’est en effet plus une institution englobante des croyances, pratiques et normes dans tous les domaines de la vie intime et collective. Cependant, la christianitude, l’ensemble des traces culturelles qui imprègnent les individus et les groupes nés dans les espaces sociaux jadis encadrés par le clergé, marque encore fortement l’univers référentiel des Belges. Elle détermine les représentations de l’histoire, le rapport au temps et à l’espace, les conceptions éthiques et politiques ou les systèmes de significations qui, dans les pays de tradition catholique comme la Belgique, sont héritées d’un système encore organisé par l’Église catholique il y a peu¹.

    Le terme « catholicitude » ne convient toutefois pas pour décrire ce phénomène. Les traces référentielles recherchées ne sont pas directement liées à l’Église catholique, elles renvoient à un univers plus large, une sorte de christianisme diffus. En effet, l’« exculturation du catholicisme » telle que l’a décrite la sociologue Danièle Hervieu-Léger touche les incroyantes, mais également, dans une moindre mesure, les croyantes. Depuis les années 1960 et ce que les historiennes appellent la « crise catholique », les croyantes, même s’ils ou elles se proclament « catholiques », se sont le plus souvent distanciées de l’Église d’une manière très marquée². Ils et elles ne participent plus à ses rites d’une manière systématique et ne lui reconnaissent plus l’autorité morale de dire le bien et le vrai. Leurs connaissances du dogme et de la tradition culturelle proprement catholique (les grandes auteures, les principaux textes, les étapes majeures de l’histoire de l’Église) ont également tendance à s’amoindrir. Du reste, le nombre d’individus se déclarant catholiques est en décroissance constante. En 2009, un sondage de l’European Values Study récolant les données pour la décennie écoulée indique que la moitié de la population belge se définit alors comme catholique, contre 72 % dans les années 1970. Quant à la croyance en Dieu, elle ne concernerait plus, dans les années 2000-2010, que 57 % de la population belge, contre 77 % trente ans auparavant³. ← 11 | 12 →

    L’incontestable dissolution du pouvoir d’influence de l’Église n’a toutefois pas entraîné celle de ce qu’on appelle le « pilier catholique ». La Belgique sociale et politique est en effet organisée en piliers, ensembles d’« organisations qui forment un réseau partageant une même tendance idéologique. Ces réseaux se structurent et s’opposent sur la base de clivages, en particulier du clivage philosophique »⁴. Le pilier catholique est à l’origine (et est toujours dans une certaine mesure) constitué d’un parti, d’un organisme mutuel, d’une confédération syndicale, d’organisations professionnelles et patronales (les classes moyennes, les ouvriers et ouvrières, les agriculteurs et agricultrices), de coopératives, de mouvements féminins, de mouvements de jeunesse et d’éducation permanente, d’écoles et d’institutions de soins privées, d’associations culturelles, sociales, philosophiques et religieuses, sportives, récréatives, etc. « Chaque pilier aspire ainsi à encadrer les citoyens du berceau à la tombe. »⁵

    Longtemps, l’organisation du pilier catholique repose sur l’Église et le Parti social-chrétien. À partir des années 1960, l’Église perdant toujours plus son autorité et son pouvoir de dire la norme, le parti devient plus central. Selon le politiste Luc Huyse, le pilier catholique se métamorphose progressivement en « conglomérat politique » au centre duquel ne se trouve plus l’Église, mais le parti. Néanmoins, le poids électoral de ce dernier se lézarde progressivement⁶. Depuis 1961, le résultat aux élections du Parti social-chrétien francophone (PSC), devenu Centre démocrate humaniste (cdH) en 2002 puis Les Engagés en 2022, poursuit sa chute. Il ne s’élève qu’à 10,7 % aux scrutins régional et fédéral de 2019⁷. Dans les deux décennies de l’après-Deuxième Guerre mondiale, ses résultats tournaient autour de 30 %. Ceux de son homologue flamand, le Christen-Democratisch en Vlaams (CD&V), qui, lui, n’a pas renoncé au qualificatif chrétien, sont de 8,9 % aux dernières élections. Ces chiffres attestent que les chrétiennes du pays ne sont plus les électeurs et électrices systématiques des partis convictionnels. Le pourvoir d’influence au niveau local de ces formations reste toutefois réel en certains endroits. En Flandre, même s’il s’agit de son résultat le plus faible par rapport aux scrutins passés, le CD&V demeure le parti qui totalise de loin le nombre le plus élevé de majorités absolues et relatives sur les listes électorales. Il arrive en tête dans 105 communes en 2018 (sur 300)⁸. En Wallonie, certaines provinces restent des « bastions » sociaux-chrétiens. Au conseil communal de la Ville de Namur (capitale de la Région wallonne), par exemple, le PSC est le premier parti, avec 29,32 % des voix en sa faveur.

