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Une CHRONIQUE DE LA DEMOCRATIQUE ORDINAIRE: Les comités de citoyens au Québec et en France
Une CHRONIQUE DE LA DEMOCRATIQUE ORDINAIRE: Les comités de citoyens au Québec et en France
Une CHRONIQUE DE LA DEMOCRATIQUE ORDINAIRE: Les comités de citoyens au Québec et en France
Livre électronique412 pages5 heures

Une CHRONIQUE DE LA DEMOCRATIQUE ORDINAIRE: Les comités de citoyens au Québec et en France

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À propos de ce livre électronique

Construite sur une séparation entre la vie publique et la vie privée, la politique moderne a façonné l’espace public comme un lieu de transition entre les deux sphères. À la première, les discussions sur les grands enjeux économiques et sociaux ; à la seconde, les conversations intimes sur les émotions et la quotidienneté. Toutefois, selon certains, le dialogue guidé par l’esprit public se serait désormais évaporé. Dans cette chronique, Caroline Patsias revêt des habits d’ethnologue et explore les questions soulevées au cours de ses enquêtes auprès de groupes de citoyens en France et au Québec. Comment ces derniers, soucieux d’améliorer la vie de leur quartier, se politisent-ils ou, au contraire, évitent-ils le politique ? Comment nouent-ils des relations avec leurs institutions ? Comment parlent-ils politiquement de la vie en commun et où le font-ils ? Pour répondre à ces questions, l’auteure a prêté une oreille attentive tant aux propos tenus en public qu’à ceux tenus en privé de citoyens « ordinaires » et de leurs dirigeants. Elle livre ici le fruit de ses réflexions qui intéresseront tous les gens attachés à comprendre les transformations de la démocratie.
Professeure agrégée au Département de science politique de l’UQAM, Caroline Patsias collabore au Centre interdisciplinaire de recherche en développement international et société, au Centre d’études et de recherches sur le Brésil et au Centre de recherche sur les innovations sociales.
LangueFrançais
Date de sortie1 mars 2016
ISBN9782760635197
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    Aperçu du livre

    Une CHRONIQUE DE LA DEMOCRATIQUE ORDINAIRE - Caroline Patsias

    Introduction

    L’histoire est capricieuse. Dans les années 2000, les comités de citoyens occupaient le devant de la scène. Le 26 mars 2006, une manifestation organisée par le comité de citoyens du Mont-Orford, au Québec, réunissait 3000 personnes protestant contre la décision du gouvernement de privatiser une partie du parc du même nom. Le comité mobilisa la population et gagna sa cause: le projet fut reporté. Toujours en 2006, le gouvernement fut obligé de reculer et d’annuler la construction d’un casino dans le quartier Sud-Ouest de Montréal sous la pression des habitants et des organismes communautaires. Plus récemment encore, en octobre 2007, les citoyens de la ville de Sherbrooke rejetèrent par référendum le nouveau plan d’urbanisme proposé par les édiles. Le Québec ne fait pas ici figure d’exception. En témoignent les mobilisations de citoyens en France contre l’implantation de nouvelles lignes ferroviaires, de centrales nucléaires ou d’aéroports. Ainsi, pour les Cassandre, les démocraties sont devenues ingouvernables; pour les plus optimistes, ces mobilisations sont plutôt le signe d’un élargissement de la démocratie représentative ou d’un réveil des mouvements sociaux (Bacqué et al., 2005). Bien que normatifs – les premiers témoignent d’un vieux soupçon libéral à l’égard des masses et des mobilisations populaires, tandis que les seconds empruntent aux visions participationnistes de la démocratie – ces points de vue révèlent néanmoins les enjeux des mobilisations contemporaines. Quelles transformations de la gouvernance celles-ci dessinent-elles? Par la même occasion, ils signalent l’importance de ces groupes comme acteurs de la société civile. Pour autant, les comités de citoyens ne sont pas encore aujourd’hui un objet de prédilection des politologues, qui préfèrent s’intéresser à de nouvelles instances démocratiques institutionnalisées, comme les conseils de quartier ou les budgets participatifs (par exemple, Abers, 2000; Avritzer, 2002; Baiocchi, 2003; Fung et Wright, 2003). S’il y a là, assurément, une évolution des pratiques de la démocratie, les analyses auraient tort de négliger d’autres formes de participation plus anciennes tels les comités de citoyens, et ce pour trois raisons.

