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L' innovation et l’économie sociale au cœur du modèle québécois: Entretiens avec Benoît Lévesque
L' innovation et l’économie sociale au cœur du modèle québécois: Entretiens avec Benoît Lévesque
L' innovation et l’économie sociale au cœur du modèle québécois: Entretiens avec Benoît Lévesque
Livre électronique540 pages7 heures

L' innovation et l’économie sociale au cœur du modèle québécois: Entretiens avec Benoît Lévesque

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À propos de ce livre électronique

L’innovation sociale et l’économie sociale et solidaire sont au cœur de l’analyse que fait Benoît Lévesque du modèle québécois, qui suscite aujourd’hui l’intérêt partout dans le monde. Ce sociologue a contribué à la reconnaissance d’une vision élargie de l’économie, qui couvre non seulement le secteur privé, mais aussi le secteur public et les initiatives relevant de la société civile, soit une économie plurielle dont certaines composantes sont orientées vers la démocratisation économique.

Conçu sous la forme d’entretiens avec Benoît Lévesque, ce livre permet d’explorer, avec le chercheur, le contexte de sa production scientifique et sa signification pour la société québécoise. Il en résulte un genre hybride, où les éléments biographiques se conjuguent à un témoignage personnel et intellectuel, offrant au lecteur un voyage à travers une vie, l’histoire d’une pensée et son influence. Ces conversations nous font découvrir les particularités du métier d’un sociologue engagé et sa vision de l’histoire récente du Québec, de la Révolution tranquille à aujourd’hui. Ses travaux et ses interventions montrent l’importance du rôle joué par des acteurs de la société civile, portée par des organisations collectives souvent orientées vers l’intérêt général, tels les organismes communautaires, les syndicats, les coopératives, les entreprises d’économie sociale, et plus récemment le secteur philanthropique et le mouvement écologiste.

L’ouvrage s’intéresse aux rapports sociaux, mais il met aussi en valeur les dimensions politiques du modèle québécois. On y découvre un État plus stratège et une société civile plus politique qu’on le présumait, évoquant un « socialisme civil ». C’est à partir de tels constats que le sociologue fournit des pistes de réflexion pour penser l’avenir du Québec, qu’il voit d’ailleurs comme une société engagée.

LangueFrançais
Date de sortie20 oct. 2021
ISBN9782760555808
L' innovation et l’économie sociale au cœur du modèle québécois: Entretiens avec Benoît Lévesque
Auteur

Marie J. Bouchard

Marie J. Bouchard est professeure titulaire au Département d’organisation et ressources humaines de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et membre régulière du Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES). Ses publications portent notamment sur l’innovation sociale et sur le cadrage conceptuel, l’évaluation et les statistiques de l’économie sociale. Depuis 2015, elle préside la Commission scientifique « Économie sociale et coopérative » du Centre international de recherches et d’information sur l’économie publique, sociale et coopérative (CIRIEC international).

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    Aperçu du livre

    L' innovation et l’économie sociale au cœur du modèle québécois - Marie J. Bouchard

    Avant-propos

    Benoît Lévesque est l’un des premiers chercheurs au Québec à avoir parlé d’innovation sociale et d’économie sociale, des notions qui traversent son analyse du modèle québécois de développement. Très reconnu dans les milieux scientifiques et des acteurs sociaux auprès desquels il œuvre, ce sociologue québécois est sans doute moins connu du grand public.

    Professeur émérite au Département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), cofondateur du Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES) et de l’Alliance de recherche universités-communautés en économie sociale (ARUC-ÉS), inspirateur de l’organisme de liaison et de transfert Territoires innovants en économie sociale et solidaire (TIESS), Benoît Lévesque est un scientifique de réputation internationale et un intellectuel engagé. Ses travaux servent de phare pour tout un courant d’études et d’interventions, ce qui lui a valu le titre de « père de l’innovation sociale » et de « pape de l’économie sociale ». Ce à quoi il répond humblement et avec humour : « Je ne suis ni père ni pape, je ne suis que l’évêque. »

    Dans ces entretiens, Benoît Lévesque partage avec nous sa vision de l’histoire récente du Québec, de la Révolution tranquille à aujourd’hui. Son regard nous fait voir l’importance du rôle qu’y joue la société civile, et son parcours nous fait découvrir les particularités du métier d’un sociologue engagé. Ses recherches et ses interventions ont contribué à produire de nouvelles connaissances, mais aussi à inspirer des acteurs sociaux qui mettent en avant des intérêts collectifs souvent orientés vers l’intérêt général, tels les organismes communautaires, les syndicats, les coopératives, les entreprises d’économie sociale, et plus récemment le secteur de la philanthropie et les initiatives relevant de l’écologie.

