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La sociologie du nationalisme: Relations, cognition, comparaisons et processus
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La sociologie du nationalisme: Relations, cognition, comparaisons et processus
Livre électronique781 pages9 heures

La sociologie du nationalisme: Relations, cognition, comparaisons et processus

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À propos de ce livre électronique

Le présent ouvrage propose une introduction au champ d’étude de la sociologie du nationalisme. Il s’adresse aux étudiants en sciences sociales, ainsi qu’aux citoyens qui cherchent à expliquer et à comprendre les phénomènes nationalistes dans le monde contemporain. L’auteur analyse l’évolution de la recherche en la situant, d’une part, dans sa conjoncture historique et, d’autre part, dans le mouvement des transformations qu’a connu cette discipline depuis la fin de la Guerre froide. Puisant ses inspirations théoriques dans la tradition wébérienne, dans la sociologie historique et dans l’analyse politique contextualisée, ce livre illustre et met en relief les relations sociales, les modes de cognition, les stratégies comparatives et les processus sociaux qui sont étroitement liés à l’analyse du nationalisme. Une de ses caractéristiques est de faire voir que, si les approches macrosociologiques ont longtemps dominé la sociologie du nationalisme, il n’est plus possible, dans ce domaine comme dans d’autres branches de la sociologie politique, d’ignorer les mécanismes de niveaux mésosociologiques qui permettent de comprendre les pratiques nationalistes et ethniques dans leur contexte. Frédérick Guillaume Dufour est professeur de sociologie politique à l’Université du Québec à Montréal. Il a publié en 2015 l’ouvrage La sociologie historique. Traditions, trajectoires et débats dans la collection « Politeia » aux Presses de l’Université du Québec. Il détient une formation doctorale et postdoctorale en science politique des universités de York (Toronto), de Californie (Los Angeles) et du Sussex (Brighton). Avec la collaboration de Emanuel Guay et Michel-Philippe Robitaille.

Frédérick Guillaume Dufour est professeur de sociologie politique à l’Université du Québec à Montréal. Il a publié en 2015 l’ouvrage La sociologie historique. Traditions, trajectoires et débats dans la collection « Politeia » aux Presses de l’Université du Québec. Il détient une formation doctorale et postdoctorale en science politique des universités de York (Toronto), de Californie (Los Angeles) et du Sussex (Brighton).
LangueFrançais
Date de sortie25 sept. 2019
ISBN9782760551961
La sociologie du nationalisme: Relations, cognition, comparaisons et processus

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    Aperçu du livre

    La sociologie du nationalisme - Frédérick Guillaume Dufour

    INTRODUCTION

    The vocabulary on this subject is notoriously full of pitfalls.

    E.H. CARR, 1967, P. 1

    Ce concept de communauté « ethnique » qui se volatilise

    lorsque l’on tente de le conceptualiser avec précision

    correspond à cet égard, jusqu’à un certain point, dès

    que nous cherchons à le concevoir sociologiquement,

    à l’un des concepts qui, pour nous, sont les plus chargés

    de sentiments pathétiques : celui de « nation ».

    M. WEBER, 1995B, P. 138

    L’étude du nationalisme n’est pas la chasse gardée d’une discipline en sciences sociales. De nombreuses disciplines, que ce soit l’histoire, la science politique, la sociologie, l’anthropologie sociale, l’étude du droit, la philosophie ou la psychologie sociale y ont contribué sous un angle ou un autre. Si durant le contexte précédant la fin de la Guerre froide il était fréquent que des chercheurs annoncent la fin du nationalisme, l’éclosion des mouvements nationaux-populistes de droite et de gauche, depuis les années 2010, ne laisse aucun doute sur sa résilience dans le monde contemporain et sur l’importance de l’expliquer et de le comprendre à la lumière d’approches théoriques en sciences sociales qui se situent au-delà des modes universitaires et des frontières disciplinaires.

    Les chercheurs qui étudient le nationalisme empruntent aujourd’hui à un grand nombre d’approches et de méthodes : la sociologie historique comparative, l’anthropologie sociale, la politique et l’histoire comparée, l’ethnométhodologie, le travail d’archive, l’histoire orale, l’observation participante, l’analyse sociolinguistique, la reconstitution de biographie collective, l’analyse qualitative et quantitative, etc. Si certaines disciplines ont cherché à expliquer ou à comprendre le nationalisme par des méthodes empiriques, d’autres, principalement la philosophie politique et l’étude du droit constitutionnel, se sont penchées sur un ensemble de questions normatives qui en découlent. Celles-ci vont des modalités du droit à la sécession à la réconciliation des libertés individuelles et des droits collectifs, en passant par la question de la justice épistémique, du devoir de mémoire et des relations entre le nationalisme et d’autres courants politiques : le libéralisme, le marxisme, le républicanisme, le conservatisme, le populisme et le fascisme (Brubaker, 2017 ; De Cleen, 2017 ; De Sernaclens, 2010 ; Kelly, 2015 ; Mosse, 1995 ; Noiriel, 1999, 2006). D’importants débats entourent la manière d’appréhender cet objet dans les disciplines empiriques et en philosophie sociale normative (Santerre, 2017).

    Cet ouvrage porte une attention privilégiée aux travaux théoriques et empiriques des sociologues, des historiens et des politologues qui ont œuvré dans le champ d’études du nationalisme et à certains égards de l’ethnicité. Il s’inscrit dans un sillon de travaux arrimés aux développements de la tradition sociologique en mettant l’accent sur la tradition wébérienne. À la suite de Weber, nous caractérisons le nationalisme comme un phénomène politique dont la définition comporte nécessairement un lien avec l’État, ce qui le distingue d’autres types de relations interethniques. Cette relation avec l’État met notamment en jeu la question de la souveraineté, qui n’est pas nécessairement présente dans d’autres relations intergroupales. Plusieurs théories de l’ethnicité qui ne placent pas l’État au cœur de leurs analyses y sont abordées. Certaines d’entre elles ont fait des contributions analytiques nous permettant d’analyser la dynamique des clôtures sociales en lien avec le nationalisme. Cependant, nous défendons qu’ultimement, si ces études n’ont pas une compréhension sociohistorique du développement de l’État moderne et de l’État colonial, elles ne parviennent pas à constituer une théorie sociale du nationalisme. Elles en analysent des manifestations, mais elles ne recadrent pas le nationalisme au sein d’une théorie sociopolitique. Cet ouvrage s’inscrit également dans la tradition sociohistorique qui cherche d’une part à historiciser les catégories de l’analyse sociale et d'autre part à entretenir un dialogue réflexif avec l’histoire (Dufour, 2015 ; Elias, 1987). Cet ouvrage ne porte pas sur la philosophie sociale ou politique du nationalisme. Il n’aborde pas, par exemple, les débats en philosophie politique sur le multiculturalisme ou l’interculturalisme. Par contre, il aborde de manière sociologique les concepts de « nation », de « culture », de « groupe » et d’« ethnie » qui sont souvent au cœur des débats normatifs en philosophie, mais en les abordant sous l’angle des sciences sociales historiques.