    Le pilier catholique reste également un acteur incontournable dans la structuration professionnelle et sociale du pays, notamment par la voie de l’affiliation syndicale et des mutuelles. La Belgique est l’un des pays où le nombre de syndiquées est le plus ← 12 | 13 → important⁹. En 2018, le nombre d’affiliées à la Confédération des syndicats chrétiens (CSC) de Belgique s’élève à 1 525 679, soit 45,7 % des syndiquées. Ces membres sont réparties de façon différente selon les régions. Ils et elles sont 62,9 % en Flandre (non compris Hal-Vilvorde), 25,6 % en Wallonie et 11,5 % dans la fédération de Bruxelles-Hal-Vilvorde. En 2010, la Mutualité chrétienne reste, avec une part de marché de 42,39 %, la première mutuelle de Belgique, devant la Mutualité socialiste (27,78 % de part de marché) et la Mutualité libérale (5,72 %), selon des chiffres (non officiels) publiés par le magazine professionnel des médecins De Huisarts¹⁰. Les soins de santé sont également encore marqués par le clivage philosophico-religieux. La redéfinition récente du paysage hospitalier par pôles géographiques ne supprime pas forcément cela. Dans le Brabant, par exemple, le réseau Chorus regroupe les sites hospitaliers liés à l’Université libre de Bruxelles cependant que le réseau H.uni rassemble les cliniques et hôpitaux attachés à l’Université catholique de Louvain, à savoir quatre cliniques, sept sites hospitaliers, sept polycliniques et plus de 12 000 professionnels de la santé, dont 2 000 médecins.

    L’enseignement est un autre secteur où le pilier catholique continue à exercer un pouvoir d’attraction réel. En Fédération Wallonie-Bruxelles, la population scolaire inscrite dans les établissements catholiques est de 41 % pour l’enseignement primaire et 59,98 % pour le secondaire général¹¹. Ces chiffres accusent une croissance constante¹². L’enseignement supérieur et les universités catholiques comptabilisent également un nombre très représentatif, avec notamment l’Université catholique de Louvain qui, en 2021, compte 31 140 étudiantes¹³.

    La formation et l’encadrement de la jeunesse se réalisent également par le scoutisme. Les organisations de jeunesse sont des lieux de socialisation très prisés par les Belges. En 2005, le nombre de jeunes y participant en Communauté française approche les 100 000. Cela représente 8,6 % des 5-24 ans. « Cette proportion est assez élevée quand on sait que plus de 50 % des membres ont entre 8 et 15 ans. » L’hégémonie catholique est frappante (en 2008, la Fédération catholique des scouts devient Les Scouts). En francophonie, seules 8,2 % des affiliées ne le sont pas dans une troupe catholique¹⁴.

    Le référentiel catholique est donc toujours véritablement incarné par les institutions. Cela ne veut toutefois pas dire qu’elles sont des organes de transmission, de reproduction ou de renforcement d’un système visant à l’évangélisation. La sécularisation a fortement frappé les organismes du pilier catholique et il est impossible ← 13 | 14 → d’établir que ses membres se retrouvent autour d’évidences religieuses communes. Mais ont-ils et elles, alors, des valeurs en partage ? Et si oui, lesquelles ? Ces questions méritent d’être posées au regard des chiffres indiquant des formes d’attachement à la christianitude. Quel sens les Belges qui se disent catholiques, à savoir 50 % de la population, donnent-ils à cette identité¹⁵ ? De la même manière, même si le nombre de baptêmes religieux est en décroissance constante, il concerne aujourd’hui encore 36,4 % des enfants (contre 54,6 % des naissances en 2007, 68,1 % en 1996 et 85,2 % en 1977)¹⁶. Ce chiffre n’est pas négligeable et invite à s’interroger sur la signification donnée à cet acte par les parents.