    Novelty only emerges with difficulty. Ce constat «sur les difficultés de l'innovation», dressé par Kuhn (1970), m’a incitée à me pencher sur des comités de quartier français et des groupes de citoyens québécois qui soulignent combien les transformations de la démocratie locale peuvent s’appuyer sur des organisations ancrées de longue date dans leur territoire, lesquelles favorisent un élargissement par le bas de la sphère publique. En s’inscrivant dans un temps long du politique, ces organisations révèlent également combien les transformations contemporaines doivent à une histoire. Les mobilisations de comités de citoyens sont loin d’être nouvelles. À Québec, ces groupes ont participé aux luttes urbaines des années 1970 en s’opposant à l’embourgeoisement des quartiers populaires, qui avait chassé les populations laborieuses (Bernier, 1978; Hulbert, 1994). À Marseille, des comités sont répertoriés dès les années 1920, bien qu’il faille attendre l’autre après-guerre et l’action du maire de l’époque, Gaston Defferre, pour voir leurs pratiques se généraliser à l’échelle de la ville1. Par leur dimension historique, de tels objets permettent de poser avec plus d’acuité la question de l’originalité des phénomènes actuels.

    Par ailleurs, les comités témoignent d’un rapport spécifique au politique. Ni institutions ni partis politiques (ils ne visent pas la conquête du pouvoir), ils ne sont pas non plus des groupes de militants. De même, ils ne peuvent être assimilés à des groupes d’intérêts (ils ne défendent pas un intérêt, mais des intérêts variables selon les citoyens). Réunissant des habitants qui désirent s’impliquer dans la sphère publique, les comités sont potentiellement le lieu de rencontre de tous les acteurs locaux, citoyens, élus, fonctionnaires. Les gens s’y retrouvent pour parler de leurs préoccupations quotidiennes, mais à travers celles-ci se dessinent des projets plus vastes. Les comités souhaitent influencer les politiques publiques et interviennent par leurs actions dans la vie politique locale. Ainsi articulent-ils deux dimensions, une amélioration de la vie quotidienne des habitants et l’exercice de la citoyenneté, lesquelles soulignent l’ambiguïté de ces groupes oscillant entre civique et politique. Parce que situés au confluent du privé et du public, de tels groupes peuvent mieux que d’autres montrer la façon dont s’effectuent les formulations du politique. Ce que les acteurs considèrent comme politique (en dehors des institutions et du système politique en tant que tel) ne va pas de soi, mais relève de processus de politisation auxquels les comités participent. En éclairant «les coulisses du politique» (Goffman, 1973a et b), ces derniers autorisent donc une meilleure appréhension des transitions entre sphère privée et sphère publique.

    Enfin, s’intéresser aux comités permet d’abandonner la compréhension conventionnelle de la participation citoyenne qui, d’une part, privilégie la dimension individuelle de la participation et, d’autre part, oblitère les liens entre les formes directes et représentatives de la démocratie (Lavalle et al., 2005). La conception individualiste de la représentation, largement héritée d’une vision substantielle de l’intérêt général et de la consécration du vote comme geste ultime de la démocratie, n’est pas étrangère à la méfiance dont sont l’objet les groupes. C’est que ces derniers constituent une menace «pour la parole vraie» dont le simple citoyen demeurerait le seul détenteur (Bherer, 2006). Là où le premier, paré de toutes les vertus, est censé s’impliquer dans l’espace public par amour du bien commun, les seconds ne défendraient que des intérêts particuliers. Mais par quel miracle l’habitant égoïste des organisations de quartier devient-il un individu-citoyen éclairé? Comment le résident rivé à ses intérêts personnels parvient-il à s’en extraire pour devenir, par la magie du vote, un citoyen dédié à l’intérêt général? Comment des individus sont-ils transformés (pervertis, selon certains) par le groupe? La vision conventionnelle de la participation citoyenne, incapable de penser les articulations entre privé et public, demeure muette sur ces questions. Cette stigmatisation des groupes a aussi des racines empiriques, notamment dans les dénonciations du clientélisme et de la cooptation. La volonté d’une meilleure gouvernance a conduit les organisations internationales comme les institutions à écarter les groupes qui apparaissaient entretenir des relations avec le pouvoir au profit d’ONG dites indépendantes ou de nouvelles instances qui réuniraient les citoyens hors de toute affiliation organisationnelle. Des études récentes tendent cependant à souligner que des liens privilégiés avec le pouvoir peuvent dans certains cas augmenter, plutôt que réduire, la redistribution des ressources. En outre, conceptuellement, cette approche dominante au sein des études sur le développement ne fournit qu’un piètre guide à la compréhension de la société civile et de la participation (Lavalle et al., 2005).