    Plusieurs facteurs ont mené à des nouveaux développements dans l’étude des pratiques nationalistes depuis les années 2000. Certains sont étroitement liés à des tendances générales en sciences sociales, d’autres sont liés au contexte social et mondial de production universitaire depuis la fin de la Guerre froide. Parmi les tendances générales en sciences sociales, on pense à l’invitation de Charles Tilly et d’autres sociologues à désenclaver l’étude d’un ensemble d’objets de la sociologie politique : le nationalisme, les mouvements sociaux, les relations interethniques, les conflits sociaux et les révolutions (McAdam, Tarrow et Tilly, 2001). Cette transformation n’est pas spécifique à l’étude du nationalisme. Une seconde tendance est le rôle de plus en plus important qu’ont joué certains sociologues dans la façon d’aborder le nationalisme et l’étude de l’ethnicité depuis le début des années 2000 (Brubaker, 2004a, 2009 ; Jenkins, 2008a, 2008b ; Juteau, 2015 ; Puri, 2004 ; Yuval-Davis, 2003). Une tendance plus précise est la convergence des études portant sur le nationalisme, l’ethnicité, le racisme et la religion (Brubaker, 2009 ; Gagnon et St-Louis, 2016 ; Labelle, 2011). D’autres facteurs sont liés à l’évolution des objets abordés dans l’étude du nationalisme. Nous sommes passés d’une période où les grandes questions macrosociologiques de l’origine du nationalisme et de la relation qu’elle entretient avec d’autres processus, tels que l’industrialisation, le processus de formation étatique, le développement inégal et les tensions géopolitiques, étaient au cœur du champ à une période où de plus en plus de questions classiques du champ de la macrosociologie sont abordées davantage à partir de théories mésosociologiques (Dufour, 2015) ou microsociologiques (Coleman, 1998).

    S’ajoute à ces premiers facteurs une transformation profonde du contexte géopolitique. Durant la période post-Guerre froide, les conflits intraétatiques fortement structurés par l’activation des marqueurs ethniques ont retenu l’attention davantage que durant la Guerre froide. Ces conflits vont des plus institutionnalisés, dans le cadre des démocraties libérales, aux plus violents, dans les cadres intraétatiques ou régionaux. Ces conflits où les frontières entre civils et militaires, combattants et non-combattants sont souvent poreuses furent meurtriers en Somalie (1991), au Tadjikistan (1992), en Bosnie-Herzégovine (1993-1995), au Rwanda (1994), au Yémen (1994), au Kosovo (1998), en Tchétchénie (1999), au Darfour (2003), au Pakistan (2004), au Soudan du Sud (2013), en Crimée (2015), au Myanmar (2018), et cela sans compter un grand nombre de conflits larvés, du Myanmar au Congo en passant par le Cachemire, le Sri Lanka et le Proche-Orient. Dans certains cas, comme les tensions entre la Chine et Taïwan, c’est un équilibre géopolitique fragile qui dissuade les acteurs de recourir à la force. Dans d’autres, on assiste à d’importantes lignes de fracture le long de sociétés civiles déchirées sur la question de l’autonomie politique des populations autochtones. Enfin, depuis quelques années, plusieurs États de droit que l’on croyait stables sont exposés à des dynamiques de dé-démocratisation sur fond d’une montée des populismes. Dans leur variante nationale-populiste, ces mouvements s’attaquent systématiquement aux institutions et aux contre-pouvoirs de l’État de droit libéral.

    Pour un jeune chercheur dans le champ d’études du nationalisme en 2019, les recoupements entre l’étude sociologique du nationalisme et celle de l’ethnicité semblent aller de soi. Cela n’a pas toujours été le cas. De façon rétrospective, il est frappant de constater à quel point l’étude du nationalisme, des relations interethniques et des mécanismes de racisations ont longtemps évolué en sillon. Le nationalisme et l’ethnicité ont longtemps été des objets distincts. On ne trouve aucune référence aux travaux de W.E.B. Du Bois, Everett Hughes ou Fredrik Barth dans un ouvrage phare des études du nationalisme comme Imagined Communities de Benedict Anderson. C’est avec Nations before Nationalism publié en 1982 que John Armstrong propose une des premières appropriations de la théorie de Barth dans un travail sur le nationalisme. Armstrong mentionne la théorie de Barth pour justifier son approche ethnosymbolique, alors qu’Hobsbawm l’invoque pour se défaire des théories pérennialistes de la nation (Armstrong, 1982 ; Hobsbawm, 1992, p. 121-122). Dans un cas comme dans l’autre, le recours à Barth est un peu rapide au sens où il invoque davantage des conclusions de la théorie de Barth qu’il ne prend en compte les implications théoriques de son travail sur l’ethnicité.

    Dans la collection d’interventions d’Étienne Balibar et Immanuel Wallerstein, publiée sous le titre Race, nation, classe : les identités ambiguës, en 1988, Balibar consacre des passages à la question de l’ethnicité, mais sans se référer aux travaux de chercheurs qui travaillent sur la question, sauf pour une référence portant sur l’ethnicité en Afrique. On voit apparaître des références aux travaux de Barth et Thomas Hylland Eriksen dans l’ouvrage d’introduction à l’étude du nationalisme d’Umut Özkirimli publié en 2000, mais la présentation du champ qui y est effectuée reste structurée autour de la succession des approches primordialistes, modernistes et ethnosymbolistes avant qu’un cocktail de « nouvelles » approches ne soit offert en conclusion. Publiée en 2004, l’introduction à l’étude du nationalisme de la sociologue Jyoti Puri, Encountering Nationalism, sort de la scénarisation du champ en trois temps (primordialiste, moderniste, ethnosymbolique). Elle consacre des chapitres aux questions de la race et du colonialisme, du genre, de la régulation de la sexualité, et de la religion et de l’ethnicité. Depuis les travaux de l’historien George Mosse (1985, 1995) et de l’anthropologue Cynthia Enloe (1990, 1993), les relations entre la guerre, le nationalisme, le racisme, la sexualité et la représentation sociale de la masculinité et de la féminité sont un champ très fréquenté. L’ouvrage Theorizing Nationalism publié en 2004 par Graham Day et Andrew Thompson contient également un chapitre consacré à la relation entre le nationalisme et le racisme, ainsi qu’un autre abordant le nationalisme et le genre. Ces développements ne sont pas particuliers à la sociologie, on les observe également dans l’étude du nationalisme en histoire culturelle (Kramer, 2011).

    Cette transition sur le plan des théories et des objets de la discipline sociologique s’est accompagnée d’importantes adaptations et transformations des outils à partir desquels le nationalisme est étudié, mais aussi d’un élargissement de ses objets d’études. À partir des années 2000, le genre, le racisme ainsi que la mondialisation sont des thèmes qui prennent de plus en plus de place dans l’étude du nationalisme. En revanche, l’étude des relations interethniques n’est mentionnée que dans les dernières pages de l’ouvrage de Paul Lawrence, Nationalism. History and Theory, publié en 2005. En français, l’ouvrage Repenser le nationalisme, sous la direction d’Alain Dieckhoff et Christophe Jaffrelot (2006), présente d’importantes interventions en provenance des champs de la science politique, de la philosophie politique et de la sociologie. La question de la relation entre les théories du nationalisme et de l’ethnicité y est abordée par Jaffrelot, qui revendique une meilleure prise en compte d’une conception non primordialiste de l’ethnicité par les théories du nationalisme. Cet ouvrage collectif rappelle le caractère multidisciplinaire de l’étude du nationalisme qui s’est développée autour d’un objet davantage qu’à partir d’une discipline.

