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Fédéralisme et légitimation des langues minoritaires: Les cas de la Lusace et des pays catalans
Fédéralisme et légitimation des langues minoritaires: Les cas de la Lusace et des pays catalans
Fédéralisme et légitimation des langues minoritaires: Les cas de la Lusace et des pays catalans
Livre électronique607 pages8 heures

Fédéralisme et légitimation des langues minoritaires: Les cas de la Lusace et des pays catalans

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À propos de ce livre électronique

Les relations de pouvoir inégales entre les groupes linguistiques mènent presque inévitablement à l’érosion des langues minoritaires. Ce phénomène n’est cependant pas l’apanage des États unitaires, qui sont typiquement centrés sur un demos et une langue uniques. Il touche aussi les systèmes fédéraux, lesquels se caractérisent par un découpage du territoire en plus petites unités de sorte à refléter la diversité historique, notamment par leur potentiel d’offrir aux minorités historiquement concentrées des « niches territoriales » pour protéger leur langue.

Ce livre met en lumière les circonstances historiques et politiques expliquant pourquoi les langues minoritaires parviennent à obtenir une niche territoriale dans certains systèmes fédéraux et pas dans d’autres. Pour ce faire, il propose une comparaison originale de l’Allemagne et de l’Espagne sous l’angle des relations entre les régimes politiques successifs et la plus importante minorité linguistique y ayant subsisté à ce jour : les Sorabes de Lusace, une région historique à cheval sur le Brandebourg et la Saxe ; et les catalanophones de Catalogne, du Pays valencien, des îles Baléares et de l’Aragon, formant une zone appelée «Pays catalans». En s’appuyant sur les notions de tradition étatique et de légitimation politique, ce livre retrace le parcours historique des normes de l’État encadrant les usages linguistiques en Lusace et dans les Pays catalans, de même que leurs effets à long terme sur la vitalité du sorabe et du catalan.

Ce livre est destiné tant aux personnes étudiant les conséquences du processus de construction des États modernes qu’au public général concerné par les enjeux de diversité linguistique.
LangueFrançais
Date de sortie5 avr. 2023
ISBN9782760558366
Fédéralisme et légitimation des langues minoritaires: Les cas de la Lusace et des pays catalans

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    Aperçu du livre

    Fédéralisme et légitimation des langues minoritaires - Jean-Rémi Carbonneau

    Introduction

    Le système mondial des langues fait songer à une poupée russe : l’anglais est la grande reine internationale, qui englobe de petites reines nationales, qui, à leur tour, englobent des Babels de moindre importance. Dans cette hiérarchie, chaque Babel, loin de protéger les langues les plus faibles, tend à les détruire, sinon totalement, du moins jusqu’à les affaiblir assez pour inviter, lorsqu’elles sont moribondes, à les revitaliser quelque peu avant de les ranger au musée.

    J

    ean

    L

    aponce (2001)

    Chercheur de renom dans le domaine des politiques linguistiques, Jean Laponce (1925-2016) a consacré une grande partie de sa carrière au sort des petites langues confrontées à l’hégémonie des langues de plus forte diffusion. Selon le défunt politologue, le XXe siècle a été — et le XXIe le sera encore plus — le témoin d’une tendance lourde vers l’unilinguisme des populations, tant à l’échelle planétaire qu’à celle des « États-nations » qui participent à ce qu’il est convenu d’appeler par une vieille convention la « communauté internationale ». Laponce illustre ce double phénomène d’homogénéisation et de hiérarchisation linguistiques à l’aide de la parabole biblique du retour de l’humanité vers la Babel unilingue originelle, antérieure à la tour : cette tour devant toucher au ciel et dont la construction aurait provoqué le courroux de Dieu, qui punit cette arrogance en dispersant les humains sur la surface de la Terre en multiples communautés parlant autant d’idiomes, les condamnant à ne plus se comprendre. Par métonymie, Babel symbolise pour Laponce les différentes sociétés — globale, étatiques, métropolitaines — qui tendent vers l’unilinguisme complet de la sphère publique. Dans ce macrocontexte sociolinguistique, le statut de reine conféré à l’anglais au niveau mondial, auquel l’épigraphe en début d’introduction se réfère (Laponce, 2001, p. 485), s’appuie sur son hégémonie dans plusieurs États puissants et, comme on doit s’y attendre, cette hégémonie exerce une pression vers le bas sur les plus petites Babels emboîtées dans la poupée russe du système linguistique planétaire.

    Dans le cadre de ce livre, ce sont les contacts conflictuels entre les langues parlées historiquement à l’intérieur des Babels dites « nationales » qui attireront notre attention, et surtout leurs effets sur l’érosion des langues minoritaires et de leurs communautés de locuteurs. L’usage de cette métaphore géologique, pour illustrer l’effet de contacts linguistiques inégaux, est emprunté à la théorie écolinguistique du linguiste Claude Hagège (2000, p. 134, italique dans le texte original) : « On peut parler d’une érosion fonctionnelle de la langue dominée, au sens où son rendement comme moyen de communication ne cesse de décroître à mesure que s’étend, symétriquement, celui de la langue rivale. » De manière plus générale, mais complémentaire, le dictionnaire Larousse (s. d.) définit au sens figuré le mot érosion comme la « [l]ente détérioration d’un état, d’une situation, d’un groupe, etc. ».

    Le « processus de précarisation » des langues minoritaires menant à leur érosion, décrit par Hagège (2000, p. 98), est tributaire d’une dynamique qui est d’abord territoriale (Laponce, 1984). À partir du moment où deux groupes entrent en contact sur un même territoire, le groupe économiquement et sociologiquement dominant parvient à imposer son idiome pour assurer l’efficacité de la communication intergroupe. Ce faisant, ses membres tirent bénéfice d’un bilinguisme dont les coûts (acquisition, rétention et utilisation) sont assumés exclusivement par les membres du groupe dominé. Après quelques générations, il y a un risque que le bilinguisme additif imposé aux membres du groupe dominé devienne soustractif (la langue seconde remplace la langue maternelle), puis qu’il mène, à terme, à l’assimilation.