    D’entrée de jeu, il faut noter que Benoît Lévesque ne conçoit pas sa contribution en dehors des réseaux qu’il a contribué à constituer et à animer, ce qui caractérise son approche de la recherche, le partenariat. Avec les collègues qu’il a inspirés et ceux qui l’ont inspiré, ce chercheur s’est donné comme thématique transversale de recherche les innovations et les transformations sociales, et a adopté une méthodologie appropriée faisant place aux acteurs sociaux pour la coproduction des connaissances. De ce fait, on peut se représenter ce chercheur comme un « acteur réseau » au sens de Michel Callon (2006), pour qui le fait scientifique et humain doit être considéré en fonction de la multiplicité des relations qui le constituent. Ainsi, il parle facilement au « nous », mais avec un certain malaise au « je ». Dans ses publications, on lui compte environ 140 coauteurs (ce qui ne l’a pas empêché d’en produire en solo pas loin de 200 autres). Outre des chercheurs, Benoît Lévesque fait une place aux acteurs terrain et avance ainsi l’idée d’une coconstruction et d’une coproduction des connaissances. Ce faisant, cet acteur réseau contribue à produire ce qu’il appelle une auto-institutionnalisation des regroupements et de leur écosystème.

    Ce livre peut paraître particulier dans cette collection puisqu’il est conçu en mode de conversation avec un chercheur qui se démarque par ses contributions scientifiques, ses publications et son leadership en recherche, ainsi que par ses interventions. L’intérêt de la formule conversations est qu’elle nous permet d’explorer avec l’auteur le contexte de cette production scientifique et sa signification pour la société québécoise. Il en résulte une sorte d’hybride, où les éléments biographiques se conjuguent à un témoignage personnel et intellectuel, offrant au lecteur un voyage à travers une vie, l’histoire d’une pensée et son influence. Cette trajectoire personnelle et professionnelle permet de comprendre les thématiques de recherche et l’engagement du sociologue tout au long de sa carrière.

    On trouve ici une synthèse inédite qui permet de voir l’ancrage multidisciplinaire des travaux de Benoît Lévesque et l’application de cette grille d’analyse à des aspects du Québec qui en marquent le caractère distinctif. Cette analyse sociologique se centre bien entendu sur les rapports sociaux, mais elle met aussi en valeur les dimensions politiques du « modèle québécois ». On y découvre un État plus stratège et une société civile plus politique qu’on le pensait, ce qui suggère un « socialisme civil ». C’est à partir de tels constats que le sociologue fournit des pistes de réflexion pour penser l’avenir de la société québécoise, qu’il voit d’ailleurs comme une société engagée.

    L’ouvrage nous permet de suivre le parcours d’un intellectuel dont on aurait pu, avec le temps et en raison d’un effet de perspective, oublier les engagements successifs – religieux, syndical, coopératif, politique et philanthropique, et bien sûr l’engagement dans la recherche. Benoît Lévesque y trouve ses sources d’inspiration et même ses outils de travail. Ces entretiens nous font voir la très grande cohérence de cette trajectoire et la prégnance de ces formes d’engagement dans l’architecture des travaux de cet intellectuel engagé. Il nous livre ici quelques-unes des clés pour comprendre l’immense générosité avec laquelle il a consacré sa vie – et continue de le faire encore aujourd’hui – à l’avancement de notre compréhension de la société québécoise.

    Cet engagement multiforme fournit aussi la trame de sa réflexion, le menant à croiser des grilles sociologiques et économiques, à connecter ses observations à l’échelle d’organisations ou de territoires à des régulations macroéconomiques et sociales, développant par là un regard original sur la société québécoise et son évolution. Plus intéressé par ce qui se fait que par ce qui se défait, il porte son attention sur les initiatives qui tracent des pistes en dehors des sentiers battus, quitte à paraître marginales au départ, mais qui mettent toutes de l’avant les acteurs sociaux concernés au premier plan par les transformations sociales en cours, soit les usagers, les consommateurs, les travailleurs ou les citoyens, au travers des organisations qui les impliquent. Ce sont ces acteurs que le sociologue mobilise autour de lui et de son réseau de chercheurs, qui, ensemble, coconstruisent et coproduisent les recherches, partant de la définition de l’objet à la diffusion des résultats.