    La vision, largement normative, d’une société civile constituant une sphère d’action indépendante du politique et obéissant à sa logique propre, échoue à concevoir les passerelles entre la société civile et la société politique. Surtout, elle s’avère incapable de penser la façon dont les dynamiques entre une société civile et les autorités politiques vont influencer les modalités de la participation (Houtzager, 2003). Les institutions participatives sont le fruit de négociations entre l’État et les acteurs sociaux. Et les configurations institutionnelles en place vont favoriser certains acteurs plutôt que d’autres, à savoir les acteurs disposant des ressources les plus pertinentes dans le système. Ces acteurs vont eux-mêmes tout mettre en œuvre pour maintenir un système qui les avantage. Les comités de citoyens sont parmi les associations privilégiées de la société civile locale, ils vont donc agir pour que le système de participation qui leur est propice perdure. Ce constat fragilise l’opposition frontale entre démocratie représentative et démocratie participative. À certains égards, la seconde est bien le résultat de configurations de pouvoir façonnées par les techniques de la première. Si l’on peut discerner dans les mutations contemporaines les formes d’un nouveau governo largo (Bacqué et al., 2005), celui-ci s’accompagne du maintien des pratiques antérieures qui cohabitent avec les nouvelles. Comme le souligne l’enquête, les CIQ (organismes associatifs, donc non institutionnalisés, composés par de simples citoyens) continuent d’œuvrer à la sélection du personnel politique local (représentatif).

    Les frontières mouvantes du politique

    Ces trois raisons de s’intéresser aux comités dessinent en filigrane la ligne directrice de ma réflexion. À travers la place particulière des comités, il s’agit d’explorer davantage les liens entre quotidien, proximité et citoyenneté. La démocratie moderne s’est construite sur des séparations, séparations entre religieux et politique, public et privé, domestique et politique. Le politique est conçu comme se détachant de l’ordinaire et du quotidien, relevant de moments et de lieux particuliers (Favre, 2002). Ainsi, la représentation moderne consacre par une délégation de pouvoir le caractère exclusif du politique. Par la délégation de pouvoir consubstantielle à la démocratie moderne, les citoyens sont présents dans l’édiction du politique, mais cette volonté de rendre présent porte en germe une mise à distance (Manin, 2002 et 1995; Manent, 2001). Non seulement les citoyens ne sont pas physiquement présents, mais les élus disposent d’une certaine liberté par rapport aux opinions de leurs commettants; leur mandat n’est pas impératif. Les élus transmettent, mais aussi transforment les voix des citoyens. De même, la conceptualisation de la citoyenneté moderne nie les appartenances locales et associatives, l’individu-citoyen est dépeint comme sans appartenance, sans caractéristiques propres, comme flottant au-dessus d’une réalité quotidienne (Conover et al., 2002).