    Symétriquement, à part quelques exceptions (Verdery, 1994), le nationalisme est rarement théorisé systématiquement dans les ouvrages d’introduction à l’étude de l’ethnicité. Quand il n’est pas tenu pour acquis, dans le cadre d’études anhistoriques, il apparaît comme une sous-catégorie ou un produit dérivé des relations interethniques ou des processus de racisation. L’ouvrage de Danielle Juteau, L’ethnicité et ses frontières, d’abord publié en 1999, ne comprend aucune référence aux travaux de Benedict Anderson, Ernest Gellner, Miroslav Hroch, Eric J. Hobsbawm, John Breuilly ou Tom Nairn. Parmi les classiques de l’étude du nationalisme, seul Anthony D. Smith trouve une place dans cet ouvrage. Même dans le cadre de l’important Certificat en immigration et relations interethniques de l’Université du Québec à Montréal, le cours de sociologie Nations et nationalisme a longtemps été hors programme. Ces cas de figure ne sont pas exceptionnels. Ils s’inscrivent dans des cadres d’enseignement plus généraux. Le tableau I.1 des principaux périodiques consacrés à la recherche sur le nationalisme et l’ethnicité illustre schématiquement cette tendance.

    TABLEAU I.1.

    Principaux périodiques consacrés à l’étude du nationalisme

    Ce n’est qu’en 1995 qu’apparaît une revue consacrée à l’étude de l’ethnicité et du nationalisme. Avant cela, les périodiques sur le nationalisme pouvaient publier des articles sur l’ethnicité et vice-versa, mais la cloison entre ces domaines d’études était relativement étanche. Il ne s’agit pas ici de faire un procès à l’étude du nationalisme ou de l’ethnicité de cette période, mais de dégager des tendances générales, et de constater comment se sont transformés ces champs par la suite. Or, l’on constate que même les meilleurs ouvrages de ces deux champs ont évolué en vases clos. Cette trajectoire s’explique en partie par la relation très différente à la discipline historique qu’ont entretenue les chercheurs s’étant intéressés à l’ethnicité et au nationalisme. Prisée par les ethnologues, l’étude de l’ethnicité a souvent été anhistorique, alors que celle du nationalisme a longtemps été la chasse gardée des sciences sociales historiques. La question de la relation sociohistorique entre l’ethnicité et le nationalisme revient constamment par la porte d’en arrière. On constate qu’autant une approche structurale des modes de production qu’une approche culturaliste de l’ethnicité peut avoir pour effet de figer le social hors de l’histoire.

    L’étude en sillon de ces objets a eu des conséquences analytiques. D’abord, elle a longtemps privé l’étude du nationalisme des outils et des méthodes développés par l’étude de l’ethnicité et des relations intergroupales. Puis, elle a oblitéré les relations complexes entre les processus et les dynamiques nationalistes et d’autres types de relations intergroupales. Pour Weber, par exemple, rien n’empêchait qu’un groupe ethnique ne devienne une nation. Les habitants de la Nouvelle-France se sont d’abord considérés « Canadiens » avant de s’autoreprésenter comme « Canadiens français ». En 1896, c’est de l’avenir du peuple canadien-français que se soucie Abraham-Edmond Boisvert, qui écrit sous le nom de plume d’Edmond de Nevers (2006). Sous la plume du chanoine Lionel Groulx, ces Canadiens français constituaient une « race » dont la présence serait de volonté divine (Groulx, 1919, p. 283). Les termes race et nation canadienne-française demeurèrent d’usage courant au moins jusqu’aux années 1960 pour désigner les descendants des Français en Amérique du Nord. En 1963, les commissaires de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme (Commission Laurendeau-Dunton) utilisent encore la notion de « founding races », même s’ils sont de toute évidence embêtés par cette notion à laquelle ils préfèrent l’idée de nation conçue en termes linguistiques et culturels (McRoberts, 2001). La même Commission démontrait également de manière non équivoque l’infériorité socioéconomique des Canadiens français au Québec au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Dans un contexte global marqué par les mouvements de libération nationale, nombreux furent les militants qui ethnicisèrent ou racisèrent alors la situation de classe des Québécois, dont Pierre Vallières (1968) dans son fameux ouvrage Nègres blancs d’Amérique. Dans la même foulée, une partie des Canadiens français établis sur le territoire du Québec en sont venus à s’auto-identifier comme appartenant à la nation québécoise issue de la Révolution tranquille. Cette nation québécoise épouse désormais les contours politiques de la province de Québec munie de puissants instruments étatiques : la Caisse de dépôt et placement du Québec, Hydro-Québec, l’Institut de la statistique du Québec, etc. Le lien symbolique qui les unissait à la nation canadienne-française établie sur les rives du Saint-Laurent, dans le reste du Canada et dans le nord-est des États-Unis, est rompu. À travers ces transformations sociales et culturelles sur la longue durée, les contours de ce qui fut autoreprésenté comme une race, comme une nation-église comprise en termes ethnique et religieux, et ensuite comme une nation comprise en termes ethnopolitiques fluctuèrent lentement, mais sûrement. Or, si les organisations nationalistes en sont venues à se réclamer d’un nationalisme québécois, à consonance civique, les marqueurs de l’ethnicité, eux, ont souvent survécu à cette nouvelle terminologie, alors que la langue et la religion continuent d’être activées comme des marqueurs de l’identité dans certaines conjonctures politiques. C’est en partie pour ces raisons que le sociologue Fernand Dumont se méfiait du concept de « nation québécoise » auquel il préférait résolument celui de « nation française ». Au moment où je terminais la rédaction de cet ouvrage, en mai 2019, mon collègue Louis Balthazar publiait une lettre dans Le Devoir, diagnostiquant avec regret un retour à un nationalisme canadien-français en rupture avec l’idéal de nationalisme civique dont s’étaient inspirés certains nationalistes québécois depuis les années 1960. Balthazar rappelle que le combat mené par Jacques Couture et Gérald Godin pour concilier le nationalisme québécois avec le respect des droits des minorités a séduit pendant un certain temps une partie de l’élite nationaliste. Selon le politologue, ce projet civique porteur du projet de souveraineté de la nation québécoise a commencé à être enterré en 2007, au lendemain de la défaite d’André Boisclair. Depuis, affirme Balthazar (2019), « [n]ous sommes redevenus des Canadiens français. Cela augure très mal évidemment pour un État québécois souverain. Mais tout autant pour le vivre-ensemble québécois dans une fédération canadienne ». Balthazar a probablement raison au sujet de ces développements récents, mais n’oublions pas certains éléments à propos de l’époque de « la nation inclusive » dont il évoque le souvenir. D’abord, même s’il y a indéniablement eu des pluralistes dans le mouvement nationaliste durant la période identifiée par Balthazar, il y a toujours eu des ténors, comme Fernand Dumont, pour refuser l’idée de nation québécoise. Puis, même chez les défenseurs de l’interculturalisme, il y a toujours eu une tension entre la nation québécoise, à laquelle tous et toutes appartiennent en théorie, et la culture de convergence qui est celle du groupe de convergence canadien-français. Dans sa thèse de doctorat, le politologue Jean-Charles St-Louis (2018) montre que bien avant 2007, l’idée que la société québécoise constituait le « chez nous » des Canadiens français était évidente dans plusieurs commissions publiques au Québec. L’interculturalisme a souvent été un paradigme à travers lequel l’immigration ou la diversité devait faire l’objet d’une gestion, en fonction non pas des institutions juridiques encadrant la citoyenneté, mais de la culture majoritaire, constate St-Louis. Autre bémol, ce « retour » du nationalisme canadien-français vers lequel convergent plusieurs caquistes et péquistes se distingue également du nationalisme canadien-français d’antan du fait qu’il conserve le territoire du Québec comme cadre de référence, qu’il ne s’intéresse pas au sort des minorités franco-canadiennes hors Québec et que son nationalisme économique repose sur des institutions publiques modernes comme la Caisse de dépôt et placement du Québec et Hydro-Québec.