    Si les pionniers de la sociologie québécoise contemporaine (Fernand Dumont, Marcel Rioux et Guy Rocher) ont pu influer sur le déploiement de la Révolution tranquille à partir de réformes sociales et institutionnelles d’envergure, Benoît Lévesque appartient à une cohorte de sociologues plus récente qui ont complété, voire interpellé ces réalisations à partir d’innovations sociales et d’initiatives de la société civile. Celles-ci visent une démocratisation en matière non seulement d’accès universels aux services, mais aussi de coconstruction des programmes (définition) et de coproduction des services (livraison) avec les usagers.

    LA TRAJECTOIRE PERSONNELLE ET PROFESSIONNELLE

    La trajectoire de ce sociologue est ainsi révélatrice d’un cheminement atypique, souvent occulté, celui de chercheurs qui, venant des régions, sont animés par des aspirations d’émancipation pour eux et pour le milieu qui les a vus naître. Il a connu la période d’avant la Révolution tranquille, alors que les services, telle l’éducation supérieure, n’étaient pas facilement accessibles pour les jeunes de milieux modestes. Si le début des années 1960 a constitué une grande transformation, cette période a aussi fait naître des aspirations qui allaient au-delà des réalisations de cette époque. Pour aller plus loin, notamment sur le plan de la démocratisation et de l’inclusion sociale, une trajectoire complémentaire devait être ouverte, une trajectoire misant non seulement sur l’intervention de l’État, mais aussi sur les innovations sociales constituées le plus souvent d’initiatives de la société civile dans le domaine social comme dans celui de l’économie, et portées par des valeurs de démocratie, de solidarité, d’égalité et d’équité.

    Sous cet angle, le parcours de Benoît Lévesque nous semble représentatif d’une génération de sociologues dont la reconnaissance s’est faite principalement à l’échelle des acteurs intermédiaires que sont les associations, les syndicats, les entreprises collectives et leurs écosystèmes.

    Les nombreux réseaux dans lesquels il s’engage et qu’il contribue à renforcer au fil du temps finissent par constituer un écosystème de recherche et de transfert de connaissances sur les innovations sociales, dont la reconnaissance et la réputation se manifestent par les nombreuses invitations faites à Benoît Lévesque et à ses collègues dans les milieux de la recherche, mais aussi celui des politiques publiques, à l’échelle nationale et internationale.

    Par ses travaux, Benoît Lévesque a fondé et contribué à renforcer un champ et une approche de la recherche universitaire qui sont aujourd’hui reconnus par un prix scientifique du gouvernement du Québec, le prix Marie-Andrée-Bertrand, qui « est la plus haute distinction attribuée à une personne qui a mené une carrière remarquable en recherche et dont l’envergure et la qualité scientifique des travaux ont mené au développement et à la mise en œuvre d’innovations sociales d’importance, conduisant au mieux-être des individus et des collectivités » (Secrétariat des Prix du Québec scientifiques, 2021). Il en a été lui-même le récipiendaire en 2015.

    Cet ouvrage de la collection « Politeia » comprend neuf chapitres. Les trois premiers chapitres présentent le parcours personnel et professionnel de Benoît Lévesque, de son enfance à la retraite, encore très active aujourd’hui. Les cinq chapitres suivants sont structurés autour des principaux thèmes qui ont fait l’objet des travaux et des interventions du chercheur. Nous avons exploré ces thèmes à partir de questions visant à synthétiser sa contribution pionnière à trois domaines : l’innovation sociale, l’économie sociale et le modèle québécois de développement. Le dernier chapitre permet un retour sur l’engagement qui caractérise cette trajectoire. À la différence d’autres publications ayant présenté les travaux de Benoît Lévesque, qui permettent notamment de remonter les marches d’une construction théorique et pratique (Lévesque, Fontan et Klein, 2014 ; Palard, 2017), ces entretiens offrent une synthèse inédite de ses contributions intellectuelles et dont on peut retracer l’ancrage dans un parcours personnel et professionnel d’engagement.

    Les chapitres sur la trajectoire de Benoît Lévesque sont ceux qui comportaient le plus de défis. Pour répondre à mes questions, il a dû retrouver dans ses archives les éléments qui tracent son parcours et expliquent ce qui en fait un témoignage de la société québécoise de cette époque. À la suite d’un travail de recherche pour retracer les lieux, les dates des événements, les personnes de son réseau, le sociologue remonte les principales étapes de sa vie, soit son enfance, ses études, sa carrière de professeur d’université et sa retraite. Ce travail a pris une ampleur que nous n’avions pas prévue, aboutissant sur trois chapitres au lieu d’un seul. Ceci s’explique en partie du fait que cette trajectoire n’est pas seulement celle d’un individu, mais de groupes auxquels il a appartenu et qu’il a souvent lui-même contribué à mettre sur pied, où se côtoyaient acteurs sociaux, professeurs et étudiants. Ceci rend compte d’une manière de réaliser la recherche, en partenariat, coproduction et collégialité. En ce sens, le chercheur rend hommage ici à ses compagnons de route, mais, plus fondamentalement, il nous dit que, seul, il n’aurait pas été le même, qu’il n’aurait pas réalisé les projets qu’il a menés ni apporté toutes ces contributions.