    Or, ces séparations, jamais totalement hermétiques, sont l’objet de tensions. Sitôt la séparation déclarée, les élus n’ont de cesse de réaffirmer leur proximité et leur identité envers les commettants. Il faut être proche, mais proche comment? Par l’identité, mais quelle identité? Celle qui renvoie au partage d’un même territoire, d’une même histoire, des mêmes conditions sociales, des mêmes valeurs? Sitôt le caractère abstrait de la citoyenneté déclaré, ne s’agit-il pas de rappeler aux citoyens leur appartenance à une collectivité, un passé et un quotidien? Le proche est une notion subjective, et cette subjectivité est à la fois individuelle et collective (Lefebvre, 2002). Les travaux de Nina Eliasoph (2010) ont à cet égard été précurseurs, en soulignant combien le proche engage à la fois un contexte, une culture politique collective et une politisation individuelle. Les catégories du proche déterminent ce qui ressort du public et du privé et qui n’est pas définitivement fixé; la proximité politique fait écho à la séparation entre domestique et politique. Les proches désignent nos intimes; la notion est symptomatique d’une forme d’attachement, ou à tout le moins d’un intérêt ou d’une sympathie. Et c’est là que se joue toute la portée heuristique du terme. La proximité est gage de «concernement» (Schemeil, 1994), d’intérêt ou encore d’implication, voire les trois à la fois. Nous nous sentons proches d’un problème lorsque nous nous en soucions, et cette préoccupation peut susciter l’engagement et la politisation dudit problème. Le proche ouvre donc l’analyse aux processus de politisation: comment un enjeu devient-il politique?

    Se référer à la notion de proche ne conduit pas à nier toute spécificité au politique; le risque serait alors la dissolution de l’objet lui-même (Marie et al., 2002). Cependant, il ne me semble pas incompatible d’y reconnaître une dimension spécifique du politique et même, à l’instar de Favre (2002: 300), que «l’extraordinaire est premier dans ce qui est la mesure de l’activité politique concevable» tout en soutenant que le registre de l’ordinaire peut influencer l’appréhension du politique. Certes, l’activité politique peut relever de moments particuliers et s’exercer dans des lieux précis, mais les schèmes avec lesquels les acteurs vont dans ces situations particulières exprimer une vision et une action politique peuvent être forgés dans des activités courantes et reliés à diverses expériences à la frontière du privé et du public.

    La politisation met en jeu des représentations sociales, des connaissances et des systèmes d’interprétation de la réalité. Ces représentations sociales sont pour partie le fait de socialisations antérieures des acteurs, lesquelles ne relèvent pas exclusivement du politique. Elles résultent à la fois d’une appartenance sociale et des interactions auxquelles prennent part les acteurs, y compris lors d’activités courantes (Lacroix, 1985). Les schèmes de déchiffrement du monde s’élaborent au cours d’expériences successives mettant en jeu l’ensemble des sphères de la vie d’un individu et imprègnent aussi les attitudes et les comportements des acteurs dans des situations relatives à l’avenir de la cité et du collectif. Les raisonnements des acteurs à propos du politique peuvent donc se nourrir de certaines des perceptions formées au cours de la vie civile. Les travaux de Pizzorno (1991) ont bien souligné que dans certains moments particulièrement intenses de la vie politique, les acteurs sociaux peuvent appuyer leurs décisions sur des sentiments de solidarité, de loyauté et sur des affiliations sociales, en partie issus de la sphère civile. Ils attirent l’attention sur la dimension symbolique du politique. Les conceptions du politique des acteurs n’échappent pas à leurs conceptions plus générales du bien et du mal; elles peuvent aussi être imprégnées des mêmes idées préconçues. La connaissance et la construction du politique sont façonnées dans des univers sociaux, par des interactions et des dispositifs physiques symboliquement signifiants qui ne sont pas déconnectés des autres milieux de vie des acteurs. Ces aspects reconnus, rien n’empêche d’insister, par exemple, sur la dimension extraordinaire du vote qui marque une rupture dans la vie quotidienne et l’entrée dans le monde politique (Favre, 2002).