    Ce court survol nous rappelle à quel point il est difficile d’analyser les groupes conçus en termes nationaux, ethniques, religieux et raciaux en vase clos. Les mécanismes de catégorisation et d’autocatégorisation s’inscrivent sur la longue durée et les groupes qu’ils désignent sont tout sauf figés dans le temps (pour cette complexité, dans le cadre des nationalismes irlandais, voir Nelson, 2012 ; pour les nationalismes afro-américains, voir Dawson, 2001). Sur la longue durée, ces groupes ont souvent été désignés et se sont autodésignés par des catégories différentes.

    Le caractère anhistorique de l’étude de l’ethnicité chez certains anthropologues participe également au biais présentéiste de la discipline sociologique. En témoigne le débat entre, d’une part, Anthony D. Smith et, d’autre part, Jon E. Fox et Cynthia Miller-Idriss dans les pages de la revue Ethnicities en 2008. Ce débat mettait en cause la diversité et la complémentarité des stratégies explicatives dans le champ d’études du nationalisme. Il posait d’importantes questions conceptuelles sur la distinction entre la nationalité, le sentiment national, l’ethnicité et la citoyenneté, par exemple. Si Fox et Miller-Idriss montraient bien le type de questions qu’une approche inspirée de l’ethnologie du contemporain rend possibles, Smith réaffirmait l’importance d’arrimer l’étude du nationalisme à celles des profondes transformations sociohistoriques.

    Si la convergence entre l’étude du nationalisme, celle de l’ethnicité et du racisme était entamée à la fin des années 1980 (Lalande Bernatchez, 2013), plusieurs éléments du contexte post-Guerre froide accélèrent de nouveaux développements en ce sens par la suite. D’abord, la décennie 1990 est marquée par le retour des guerres d’« épuration ethnique » en Europe et à ses frontières. Puis, la sécurisation des enjeux migratoires après le 11 septembre 2001 attire l’attention de nombreux chercheurs sur les liens entre migration, citoyenneté et ethnicité (Ben-Porat et Ghanem, 2017 ; Bigot, 1998, 2011 ; Crépeau, Nakache et Attak, 2009 ; Rioux, 2012). Enfin, la mondialisation d’un populisme nativiste durant la dernière décennie ramène au premier plan l’étude des relations de pouvoir dans l’analyse de l’ethnicité et du nationalisme.

    Le champ scientifique en sciences sociales n’est jamais très loin du champ politique. Il y a une continuité entre la recherche universitaire, d’une part, et la forme que prennent l’État, les mouvements politiques et les conflits sociaux, d’autre part (Bourdieu, 2001 ; Ringer, 1990, 2000). C’est donc sans surprise que l’étude du nationalisme, de l’ethnicité et du racisme connaissent des variations nationales. Par exemple, le thème de la race occupe une place beaucoup plus importante dans la sociologie américaine que dans la sociologie européenne. Dès le début du XXe siècle, la catégorie de « race » occupe une place centrale dans la sociologie panafricaniste de W.E.B. Du Bois et dans l’écologie sociale plus conservatrice de Robert Ezra Park (Morris, 2015). La catégorie a été au centre de la tradition sociologique étatsunienne, allant de la contribution souvent négligée des Afro-Américains, comme Du Bois, à la Critical Race Theory, en passant par l’École de Chicago. Ces variations nationales s’inscrivent dans le monde social autant à travers les processus de catégorisation, qu’à travers des mécanismes d’autocompréhension. L’analyse des dynamiques nationalistes doit être prudente en empruntant les catégories d’analyse forgées pour un contexte en les appliquant à un autre contexte. Elle risque de perdre de vue l’historicité des marqueurs mobilisés au sein des clivages politiques et donc la dynamique politique d’un contexte particulier.

    Cette recherche à géométrie variable sur le nationalisme affecte le traitement et la visibilité de certaines catégories d’analyses. Depuis Weber, les sociologues se demandent par exemple si la race, l’ethnicité et la nationalité sont des types sur un pied d’égalité ou si les uns sont des sous-types d’un autre. Le sociologue Andreas Wimmer (2013, p. 8-10), par exemple, conçoit la race et la nation (nationhood) comme des sous-types de l’ethnicité. Pour d’autres sociologues, cette priorité ontologique accordée à l’ethnicité sur les processus de racisation aurait pour effet de banaliser les effets du racisme (Lentin, 2014). Cet accent, mis davantage sur le racisme que sur le nationalisme, caractérise aussi les études intersectionnelles dans lesquelles l’analyse des processus racisés est omniprésente comparativement à l’analyse du nationalisme. Ce qui a en outre pour effet que l’exportation de ce cadre d’analyse à l’extérieur des États-Unis, ou de la France, passe parfois à côté des contextes marqués par une histoire différente et où des clivages religieux, linguistiques, nationaux ou régionaux sont des axes fondamentaux des polarisations politiques. Pourtant, certaines généalogies de l’intersectionnalité qui remontent à un « texte fondateur » d’Anna Julia Cooper (1892) insistaient précisément sur l’importance de saisir les allers-retours entre race et nation. L’influence du nationalisme noir dans la compréhension de la race chez plusieurs théoriciennes intersectionnelles est également palpable, soit directement, soit de manière à dénoncer la structuration genrée de l’imagination politique noire aux États-Unis. Enfin, certains théoriciens, et notamment Patricia Hill Collins (1998), ont discuté à un moment ou à un autre de la nation comme catégorie tout aussi nécessaire.

    Depuis les années 1990, plusieurs travaux cherchent à réconcilier les études du nationalisme et de l’ethnicité. Publié pour la première fois en 1994, l’ouvrage de Thomas Hylland Eriksen, Ethnicity and Nationalism, fut réédité pour une troisième fois en 2010. L’anthropologue souligne que si les méthodes anthropologiques offrent un regard indispensable pour saisir les aspects situationnels et contextuels de l’ethnicité, ce regard doit être complété par des approches historiques. Un autre signe de cette convergence était la publication en 1997 d’un collectif de textes sur l’ethnicité ayant comme sous-titre Nationalisme, multiculturalisme et migration (Guibernau et Rex, 1997).

