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Le Québec après Bouchard-Taylor: Les identités religieuses de l'immigration
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Livre électronique768 pages8 heures

Le Québec après Bouchard-Taylor: Les identités religieuses de l'immigration

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À propos de ce livre électronique

Ce livre plonge au cœur de la vie religieuse de quatre communautés au Québec : des bouddhistes d'origine cambodgienne, des hindous d'origine tamoule sri lankaise, des musulmans d'origine maghrébine et des pentecôtistes originaires d'Afrique subsaharienne. Des spécialistes tentent de comprendre le processus de recomposition identitaire de ces nouveaux citoyens.
LangueFrançais
Date de sortie2 avr. 2012
ISBN9782760531789
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    Aperçu du livre

    Le Québec après Bouchard-Taylor - Louis Rousseau

    mains.

    INTRODUCTION

    DÉCOUVRIR LE FIL RELIGIEUX DE LA CONSCIENCE IDENTITAIRE AU QUÉBEC

    Louis Rousseau

    Ce livre procède d’un constat et d’une envie de savoir. Le constat provient d’un nombre de plus en plus grand d’observateurs de l’évolution contemporaine de la société occidentale. Il remet en cause une des hypothèses principales ayant orienté leurs analyses depuis au moins deux générations selon laquelle le processus de sécularisation de nos sociétés serait aujourd’hui à la veille d’atteindre son achèvement. Non seulement la religion aurait-elle partout perdu son rôle de fondement symbolique du tout social et particulièrement du politique, mais la vision commune du monde s’inscrirait désormais dans les limites d’une histoire cosmique et humaine intelligibles de part en part par la raison et maîtrisable par le déploiement de nos capacités scientifiques et techniques. En conséquence, les croyances et les pratiques religieuses qui outrepassent les limites de ce monde accessible aux sens (le saeculum), devraient se réfugier dans le domaine de la conscience privée où elles pourraient, entre autres fonctions thérapeutiques, servir de facteur important dans la gestion d’une identité personnelle dont la singularité exige reconnaissance.

    Or il semble bien que le fait religieux, dont les formes et les fonctions ne cessent de se transformer sous nos yeux, demeure une composante majeure de la vie de nos sociétés. En vue d’assurer le bien commun, les pouvoirs publics doivent intervenir régulièrement pour réaménager la place de la religion dans la société : décisions portant sur les édifices religieux (zonage, conservation du patrimoine, etc.) ; reconnaissance officielle des associations volontaires en tant que religieuses ; consultation de représentants religieux en vue de s’assurer de la compatibilité de certaines décisions avec le respect de la liberté de religion ; modalités d’application de la neutralité (laïcité) de l’État au sein de ses propres institutions ; arbitrage des conflits par les différents paliers du système judiciaire, etc. L’exercice de la liberté de religion dans l’espace public fait lui-même l’objet d’un débat continu et complexe où s’opposent des adversaires de la religion en tant qu’illusion métaphysique nocive (laïcisme) et des tenants de conceptions libérales favorisant le maximum de liberté d’expression des choix personnels, y compris religieux.

    Finalement, la question plus fondamentale portant sur la contribution spécifique que nos sociétés sorties de la religion sont en droit d’espérer des traditions religieuses présentes en leur sein est reprise par de grands intellectuels sans adhésion religieuse. Pour Marcel Gauchet (2004), Luc Ferry (2004) ou Jürgen Habermas (2008), par exemple, dans sa figure séculière la modernité actuelle est en manque de signification pour répondre à certaines questions liées à la condition historique de l’humanité. Nos sociétés occidentales devraient donc trouver un nouvel aménagement afin d’intégrer le discours des croyants au sein des débats publics fonctionnant selon les règles de l’égalité démocratique.

    Ce constat, curieux et troublant pour certains, en incite plusieurs à tenter de comprendre à nouveaux frais le rôle du facteur religieux dans nos sociétés en faisant l’hypothèse qu’elles sont maintenant entrées dans une phase postséculière. Ceci n’annonce pas cependant un « retour du religieux » comme l’évoquent à répétition les grands titres des magazines. Le processus de sécularisation a bel et bien eu lieu. Mais il n’a produit qu’une contrainte générant des transformations de la religion plutôt que la liquidation escomptée. Au cours de ses modifications, le religieux dont on parle est demeuré un fait social incontournable, souvent largement enfoui dans la mémoire identitaire plurielle de nos sociétés. Il commence à ressortir aujourd’hui à distance des institutions où il s’est longtemps incarné.

    Ce livre entraîne dans une enquête qui vise à découvrir le jeu de la religion dans les transformations contemporaines du Québec. L’angle de vue particulier qu’il adopte est celui du rôle du facteur religieux dans le processus de recomposition de l’identité au sein de notre société. Depuis plus d’un siècle, cette construction identitaire s’est définie par un ensemble de représentations collectives permettant aux groupes majoritaires et minoritaires de coexister dans leurs différences. Catholicisme romain, protestantismes, judaïsme et traditions autochtones ont historiquement joué un rôle déterminant dans le développement et le maintien des consciences ethniques. Qu’en est-il aujourd’hui du jeu de la religion et de l’ethnicité dans la construction d’un Québec citoyen et inclusif alors que l’islam, l’hindouisme, le bouddhisme et de multiples religions se sont ajoutés au tissu social québécois ?

    Ce chapitre sert à poser le mieux possible cette question qui a animé durant une dizaine d’années la curiosité d’un groupe de recherche. Le lecteur et la lectrice découvriront la naissance de ce qui n’était pas encore une question il y a peu. Ils pourront former leur regard au contact de quelques outils permettant de mieux voir. Puis ils traverseront rapidement l’histoire de cette recherche dont les chapitres suivant livrent les résultats.