    Une telle perspective permet d’examiner les passages du privé au public et la façon dont les acteurs forment leur appréhension du politique. Il s’agit de s’interroger sur le basculement du privé au public, du routinier à l’exceptionnel. Dans cette perspective, la recherche rejette l’hypothèse d’une discontinuité entre ordinaire et extraordinaire, à savoir que le premier existerait par nature et qu’il serait différent du second. La définition de l’ordinaire n’est pas ontologique mais contingente: elle repose sur un contexte historique et les perceptions des acteurs. L’exceptionnalité sociale n’est pas toujours là où on le croit et comporte en tout cas une double dimension: objective (à savoir par rapport à la majorité des pratiques et des valeurs) et subjective (à savoir par rapport aux perceptions des acteurs). Cette double dimension rend nécessaire d’étudier un thème en référence à l’autre (Favre, 2002: 281-285). Mon étude sur les comités de citoyens tente ainsi de montrer que dans l’engagement et la participation à la vie de la cité, il y a de l’ordinaire dans l’extraordinaire et inversement.

    Ce point de vue aurait sans doute évité bien des surprises à certains commentateurs ou théoriciens de la vie publique. Les mobilisations contemporaines, précédemment évoquées, témoignent qu’aujourd’hui le privé est admis comme pouvant avoir une signification plus large, d’emblée politique – la montée du discours «des verts» est ici révélatrice. Les termes sont d’ailleurs à prendre littéralement. Par exemple, dans le cas des manifestations du Mont-Orford2, la protection de notre environnement désignait «celui qui nous appartient» et «celui qui nous est proche et nous entoure». La sphère privée est de moins en moins conçue comme extérieure au politique. La nature, le style de vie ont infiltré le discours et les politiques et en viennent à avoir une signification plus large (Patsias et Patsias, 2006). Ce n’est plus aux citoyens de se rapprocher du politique, mais au politique de se rapprocher des citoyens. La proximité concurrence le général dans la légitimation du politique. Certains rappellent à l’envi la dépolitisation des citoyens qu’attesteraient un faible taux de participation et la disparition des liens et des organisations civiques. Plutôt que d’une implication politique en recul, ces constats peuvent témoigner d’une restructuration du politique. En d’autres termes, pour évaluer la participation et l’implication politique, encore faut-il chercher le politique là où il s’exprime, et ce n’est plus toujours dans des formes conventionnelles d’engagement et de mobilisation. Le prétendu immobilisme des citoyens peut faire l’objet d’une même lecture. Loin de renvoyer à une société bloquée, celui-ci rappelle les mouvements du rapport au politique des citoyens, lesquels auraient changé plus vite que leurs contempteurs, encore figés dans des matrices analytiques inspirées des années 1960. Les manifestations contemporaines soulignent ainsi, selon moi, le caractère mouvant des frontières du politique et de la gouvernance.

    Pareille perspective qui souhaite analyser la construction du rapport au politique des citoyens et les processus de politisation à l’œuvre qui conduisent (ou non) du privé au public implique de mettre l’accent sur les interactions sociales et de s’écarter ainsi des études statistiques sur l’opinion publique. Il ne s’agit pas de remettre en cause la pertinence de telles études, mais celles-ci s’avèrent impuissantes à prendre en compte le processus de politisation lui-même. Les opinions recueillies dans la solitude de l’interaction avec l’interviewé, en dehors de toute relation sociale3, ne témoignent pas de la construction et de la formulation des opinions de celui-ci. En outre, et comme le souligne Eliasoph (1990, 2003, 2010) à la suite d’autres (par exemple Reinharz aux États-Unis [1983] ou encore Bourdieu en France [1979]), de telles études révèlent davantage les opinions privées des interviewés que l’opinion publique «puisqu’elles s’efforcent de ne pas prendre en compte la nature sociale des opinions et [qu’]elles s’emploient à les dissocier de leur expression incarnée et produite socialement» (Eliasoph, 2010: 30). En d’autres termes, la démocratie reposerait sur des valeurs et sur des croyances individuelles qu’il suffirait d’additionner pour obtenir une opinion publique4. Pareille conception oblitère le fait que la vie publique se produit entre des individus lors d’interactions sociales concrètes. Ces interactions ont lieu au sein d’institutions, lesquelles ne sont pas sans influence sur ces interactions, et réciproquement. Cette conception est cruciale pour ma recherche, car elle permet de soutenir le présupposé au fondement de celle-ci, selon lequel il existe un lien entre les interactions entre les membres, les normes langagières utilisées, la définition des frontières du groupe et le rapport que le groupe entretient avec les institutions. La notion de style de groupe que j’utilise pour décrire les deux comités de citoyens étudiés rend compte de ces trois dimensions (Eliasoph et Lichterman, 2003).