    Des chercheurs souligneront avec raison que ce n’est pas seulement l’étude du nationalisme et celle de l’ethnicité qui ont convergé durant les dernières décennies, mais que l’étude du nationalisme a également convergé avec celle du racisme et des groupes racisés (Miles 1982, 1984 ; Omi et Winant, 1994). Dans le monde francophone, les travaux de Colette Guillaumin (1972a, 1972b, 1974) attirent l’attention sur cette reconfiguration du racisme dès le milieu des années 1970. En 1981, Albert Memmi proposait de distinguer le racisme, terme qu’il réservait à un marqueur biologique, de l’hétérophobie, qu’il utilisait pour désigner la haine de la différence de façon plus générale. L’analyse du racisme qu’il propose dans Le racisme en 1982 est cependant déjà plus complexe et délaisse le critère strictement biologique (le texte « Racisme et hétérophobie » publié en 1981 est reproduit dans Le racisme, publié en 1982). Frantz Fanon évoque cette reconfiguration du racisme biologique en un racisme culturel, lors d'une conférence, Racisme et culture, prononcée en 1956. Pierre-André Taguieff (1984) analyse également ce racisme différentialiste et « sans races » au milieu des années 1980, alors qu’Étienne Balibar reprend la réflexion de Guillaumin dans son intervention sur l’articulation du nationalisme et du racisme en 1988. Ces travaux s’effectuent en parallèle avec ceux de Robert Miles (1989, p. 74, cité dans Labelle, 2011, p. 22-23) qui affirme que « la racialisation est un processus idéologique de délimitation des frontières de groupes et d’assignation de personnes à l’intérieur de ces frontières par référence primaire à des (supposées) caractéristiques inhérentes ou biologiques (habituellement phénotypiques) ». Dès 1981, l’ouvrage de Martin Barker sur le racisme et le conservatisme se penche sur la reformulation du discours en des termes culturels. Par l’expression nouveau racisme, Barker désigne le passage d’un racisme reposant sur l’attribution de caractéristiques héritées à un racisme reposant sur la naturalisation de différences culturelles.

    L’ouvrage There Ain’t No Black in the Union Jack publié par le sociologue Paul Gilroy en 1987 constitue un moment décisif dans la sociologie britannique à cet égard, alors que son ouvrage The Black Atlantic renégocie les rapports entre nationalisme, frontières/territoires, (anti)essentialisme et diasporas transnationales. Il s’approprie la tradition du panafricanisme en lui donnant une importante vitrine au sein de la sociologie britannique et des Cultural Studies. Avec Stuart Hall, Gilroy marque un pas important vers l’articulation d’une réflexion plus systématique sur le nationalisme et le racisme dans la sociologie britannique (Gilroy, 1991 ; Hall, 2017). Au Québec, de tels programmes de recherche ont été mis sur pied dès les années 1980 par les sociologues Micheline Labelle, Anne Laperrière, Nicole Laurin, Danielle Juteau et Christopher McAll, qui développèrent des analyses distinctes de ces phénomènes et contribuèrent à l’institutionnalisation de ces domaines d’études dans les universités francophones¹.

    Aujourd’hui, il est plus fréquent que les sociologues articulent l’étude du racisme à celle de l’ethnicité et du nationalisme. Pour plusieurs, ces phénomènes sont même difficilement compréhensibles quand ils ne le sont pas, ce qui n’implique évidemment pas qu’ils sont synonymes (Yuval-Davis et Antipas, 1992 ; Brubaker, 2009). D’autre part, plusieurs travaux récents rappellent l’importance de mieux prendre en compte les pratiques identitaires liées à la religion et de théoriser la mobilisation des marqueurs qui relèvent du religieux, de l’ethnicité et du nationalisme (Brubaker, 2009, 2015, 2016 ; Eid, 2007 ; Jacquet, 2017 ; Jung, 2011 ; Halliday, 2000 ; Hamrouni et Maillé, 2015 ; Koussens et Roy, 2014 ; Roy, 2008 ; Zawadzki, 2006 ; Zubrzycki, 2006, 2016).

    Le présent ouvrage, cependant, ne prétend pas aborder de façon équivalente le nationalisme, l’ethnicité, le racisme, la religion ou le colonialisme. Son point de départ est l’étude empirique du nationalisme en sciences sociales. Il cherche à faire le portrait d’un ensemble de développements théoriques et d’objets empiriques sur lesquels l’étude du nationalisme a jeté un regard particulier. Plusieurs thèmes connexes, comme la citoyenneté, l’ethnicité, le racisme ou le colonialisme y sont abordés lorsqu’ils permettent de mettre en perspective des processus, des mécanismes et des objets en lien avec le nationalisme. L’objectif n’est pas de démontrer que le nationalisme serait un rapport social plus important que les autres. Il s’agit essentiellement d’une clé de lecture qui permet de ne pas se perdre dans une littérature extrêmement vaste.

    1. UNE ANALYSE SOCIOHISTORIQUE DU POLITIQUE

    Cet ouvrage n’aborde pas la sociologie du nationalisme sous l’angle de la sociologie des sciences. Il ne cherche pas à faire une étude bibliométrique de l’évolution de ce champ ou d’objectiver la subjectivité des chercheurs qui y interviennent. Nous présentons des développements contemporains de la recherche en tentant de rester fidèle aux questionnements, aux arguments et aux concepts utilisés par les chercheurs cités. Cela ne signifie pas que nous soyons neutres par rapport à l’ensemble de ces développements théoriques. Si nous tentons de tenir compte du caractère multidisciplinaire de l’étude du nationalisme, l’angle privilégié dans plusieurs chapitres est sociohistorique et politique. Notre approche s’inscrit dans les pas de sociologues et de politologues influencés par Max Weber, l’interactionnisme symbolique, les analyses politiques contextuelles (Goodin et Tilly, 2011) et le réalisme pragmatique (Wright, 2009). Weber n’a pas formulé un manuel d’études du nationalisme. Il a développé cependant un ensemble d’outils théoriques et d’arguments sociologiques qui permettent de l’étudier avec une certaine distance et prudence. Dans cette tradition, nous comprenons la sociologie « comme une science qui se propose de comprendre par interprétation l’activité sociale et par là d’expliquer causalement son déroulement et ses effets » (Weber, 1995a, p. 28). L’analyse d’idéaux-types, par exemple, est employée au sens wébérien dans cet ouvrage. Un idéaltype ne correspond jamais parfaitement à la réalité empirique. Il résulte d’une abstraction de la réalité empirique qui omet volontairement des détails de l’empirie. L’abstraction idéaltype vise à reconstruire une unité de sens d’une activité sociale. Une fois des idéaux-types établis, ils sont mis en relation dans le cadre de propositions théoriques. Ces propositions ne prétendent pas au statut de lois de l’histoire, mais de règles tendancielles qui semblent tenir dans certains contextes délimités par le chercheur. Ces mêmes propositions théoriques doivent être mises à l’épreuve dans le cadre de comparaisons contrôlées par la théorie (Weber, 1995a ; Dufour, 2015 ; Kalberg, 2002).

    S’inscrire dans le sillon tracé par Weber implique également que certaines avenues théoriques nous intéresseront peu ou pas dans le cadre de cet ouvrage. Weber pourfendait ce qui relevait de la métaphysique, l’anthropomorphisme, le traitement macrosubjectiviste d’entités collectives et les analyses en matière d’inconscient collectif². Il dénonçait notamment l’analyse anthropomorphique ou macrosubjectiviste des États et des nations. On ne peut attribuer des propriétés ou des intentions individuelles à des entités collectives, pas plus qu’on ne peut attribuer au pouvoir l’intention d’agir en soi ou par lui-même tel le grand horloger des analyses fonctionnalistes. Aussi à la mode soient-elles, ces formulations sont sociologiquement infondées, selon Weber. On peut, pour des fins pratiques, traiter certaines structures sociales comme des individus singuliers. Weber (1995a, p. 41) souligne :

    Par contre, pour l’interprétation compréhensive de l’activité que pratique la sociologie, ces structures ne sont que des développements et des ensembles d’une activité spécifique de personnes singulières, puisque celles-ci constituent seules les agents compréhensibles d’une activité orientée significativement.