    Ce livre repose sur l’idée qu’une voie d’accès utile pour comprendre le sens donné à l’adhésion – même partielle – au catholicisme aujourd’hui est d’examiner la manière dont les intellectuelles qui se réclament de cette religion ont opéré ce que Danièle Hervieu-Léger appelle la « réarticulation utopique » du message catholique depuis les années 1950¹⁷. Signalons ici que le choix du substantif et/ou adjectif « catholique » ou « chrétien » recèle en soi des interrogations ontologiques qui travaillent tant les collectifs que les individus et les chercheurs et chercheuses en sciences des religions. Le mouvement œcuménique et la prise de distance à l’égard du clergé qui traversent le monde catholique après 1945 incitent beaucoup de ceux et celles qui en font partie à préférer se réclamer du christianisme. Cependant, ce terme pourrait les confondre avec les chrétiennes réformées, ce à quoi ils et elles ne se résolvent pas toujours. Dès lors, nous utiliserons ici, en fonction des contextes, les lexèmes qui renvoient au christianisme quand il s’agit des valeurs et ceux liés au catholicisme pour les affiliations institutionnelles.

    L’analyse du discours tenu par les intellectuelles catholiques dévoile un renoncement progressif au projet de réinstaller un système religieux hégémonique qui engloberait tous les aspects de la vie sociale. Peu à peu, ils et elles cherchent à endosser un rôle plutôt prophétique visant à « proposer » le message chrétien comme mode de représentation du monde. Ce projet les oblige à inventer des modèles d’appréhension de l’imaginaire et des connaissances. Il s’agit dès lors d’examiner la manière dont ils et elles ont investi les domaines considérés comme des vecteurs de modernité : la culture au sens large, la littérature, le cinéma et les sciences, essentiellement humaines (la sociologie et les courants de la psychologie et de la psychanalyse), mais pas seulement. Ces domaines sont revêtus à la fois du pouvoir de donner des clés pour comprendre la société et l’Homme et de celui de produire un discours inédit pour faire entendre ce que le philosophe personnaliste français Emmanuel Mounier (1905-1950) appelle « la protestation du mystère » dans un monde déchristianisé¹⁸. Observant les chiffres ← 14 | 15 → des vocations, le prêtre et écrivain belge Gabriel Ringlet (1944-) pose clairement le « problème » :

    [La] donnée statistique n’est qu’une assez pauvre indication. Elle révèle, bien sûr, une Église aux cheveux gris, mais n’exprime pas tout le malaise d’une institution qui n’a « pas perçu à temps la montée des connaissances et de l’esprit critique », commente Gabriel Marc. Son message reste exprimé dans des formes désuètes, voire primaires, qui ne passent plus la rampe, et il doit composer, dans l’esprit du temps, avec les autres messages religieux, dont les gens connaissent désormais l’existence. Mais là n’est pas l’essentiel. L’Église n’est pas seulement en décalage. Elle est en rupture profonde avec les valeurs qui marquent nos représentations. Ce n’est pas uniquement la manière d’écrire et de parler, mais la façon même d’entrer en relation. Le mode de vivre, de penser… qui posent problème¹⁹

    En filigrane des prises de position des intellectuelles que nous étudions ici transparaît d’une manière répétitive une tension entre leur volonté de faire entendre une parole et une voix légitime et audible dans le concert du monde et leur besoin de ne pas oblitérer leur singularité. Comment ne pas dissoudre les spécificités chrétiennes – pour ne pas dire l’« essence chrétienne » – en tentant de réduire le décalage avec les utopies exogènes ? Avancer masquée, taire ou renier ses origines n’est pas une option. Découle de cette question celle de la mémoire. Le plus souvent, le terme « racine » est préféré à celui de « mémoire ». C’est que les racines se cultivent et sont plantées dans une terre lourde du passage des siècles. Elles sont un repère dans le temps et dans l’espace, cependant que la mémoire, elle, peut être défaillante et volatile. Ce sont les racines qui donnent leur verticalité aux individus et les attachent au sol et aux autres d’une manière irrémédiable – voire inconsciente. « Être honnête, enfin, avec la société, écrit Gabriel Ringlet, c’est retrouver l’enracinement. »²⁰ D’une manière significative, la devise du réseau hospitalier H.uni est : « Notre identité n’est pas inventée de toute pièce. Elle se construit sur base de notre histoire, de nos racines, de nos valeurs. »²¹ Aucune référence religieuse ne l’accompagne.