    Cette perspective invite également à se distancer des travaux de Putnam et de la notion de capital social. En effet, chez l’auteur américain, la notion qui renvoie aux «relations entre les individus: les réseaux sociaux et les normes de réciprocité et de confiance qui en émanent» (2000, 19) est conçue comme une réalité macrosociologique, sociale ou culturelle (Hamidi, 2003). Conséquemment, elle n’insiste que peu sur les interactions à l’origine des relations nouées; elle ne met pas l’accent sur les significations que les acteurs accolent à ces interactions.

    Les comités de citoyens offrent un point de vue privilégié pour développer une telle perspective et éclairer ainsi les mutations contemporaines du privé et du public. Leurs membres appréhendaient leur implication comme relevant de leurs activités civiles courantes. Ils ne définissaient pas leur engagement comme ressortissant en premier lieu au politique et au militantisme. Ils vivaient d’abord les rencontres hebdomadaires comme une activité sociale avec des voisins, sinon des amis. Cependant, au cours de ces rencontres, les acteurs exprimaient une vision du monde, opéraient des jugements, se confortaient sur certains schèmes du bien et du mal, du juste et de l’injuste. Ces schèmes interviennent dans l’élaboration des visions politiques et aident à justifier les positions choisies et les actions menées. Les comités peuvent donc, plus que d’autres groupes, autoriser une interrogation sur la façon dont les habitants sont aussi des citoyens.

    À cette fin, trois aspects des comités choisis ont été mis en évidence: 1) les comités comme lieu de définition et de défense d’un ordre social; 2) les comités comme prémisse à l’engagement; et enfin 3) les comités et la politique. Ces trois aspects tentent de remonter des relations nouées entre les membres des comités jusqu’aux actions de ces derniers sur la scène locale, éclairant ainsi toutes les facettes du politique qu’illustrent ces groupes. Le plan de l’ouvrage reflète cette stratégie, exposant d’abord les relations internes entre les membres, leur exigence de régulations sociales puis l’ouverture au politique et le rapport avec les institutions.

    La promotion d’un ordre social

    L’ensemble des études sur les mouvements associatifs et le militantisme ont insisté sur les «solidarity incentives» (Tremblay, 1987: 42) à l’œuvre dans ce type d’organisation (Barthélemy, 2000; Fortin, 1993; Maheu, 1991). Les comités vérifient très largement cette affirmation. Ils étaient avant tout pour les membres des lieux de rencontre et de parole. Ces groupes offraient la possibilité aux habitants de la communauté de quartier de s’exprimer et de nouer des liens plus personnels. Pour les adhérents, ils permettaient souvent l’actualisation à peu de frais de relations déjà existantes (familiales, de voisinage ou d’amitié) ou la rencontre de nouveaux amis. Les comités de quartier pouvaient rompre la solitude en insérant une personne isolée dans un réseau de connaissances, ainsi compensaient-ils l’absence de famille ou de tout autre réseau personnel de sociabilité (Corin, 1984). Ils constituaient aussi des occasions d’apprentissage et un espace d’entraide face aux difficultés de la vie quotidienne (Brault et Saint-Jean, 1990). Les comités étaient donc des lieux de sociabilité (Simmel, 1981). Par cette sociabilité, les membres des groupes partageaient des valeurs. Ils contribuaient par des pratiques routinisées et leurs interactions avec d’autres à élaborer des normes implicites et explicites de comportements, ainsi que des outils de compréhension du monde. L’étude souligne qu’à travers les discussions sur leur vie quotidienne, les membres esquissent une vision de leur cité et des rapports sociaux. De ce point de vue, les comités étaient porteurs d’un ordre social. La sociabilité au sein des comités ouvrait à un idéal de socialité. La notion de civilité s’avère indispensable pour saisir ce dernier.