    Cette relation asymétrique, qui conduit à la précarisation puis à l’érosion des langues minoritaires et dans laquelle les membres du groupe dominant agissent comme des resquilleurs (van Parijs, 2011), est fondamentalement politique, car elle implique une distribution inéquitable des ressources institutionnelles entre les groupes linguistiques. En anthropomorphisant un peu, on peut dire que « les langues sont en concurrence pour se maintenir vivantes, et n’y parviennent que l’une aux dépens de l’autre. La domination des unes sur les autres et l’état de précarité auquel sont confrontées les langues dominées s’expliquent par l’insuffisance des moyens dont elles disposent pour résister à la pression des langues dominantes » (Hagège, 2000, p. 27). De plus en plus d’actualité au XXIe siècle, le phénomène de l’érosion des langues minoritaires est un enjeu politique considérable dans de nombreuses sociétés. Ce phénomène s’explique par des relations de pouvoir inégales entre les groupes linguistiques dont la présence est antérieure à la formation des États et constitue pour cette raison un problème de recherche qui mérite une attention particulière en science politique.

    Du point de vue de la politique comparée, l’érosion des langues minoritaires est d’autant plus intéressante qu’elle existe non seulement dans les États unitaires, mais aussi dans les systèmes fédéraux. Le problème devient alors particulièrement intrigant dans la mesure où ce type d’État — incluant tant les fédérations formelles que les États unitaires décentralisés — se caractérise par le découpage du territoire en petites unités dotées de leurs propres compétences, de sorte à refléter la diversité inhérente à chaque société fédérale (Livingston, 1952). Les systèmes fédéraux apparaissent ainsi a priori comme les plus aptes à endiguer l’érosion des langues minoritaires grâce à leur potentiel de mise en place des formes d’autonomie reflétant les zones de concentration de la diversité linguistique historique.

    Selon Laponce (1984, p. 1), le moyen institutionnel le plus prometteur pour assurer la survie et l’épanouissement d’une langue minoritaire est ce qu’il nomme une « niche territoriale ». C’est qu’il faut « réduire la libre confrontation entre concurrents de force inégale » et « ne pas s’en remettre aux évolutions sociales non balisées » pour plutôt « rechercher l’alliance avec le politique qui peut garantir, à la langue la plus faible, une aire vitale d’utilisation non contestée, une aire où l’on imposera la préséance sinon la dominance de la langue à protéger » (Laponce, 2005, p. 6). La création de niches territoriales renvoie au fédéralisme comme mode de gestion institutionnel de la société fédérale ainsi qu’à la fédéralisation du système étatique, et est conforme à l’esprit du fédéralisme multinational qui reconnaît de jure la pluralité (linguistique, culturelle, nationale) comme étant de facto au fondement des États contemporains (Kymlicka, 2001 ; Requejo, 2009 ; Gagnon, 2011 ; Parent, 2011).

    Or, dans beaucoup de sociétés fédérales, une lecture fonctionnaliste du fédéralisme prévaut. Celle-ci est motivée par des considérations de performance, de subsidiarité et d’unité en fonction des priorités de la majorité nationale — souvent majoritaire dans tous les États membres —, et non pas pour accommoder la diversité historiquement présente dans les limites du territoire étatique. Ce constat débouche sur un casse-tête (puzzle), comme entendu en politique comparée (Lichbach, 2009). Ainsi, pourquoi certains États multilingues acceptent-ils d’accorder une forme d’autonomie territoriale à leurs minorités linguistiques et pourquoi d’autres la leur refusent-ils, sachant que les arrangements fédéraux constituent le standard pour protéger une langue parlée historiquement dans un territoire donné ? C’est de ce casse-tête que dérive la question de recherche au cœur de la présente étude : quels sont les facteurs expliquant la décision ou non d’octroyer à des minorités des institutions autonomes sur une base territoriale, et quelles sont les conditions historiques, politiques et sociétales de la mise en œuvre de cette décision ?

    Afin de répondre à cette question, j’ai réalisé l’étude comparative de deux systèmes fédéraux occidentaux qui ont été touchés historiquement par le problème de l’érosion des langues minoritaires. Au cœur de ce livre, dérivé de ma thèse de doctorat (Carbonneau, 2019a), se retrouvent ainsi l’Allemagne et l’Espagne, deux « grands » États européens en plusieurs points comparables, à commencer par une superficie respective de 357 000 km² et de 505 000 km² pour des populations de 84 et de 47 millions d’habitants (Central Intelligence Agency, 2022a, 2022b). Démocraties sur le plan du régime politique, elles sont toutes deux des systèmes fédéraux sur le plan de la structure institutionnelle, mais aussi des sociétés fédérales si l’on tient compte de l’hétérogénéité historique de leurs populations respectives regroupées territorialement, au sens évoqué par William Livingston (1952) dans son approche sociologique du fédéralisme. Les deux pays partagent en outre plusieurs similitudes en ce qui concerne l’économie, l’organisation territoriale, le régime parlementaire et l’hégémonie d’une langue panétatique.

    L’Allemagne et l’Espagne font toutefois état de trajectoires historiques fort différentes qui ont eu des effets durables : d’une part, sur l’organisation politique et les politiques publiques (niveau de collaboration entre les ordres de gouvernement, système partisan, politiques linguistiques, promotion de la diversité linguistique, etc.) ; et, d’autre part, sur la vitalité linguistique des minorités, leur degré de concentration territoriale et de mobilisation politique ainsi que sur le niveau de standardisation et de promotion de leurs langues. Ces systèmes fédéraux font en outre état d’une dissimilitude capitale quant au problème au cœur de ce livre : si plusieurs minorités linguistiques ont pu bénéficier d’une niche territoriale en Espagne (dans les années 1930, puis depuis 1978), jamais le fédéralisme allemand n’a octroyé d’autonomie territoriale à une minorité non allemande au cours de sa longue histoire, allant du Saint Empire romain germanique à l’actuelle République fédérale d’Allemagne (RFA).