    Ainsi, l’idée qu’une nation puisse se lever, se développer, hésiter, s’éveiller, se replier, se fermer ou réfléchir sur elle-même est un jeu de langage dénué de valeur sociologique. Au traitement anthropomorphique de groupes réifiés, la sociologie doit substituer l’analyse des types de rationalité, des relations sociales et des organisations sociales (Breuilly, 1985 ; Dufour, 2015 ; Hechter, 2000 ; Kalberg, 2002 ; Malešević, 2013 ; Tilly, 1984). En somme, pour saisir son objet, l’analyse sociopolitique du nationalisme ne peut faire autrement que de fréquenter le point de rencontre de la sociologie historique, de la politique comparée et de l’histoire conceptuelle (Dieckhoff, 2006, p. 112).

    La tradition wébérienne rejette également les explications anhistoriques qui étudient des groupes « culturels » en dehors d’un horizon sociohistorique. Il ne s’agit évidemment pas de nier que des groupes donnés développent et entretiennent des pratiques culturelles. Il s’agit d’expliquer ces pratiques non pas comme des propriétés naturelles des groupes, mais comme le résultat de l’organisation sociopolitique et sociohistorique d’une communalisation qui repose sur des dispositifs organisationnels (Breuilly, 1985 ; Gellner, 1989 [1983] ; Hechter, 2000 ; Malešević, 2013). Enfin, une spécificité de l’étude sociohistorique du politique est aussi de concevoir l’État non seulement comme un acteur central dans l’articulation des identités dans le monde moderne, mais aussi comme un ensemble d’organisations hiérarchisées, parfois en compétition ou rivales, et de pratiques traversées de rapports de force donnant lieu à des luttes politiques (Corrigan et Sayer, 1985 ; Gerstenberger, 2007 ; Weber, 2017 ; Wood, 1991). L’analyse du nationalisme doit prendre en compte l’État et les rapports de force qui en sont l’enjeu (Salée, 2003 ; Wimmer, 1997, 2013).

    Enfin, la tradition wébérienne est dubitative à l’égard de la perspective épistémologique popularisée par la politique de l’identité selon laquelle il faut être membre en règle d’un groupe donné pour pouvoir produire une connaissance à son propos. Contre les approches positivistes, la tradition wébérienne s’appuie sur une sociologie compréhensive selon laquelle la reconstruction du sens des expériences vécues par des acteurs du monde social implique une reconstruction par empathie des motifs d’actions. Aucune position sociale cependant ne garantit un accès monopolistique à une compréhension qui ne puisse pas faire l’objet d’une évaluation intersubjective. Les acteurs n’ont pas un accès exclusif à leur intériorité, à la reconstruction de ces motifs d’action ou à un univers symbolique. Les motifs invoqués par les acteurs, que ce soit dans le cadre d’entretiens ou d’un récit autobiographique, doivent eux-mêmes être soumis à une analyse sociologique (Tilly, 2008).

    2. LES IDÉAUX-TYPES, LES CATÉGORIES ANALYTIQUES ET LES CATÉGORIES DES PRATIQUES

    Il y a peu de champs des sciences sociales où les concepts font l’objet d’un consensus. Ceux de « mondialisation », d’« identité », de « genre », de « pauvreté », d’« État », par exemple, sont débattus et c’est tout à fait normal. L’étude du nationalisme occupe une place étonnante à cet égard. Le concept de « nationalisme » fait, de façon générale, l’objet d’une importante convergence dans la communauté de chercheurs qui étudient le nationalisme depuis les années 1980. S’il y a certes des éléments de définition qui font objet de discussions, le fait de définir le nationalisme comme un principe de légitimation politique selon lequel il doit y avoir une convergence entre une unité culturelle, réelle ou imaginée, et des frontières politiques est assez consensuel depuis le travail d’Ernest Gellner.

    Les notions de « nation », de « minorité nationale », d’« ethnie », de « race » et de « peuple » ont connu des carrières compliquées, litigieuses et déchirées entre les champs scientifique, juridique et politique. Elles ont été mobilisées dans différents contextes politiques en fonction d’horizons normatifs parfois diamétralement opposés. Autant la définition de ces termes que le statut ontologique de l’entité qu’ils désignent sont l’objet de controverses scientifiques. Hobsbawm soulignait qu’il est paradoxal que des notions aussi modernes apparaissent aujourd’hui comme naturelles (Hobsbawm, 1992). Comme l’affirme Wallerstein (2007, p. 95), « rien ne semble plus évident que l’identité et la notion d’un peuple » et pourtant, on en trouve peu de définitions consensuelles.

    La question du statut épistémologique et ontologique de ces catégories au sein d’hypothèses théoriques se pose sérieusement. Faut-il concevoir les termes de nation, d’ethnie et de race comme des idéaux-types, des catégories d’analyse, des catégories des pratiques sociales ? Qu’est-ce qu’un sentiment national ? Est-ce la même chose que la nationalité ou l’ethnicité ? La nationalité se distingue-t-elle de la citoyenneté ? Et, si oui, comment ? Ces questions sont sur la table dans l’étude du nationalisme. Tenter d’y répondre fait émerger des enjeux épistémologiques spécifiques aux sciences sociales. D’abord, celles-ci ont affaire à un ensemble de catégories constamment mobilisées par les acteurs sociaux dans le cadre de leurs interactions quotidiennes. Il se crée ainsi un fossé entre la précision requise des catégories analytiques et leur usage politique et polémique par les acteurs sociaux dans le champ politique. En règle générale, ces catégories des pratiques sociales manquent trop de précision et de constance pour pouvoir jouer un rôle analytique dans un cadre théorique. Elles courent le risque de réifier des catégories en choses objectives. C’est pour cette raison que d’Ernest Renan (1823-1892) à Rogers Brubaker, en passant par Walker Connor et Eric J. Hobsbawm, les théoriciens du nationalisme ont souligné les difficultés que posent des termes comme nation, ethnie ou race comme catégories analytiques. Déjà en 1948, le sociologue de l’École de Chicago Everett Hughes justifiait son emploi du concept de « groupe ethnique » en expliquant qu’il s’agissait d’un concept qui avait « moins de chance d’être repris par un public plus large » ou à des fins tellement diverses qu’il en perdrait toute portée analytique. Conscient de ce paradoxe des sciences sociales, Hughes (1948, p. 477) affirmait que « c’est un des risques de notre métier que nos mots perdent leur neutralité scientifique essentielle au fur et à mesure qu’ils acquièrent la vertu très souhaitable d’être couramment utilisés ».