    1. ÉVEIL D’UN CERTAIN MALAISE

    En juin 2002, la Cour supérieure du Québec rendait un jugement qui avait pour effet de valider la création d’un vaste espace symbolique (érouv) obéissant aux distinctions religieuses entre le privé et le public propres à certaines communautés hassidiques d’Outremont, mais non aux catégories séculières désignant l’espace public comme neutre pour tous les citoyens. Ce jugement interdisait aux autorités municipales d’empêcher l’installation d’une clôture symbolique permettant aux observants de la loi juive (halakha) de réaliser à l’extérieur de leurs résidences des actions normalement interdites le jour du shabbat. La polémique outremontaise avait une déjà longue histoire sociale et économique, mais c’est l’aspect religieux qui fit mouche dans les instances politiques, juridiques et l’opinion publique plus largement. Tout cela pour un petit fil tendu à cinq mètres du sol et traçant une frontière symbolique subjective, dirent certains. Invasion illégitime de l’espace public commun protestèrent d’autres.

    Venant après l’avis de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse autorisant une écolière à porter le hijab (1995), un nouveau débat démocratique s’inaugurait alors sans qu’on le sache, souvent marqué par des termes hier encore inconnus pour la plupart, souccah¹ (2004), kirpan² (2006), burka³ et niqab⁴ (mars 2007 ; projet de loi 94 en 2011). Amplement répercutées dans les médias (Karmis, 2006, p. 138-147), les décisions permettant de s’accommoder ou de ne pas s’accommoder des conduites présentées par des citoyennes ou citoyens comme requises par leurs convictions religieuses, à l’encontre de règlements ou d’usages communs contemporains, provoquaient chaque fois la levée d’une résistance et un questionnement relativement nouveaux. Dans une société où les grandes Églises chrétiennes avaient cessé de pouvoir intervenir avec succès dans la régulation de la vie commune depuis les dernières décennies du XXe siècle, comment se fait-il que le religieux fasse un pareil retour dans l’espace public ?

    Se trompe-t-on en y voyant l’effet d’une quête de reconnaissance portant sur des différences individuelles qui sont protégées par les diverses chartes des droits de la personne placées au cœur des principes régissant la vie démocratique de nos sociétés libérales, au Québec depuis 1975 et au Canada depuis 1982 ? La réponse à cette question n’est pas simple. Il est sûr que c’est grâce à l’existence des deux chartes portant sur le droit des personnes que des individus ont pu soumettre une requête sollicitant pour eux-mêmes l’exemption d’une règle commune au nom d’une conviction religieuse. Le droit de l’individu, fondement de la philosophie libérale, trouve son plein champ d’exercice dans l’accommodement raisonnable reconnu par les tribunaux. Cependant, on remarque moins que dans le cas des pratiques religieuses, les décisions d’accommodement ou de refus d’accommodement sont adressées à des requérants individuels. Pourtant, elles ont immédiatement des conséquences sur des conduites de groupe, donnant ainsi prise à la perception de la création de nouvelles règles adaptées spécifiquement à des collectivités généralement minoritaires. C’est la dimension collective objective, exclue du jugement des tribunaux, qui provoque la réaction. « Pourquoi reconnaître de nouvelles pratiques religieuses dans l’espace public au profit de ces groupes, alors que la majorité a accepté que ses propres pratiques religieuses s’estompent et s’effacent même dans un espace public de plus en plus sécularisé ? »

    Ainsi va souvent le raisonnement populaire qui amalgame ici groupes d’arrivée assez récente (immigrants d’appartenance sikhe ou musulmane) et groupes juifs orthodoxes ou hassidiques déjà anciens. Ce raisonnement populaire, sollicité et amplifié à chaque fois par les médias, dichotomise également entre Eux et Nous, selon la logique première de tout rapport articulant des identités et des différences. Il trahit sans doute une peur de l’inconnu que représente la différence. Et comme il semble relié à ce que l’on appelle la religion, il ne faut guère de temps avant que les agences publiques tentent soit d’en exploiter politiquement la charge émotive, soit de l’étouffer en masquant au plus vite sa spécificité religieuse sous les dehors policés d’une différence culturelle. L’exemple le plus patent de cette stratégie d’évitement de la question religieuse est évidemment le nom et le mandat donnés en 2007 à la commission mieux connue sous le nom de ses deux présidents, Gérard Bouchard et Charles Taylor : Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles. La volonté d’étouffer un chaud débat social susceptible de devenir le fer de lance d’une opposition politique aura donné lieu au détournement classique vers la création d’une commission d’enquête au mandat assez élargi qui a pu masquer le détonateur spécifiquement religieux qui résonnait tout particulièrement sur l’identité⁵ de la majorité d’ascendance canadienne-française et mettait en exergue simultanément certaines différences religieuses affichées tout particulièrement par certains membres de groupes musulmans d’arrivée récente.

    S’il y a eu, et s’il y a encore, d’importants débats concernant la place des manifestations religieuses dans la vie publique du Québec, c’est que ces débats s’alimentent fondamentalement à l’ambivalence identitaire que porte la majorité à cet égard. C’est une des hypothèses à partir de laquelle est rédigé le livre qu’on va lire et qui en cautionne la pertinence. Cette hypothèse surprendra et agacera très certainement ceux et celles qui ont tenu pour acquise la disparition de la portée du fait religieux dans la vie publique, le réduisant à l’évolution des rapports entre Église et État. Au Québec, la déconfessionnalisation de toutes les institutions allant de pair avec le développement de l’État providence nous aurait rapidement fait « sortir de la religion » renvoyée alors exclusivement dans l’aire de la vie privée et des idiosyncrasies personnelles. Une nouvelle identité québécoise purifiée de son héritage religieux historique aurait émergé ainsi sans restes, se posant en même temps comme la norme devant présider à toute intégration.