    L’étude de l’Allemagne permet de porter un regard nouveau sur un ensemble fédéral dont l’homogénéité a été tenue pour acquise par la science politique, absorbée quasi exclusivement par la mécanique des institutions¹. Ironiquement, ce déni des minorités, tant dans l’histoire des pays occidentaux que dans la culture politique allemande et les sciences sociales en général, a contribué à faire de l’homogénéisation linguistique de l’Allemagne une prophétie autoréalisatrice. Pourtant, quelques minorités linguistiques centenaires y survivent tant bien que mal malgré une relation historique houleuse avec le Staatsvolk allemand — le « peuple de l’État » —, le groupe ethnolinguistique dominant dont les intérêts, les valeurs et les normes se confondent avec ceux de l’État. Reconnus depuis 1990 comme « minorités nationales » par la RFA, ces groupes résilients sont les Sorabes au Brandebourg et en Saxe, les Danois du Schleswig-Holstein, les Frisons de la Frise septentrionale et orientale (Schleswig-Holstein et Basse-Saxe), et les Sinté et les Roms, deux peuples tsiganes parents dispersés dans plusieurs Länder.

    Apparentée historiquement à la France en raison de son passé colonial, un processus d’unification absolutiste et une structure institutionnelle unitaire, l’Espagne fait montre d’une trajectoire centralisatrice depuis plusieurs siècles. Confrontée à des minorités bien établies dans ses périphéries, elle n’est pas arrivée à éliminer son pluralisme linguistique dans une mesure comparable à la France. Même s’il ne constitue pas une fédération au même titre que l’Allemagne, la Suisse, le Canada ou les États-Unis, l’État unitaire espagnol se caractérise depuis 1978 par une organisation décentralisée et un partage des compétences entre deux ordres de gouvernement, le rapprochant fortement de la catégorie des États fédéraux (Watts, 2002 ; Moreno, 2008 ; Gagnon, 2011). C’est de plus l’exemple par excellence d’une société fédérale : en plus de la langue castillane majoritaire, le pays abrite historiquement plusieurs idiomes territorialement enracinés comme le catalan (appelé « valencien » au Pays valencien), le galicien, le basque, l’asturien (appelé aussi bable), l’aragonais et l’aranais (une variante de l’occitan).

    Ce livre se penche sur les relations historiques entre, d’une part, la majorité nationale de ces deux pays, les Staatsvölker allemand et castillan, et, d’autre part, la plus importante minorité linguistique historique subsistant au XXIe siècle dans ces deux États : 1) les Sorabes, qui, bien que parlant deux langues distinctes mais apparentées (le haut-sorabe et le bas-sorabe), considèrent former une seule collectivité nationale ; et 2) les catalanophones d’Espagne, que des identités complexes et un attachement profond à leur territoire respectif (la Catalogne, le Pays valencien, les îles Baléares et l’Aragon) nous empêchent de subsumer sous le nom de « Catalans ». Les premiers sont établis depuis le VIe siècle en Lusace (haut-sorabe : Łužica ; bas-sorabe : Łužyca ; allemand : Lausitz), une région historique héritée du Saint Empire romain germanique (962-1806) à cheval sur les actuels Länder de Saxe et de Brandebourg. Les seconds se concentrent dans une zone traditionnellement appelée « Pays catalans » (catalan : Països Catalans ; castillan : Países Catalanes) et regroupant la plus grande partie des territoires ayant appartenu à la confédération de la Couronne d’Aragon (1137-1716).

    Bien que l’érosion des langues minoritaires dans les systèmes fédéraux procède de relations de pouvoir inégales, ce phénomène a été négligé par la science politique. En règle générale, l’étude de cet enjeu a été limitée aux travaux portant sur le fédéralisme multinational, le plus souvent sous l’angle des rapports entre groupes nationaux et d’un point de vue normatif², voire abordée par des chercheurs du nationalisme, la plupart du temps des sociologues (Gellner, 1983 ; Smith, 1991 ; Conversi, 2006), des historiens (Hroch, 1985 ; Hobsbawm, 1992), et même des théologiens (Hastings, 1997). Quant aux travaux proprement « politologiques » traitant des conflits entre groupes linguistiques, signalons ceux de Jean Laponce et de Linda Cardinal, en plus de quelques ouvrages collectifs auxquels ont contribué des philosophes politiques et des juristes spécialistes des droits linguistiques³. L’influence de la sociolinguistique y est d’ailleurs considérable, comme c’est le cas chez Jean Laponce. Pour le reste, il faut se rallier à Stephen May (2003, p. 126-128) et à William Safran (2010, p. 51-52), qui constatent que, quand ils ne sont pas ouvertement hostiles aux droits linguistiques des minorités, les politologues se retranchent le plus souvent dans une position anhistorique et apolitique tout en fermant les yeux sur les rapports de force à la source des déséquilibres linguistiques.

    La science politique est tout aussi silencieuse sur la relation entre le fédéralisme allemand et les minorités linguistiques/nationales. L’analyse se limite au mieux à la présence historique juive et à l’Holocauste ou à une perspective anhistorique sur les minorités issues de l’immigration des dernières décennies, essentiellement celles d’origine turque. Et même dans ces cas, c’est en histoire, en sociologie ou dans les études culturelles (Kulturwissenschaft) que ces thèmes sont abordés et non en science politique — tant allemande que plus généralement occidentale —, qui considère l’Allemagne d’emblée comme un ensemble ayant plus ou moins toujours été un bloc homogène. À l’inverse, les chercheurs d’autres disciplines étudiant les effets du processus d’édification de la nation allemande et des politiques de germanisation sur la vitalité linguistique et la mobilisation des minorités nationales tiennent rarement compte de la tradition fédérale allemande ou du fédéralisme dans leur analyse historique (Šołta et Zwahr, 1974 ; Kunze, 1999 ; Kelly, 2001 ; Glaser, 2007).