    Le projet de définir ce qu’est une nation a longtemps opposé les partisans d’une définition objectiviste aux partisans d’une conception volontariste ou subjectiviste de celle-ci. Les partisans d’une définition objectiviste affirment qu’il est possible de définir une nation en fonction de critères universellement valides. L’une des définitions objectivistes les plus célèbres est celle de Staline (cité dans Hobsbawm, 1992, p. 19) selon qui « la nation est une communauté humaine, stable, historiquement constituée, née sur la base d’une communauté de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique qui se traduit dans une communauté de culture ». La sociologue catalane Montserrat Guibernau (2004, p. 132) définit quant à elle la nation à partir de variables objectives, subjectives et volontaristes comme « un groupe humain conscient de former une communauté, partageant une culture commune, attachée à un territoire clairement délimité, avec un passé commun, un projet commun pour l’avenir et réclamant le droit de se gouverner elle-même ». Sa définition de la nation lui permet de la distinguer de l’État et met en relief l’existence de nations sans État qui trouvent leur principe d’existence dans une « communauté avec un noyau stable mais dynamique comprenant un ensemble de facteurs qui ont permis l’émergence d’une identité spécifique », les principaux facteurs étant une histoire commune, l’attachement à un territoire et une volonté d’autodétermination (Guibernau, 2004, p. 132).

    Or, des chercheurs de différents horizons théoriques ont fait valoir que les tentatives de fournir une liste de critères objectifs sine qua non ou a priori de ce qu’est une nation sont vouées à l’échec (Calhoun, 1993 ; Connor, 1994 ; Hall, 1993 ; Hobsbawm, 1992 ; Hroch, 1998 ; Mayall, 1990 ; Renan, 1992 ; Seton-Watson, 1977). Cela pas seulement parce que l’enjeu de la définition d’une nation est politique (Zawadzki, 2006), mais aussi parce qu’aucune nomenclature de critères ne résiste à l’analyse de la variété des cas empiriques (Tilly, 1975). Comme le conclut John Hall (1993, p. 4), du point de l’analyse sociohistorique comparative, « il n’y a pas d’ancrage sociologique à la nation, pas plus en ce qui concerne la langue, la religion ou l’ethnicité ». Pas plus le nationalisme tamoul au Sri Lanka que le nationalisme au Québec ne peut être réduit à un mode de regroupement précis, qu’il soit linguistique, religieux ou ethnique. Selon certains, la variation entre les formes de nationalismes et de « nations » est telle qu’il faudrait abdiquer à en formuler une théorie (Hall, 1993). Pour cette raison, les partisans d’une conception volontariste de la nation s’intéressent davantage à la présence d’un projet nationaliste porté par un groupe d’individus qu’à la quête d’une liste de critères objectifs. Ces définitions ont cependant souvent l’inconvénient de tourner en rond. Comme le résume Hobsbawm (1992, p. 23), il faut plus que de la volonté pour « créer ou recréer une nation ».

    Si des chercheurs déterminent les limites respectives des conceptions volontariste et objectiviste de la nation durant les années 1980, plusieurs, comme Hobsbawm (1992, p. 25), se replient sur une hypothèse heuristique pour désigner, par « nation », « tout groupe suffisamment important en nombre dont les membres se considèrent comme faisant partie d’une même nation sera considéré comme tel [sic] ». Une telle approche est également équivoque. D’abord parce qu’elle tend à procéder a posteriori, puis parce qu’il n’y a pas de limite à ce qu’elle peut accepter comme une nation.

    Les limites rencontrées par les définitions objectivistes de la nation sont insurmontables. Elles ont mené plusieurs chercheurs à conclure que la nation est mieux appréhendée comme une catégorie des pratiques sociales que comme une catégorie d’analyse. Cet ouvrage participe à ce changement de perspective. S’il est possible de proposer une catégorie analytique de ce qu’est un État-nation ou un État national, ou d’effectuer des typologies de formes de nationalismes, on ne peut en dire autant de la nation. En somme, si les catégories de nation, ethnie et race constituent certainement des catégories des pratiques sociales, elles ne constituent pas de bonnes catégories d’analyse. Il ne s’agit pas seulement d’amender les théories ethnosymboliques ou modernistes, comme ce fut souvent le cas durant les années 1980. Il s’agit plus profondément de revoir les raisons pour lesquelles certaines questions de l’étude du nationalisme étaient infécondes ou insolubles et débouchaient sur des réponses au mieux non concluantes, qui semblaient surtout servir des intentions politiques. Plus précisément, c’est l’idée selon laquelle il s’agirait de trouver la bonne définition de ce qu’est une nation pour faire de la sociologie du nationalisme qui est caduque. Raisonner ainsi, c’est continuer de penser que le problème auquel sont confrontés les chercheurs dans le champ d’études en est un de définition ou de catégories analytiques. Pour les chercheurs qui considèrent ces catégories comme des catégories des pratiques sociales, il n’est pas possible d’en avoir une définition objectiviste.

    Dans Nationalism Reframed, Brubaker affirme que « le nationalisme pouvait et devait être compris sans invoquer les nations comme des entités substantielles ». En somme, « au lieu de mettre l’accent sur les nations comme des groupes réels, nous devrions plutôt concevoir le nationhood, le nationness, et la nation comme une catégorie pratique, une forme institutionnalisée, et un événement contingent ». Le sociologue invite les chercheurs à analyser « les usages pratiques de la catégorie nation, les manières qu’elle peut venir structurer la perception, informer la pensée et l’expérience, et organiser le discours et l’action politique » (Brubaker, 1996a, p. 7). Plutôt que de poursuivre l’interminable débat sur la définition objectiviste des termes d’ethnie, de race et de nation, il faut repenser ces catégories non plus comme se référant à des groupes déjà constitués, mais à « des relations, des processus, des dynamiques et des événements ». Ces catégories renvoient à « des pratiques sociales, des actions situées, des idiomes culturels, des schémas cognitifs, des tableaux discursifs, des routines organisationnelles, des formes institutionnelles, des projets politiques et des événements contingents » (Brubaker, 2004a, p. 11). La clé de cette distinction est que si les catégories d’analyse et les catégories des pratiques sociales ont toutes deux un rôle important à jouer en sciences sociales, ce rôle n’est pas le même. Hobsbawm est passé près de tirer cette conclusion quand il affirmait qu’il était plus fécond d’étudier le nationalisme et « la nation telle qu’elle est conçue par les nationalistes » que de chercher en vain une nation en soi (Hobsbawm, 1992, p. 26).

    3. DES CATÉGORIES PRATIQUES, DES ORGANISATIONS SOCIALES ET DES MODES DE REGROUPEMENT

    Un des points de départ d’une analyse sociopolitique et organisationnelle du nationalisme et de l’ethnicité est de rompre avec l’ontologie macrosubjectiviste selon laquelle ce serait des « nations » ou des « ethnies » qui agissent, ressentent, se mobilisent, se souviennent, se réveillent, etc. Ce recours à des formules anthropomorphiques en sociologie est vivement critiqué depuis Weber. Cette ontologie a deux limites. D’abord, elle tombe dans le piège du groupisme (Brubaker, 2004a, p. 64). Elle tient pour acquis que des catégories correspondent à des groupes clairement déterminés dans le monde social. Le rôle de la sociologie politique, aussi dérangeant soit-il, autant pour les groupes majoritaires que pour les groupes minoritaires, est de rappeler que les groupes sont traversés de relations de pouvoir internes et externes autant sur le plan des relations entre les sexes qu’entre les classes sociales qu’en ce qui a trait à la répartition inégale des statuts sociaux et des formes de capital. Un groupe, donc, qu’il soit constitué des membres d’une communauté autochtone de quelques dizaines de milliers d’habitants, de ceux d’une communauté diasporique, de ceux d’une organisation confessionnelle, de ceux d’une organisation nationaliste ou des citoyens d’une province ou d’un État, n’est jamais aussi consensuel que ne l’affirment ses porte-paroles, élus ou non. La deuxième limite des perspectives culturalistes est épistémologique. Elles effectuent un traitement anthropomorphique et psychologisant des groupes auxquels elles attribuent une intentionnalité et une rationalité collective. S’il existe certes des organisations qui revendiquent avec succès à certains moments de l’histoire la capacité de parler « au nom de la nation », les blocs historiques au sein desquels ces organisations remplissent avec succès ces conditions de félicité se transforment au cours de l’histoire, ainsi que les contextes qui favorisent la réception de leur message.