    Le livre que nous présentons suppose au contraire que l’activité de l’axe religieux de la mémoire québécoise ne s’est jamais arrêtée malgré le silence convenu et général sur ce sujet devenu « hors scène » depuis des décennies. Ce travail subliminal se montre à l’occasion, et la prise de conscience graduelle d’une diversification nouvelle des groupes au sein de la société ne fait que rendre plus nécessaire la mise à plat de la place du facteur religieux dans le processus de recomposition identitaire qui se poursuit dans toutes les composantes de la population. Il met tout particulièrement en scène aujourd’hui les rapports entre la majorité d’ascendance canadienne-française, ambivalente quant à la place du marqueur religieux de son identité (Labelle, 2006), et de nouvelles populations immigrantes arrivées de l’extérieur de l’aire européenne chrétienne traditionnelle⁶.

    Ainsi, alors que la majeure partie de la population estime que la religion a quitté la scène publique pour l’espace privé et que la sécularisation de la vision majoritaire (commune ?) du monde comme l’affaissement de la pratique des croyants continuent de s’imposer, le fait religieux n’aurait malgré tout pas cessé de faire sentir son poids en tant que composante de l’héritage culturel majoritaire et marqueur souligné des nouvelles populations québécoises. En retraçant brièvement l’origine de la démarche qui a conduit un groupe de chercheurs à rédiger ce livre, nous découvrirons que cette sensibilité a déjà une courte histoire au Québec comme ailleurs. Dans les discussions d’équipe où se développait peu à peu la question centrale qui allait animer nos enquêtes, le lien entre immigration, société d’accueil et conscience identitaire n’a cessé de prendre du relief. En l’espace d’une décennie, une séquence imprévue d’événements, au Québec comme ailleurs en Occident⁷ et plus largement encore, a replacé le facteur religieux au centre des débats identitaires collectifs mettant ainsi fin à sa condensation dans le cercle de la conscience privée.

    2. GENÈSE DES QUESTIONS D’UN GROUPE DE RECHERCHE

    Comment se fait-il que certains sujets finissent par s’imposer et mobiliser une vingtaine de personnes durant des années ? Ce qui est sûr, c’est qu’ils ne tombent pas du ciel des idées pures, même s’il s’agit de religion. Ils surgissent d’une écoute des mouvements de l’histoire humaine. C’est elle qui pose de nouvelles énigmes. Il faut évidemment être disposé à les reconnaître et à s’en étonner.

    2.1. DÉCONFESSIONNALISATION DE LA MATRICE D’UNE CERTAINE IDENTITÉ

    L’équipe enseignant au Département de sciences des religions de l’UQAM avait estimé, depuis sa création en 1969, que la religion avait sa place dans la matrice de formation et de transmission culturelle de l’école québécoise, mais que la fin de l’unanimité religieuse au sein de la majorité catholique, perceptible dès le début des années 1960, devait inévitablement obliger à un changement important des perspectives. D’extension des Églises chrétiennes dans leur fonction de transmission de leurs croyances, l’école prise en charge par le ministère de l’Éducation devrait plutôt dorénavant inscrire le domaine religieux dans son mandat au même titre que les autres domaines de connaissance portant sur la condition humaine, et fournir les éléments de savoir requis pour une compréhension éclairée de cette dimension complexe de l’histoire humaine. Après trente années d’attente, au terme des échanges sollicités par la Commission parlementaire portant sur la place de la religion à l’école (automne 1999) pour faire suite aux recommandations du Groupe de travail du même nom (rapport Proulx), le Département non confessionnel de l’UQAM pouvait enfin, avec d’autres groupes, éprouver une satisfaction, toute mitigée qu’elle fût. La Loi modifiant diverses dispositions législatives dans le secteur de l’éducation concernant la confessionnalité (ci-après « loi 118 »), adoptée en 2000 par l’Assemblée nationale, mettait fin aux structures confessionnelles du système scolaire du Québec, mais conservait pour une durée indéterminée la place accordée à l’enseignement confessionnel du catholicisme et du protestantisme dans les écoles publiques maintenant neutres.

    À l’occasion de ces travaux parlementaires, l’équipe multidisciplinaire de l’UQAM avait démontré l’extension nouvelle de la diversité religieuse québécoise grâce à l’accroissement rapide d’une immigration maintenant issue davantage de l’extérieur de l’aire occidentale. Il y avait maintenant un islam, un bouddhisme, un hindouisme, un sikhisme québécois, à côté d’un protestantisme de forme de plus en plus « évangélique » et d’appartenance canadienne-française, sans compter des témoins de Jéhovah établis un peu partout en province comme dans les grandes villes. Le nombre de citoyens se déclarant athées ou sans religion allait croissant. Cette diversité de plus en plus visible ne pouvait ni s’accommoder des structures confessionnelles du système, ce qu’interdisait d’ailleurs la loi 118 en éliminant le modèle d’écoles multiconfessionnelles, ni même s’accommoder des exclusions et divisions qui se continueraient à l’intérieur d’écoles pratiquant encore l’enseignement confessionnel.

    Cette position de principe se heurtait cependant à l’un des arguments utilisés par un très grand nombre d’intervenants, des deux côtés du débat : la fonction identitaire forte assumée par l’enseignement confessionnel. Pour un très grand nombre, la majorité peut-être, la connaissance du christianisme semblait toujours indissociable de la transmission du patrimoine culturel québécois qui constitue le fondement de la mémoire historique nationale et de ses repères spécifiques⁸. L’importance des prises de position en ce sens avait de quoi surprendre à l’heure d’un catholicisme qui n’était plus un fait d’appartenance communautaire, mais simplement une des références identitaires d’un peuple de non-pratiquants assez hostiles à l’Église. Personne n’avait sérieusement mis en doute l’importance du catholicisme dans la genèse et les transformations historiques de la conscience nationale (Rousseau, 2001, p. 49-76). Mais, au début du siècle nouveau, l’importance de la crainte que la déconfessionnalisation scolaire s’attaque irrémédiablement à cet aspect de l’identité culturelle de la majorité avait sans doute été sous-estimée par la plupart des observateurs⁹. Cet aspect de l’opinion allait être pris en compte quelques années plus tard lorsque serait mise au point la question centrale traversant ce livre.