    Le terme « racine » recèle également une dimension très matérielle qui renvoie à l’image biblique de la terre ensemencée. Les intellectuelles dont nous parlerons ici prennent la parole pour se mêler aux débats qui touchent les grands « chantiers » de leur temps. L’objet de cette étude ne consiste toutefois pas à en faire l’inventaire ou le catalogue exhaustif. Ce qui nous intéresse ici, c’est de repérer dans les discours adressés à la sphère publique par ces hommes et ces femmes les articulations idéologiques qu’ils et elles opèrent pour allier la foi, l’héritage religieux et les enjeux sociétaux.

    Ce livre n’a pas non plus l’ambition de fournir une histoire sociale exhaustive des intellectuelles catholiques qui retracerait dans la foulée l’évolution de l’intégralité des préoccupations de tous ceux et celles qui appartiennent aux catégories professionnelles dites « intellectuelles » (par opposition aux manuelles) et s’autoproclamant ← 15 | 16 → d’obédience catholique. Ce travail colossal est impossible à réaliser à ce stade²². Le monde catholique belge est doté d’institutions extrêmement efficaces dans la production d’intellectuelles : tout un réseau d’enseignement, plusieurs universités et des congrégations religieuses dans lesquels la contemplation de la création divine passe par l’élaboration de savoirs et de connaissances. Ne sont retenus ici que les moments et les lieux qui mobilisent des intellectuelles qui ont pour ambition de dialoguer avec l’Autre – qu’il ou elle soit catholique ou non – et de s’engager dans un débat public. C’est pourquoi la trame du récit est constituée par les débats qui agitent la presse d’opinion. La Revue nouvelle se révèle à cet égard un observatoire extrêmement précieux. On peut comparer cette tribune avec le Centre catholique des intellectuels français créé à Paris en 1945 – auxquels de nombreux Belges participent, du reste – et qui a également pour objectif de rassembler des individus qui choisissent de « valoriser une certaine intelligence de la foi »²³ sur les grandes questions éthicopolitiques de l’heure. Ces dernières sont, pour la Belgique francophone, l’autorité de l’Église, la liberté des artistes et des intellectuelles, l’invention de systèmes politiques démocratiques, les expériences communautaires comme projets politiques, le pluralisme dans les services publics et les instances politiques, la légitimité des partis confessionnels, les normes de la vie familiale, conjugale et sexuelle, les relations entre la foi et les sciences, le rôle et les fonctions du laïcat ou encore le positionnement à adopter face aux idéologies et utopies exogènes (le marxisme, le féminisme, le freudisme…).

    Après avoir reconstitué le contexte historique religieux, politique, social et culturel ainsi que les conditions de production dans lesquels les intellectuelles catholiques évoluent, trois axes d’analyse sont envisagés. Le premier a pour projet de décrire le changement de paradigme que ces intellectuelles élaborent dans leur manière d’aborder le monde. Avant la Deuxième Guerre mondiale, ils et elles se sentent sommées de prendre la plume pour décrire des affres de la vie sans Dieu et sans morale et annoncer les chemins de la rédemption. À partir des années 1950, ils et elles travaillent désormais pour proposer un nouveau regard sur le monde. Ils et elles ont renoncé à christianiser ce dernier, mais veulent pouvoir montrer ce qu’il contient de sacré et surtout la place qu’y tient l’humain. Comme nous le verrons, pour cela, ils et elles s’impliquent dans un travail intense pour redéfinir l’humanisme (comme corpus de savoirs et de valeurs à partager et à enseigner), refonder la critique et la création littéraire et cinématographique, mais aussi s’approprier les sciences humaines et sociales. L’Université catholique de Louvain s’avère, sur ces dernières questions, un laboratoire d’observation particulièrement fertile. Le deuxième axe d’analyse consiste à diriger le ← 16 | 17 → projecteur sur trois temps forts de l’engagement : les utopies communautaires, l’école et le féminisme. Ces thèmes ont été choisis en raison de leur forte présence dans les débats

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