    Notre traitement sociopolitique du nationalisme et de l’ethnicité prend comme point de départ que les catégories nationalistes et ethniques sont mobilisées par des organisations sociales (Malešević, 2013 ; Hechter, 2000). Bien que ces organisations puissent croire sincèrement parler au nom de « la nation », ce n’est pas une croyance que la sociologie politique peut accepter naïvement. Le rôle d’une sociologie politique du nationalisme est d’analyser quelles organisations sociales font quels usages des catégories nationalistes et ethniques, et à quelles fins. Les organisations sociales impliquées dans le champ politique sont nombreuses. Elles vont de l’État – constitué d’un ensemble de ministères, d’organisations publiques et parapubliques, de pôles de pouvoirs au sein des organisations – aux entrepreneurs politico-identitaires ou aux organisations syndicales ou religieuses, en passant par des partis politiques, des mouvements sociaux et des think tanks ; elles vont des associations sportives aux confréries d’étudiants, aux disciplines scientifiques, aux organismes culturels, etc.

    Affirmer que certaines catégories sont des catégories des pratiques sociales dotées d’une historicité n’implique pas une adhésion à une forme de constructivisme radical ou de relativisme culturel. Ces catégories des pratiques sociales sont des modes de regroupement qui ont des effets administratifs, scientifiques et politiques réels. De plus, si la race, l’ethnie et la nation sont des catégories des pratiques sociales, le racisme, l’ethnicité et le nationalisme sont des catégories analytiques qui désignent un ensemble de rapports sociaux, de processus, de relations et de pratiques réels. Ces catégories façonnent autant les perceptions que les actions des individus et des organisations. Si rappeler le caractère construit, fluide et situationnel de nombreuses interactions au sein du monde social est indispensable, les sciences sociales doivent aussi expliquer précisément pourquoi certaines catégories et certains groupes apparaissent comme naturels pour un si grand nombre de personnes (Brubaker et Cooper, 2010 ; Hechter, 2000 ; Simmel, 1898, 1955). Il faut aussi expliquer pourquoi les revendications identitaires prennent une forme si rigide dans un grand nombre d’interactions quotidiennes³. En somme, ce n’est pas parce que l’ethnicité peut fluctuer dans le cadre d’interactions situationnelles que dans plusieurs cas, elle ne se manifeste pas avec une extraordinaire constance à travers des interactions ayant façonné des habitus. La sociologie doit rendre compte de ces apparents paradoxes. Enfin, rappellent Brubaker et Cooper à propos de l’identité de manière générale :

    Si l’identité est partout, elle n’est nulle part. Si elle est fluide, comment expliquer que les autocompréhensions puissent s’affermir, se figer et cristalliser ? Si elle est construite, alors comment expliquer l’action coercitive d’identifications extérieures ? Si elle est multiple, comment expliquer la terrible singularité que s’efforcent souvent d’obtenir – et parfois obtiennent – des politiciens cherchant à transformer de simples catégories en groupes unitaires et exclusifs ? Comment expliquer le pouvoir et le pathos des politiques identitaires ? (Brubaker et Cooper, 2010, p. 82).

    En ce sens, lorsque nous analysons la nation dans la foulée des travaux pionniers de Benedict Anderson, nous ne faisons pas référence à une entité imaginaire, mais bien imaginée. Le titre original de l’ouvrage met en relief ce volet cognitif et actif du rapport aux nations. Il définit la nation comme « une communauté politique imaginée – et imaginée comme à la fois limitée et souveraine » (Anderson, 2006, p. 6). Il précise cette formule de la façon suivante :

    elle est imaginée parce que les membres de même la plus petite nation ne connaîtront jamais la plupart de leurs conationaux, ne les rencontreront jamais, ou n’entendront même pas parler d’eux. Cependant, dans l’esprit de chacun d’eux, vit l’image de leur communion. […] La nation est imaginée comme limitée parce que même la plus vaste d’entre elles, qui englobe peut-être des milliards d’êtres humains en vie, a des frontières finies, même si extensibles, et au-delà desquelles se trouvent d’autres nations. Aucune nation ne s’imagine correspondre à l’humanité (Anderson, 2006, p. 6-7).

    D’un point de vue sociologique, il y a donc de bonnes raisons d’aborder la nation non pas comme une communauté imaginaire, comme le revendique le philosophe Étienne Balibar, mais bien comme une communauté imaginée. Tout comme il y a de bonnes raisons d’éviter de parler de la nation comme d’une « illusion », mais bien d’en parler comme une catégorie mobilisée dans des pratiques sociales « signifiantes » et aux « effets réels » (Hroch, 1998, p. 93-94, p. 104). Bien qu’il ne soit pas question de la catégorie de race au même titre que de la nation dans cet ouvrage, la mise en garde d’Achille Mbembe au sujet de la race s’applique également à la nation. Ce n’est pas parce que la race n’a pas d’assises génétiques qu’elle relève de la « fiction utile », de la « construction fantasmagorique » ou de la pure « projection idéologique » (Mbembe, 2015, p. 24-25). Les catégories raciales et nationales ont constitué des rapports sociaux et historiques réels.

    4. LES CATÉGORIES, LES IDÉAUX-TYPES ET LES AUTRES ENJEUX TERMINOLOGIQUES

    Cet ouvrage part également de la prémisse selon laquelle l’« analyse sociale […] exige des catégories analytiques relativement précises » (Brubaker et Cooper, 2010, p. 82). Lorsque des concepts comme ceux d’« identité », de « communautarisme », de « dialectique » expliquent n’importe quel phénomène social et son contraire, ils perdent leur rigueur analytique. Il en va de même des concepts d’« ethnicité », de « racisme », de « nationalisme », de « blancheur » ou de « colonialité », souvent employés d’une manière évasive. Une bonne théorie doit exposer clairement ce qu’elle explique, mais aussi donner un aperçu de ce qu’elle n’explique pas. La valeur des concepts et des catégories d’analyse repose d’abord et avant tout sur leur précision et sur la clarté de leur rôle au sein d’une théorie.

    Comme le rappellent plusieurs chercheurs dans ce champ, l’État n’est pas la même chose que la nation, la société civile ou le peuple (Yuval-Davis, 2003 ; Connor, 1994). L’usage interchangeable des termes nation et État est particulièrement courant dans la littérature anglophone. Le vocabulaire juridique ajoute parfois à cette confusion. Par exemple, la Charte des Nations Unies traite les concepts d’« État » et de « nation » de façon interchangeable. Dès l’article 1, il est question des nations à bien des endroits pour désigner les États. Lorsque l’article 1.4 stipule que l’ONU est un « centre où s’harmonisent les efforts des nations vers ces fins communes », il fait bien

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