    2.2. APPARITION D’UNE NOUVELLE DIVERSITÉ RELIGIEUSE

    En attendant, c’était l’état de la connaissance de la place du facteur religieux dans la nouvelle immigration qu’il fallait découvrir. Que savait-on au juste en l’an 2000 sur les religions pratiquées par les nouveaux immigrants arrivant au Québec ? Il faut avouer que l’équipe de l’UQAM, au sein de laquelle se trouvait pourtant une expertise portant sur diverses religions du monde, ne s’était jamais encore posé rigoureusement cette question précise ! Les résultats d’une recherche bibliographique portant sur toute la littérature savante produite à propos de l’immigration au Québec depuis 1960 (Colpron, 2000) nous étonnèrent d’abord. En adoptant un filtre thématique extrêmement large qui nous permettait d’admettre une publication comme pertinente dès lors qu’on y trouvait une simple mention de la religion d’un groupe d’immigrants, sans plus d’élaboration sur le sujet, à peine 5 % des travaux analysant un aspect ou l’autre de l’immigration récente au Québec pouvaient faire partie du groupe de ceux qui avaient jusqu’alors lié immigration et religion. En un sens, ces résultats ne faisaient qu’illustrer la situation bien connue d’un désintérêt croissant des sciences humaines pour un facteur, la religion, considéré comme en perte totale de pertinence depuis le début des années 1970, au Québec comme en Occident plus généralement. L’effet d’exclusion du domaine religieux par le paradigme moderniste prévalant en sciences humaines avait pour résultat malheureux l’ignorance et la domination de schémas d’explication périmés. En fait, on ne savait pratiquement rien de la composition religieuse de notre immigration, du rôle de la religion dans le processus d’insertion des immigrants dans la société québécoise et encore moins de l’impact de ces nouvelles et diverses croyances et pratiques sur la société d’accueil issue de la matrice catholique.

    Les événements allaient rapidement bousculer les tranquilles certitudes d’une société sécularisée et progressiste et convaincre une équipe interdisciplinaire de l’UQAM de mettre au point un champ d’études (Rousseau, 2003) relativement nouveau. L’attaque des jihadistes de Ben Laden contre les deux tours du World Trade Center de New York le 11 septembre 2001 fait rapidement se lever une peur générale de l’extrémisme religieux, tout particulièrement d’appartenance musulmane. Elle suscite un urgent besoin de connaissance critique et provoque l’émergence inattendue d’une nouvelle pertinence du facteur religieux dans la géopolitique mondiale comme dans l’aménagement particulier de nos sociétés d’immigration. Entre 2001 et 2004¹⁰ le Groupe de recherche interdisciplinaire sur le Montréal ethnoreligieux (GRIMER) se mit au travail pour préciser son objet de recherche, les éléments principaux du cadre théorique lui permettant de constituer celui-ci en objet scientifique et les stratégies concrètes à adopter afin de mettre en œuvre un programme lié à l’expertise particulière du groupe¹¹. Survenue à la fin de nos enquêtes auprès de communautés ethnoconfessionnelles issues de l’immigration récente, la « crise » responsable de la création de la commission Bouchard-Taylor ne fit que confirmer l’importance accordée au lien entre religion et conscience identitaire.

    2.3. DÉCOUVRIR LE FIL RELIGIEUX DE LA QUESTION IDENTITAIRE QUÉBÉCOISE

    L’orientation choisie permit d’identifier les questions générales qui suivent. Quelle est la place du référent religieux dans le processus de recomposition identitaire au Québec ? Quelle est la fonction des référents ethnoreligieux dans l’élaboration d’une conscience identitaire au sein de la société québécoise actuelle ? Comment évolue la morphologie du référent religieux dans le contexte particulier de la situation immigrante apparue à partir de 1970 et accélérée par le processus de mondialisation en cours ?

    Pour y répondre, nous lancions une recherche qui devrait nous permettre de décrire et apprécier d’une façon critique l’état de la diversité ethnoreligieuse dans l’espace montréalais contemporain ; de réaliser un certain nombre d’études de cas portant sur l’immigration de source asiatique, islamique et chrétienne de souche non européenne ; et finalement, de découvrir et interpréter les différents rôles joués par la religion et l’ethnicité selon les groupes porteurs et les sous-ensembles sociaux qui les constituent.

    3. COMMENT CERNER LE TRAVAIL ACTUEL DU FACTEUR RELIGIEUX

    Nous voulons présenter ici les cadres conceptuels choisis pour analyser les jeux du référent religieux dans la mise en place dynamique d’une nouvelle scène où se déploient les rapports entre groupes humains au sein de la société québécoise au début de ce siècle. Mettre le référent religieux au centre du questionnement se justifie du fait du peu d’attention approfondie dont il a fait l’objet jusqu’ici et qui affecte négativement tant le débat social que la connaissance critique. La façon dont nous estimons devoir procéder à l’examen renouvelé de cette question s’évaluera quant à elle à partir des résultats d’une enquête où l’on pourra apprécier la fécondité heuristique de la démarche d’ensemble. Mais avant toute chose, il importe de préciser les choix conceptuels grâce auxquels nous définissons les contours de notre objet de recherche.

    3.1. CONSCIENCE ETHNIQUE

    Le concept central de notre recherche est celui de conscience ethnique. Ce choix nous a été suggéré par les travaux du sociologue belge Albert Bastenier (1998, 2004 et 2006), l’un des seuls à analyser l’incidence du facteur religieux dans le processus de définition de soi par rapport aux autres destiné à affirmer sa place au sein d’un système social hiérarchisé. La conscience ethnique n’est donc pas un en-soi objectif, c’est même tout le contraire. Elle s’active dans un sujet, dans un procès d’interaction sociale où celui-ci se pose comme différent d’un autre en s’identifiant à un « Nous » comme distinct « d’Eux » (Rummens, 2004, p. 5).