    Dans les trois premiers chapitres, on explore ainsi avec Benoît Lévesque les divers passages de sa vie et de son travail qui lui ont permis de découvrir la société afin de la comprendre et de s’engager dans l’action. Les questions posées dans cette série d’entretiens s’articulent autour des épreuves, des passages, des défis et des sanctions qui constituent concrètement la trame de cette histoire. On y traite de l’individu, de sa vision de la société et de ce que signifient ces expériences d’un point de vue sociologique, même si cette analyse se fait a posteriori. Suivre ces divers passages nous fait voir qu’ils sont arrimés à ceux que traverse Benoît Lévesque au sein de la sociologie, allant de la sociologie des religions et de l’utopie, à la sociologie du développement et du modèle québécois, puis d’une sociologie de l’économie et des entreprises collectives, à une sociologie des innovations sociales et de la transformation de la société québécoise.

    Il nous parle d’abord des étapes qui ont marqué sa vie, de l’enfance à la retraite, les présentant avec le regard du sociologue sur la société québécoise et son évolution. Né dans une ferme près de Matane en 1939, Benoît Lévesque a connu une autre époque ou, comme il le dit, « un autre monde ». Les passages sont d’abord de quitter son village pour devenir pensionnaire dans un collège de la région montréalaise, ensuite devenir un prêtre engagé auprès des jeunes en milieu éducatif au sein d’une congrégation religieuse, pour revenir à la vie laïque et faire des études doctorales de sociologie en France et, à son retour au Québec, prendre un poste de professeur en développement régional à l’Université du Québec à Rimouski (UQAR) puis en sociologie économique à l’UQAM.

    Après son engagement dans la communauté religieuse, sa carrière de professeur-chercheur le mène à s’impliquer auprès de groupes de citoyens, d’organismes communautaires, coopératifs ou de développement régional, mais aussi auprès de syndicats et de groupes politiques non partisans. Ces associations volontaires se révèlent à ses yeux jouer un rôle majeur dans le réaménagement des rapports entre l’État et la société civile qui suivra la Révolution tranquille. Il en fait l’un des principaux objets d’étude et d’intervention. On comprend également par ce récit le rôle joué par les demandes exprimées par les acteurs sociaux dans les projets de recherche menés par Benoît Lévesque. Elles seront le fil d’Ariane de cette trajectoire scientifique, qui sera par conséquent très ancrée dans l’évolution même de la société.

    TROIS GRANDES THÉMATIQUES DE RECHERCHE ET D’INTERVENTION

    Les cinq chapitres suivants sont structurés autour d’un thème principal. Le premier thème abordé est celui de l’innovation sociale, que ce chercheur et ses collègues conceptualisent dans une perspective de transformation sociale. Si la notion d’innovation sociale s’est largement diffusée au cours des dernières années, il faut voir que les travaux de Benoît Lévesque sont précurseurs et continuent aujourd’hui d’influencer la recherche et l’intervention dans ce domaine, au Québec, au Canada et à l’international. Dans tous nos entretiens, le thème de l’innovation sociale s’avère structurant dans le regard qu’il porte sur la société québécoise. Ce qui explique le titre de l’ouvrage : L’innovation et l’économie sociale au cœur du modèle québécois.

    Depuis les années 1980, l’attention du chercheur s’est portée sur les organisations et les acteurs sociaux qui évoluent sur le terrain de l’économie, tels les syndicats, les coopératives et les organismes de développement économique communautaire, mais également sur les groupes de citoyens engagés dans le développement social. Ceci représente à ses yeux un terrain fertile pour les innovations sociales qui se déploient sur le plan des modes de coordination et de gestion (dimension organisationnelle) et sur le plan de la répartition du pouvoir et des surplus selon des règles bien définies (dimension institutionnelle). Ces projets sont mobilisateurs dans la mesure où ils laissent entrevoir des transformations plus importantes à l’échelle de la société.