    Si le conflit national entre l’Espagne et la Catalogne a fait couler beaucoup d’encre⁴, force est de constater que le reste des Pays catalans, de même que les liens historiques, politiques et culturels entre eux et la Catalogne, ont reçu beaucoup moins d’attention en science politique. Même Juan Linz (1973, p. 84 et 90) consacre à peine quelques lignes aux régions valencienne et baléare dans son célèbre essai sur la réaction des nationalismes périphériques face à la construction de l’État-nation espagnol. Il faut donc se tourner vers les travaux d’historiens et de sociolinguistes si l’on veut apporter un éclairage satisfaisant sur le conflit entre l’Espagne castillane et les Pays catalans. Quant à la littérature comparant explicitement la situation des minorités historiques en Allemagne et en Espagne, elle se limite à ma connaissance à un seul article, écrit par Hans-Jörg Trenz et paru en 2007 dans la revue Ethnicities, qui considère en plus le cas de la France. Et encore, cette comparaison est faite dans une perspective anhistorique qui ne s’attarde pas aux fondements des relations de pouvoir inégales entre les groupes linguistiques. Outre une plus récente contribution de ma plume (Carbonneau, 2016), je ne connais pas de travaux comparant les fédéralismes allemand et espagnol sous l’angle des minorités.

    Pour avoir un portrait d’ensemble des rapports de force menant à l’érosion des langues dominées et à leur remplacement par les langues dominantes dans les systèmes fédéraux, il faut se tourner vers d’autres disciplines, au premier rang desquelles se trouve la sociolinguistique — incluant les disciplines qui lui sont associées, telles la psychologie sociale, l’ethnologie, l’anthropologie linguistique, la démolinguistique et les études culturelles —, mais également le droit, l’histoire, la sociologie et la géographie. Une perspective pluridisciplinaire est donc la clé pour comprendre les multiples facettes des transferts linguistiques se produisant sur un même territoire. Cela étant convenu, cette étude s’inscrit dans le champ de la science politique en raison de son intérêt pour les relations de pouvoir entre groupes linguistiques évoluant au sein de différents contextes étatiques et de son ancrage sur le terrain des politiques publiques.

    Ma comparaison de la relation État-minorité en Allemagne et en Espagne repose sur une approche et des notions inspirées du néo-institutionnalisme⁵. Si le problème de l’érosion des langues minoritaires dans les systèmes fédéraux dérive de relations de pouvoir inégales, celles-ci sont le fait d’un phénomène de contrainte exercée par l’entremise d’institutions (Krasner, 1999). Ce problème pose non seulement la question des relations de pouvoir entre les groupes linguistiques, mais aussi celle de l’ascendant des institutions politiques (contrôlées par un groupe) sur le comportement linguistique des individus (appartenant à un autre groupe). Il est donc essentiel d’accorder une attention particulière aux effets structurants des institutions formelles (constitutions, lois, règles) et informelles (conventions, normes) sur les préférences et le comportement linguistiques ainsi qu’aux limites que ces contraintes posent au répertoire d’actions des groupes de locuteurs minoritaires. De même, il importe de s’intéresser aux conditions historiques de la transformation des normes encadrant l’utilisation des différentes langues parlées au sein d’un même territoire (Cardinal et Sonntag, 2015a, 2015b).

    La relation antagoniste entre les langues majoritaires et minoritaires dans les États contemporains s’est développée dans la durée. L’érosion des langues minoritaires est un processus graduel et le résultat d’une suite de décisions (ou d’inactions) qui sont à leur tour conditionnées par le legs institutionnel de l’État transféré d’un régime politique au suivant. Elles font partie intégrante d’un projet historique de construction de la nation et d’une approche normative vis-à-vis de l’intégration de citoyens parlant des langues différentes (Loughlin, 2005 ; Coakley, 2007 ; Cardinal et Sonntag, 2015b). L’approche de l’État à l’égard des citoyens consiste en normes constitutionnelles et juridiques, formelles et informelles, qui s’accumulent au fil du temps de sorte à façonner une tradition étatique qui peut concéder (ou non) une certaine légitimité aux citoyens parlant historiquement des langues autres que la lingua franca étatique.

    L’approche traditionnelle de l’État envers ses minorités évolue donc dans le temps et peut faire place, si les circonstances le permettent, à un processus de légitimation politique. Celui-ci s’exprime de façons distinctes, selon que les institutions sur lesquelles une minorité s’appuie pour protéger sa langue sont considérées comme acceptables et dignes de protection de la part de l’État et de la majorité nationale. Il faut se demander ici jusqu’à quel point les autorités étatiques des systèmes fédéraux reconnaissent l’hétérogénéité de leur société constituante et tiennent compte des coûts variables de la citoyenneté, notamment ceux de la charge du bilinguisme (Laponce, 1984). Dans cet ordre d’idées, une pleine légitimation de l’hétérogénéité linguistique historique d’un État conduirait à la mise en place de niches territoriales dans lesquelles les langues minoritaires disposeraient d’un statut de « reine » capable de stopper leur érosion et d’endiguer l’hégémonie de la langue majoritaire (van Parijs, 2011).