    Danielle Juteau (1999) a précisé deux aspects qui interviennent ensemble dans la construction de cette identité. Elle se développe au confluent de ce que cette auteure nomme la frontière externe et la frontière interne d’un groupe. La face externe de l’identité se constitue dans un rapport de domination dont le groupe est l’objet à cause de son statut de minoritaire ou d’infériorisé sous un aspect ou un autre ; ce qui est le cas d’un groupe immigrant ou d’une population ne disposant pas de sa pleine capacité de détermination politique, par exemple. La face interne de l’identité ethnique repose

    On entrevoit aisément la fécondité heuristique de cette conceptualité pour aider à penser la réalité complexe des rapports sociaux en présence dans notre société où la majorité d’ascendance canadienne-française est elle-même issue d’une histoire marquée par sa propre situation de dominée et la formation d’une conscience ethnique spécifique. Cette simple évocation jette déjà un nouvel éclairage sur l’ambivalence qui se manifeste partout dans le vaste processus de recomposition identitaire en cours dans le Québec actuel.

    Plusieurs caractéristiques peuvent être mises en évidence pour fournir un recours utilisable aux fins de la différenciation (âge, sexe, statut, appartenance politique, etc.). La conscience ethnique, quant à elle, utilise surtout, quoique non exclusivement, des traits culturels comme la langue, les coutumes, la tradition, la religion, un passé historique commun et, le plus souvent, une combinaison de plusieurs ou de toutes ces caractéristiques. Ce concept rapproche donc le questionnement sociologique portant sur l’utilisation d’une représentation sociale (ici, celle de groupe ethnique) à des fins de transaction sociale et le questionnement anthropologique visant à cerner les traits transmis par la mémoire culturelle vivante.

    Parler de « conscience ethnique » met l’accent sur l’utilisation de marqueurs objectifs à des fins d’inscription subjective de chacun dans une niche spécifique permettant d’effectuer des rapports sociaux marqués par l’invocation de différences caractéristiques. Notons, sans pouvoir toutefois le développer ici, comment la mise en valeur de la conscience ethnique acquiert aujourd’hui un poids stratégique particulier dans notre société néolibérale régie par les chartes qui permettent un activisme sociopolitique fort au motif de la non-discrimination contre les individus et les groupes. Le pouvoir judiciaire de l’État intervient au nom du principe de l’égalité des droits à la demande d’un individu membre d’un groupe généralement minoritaire qui s’estime lésé¹².

    Ce ne sont pas tous les immigrants (comme les membres de la « société d’accueil » d’ailleurs) qui développent activement une conscience ethnique. Certains font tout pour s’en dissocier, préférant stratégiquement mettre en valeur les traits qui manifestent leur appartenance au « Nous » sociétal commun. Pourtant, quoi qu’on en dise, les traits de ce Nous commun ne sont pas faciles à identifier au Québec, d’où une difficulté supplémentaire à définir l’identité. Un débat actuel oppose, par exemple, ceux et celles qui se réfèrent aux principes généraux énoncés dans les chartes des droits de la personne en soulignant tout particulièrement ce qui a trait à l’égalité entre les femmes et les hommes et à la neutralité de l’État. Ces éléments seraient constitutifs d’une identité commune, sans place pour les différences jouant de la conscience ethnique. Face aux premiers, d’autres dénoncent le vide abstrait et purement formel de ce noyau de règles incapables de soutenir une identité forte produite par l’histoire et dont est porteuse la majorité ayant vocation à intégrer¹³.

    Le fait est cependant que, dans une société comme le Québec dont l’histoire socioculturelle a été marquée depuis le XIXe siècle par la formation d’une bipartition sociale à base de traits ethniques (Rousseau, 2001), l’existence de consciences ethniques plurielles fait partie des représentations sociales élémentaires avec lesquelles l’opinion travaille à interpréter les différences et les ordonnancements dans la durée historique. La polarisation de ce débat masque des éléments essentiels du champ identitaire. La société d’accueil ne présente pas le visage d’une identité historique unifiée et le fait de ce pluralisme identitaire ne peut non plus être réduit par l’invocation d’une pure société de droits fondamentaux. Ainsi, en dépit de sa volonté personnelle, chaque individu se voit sommé, en quelque sorte objectivement, d’être le porteur d’une conscience ethnique¹⁴. La conscience ethnique peut donc accueillir à la fois le procès d’auto-inscription utilisé par les acteurs sociaux pour organiser leur interaction sociale, et le procès d’inscription par autrui aux mêmes fins de régulation de l’ordre social.

    Les propositions déjà anciennes de Frederik Barth (1969) orientant l’étude du côté des frontières ethniques et de l’activité constante requise par leur maintien alors que changent la forme et le contenu des groupes porteurs, renvoient à la priorité de l’opération de dichotomisation sur la stabilité des contenus différenciateurs. Pour utiliser une image simple illustrant la dynamique et la fluidité des rapports sociaux dans le temps, on peut dire : « Je change, Tu changes, Nous échangeons, mais Je ne suis toujours pas Toi et Tu n’es toujours pas Moi ! » Il ne faut surtout pas essentialiser les contenus de ces représentations qui abritent la conscience ethnique. Non seulement ils ne sont pas stables dans le temps ni rigoureusement identiques chez les individus, mais le processus de transformation est permanent et ses événements les plus actifs se produisent sur la zone frontière des contacts avec l’Autre. Celle-ci agit comme une sorte de membrane filtrante traversée dans les deux sens. Pour identifier cette fluidité identitaire, nous employons le concept de recomposition identitaire que nous aborderons ultérieurement.