    Toute vie en communauté repose sur un certain nombre de règles permettant la cohabitation entre des individus différents. La vie en société est impossible sans elles, qui sont des repères pour tous. Un accord commun sur les règles minimales à respecter pour tous s’impose donc à toute vie sociale et communauté humaine; ces règles ouvrent à la possibilité d’un monde commun, fondement de la vie collective. En garantissant l’échange entre les personnes et la possibilité de la vie en société, de telles règles établissent un lien social entre des individus partageant un même territoire. Reconnaître ces règles est montrer son acceptation de la vie en commun au sein d’un ensemble social et témoigner de son appartenance à cet ensemble. Le respect de ces règles présidant les relations sociales s’appelle la civilité. On peut la définir plus succinctement comme l’ensemble des bonnes manières dans les différentes activités de la vie sociale.

    La civilité est en deçà et au-delà du droit légal. Elle relève du tolérable au quotidien. À ce titre, elle est négociée au cours des relations de la vie courante et peut varier selon les contextes et les cultures. Elle détermine pour chacun d’entre eux la bonne distance sociale. Une vision libérale de la civilité et de l’ordre social limite ces derniers à la sécurité et à la paix sociale. Une vision communautarienne est plus prescriptive et contraignante en y ajoutant d’autres valeurs (MacIntyre, 1997). Dans un cas comme dans l’autre, le non-respect de la civilité (les incivilités) coule de l’incertitude au cœur de la vie sociale. Et cette incertitude est à la fois symbolique et réelle, car la distance sociale entre les citoyens est aussi bien l’une que l’autre. Les règles ont pour but de se substituer à la violence physique, laquelle rompt à la fois symboliquement et physiquement la distance instaurée dans les rapports sociaux par la civilité. Lorsque les régulations sociales informelles, la sociabilité et le voisinage solidaire font défaut, les comportements civils se libèrent, et la cohabitation entre les acteurs sociaux devient problématique.

    Les règles de civilité permettent de s’assurer de l’innocuité du rapport à autrui. Leur absence incarne l’inconnu et la perte des repères collectifs; les intentions d’autrui deviennent alors imprévisibles et potentiellement menaçantes. Parce qu’elles touchent les marqueurs sociaux à l’aide desquels est évaluée la vie sociale (et qui rendent compréhensibles les comportements sociaux), les incivilités suscitent une méfiance entre les citoyens. Or, un tout social ne peut préserver sa cohérence sans une confiance minimale dans les autres. Celle-ci est évaluée à l’aide du fonds culturel que constitue la mise en pratique quotidienne des rituels civils. De tels rituels servent à se rassurer sur l’ordre en public, voire sur ce qu’il en est de la civilisation commune (Roché, 1996). Ces remarques sont loin d’être uniquement théoriques, comme le soulignent les débats autour de la commission Taylor-Bouchard5 et plus récemment de la Charte des valeurs au Québec. L’étranger est, au premier sens du terme, celui dont le comportement, différent du nôtre, nous semble étrange et donc quelque peu inquiétant. La présence de nombreux groupes sociaux lors de cette commission témoignait de la volonté de ces derniers de se prononcer sur un ordre social (à savoir la façon dont ils conçoivent les modalités de la vie en commun) et sur les limites du tolérable au quotidien. Elle révélait également combien la définition de ces limites est l’objet de concurrence et de négociation entre les groupes. L’activité des comités de citoyens est un exemple à cet égard.