    La légitimation politique d’une langue minoritaire dans un système fédéral trouve son plein aboutissement dans l’idée de normalisation linguistique. Il s’agit d’une notion qui traduit à la fois un projet politique, un processus correctif et un discours normatif (Fernàndez, 2008) visant à renverser, dans la durée, le flux des transferts linguistiques en faveur des langues dominantes (Fishman, 1991) et à mettre un terme à l’érosion des langues minoritaires grâce à une dynamique institutionnelle des rendements croissants (Pierson, 2000). Dans cette optique, la normalisation linguistique représente le processus inverse de l’érosion et vise à terme, comme son nom l’indique, à faire d’une langue minoritaire malmenée la langue d’usage normale des citoyens dans les différents domaines publics d’un territoire délimité.

    Ces réflexions sur les orientations traditionnelles adoptées par les autorités étatiques et sur les contextes de légitimation des langues minoritaires nous forcent à nous demander si les systèmes fédéraux sont réellement différents des États unitaires dans leur traitement de ces langues. L’exploration des cas allemand et espagnol montre que les États ont élaboré au fil du temps une multitude de mécanismes institutionnels qui contraignent — formellement et informellement — les individus appartenant à des minorités à délaisser leur langue maternelle pour adopter la langue de la majorité nationale. L’étude de ces deux cas montre que le contexte (historique, politique, sociétal) d’une minorité linguistique est un facteur qu’il ne faut pas négliger.

    J’ai vérifié ce fait à l’aide de quatre hypothèses de recherche. Celles-ci avancent que la légitimation politique des langues minoritaires est possible dans certaines circonstances : 1) lors de moments clés dans l’histoire des États (Liu, 2015) ; 2) grâce à un zeitgeist international favorable aux minorités (Loughlin, 2005 ; Coakley, 2007) ; 3) en raison des particularités du clivage gauche-droite dans une société donnée (Noël et Thérien, 2010) ; ou encore 4) grâce à la compassion tardive des autorités à l’égard de minorités déclinantes (Laponce, 1984). L’interaction de ces conditions peut tempérer l’approche de l’État face à ces groupes minoritaires et conduire à des avancées en matière de reconnaissance de la diversité linguistique historique, même si celle-ci ne prend pas toujours la forme institutionnelle de niches territoriales. La validation de ces hypothèses a permis de jeter un éclairage sur les conditions de la légitimation des langues minoritaires et de distinguer différents types de légitimations interagissant au sein des différents contextes étatiques. Nous reviendrons sur ceux-ci dans la conclusion de l’ouvrage.

    Ce livre se compose de cinq chapitres. Le premier est consacré à une analyse du problème de l’érosion des langues minoritaires dans les États contemporains. Partant de la prémisse de la difficile cohabitation des langues chez un même individu, la première section examine cette dynamique à l’échelle des groupes linguistiques tout en prenant acte du fait que les groupes en conflit sont également des communautés culturelles dont les membres partagent une vision du monde qui leur est propre, mais souvent aussi des communautés nationales qui défendent un projet politique. À l’aide de la notion de « régime linguistique », la deuxième section présente différentes manières de concevoir la protection des langues minoritaires en mettant un accent particulier sur l’autonomie territoriale et le fédéralisme, moyens estimés les plus efficaces afin de préserver la diversité linguistique existant dans les sociétés fédérales. Une troisième section se penche plus précisément sur la contrainte que les institutions formelles et informelles exercent sur le comportement des individus en amont des transferts linguistiques, avant d’examiner les notions de « tradition étatique », de « légitimité politique » et de « normalisation linguistique », qui tracent le chemin par lequel les langues minoritaires doivent transiter dans les systèmes fédéraux pour échapper à un processus d’érosion. Le chapitre se clôt sur une présentation des hypothèses de recherche et de la démarche méthodologique en amont de ce livre.

    Les chapitres 2 et 3 suivent les traces des traditions étatiques allemande et espagnole à partir de la genèse médiévale de la présence sorabe et catalane en Europe centrale et dans la péninsule Ibérique. La présentation de la tradition étatique prend comme point de départ un tournant décisif pour l’organisation territoriale et pour les politiques linguistiques à l’endroit des minorités. Il s’agit de l’adoption des décrets de Nueva Planta entre 1707 et 1716 dans le cas des Pays catalans et, dans celui des Sorabes, du Congrès de Vienne survenu un siècle plus tard, en 1815. À partir de ces événements, qui ont confirmé les prétentions de la Prusse et de la Castille comme hégémons des ensembles politiques allemand et espagnol, ces chapitres repasseront par segments les traditions étatiques allemande et espagnole, et leurs effets sur le sorabe et le catalan selon l’enchaînement des régimes politiques, jusqu’au régime socialiste en Allemagne de l’Est (1945-1990) et au franquisme en Espagne (1939-1975).

    Les chapitres 4 et 5 portent un regard contrasté sur l’approche accommodante des autorités allemandes et espagnoles à l’égard des langues sorabe et catalane depuis 1990 et 1978 respectivement, en faisant ressortir les répercussions linguistiques bénéfiques de la démocratisation et de la décentralisation de deux États dictatoriaux fondés sur des principes idéologiques opposés (le communisme est-allemand de type stalinien et le fascisme franquiste). Ces chapitres se penchent dans un deuxième temps sur l’étendue actuelle de la légitimation des revendications territoriales et culturelles des Sorabes et des catalanophones auprès des institutions politiques régionales et des principales formations politiques, et font le bilan de la décentralisation dans les systèmes fédéraux allemand et espagnol. Les deux chapitres se terminent par une analyse des insuffisances de la politique linguistique à l’égard du sorabe et du catalan en s’appuyant sur les rapports du Conseil de l’Europe quant à l’application de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires à laquelle l’Allemagne et l’Espagne ont adhéré.

    1. Voir par exemple Birke et Wentker (1993), Laufer et Münch (1998), Kymlicka (1998), Stepan (1999), Sturm (2001), Watts (2002), Bretz (2005), Burgess (2006), Allen (2007), Colino (2010) et Krumm (2015), pour ne nommer que quelques-uns d’une longue liste d’auteurs.