    À partir du concept de conscience ethnique, il est en effet nécessaire de monter à un autre niveau de généralité pour situer cet ensemble identitaire mettant en valeur les traits culturels parmi d’autres ensembles pouvant être constitués par d’autres critères identitaires. Dans la réalité des interactions sociales, en effet, il faut toujours parler d’identités plurielles qui se chevauchent ou interagissent entre elles selon les contextes variables qui expliquent la « saillance¹⁵ » ou la mise en valeur particulière de l’une ou d’un sous-ensemble d’entre elles, dont, par exemple dans notre étude, le sous-ensemble de la « conscience ethnique » et plus spécifiquement encore le référent religieux au cœur de celle-ci.

    3.2. PLURALITÉ DES IDENTITÉS

    Pour des raisons qui tiennent autant à la clarté conceptuelle, aux choix particuliers de notre programme de recherche qu’à l’état de l’opinion sur la scène politique, il ne faut pas enfermer le domaine de la conscience ethnique dans le jardin particulier de la diversité culturelle et encore moins dans celui de la diversité religieuse, même si celle-ci, en pratique, détermine le champ spécifique de nos enquêtes. Le travail de constitution des identités qui habitent la scène des échanges sociaux et offrent des recours à la quête des individus opère à partir d’un très vaste assortiment de ce que l’on peut appeler des critères identitaires aménagés au sein des représentations sociales communes à un milieu et à une époque donnés. Dans un article synthèse qui démontre le fonctionnement constant et simultané de plusieurs marqueurs identitaires qui ont des rapports d’intersection ou de superposition, et affirme la nécessité de traiter ensemble ces différentes « identités » (raccourci discutable de l’expression « marqueur identitaire »), Rummens (2004, p. 5-9) énumère les divers enracinements possibles de ces marqueurs : réalité biologique (âge, sexe), statut social (génération, classe, ethnicité¹⁶), rôle normatif (genre, occupation), pratiques de la vie quotidienne (culture, langue) et appartenances idéologiques (religion, philosophie politique).

    Il n’y a pas lieu de discuter ici de la valeur des regroupements de critères identitaires utilisés par l’auteure. L’important tient dans la reconnaissance de la pluralité et de la simultanéité incontournables des critères qui sont disponibles pour les individus et les groupes aux fins de la production de la différence sociale. Dans notre étude, par exemple, nous observons la présence généralement simultanée d’au moins sept critères identitaires qui se recoupent d’ailleurs au sein d’un autre critère social qui est celui du statut de minorité. Il s’agit de : 1) l’appartenance linguistique d’origine qui n’est généralement ni l’anglais ni le français ; 2) l’appartenance sexuelle puisque nous examinons spécifiquement la question des femmes ; 3) l’appartenance à un groupe d’âge puisque nous étudions le cas spécifique des adolescents ; 4) l’appartenance raciale puisque les personnes et les groupes étudiés sont marqués par des stéréotypes raciaux de type non blanc (Arabes, Africains, Orientaux, Latinos) ; 5) l’ethnicité puisqu’à l’intérieur d’une même appartenance religieuse se distinguent des appartenances ethniques nettement différentes ; 6) l’appartenance autochtone puisque nous étudions des populations marquées par leur arrivée récente et leur statut d’immigrant qui laissent des traces sociales sur plusieurs générations ; et finalement 7) l’appartenance religieuse qui constitue le foyer même de la recherche.

    Il faut répéter ici qu’il ne s’agit là que de quelques-unes des catégories sociales disponibles pour le processus de discrimination par lequel les individus et les groupes négocient leurs rapports avec les autres dans l’ensemble social. La conscience identitaire, c’est-à-dire la représentation de soi mise en jeu par les individus et les groupes, est toujours complexe, fluide dans le temps et profilée stratégiquement dans le face-à-face contextuel. Ajoutons ici une dernière caractéristique pertinente : parce que les traits identitaires des personnes et des groupes que nous voulons mieux connaître recouvrent presque tous un statut social commun de minoritaires, ces personnes peuvent être également dites « à risques sociaux multiples » (Rummens, 2004, p. 8). On doit donc imaginer l’existence d’un « stress identitaire » spécifique dont il ne faudra pas se surprendre de découvrir les effets.

    3.3. RECOMPOSITION IDENTITAIRE

    Nous avons remarqué jusqu’ici que les contenus particuliers des marqueurs identitaires ne sont pas stables dans le temps à l’échelle des individus comme des groupes. Le rythme des changements, à l’échelle des vies individuelles comme de l’histoire des groupes, varie lui aussi énormément. Nous avons insisté également sur le caractère interactif ou dichotomisant du processus de différenciation permettant aux individus et aux groupes de jouer le jeu des places dans l’ensemble social. Il faut rendre compte conceptuellement du caractère universel de ces interactions qui affectent la conscience identitaire des groupes immigrants comme des groupes qui composent la société d’accueil et qui sont affectés également dans leur représentation d’eux-mêmes par la présence des minorités immigrantes. Le concept de recomposition identitaire donne à penser l’extension quasi illimitée aujourd’hui de la sphère des interactions qui affectent l’élaboration des représentations de soi à toutes les échelles. Bien sûr, aucune entreprise savante ne peut analyser concrètement un réseau d’une telle étendue. Mais chaque observation particulière doit tenir compte de l’horizon global sur le fond duquel s’active désormais la recomposition identitaire particulière découpée par son objet d’étude.

    Commençons par poser le cadre local du processus de recomposition identitaire avant d’examiner son intégration dans le cadre global de la mondialisation qui nous oblige à y inscrire des processus que l’on aurait tort de confiner à l’intérieur des frontières régionales ou nationales.