    Roché (1996) souligne que les incivilités poussent à des adaptations comportementales. D’une part, des réactions de défection qui regroupent la fuite et la rétraction (repli sur soi et sur le domicile), d’autre part, des tentatives de lutte collective ou individuelle (de la simple prise de parole jusqu’au comportement de contre-agression). Un tel cadre d’analyse s’avère pertinent pour l’étude des groupes de quartiers, ces derniers représentant un exemple de réactions face aux incivilités et au délitement du lien social. Les membres tentaient de se dresser contre les incivilités, ils luttaient pour la défense de leur qualité de vie. Ils faisaient preuve, selon les termes de Pharo (1985), d’un «civisme ordinaire» qui suppose une intervention directe face aux actes d’incivilité. Outre les actions collectives, ces groupes étaient aussi un lieu de réception des doléances individuelles ou des plaintes. L’action collective est exigeante. Elle demande des ressources économiques, sociales et politiques (voir, par exemple, Gaudet et Turcotte, 2013). Il faut certes de la motivation, mais encore du temps, des compétences individuelles, savoir comment s’exprimer en public ou s’adresser efficacement aux élus ou aux organismes d’habitation à loyer modéré (HLM). Un tel aspect est d’autant plus important que les citoyens des comités étudiés étaient souvent isolés et dénués de ressources. Les gens qui restent dans les quartiers difficiles ou en voie de paupérisation sont souvent ceux qui ne peuvent, faute de moyens, pratiquer la défection (déménagement, changement de lieu de résidence). Les comités leur donnaient donc la possibilité de lutter pour améliorer leur vie quotidienne.

    Par leur intermédiaire, le citoyen a une place dans la maîtrise des désordres urbains et donc dans le maintien du lien civil. Le terme anglophone de social control (lien social ou pression sociale6) souligne que le lien social dépend directement de la maîtrise qu’ont les habitants et les citoyens sur un espace. En luttant au jour le jour contre les signes d’abandon et de désordre, les comités leur permettaient de reprendre possession du quartier et d’affirmer leur identité (Roché, 1996). En maîtrisant leur espace quotidien, les individus ont l’impression d’être intégrés à un lieu, de pouvoir s’y attacher. La possibilité d’agir rend possible l’identification à la communauté. Ainsi, de tels groupes encourageaient-ils le civisme et participaient-ils de la citoyenneté. Comme le soulignait Marshall, «la citoyenneté implique un sens de la communauté; […] le sentiment d’appartenir directement à une communauté fondée sur la loyauté vis-à-vis d’une civilisation qui est le bien commun de tous» (cité par Leca, 1985: 171). Les comités permettent de faire l’expérience du sentiment d’appartenance en stimulant l’investissement personnel au sein du quartier et en faisant respecter les codes de civilité, montrant ainsi qu’il existe une loi commune. Ils rappellent par conséquent que le sentiment d’appartenance ne se résume pas au partage d’un territoire, mais engage un ensemble de valeurs même minimales.

    De tels groupes étaient donc révélateurs de la façon dont des acteurs partageant un idéal de sociabilité arrivent à surmonter les contradictions et les conflits inhérents à tout ensemble humain pour revendiquer leurs droits et mettre en œuvre un projet commun. Ils montraient comment peuvent s’élaborer les compromis sociaux garants de la persistance du lien civil. Ils soulignaient que le fondement de la société n’est pas toujours l’âpre lutte pour le gain et le pouvoir (qui aurait plutôt tendance à défaire le corps social, mais un idéal de savoir-vivre qui prescrit à chacun de se conformer à une norme de vérité et de justice chaque fois qu’il veut se faire comprendre et être compris de ses semblables7 (Pharo, 1991: 11).

    Les comités, loin de constituer des objets obsolètes du politique, éclairent certains des défis de la citoyenneté et du vivere civile au sein des démocraties modernes moins homogènes que par le passé. L’étude des comités éclaire l’adhésion ordinaire à l’ordre social et l’attachement des citoyens à leur cité. L’attachement à la cité n’est pas uniquement le consentement à un ordre politique conçu comme un tout, mais l’adhésion à des rapports de vie courante avec des personnes dont les activités déterminent à la fois les attentes vis-à-vis de la cité et leurs limites. Cette recherche insiste sur la dimension quotidienne de la citoyenneté souvent qualifiée de médiocre par les théoriciens et les philosophes de la question. Or,

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