    2. Voir entre autres Keating (1996), Kymlicka (1998, 2001), Caminal Badia (2002), Burgess (2006), Norman (2006), Gagnon (2008, 2011), Requejo (2009), Seymour et Laforest (2011), Parent (2011), Basta, McGarry et Simeon (2015).

    3. Pensons ici à Fishman (2001c), Kymlicka et Patten (2003), Wallot (2005) et Williams (2007). Pour des recueils regroupant majoritairement des contributions de politologues, se référer à Cardinal (2008) et à Cardinal et Sonntag (2015b).

    4. Voir par exemple Linz (1973), Laitin (1989, 1992), Keating (1996), Fossas et Requejo (1999), Hermet (1996), Malaret (2001), Watts (2002), Guibernau (2004), Moreno (2008), Requejo (2009), Gagnon et Requejo (2011), Cuadras-Morató (2016) et Cetrà (2019).

    5. Pour une analyse étoffée des multiples aspects à considérer dans la comparaison des types de nationalisme, je réfère le lecteur au chapitre 5 de la Sociologie du nationalisme de Dufour (2019).

    Chapitre 1

    Les contraintes sur les langues minoritaires dans les états modernes

    Ce chapitre explore dans un premier temps diverses pistes théoriques pour comprendre les dynamiques conflictuelles entre les groupes linguistiques à la source de l’érosion des langues minoritaires dans les États modernes, de même que les enjeux culturels et identitaires expliquant la volonté de les préserver. Il examine ensuite diverses solutions destinées à rééquilibrer la relation inégale entre groupes linguistiques en mettant un accent particulier sur le principe de territorialité et les arrangements fédéraux. Partant de l’ascendant que les institutions exercent sur le comportement des individus, il analyse dans un troisième temps les paramètres historiques des politiques linguistiques mises en place par les États, la légitimité des demandes linguistiques et les mécanismes à l’œuvre dans le renversement du processus d’érosion des langues minoritaires.

    1. Langues et territoires

    Les groupes linguistiques entretiennent une relation étroite avec leur territoire. Celle-ci est d’autant plus vitale quand ces groupes sont minoritaires, car ils sont exposés à un contexte sociolinguistique défavorable qui tend à restreindre l’utilisation de leur langue au profit de l’extension de la langue majoritaire. Or, les relations de pouvoir inégales entre les groupes linguistiques ont des implications identitaires plus profondes qui touchent au registre des faits culturel et national. Force est de constater que l’érosion des langues minoritaires dans les sociétés contemporaines est très souvent tributaire des tentatives de faire coïncider l’État et la nation par-delà les limites des territoires historiques des différents groupes linguistiques.

    1.1. La dynamique conflictuelle des groupes linguistiques

    Dans son livre Langue et territoire, Jean Laponce (1984) décrit la répulsion que se témoignent les langues se côtoyant, au niveau neuropsychologique puis, par extension macrosociologique, au niveau géographique. C’est que le bilinguisme est coûteux, tant en ce qui concerne l’apprentissage d’une seconde langue qu’en ce qui a trait à sa rétention et à sa récupération pour les besoins de la communication. « Pour qu’un individu devienne ou reste bilingue, il faut donc que le bénéfice social soit supérieur au coût mental ; […] ce coût mental du bilinguisme suffit à expliquer que la tendance vers l’unilinguisme ne soit jamais éliminée. […] tout se passe comme si le cerveau opérait plus rapidement et à moindre coût dans un système sémantique unique », écrit Laponce (1984, p. 10-11). Deux conséquences découlent de ce coût : le regroupement des locuteurs sur une base géographique et la décharge du bilinguisme sur le groupe dominé socialement ou numériquement.

    Puisque les individus tendent à se retrancher dans l’unilinguisme à mesure que le niveau de communication devient complexe, la norme veut que le groupe dominant impose son idiome comme lingua franca pour réguler la communication complexe avec les locuteurs de l’autre langue. Laponce observe deux types de contact linguistique qui, selon leur nature et leur intensité, auront une incidence plus ou moins grande sur la langue maternelle du groupe socialement dominé. Si le contact se limite à certains rôles sociaux, on dira qu’il est ponctuel. Il se traduit alors par un bilinguisme de juxtaposition, soit une forme de diglossie qui peut être stable quand « les deux langues ne sont pas vraiment concurrentes, ou du moins ne le sont que faiblement, car elles ont chacune des aires géographiques et sociales bien déterminées » (Laponce, 2006, p. 36).

    Comme l’a établi le linguiste Charles Ferguson (1959), la notion de diglossie n’est pas conflictuelle en elle-même, puisqu’elle désigne la coexistence, à l’intérieur d’une même communauté de locuteurs, de deux parlers distincts (souvent deux variétés d’une même langue) en fonction des domaines d’usage et des situations de la vie courante. La diglossie distingue une langue haute standardisée, destinée aux usages formels et à la communication écrite, et une langue basse, réservée aux usages oraux et informels. Ferguson se penche par exemple sur les diglossies suisse alémanique (allemand standard/ dialectal) et haïtienne (français/créole), en plus des cas de l’arabe (classique/dialectal) et du grec (ancien/moderne). Notons ici que l’individu diglossique est le lieu de rencontre d’une langue véhiculaire et d’une langue vernaculaire : la première renvoyant à un véhicule communicationnel entre deux groupes au-delà des frontières physiques et sociales les séparant, la seconde référant à la langue parlée traditionnellement au sein d’une communauté. Dans ce contexte, il arrive que l’expansion d’une langue vernaculaire hors de sa zone en fasse une langue véhiculaire assurant le contact entre des communautés parlant des langues vernaculaires différentes.