    L’espace québécois de la recomposition identitaire en cours met en rapport un ensemble de groupes immigrants dont l’arrivée remonte aux dernières décennies du XXe siècle, avec ce que l’on appelle la société d’accueil qui regroupe elle-même des sous-ensembles ayant développé dans le temps, à des degrés variables, une conscience ethnique d’eux-mêmes marquant ainsi leurs différences et leurs rapports mutuels. Ce rapport entre des minorités immigrantes et la société d’accueil fonctionne évidemment dans les deux directions et pourrait être observé soit dans sa globalité, soit en isolant les interrelations spécifiques à différents sous-groupes, par exemple entre les hindous d’origine tamoule et les anglo-protestants ou les Maghrébins arabo-musulmans et la majorité d’ascendance canadienne-française catholique. Il n’est pas nécessaire à cette étape de clarification conceptuelle initiale de développer ce degré ultime de finesse analytique dont il faudra éventuellement tenir compte toutefois.

    Nous tenons pour acquis que les groupes qui constituent la société d’accueil ont développé un degré d’intégration substantiel qui s’objective dans un très grand nombre d’habitus communs de tous types. Ceux-ci vont des pratiques politiques, juridiques, économiques et culturelles aux nuances plus fines des mentalités résultant d’une histoire de métissage et d’occupation commune d’un même espace qui se déploie du quartier d’habitation à la ville, le Québec, le Canada et l’Amérique du Nord. Si l’on voulait représenter ce qui est partagé (figure I.1), il faudrait tracer un grand cercle de la « québécitude commune » sur lequel seraient superposés, en version extrêmement simplifiée, un très grand cercle représentant la majorité d’ascendance canadienne-française de référence catholique¹⁷, un cercle représentant la minorité d’ascendance anglo-protestante¹⁸, distincte du premier par les traits de la langue et de la religion, le groupe anglo-catholique¹⁹ distribuant ses appartenances religieuses et linguistiques avec les deux premiers, mais s’en distinguant par ses ascendances culturelles spécifiques, le groupe juif²⁰ composé d’une majorité ashkénaze plus ancienne et anglicisée et d’une minorité sépharade francophone d’origine marocaine, et du groupe des Premières Nations²¹ habitant le territoire québécois avant tous les groupes précédents.

    En simplifiant les choses et en donnant la priorité aux facteurs religieux et linguistiques qui pèsent lourd dans la construction de la conscience ethnique, c’est ainsi que peuvent être perçus les groupes principaux formant la société d’accueil, du point de vue des minorités immigrantes d’arrivée récente. N’oublions pas de préciser que les éléments qui distinguent spécifiquement les uns des autres les groupes formant la société d’accueil font aussi partie de la « québécitude civique » d’une société culturellement plurielle au sein de laquelle circulent les échanges de tout type à toutes les échelles.

    Du point de vue qui est le nôtre et qui souhaite mettre en relief la référence religieuse, l’image des minorités immigrantes saisie dans le processus dynamique d’une recomposition identitaire à visée d’insertion sociale peut être décrite de la façon suivante. Pour des raisons qui seront développées plus loin, il nous semble plus juste de parler, à cette échelle, de groupes formant des sous-ensembles rassemblés par référence à une identique tradition religieuse. Ainsi, pour analyser les identités là où elles prennent leur forme concrète la plus forte qui nous permet de parler de communautés réelles, il vaut mieux ne pas parler au singulier de communauté bouddhiste ou de communauté hindoue ou musulmane, etc. Dans la longue durée des traditions se sont instituées des divergences confessionnelles et dans leur diffusion spatiale, d’importantes différences ethniques qui doivent être prises en compte par qui veut analyser précisément la réalité des effets de la référence religieuse dans le jeu des interactions présentes dans le champ des consciences ethniques. C’est ainsi que nous pouvons nous représenter l’univers des minorités immigrantes actuelles du Québec sous la forme de sous-ensembles rassemblés autour d’une même vaste tradition religieuse particularisée chaque fois dans des communautés où peuvent être discernées des variations distinctes de chaque tradition marquée au surplus par des contextes ethniques spécifiques. Les principaux sous-ensembles religieux de l’immigration québécoise récente appartiennent à la tradition islamique (I²²), la tradition bouddhiste (B²³), la tradition hindoue (H²⁴) et la tradition chrétienne (C²⁵). S’y ajoutent évidemment un certain nombre d’autres traditions moins importantes numériquement (A²⁶). Au fur et à mesure que le nouveau contexte de la société d’immigration stimule la création d’une conscience ethnique de soi chez les nouveaux arrivants en quête d’insertion réussie, se développent de nouveaux lieux de regroupement, dont des lieux de culte (Germain et Gagnon, 2003) qui deviennent un foyer important pour l’élaboration d’une image de soi permettant d’utiliser des traits de différenciation au profit de la définition et de la reconnaissance d’une nouvelle place conquise par son groupe au sein des rapports sociaux. Appuyé sur une appartenance communautaire nouvelle à intensité variable selon les individus, un nouveau processus de recomposition de l’identité se met en marche, tourné vers les autres groupes immigrants, certes, mais bien plus encore déterminé par le face-à-face quotidien avec la société d’accueil où le poids régulateur historique de la majorité d’ascendance canadienne-française se fait sentir.

    Mais comme le montrent les travaux récents portant sur l’immigration, l’espace dans lequel le processus de recomposition identitaire se produit aujourd’hui ne peut être limité à l’ancienne polarité entre l’espace national d’origine et celui de la société d’accueil. Les immigrants font l’expérience d’un monde traversé de plusieurs frontières (Anthias, 2009, p. 7). Leur voyage les a souvent mis en contact avec une palette de peuples, de croyances, de pratiques et de participations autour du monde, et les nouveaux moyens de communication rapides et peu coûteux leur permettent de maintenir une interaction ouverte avec ce qui se passe un peu partout. D’où un horizon transnational²⁷ qui constitue pour eux un système de références complémentaires leur permettant une négociation fluide avec la société d’accueil²⁸. Celle-ci participe simultanément au même horizon élargi au sein duquel se pose de multiples manières la question de la transformation du paysage identitaire sous l’influence de la mondialisation économique et culturelle et plus directement celle de la nouvelle immigration provenant de l’extérieur de l’aire historique et culturelle de l’Occident²⁹. Il n’y a qu’à observer la place qu’occupent les modèles d’insertion de la France, du Royaume-Uni et du Canada dans la discussion québécoise portant sur la laïcité ou le multiculturalisme pour découvrir l’importance pour tous du contexte transnational à intégrer dans une analyse pertinente du processus réel en cours. La composition des références multiples varie selon les sociétés, mais tous s’accordent sur le caractère largement inédit et non maîtrisé de ce qui se passe. Partout également la dimension religieuse étonne par sa saillance.