    À l’ère de l’État-nation et de sa tendance à l’homogénéisation des citoyens (Gellner, 1983), la diglossie est plutôt instable et procède du second type de contact évoqué par Laponce (2006, p. 13) : « lorsque des langues cohabitent dans un même État et sont étroitement imbriquées au niveau du territoire », le contact linguistique tend à devenir global et la langue majoritaire se superpose à la langue minoritaire. L’emploi d’une seconde langue se généralise à l’ensemble des rôles sociaux au sein de la communauté minoritaire, et le contact devient concurrentiel. Dans ce cas, « la diglossie s’entend d’un rapport entre groupes linguistiques qui attribue au groupe minoritaire le statut de langue basse — langue restreinte à la sphère privée et à des relations intragroupes informelles — et au groupe dominant le statut de langue haute — langue dominant les relations intergroupes et la sphère publique » (Landry, 2008, p. 339).

    Les types de bilinguisme décrits par Laponce ne sont pas constants, mais s’observent plutôt de façon séquentielle. Pour lui, la diglossie devient problématique dès lors qu’il y a glissement d’un bilinguisme additif vers un bilinguisme soustractif : plutôt que de simplement s’y juxtaposer, la seconde langue se superpose à la première et la supplante graduellement¹. Ce phénomène se produit d’abord dans la sphère publique, notamment au travail, où la langue dominante exerce une « position stratégique dominante à partir de laquelle [elle] se diffuse sur l’ensemble des autres pôles » (Laponce, 1984, p. 31). Puis, peu à peu, la première langue est restreinte à la maison, de laquelle elle sera habituellement évincée après deux ou trois générations par l’entremise de l’exogamie. Le processus arrive à son terme quand la langue véhiculaire de l’exogroupe dominant s’est totalement substituée à la langue vernaculaire de l’endogroupe dominé : d’abord dans les centres urbains, puis dans les campagnes, et enfin dans les enclaves subsistantes. Les transferts linguistiques prennent donc la forme d’un cercle vertueux pour les membres du groupe dominant grâce à une dynamique des rendements croissants : ces individus parviennent à s’économiser la charge du bilinguisme en même temps que leur groupe gagne davantage de locuteurs grâce à leur nombre supérieur, à leur pouvoir politique et à leur meilleur statut social (figure 1.1).

    Ce cercle vicieux pour les langues minoritaires a amené Laponce (1984, p. 1) à formuler son célèbre précepte selon lequel la seule façon de protéger une langue adéquatement est de lui réserver une niche territoriale « où la communication se fera dans une seule et même langue qui puisse lier, entre eux, les différents rôles sociaux d’un même individu et les différents individus d’une même société ». À défaut d’avoir une aire géographique exclusive, cette langue devra se retrancher dans des aires sociales : « il est sage de faire de la diglossie en spécialisant chaque langue dans le domaine où elle est la plus performante et donc d’éviter le contact entre les langues. Il faut faire du bilinguisme de juxtaposition plutôt que du bilinguisme de superposition » (Laponce, 2006, p. 16).

    FIGURE 1.1.

    Cercle vertueux de l’hégémonie de la langue majoritaire

    Selon Philippe van Parijs (2012), qui s’inspire lui-même de Laponce, deux mécanismes utilitaires verticaux sont à l’œuvre lorsque le coût du bilinguisme est assumé par le groupe dominé (figure 1.2). Le premier « fonctionne de haut en bas » et correspond à l’offre de la langue : l’État impose une langue unique (celle du groupe dominant) sur l’ensemble de son territoire au moyen d’institutions contraignantes, telles que l’école et le service militaire obligatoires, et restreint l’usage des autres langues (van Parijs, 2012, p. 81). C’est ce qui s’est produit partout où l’État a pacifié ses périphéries par le « colonialisme intérieur » pour y éradiquer la diversité linguistique, comme en France (Lafont, 1967, 1968) et au Royaume-Uni (Hechter, 1975). À un degré moindre, l’État instaure un bilinguisme « à sens unique » : la langue dominante est diffusée partout sans que les langues régionales puissent s’étendre hors de leur aire traditionnelle, comme cela s’est passé en Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) (Laponce, 1984, p. 107), puis dans la fédération russe².

    Plus subtil, le second mécanisme s’oriente du bas vers le haut. Il correspond à la demande provenant de la population elle-même. La langue dominante est apprise par le locuteur de la langue dominée à la suite d’un calcul probabiliste de son usage ultérieur, qui prend en considération les opportunités que lui offre la maîtrise d’une langue plus utile disposant d’un plus grand bassin de locuteurs. Ce choix est alors souvent présidé par des considérations d’ordre économique et psychologique. La multiplication de cette attitude probabiliste permettra à cette langue de s’imposer de manière naturelle, comme le plus petit dénominateur commun de locuteurs de différents idiomes, ce qui à son tour consolide la compétence de cette langue chez les locuteurs en présence et favorise encore plus sa diffusion. Ce mécanisme utilitaire permet d’expliquer davantage l’hégémonie de la langue dominante dans les États où les minorités disposent en principe de protections linguistiques. « Très souvent », ces deux mécanismes « opèrent simultanément et se renforcent mutuellement » (van Parijs, 2012, p. 82).

    FIGURE 1.2.

    Mécanismes de diffusion de la langue majoritaire

    Source : Inspiré de van Parijs (2012, p. 81-82).

    Or, même en l’absence d’une politique explicite d’assimilation, le choix a priori librement consenti des locuteurs d’une langue minoritaire d’adopter un comportement diglossique ne peut être isolé du contexte sociolinguistique dans lequel ces individus et leur communauté évoluent. Celui-ci recouvre deux dimensions macrosociétales qui viennent situer les mécanismes de diffusion décrits par van Parijs. L’hégémonie de la langue dominante procède d’abord de la structure démolinguistique d’un État ou d’un groupe d’États : le nombre supérieur de locuteurs par rapport aux locuteurs des autres langues, en chiffres absolus et en proportion. En raison du coût du bilinguisme, la probabilité d’apprendre une langue dominante est d’autant plus forte que sa maîtrise donne accès à une plus grande communauté de locuteurs et à un plus grand nombre d’occasions offertes dans un plus ample espace socio-économique — procurant ainsi un meilleur retour sur l’investissement linguistique (Laponce, 1984, 2006 ; van Parijs, 2011).

    La force d’attraction d’une langue s’appuie en second lieu sur la conjoncture sociopolitique aux échelons étatique et mondial, ce qui se traduit par le prestige : une langue sera d’autant plus attirante que son statut politique sera élevé et associé à l’ascension sociale de ceux qui s’en font maîtres (Laponce, 1984). Le prestige d’une langue est la plus-value extraite d’un environnement linguistique artificiellement forcé : il se nourrit de l’oubli de son imposition. Comme le note le linguiste Claude Hagège (2000, p. 162-172), le prestige d’une langue est un phénomène contextuel et politiquement déterminé. Il n’est pas lié aux attributs d’une langue, mais aux caractéristiques sociales de ses locuteurs (maternels) :

    Il n’y a rien en soi, dans la phonologie, la morphologie, la syntaxe ou le lexique d’une langue, qui soit porteur de prestige. Le prestige, c’est-à-dire la réputation de valeur et d’éminence, ne peut, étant donné les implications de ces notions, ne s’attacher qu’à des humains. Quand donc on dit qu’une langue est prestigieuse, il s’agit, en réalité, de ceux qui la parlent ou des livres qui l’utilisent. Par un processus de transfert, qui est courant dans la relation au monde et aux valeurs dont on le charge, le respect ou l’admiration qu’inspire une collectivité ou ses réalisations se trouve reporté sur ses attributs. Or la langue est un des attributs principaux de toute communauté humaine. (Hagège, 2000, p. 155)

    À l’échelle interétatique, le prestige fait intervenir des facteurs conjoncturels liés au poids politique des États où des langues sont dominantes à un moment historique donné. Laponce (2006, p. 119) note que l’« expansion géographique d’une langue est due à des facteurs démographiques, économiques et culturels aussi bien que militaires » et que « ces différents facteurs explicatifs sont fortement corrélés entre eux ». Les échelons où opèrent ces facteurs sont également corrélés : plus une langue est prestigieuse à l’international, plus elle sera dominante dans un État où elle possède des locuteurs maternels. Ces variables sociolinguistiques — structurelle et conjoncturelle — déterminent la place relative et la force d’attraction des différentes langues au sein d’une hiérarchie en fonction des relations de pouvoir entre les groupes linguistiques dans les États multilingues. Elles traduisent la puissance culturelle respective des États en fonction de leurs langues officielles ou nationales. De cette classification des États émane une hiérarchisation des langues au sommet de laquelle trône l’anglais comme seule langue multicontinentale dans ces quatre domaines (Laponce, 1984).

    Le cas du Canada est instructif à cet égard. La langue dominante y détient un double avantage structurel-conjoncturel, mais dans des proportions encore plus avantageuses, étant non seulement la langue dominante du Canada et de l’Amérique du Nord, mais aussi la langue la plus prestigieuse au monde. La politique linguistique officielle du Canada a volontairement ignoré ce fait depuis sa fondation en 1867. L’égalité formelle du français et de l’anglais from coast to coast, inaugurée par Pierre Elliott Trudeau avec la Loi sur les langues officielles en 1969 et enchâssée dans la Charte canadienne des droits et libertés en 1982, est littéralement abstraite en ce sens qu’elle fait abstraction de la réalité empirique et des rapports de forces inégaux entre les deux langues, ce que Laponce (1984, p. 156) a tôt fait de souligner : « Des droits égaux donnés à des langues inégales ne sauraient produire des situations égalitaires. » Il faudra cinq décennies avant que Justin Trudeau, en dissonance avec le legs idéologique de son père, ne reconnaisse le déséquilibre réel entre le français et l’anglais au Canada³ après avoir fait adopter la Loi sur les langues autochtones (2019), réponse tardive et timide à près de deux siècles de politique d’assimilation systématique.

    Raymond Breton (1985b, p. 9), qui a étudié la dimension utilitaire de la cohésion des minorités francophones hors Québec dans le cadre de la « complétude institutionnelle », a montré que le libre choix linguistique est contraint par des relations intercommunautaires inégalitaires et la force d’attraction des institutions du groupe majoritaire : « Le système institutionnel de la minorité est pour ainsi dire en concurrence avec celui de la majorité pour l’allégeance et la participation des membres de la catégorie ethnoculturelle et même de la collectivité. Comme il s’agit d’une minorité face à une majorité, la concurrence sera généralement inégale. » Séduits de la sorte par les perspectives de mobilité sociale, les locuteurs d’une langue minoritaire finiront par se rallier à la majorité, surtout s’ils ne disposent pas d’incitatifs suffisants et des outils institutionnels nécessaires à leur intégration sociale dans leur communauté.

    1.2. Les minorités linguistiques comme communautés culturelles

    Quel que fût l’enjeu des conflits, l’histoire s’est structurée autour d’une longue suite de luttes opposant des majorités à des minorités. Aujourd’hui, rien n’est plus normal que de trancher un conflit en fonction de qui détient la majorité, qu’il en aille de la démocratie parlementaire ou de la démocratie immédiate propre à une société anarchiste. Les concepts de majorité et de minorité sont certes polysémiques, mais ils reflètent toujours des relations de pouvoir inégales. Dans son Étude des droits des personnes appartenant aux minorités ethniques, religieuses et linguistiques, remise à l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies (ONU), le rapporteur spécial Francesco Capotorti arrivait à la conclusion qu’il n’existait pas de définition universelle du terme minorité. Mandaté

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