    Après avoir situé la question de la conscience ethnique au sein du processus général de la conscience identitaire, il importe donc d’achever notre parcours conceptuel en abordant le foyer spécifique de nos travaux, soit le domaine de la référence religieuse en tant qu’élément de la conscience ethnique.

    3.4. DÉFINIR LA RELIGION

    Tous les religiologues³⁰ connaissent l’aporie en quelque sorte originaire de notre discipline qui porte sur le problème d’une définition universelle de l’objet religieux. Nos travaux s’y frottent en pratique lorsque nous nous approchons de groupes appartenant à l’aire culturelle associée à l’Inde, par exemple. Dans leurs pratiques quotidiennes, les communautés d’arrivée récente que nous avons choisi d’étudier ne désignent pas comme religieux plusieurs des rites, croyances et normes que les chercheurs occidentaux actuels nomment ainsi. Nos catégories savantes procèdent d’une taxonomie analytique, en effet, et non pas des classifications émanant du groupe culturel particulier observé. Cela n’exclut pas, au contraire, une rétroaction critique provenant de l’observation directe sur le système analytique lui-même toujours en état de remise en question de son universalité. Mais il faut bien commencer quelque part, et c’est pourquoi tout dispositif conceptuel conserve un statut foncièrement heuristique et porte une ombre « néocoloniale ». Voici donc la définition de la religion qui nous semble utile. Nous entendons par religion

    Dans la construction identitaire personnelle comme collective, la dimension religieuse peut jouer le rôle de fondation ultime sur laquelle s’inscrivent les multiples registres symboliques et pratiques qui donnent la capacité de relever les défis de l’existence³¹.

    Cherchant à découvrir la fonction du référent religieux dans le processus de recomposition identitaire en cours dans la société québécoise, nous pouvons nous inspirer des énoncés heuristiques suivants (Rousseau, 2007, p. 73-75) :

    Dans la mesure où l’appartenance religieuse est identifiée comme faisant partie de l’identité d’une personne, elle s’insère dans un espace qui va de l’identité de référence (religion de sa tradition familiale que l’on accepte à titre de marqueur identitaire) à l’identité d’appartenance (religion qui sert à l’individu dans son expérience personnelle du sacré).

    Le changement socioculturel qui fait partie de l’expérience immigrante met toujours en cause l’identité d’origine qui affronte le défi de fournir des réponses adéquates aux demandes du nouvel environnement. La réponse à ce défi va de l’adaptation avec un minimum de changements à la redéfinition presque complète de ses registres symboliques et pratiques. Dans tous les cas, la dimension religieuse est impliquée, mais selon des modalités variées³².

    Dès lors que se forme un groupe d’immigrants qui se reconnaissent par leur partage d’une commune culture d’origine et d’un défi commun d’insertion dans une société d’accueil, commencent à se développer des réponses transformant la culture d’origine en vue de trouver une meilleure capacité de répondre au nouvel environnement physique et humain. Ces cultures d’origine peuvent se caractériser par un certain monolithisme religieux ou par un certain pluralisme considéré comme pouvant faire partie néanmoins d’un modèle identitaire commun.

    Le processus de redéfinition identitaire s’accomplira avec d’autant plus de chances de succès que les personnes pourront disposer d’un appui communautaire fort pour conforter socialement la validité des innovations multiples tentées au rythme de la vie quotidienne. Parmi les foyers de l’expérience vécue de la communauté, l’appartenance active à une communauté de partage d’une même interprétation religieuse du monde fournit une des conditions fortes de réalisation.

    Lorsque la chose s’avère possible, la dimension religieuse de l’identité d’origine peut porter une transformation socioculturelle progressive. Les modèles de ce type peuvent se réaliser sur un continuum qui va de la réaffirmation intégriste maximale de l’identité d’origine n’admettant que des adaptations de surface, à la validation libérale maximale qui admet des adaptations très profondes.

    Mutatis mutandis, ces processus affectent également la société d’accueil et les différents groupes qui la composent dans un environnement local marqué par la montée d’un nouveau type de différence religieuse qui impulse du changement.

    Le travail du religieux à titre de facteur de construction identitaire doit être finalement situé aujourd’hui dans le contexte d’un nouveau régime du croire qui s’impose de plus en plus dans les sociétés occidentales depuis les années 1970. Le processus de croyance est marqué par les trois formes de l’individualisation, de la subjectivation et du relativisme (Hervieu-Léger, 2001) qui imposent un nouveau statut social à la vérité. Les spécialistes des sciences humaines feraient bien de prendre en compte la nouveauté de ce régime de la vérité qui transforme complètement le rapport bien connu aux institutions traditionnelles validant le croire. « Le régime de la vérité qui s’impose aujourd’hui est celui de la vérité personnellement appropriée, qui doit être continuellement reprise et remise en question par l’expérience » (Hervieu-Léger, 2001, p. 88). On devra porter attention à l’impact de ce nouveau type de régulation du croire en Occident sur les nouvelles communautés ethnoconfessionnelles qui s’y aménagent un lieu diasporique. À quel rythme s’introduira l’inversion du lien entre l’individu et la tradition qui fait du cheminement individuel la règle du rapport identitaire avec la tradition dans l’Occident actuel, contrairement au mode de régulation par la tradition qui domine le plus souvent les cultures d’appartenance des groupes d’arrivée récente ? Cette question signale la pertinence d’étudier les enfants et les

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