    La notion d’innovation sociale, telle que mise de l’avant par Benoît Lévesque et ses collègues, résulte d’une construction théorique qui prend en charge non seulement la finalité visée par les promoteurs, mais aussi la portée réelle en matière de transformation sociale. Pour ce groupe de chercheurs, ce sont les aspirations et les enjeux sociaux qu’il est intéressant de mettre en lumière. Selon les périodes et selon les acteurs (travailleurs, usagers, femmes, jeunes, écologistes), il est possible de repérer diverses générations d’innovations sociales, souvent en liaison avec des conjonctures bien précises. Dans cette perspective, il est pertinent de se demander non seulement ce que ces diverses générations ont de spécifique, mais aussi ce qu’elles partagent dans la durée.

    Un premier constat est que l’innovation sociale existe dans tous les types d’entreprises et dans tous les secteurs. Ainsi, bien que l’économie sociale, par son articulation à la société civile, soit particulièrement porteuse d’innovations sociales, celles-ci se manifestent également dans l’entreprise privée et dans le secteur public. L’innovation sociale peut donc être pensée de manière autonome comme objet de recherche en soi. Pour l’appréhender, les recherches s’appuient sur une grille pluridisciplinaire et multiniveaux, permettant d’analyser les aspirations sociales collectives (sociologie des mouvements sociaux) à modifier les rapports sociaux dans les organisations (théories du management et des organisations) et au sein des institutions (sociologie économique et économie politique) dans la perspective d’un nouveau paradigme sociétal (théorie de la régulation).

    L’analyse permet en outre d’expliciter la dimension politique de l’innovation sociale, jouant des rôles différenciés selon les époques et les contextes (Québec, Canada, Europe). Les entretiens font aussi voir la distinction entre une vision étroite de l’innovation sociale, qui l’instrumentalise en vue de combler les failles du système sans le transformer, et une vision forte où l’innovation est porteuse de transformations sociales qui nécessitent un approfondissement de la démocratie politique vers la société civile et son élargissement au domaine de l’économie. Les enjeux et les défis contemporains tels le changement climatique et la montée des inégalités obligent à aller encore plus loin et conduisent le sociologue à en appeler à une rupture, à « une révolution, mais sans violence » pour mener une transition sociale et écologique durable et juste.

    Le deuxième thème abordé en est un que les travaux de Benoît Lévesque ont énormément contribué à documenter, expliquer et théoriser : l’économie sociale, notamment parce qu’elle présente à ses yeux un réel potentiel d’innovation sociale. Au Québec, l’économie sociale jouit d’une reconnaissance inégalée ailleurs au Canada, et les travaux et interventions du chercheur y ont largement contribué. Les entretiens que nous avons eus sur ce thème permettent de bien mettre en évidence la particularité de l’économie sociale qui s’inscrit dans un mouvement qui déborde les frontières du Québec, notamment en Europe continentale et en Amérique latine, et qui se distingue d’autres courants tels la responsabilité sociale des entreprises ou l’entrepreneuriat social, de même que de la conception anglo-saxonne du tiers secteur, laquelle se fonde uniquement sur son caractère sans but lucratif. L’économie sociale réunit des composantes associatives, coopératives et mutualistes, dont la propriété est collective et dont le fonctionnement est démocratique, des principes qui les distinguent des entreprises privées capitalistes ainsi que des administrations publiques et des sociétés d’État. Ces organisations sont mises sur pied par et pour des groupes sociaux qui cherchent à répondre à leurs aspirations et à leurs besoins, participant à rendre l’économie plus solidaire.

    L’une de ces spécificités de l’économie sociale québécoise est l’importance des liens entretenus avec le mouvement syndical et avec le mouvement nationaliste. Le soutien par l’État québécois à l’économie sociale est également beaucoup plus développé que dans les provinces canadiennes de même que dans de très nombreux pays. Le Québec dispose depuis 2013 d’une loi-cadre sur l’économie sociale qui concerne l’ensemble du gouvernement et prévoit un plan d’action ainsi que la réalisation périodique d’un portrait statistique par l’Institut de la statistique du Québec (ISQ). Avec la présence de regroupements sectoriels et intersectoriels, d’organismes de soutien au développement et d’outils financiers spécialisés, de groupes de recherche et de transfert de connaissances, l’écosystème d’innovation sociale en économie sociale au Québec est très développé et fait l’objet d’un intérêt certain à l’extérieur de ses frontières.

    Les travaux de Benoît Lévesque avec ses collègues ont joué un rôle crucial dans la définition de l’économie sociale au Québec et dans le processus menant à l’auto-institutionnalisation de cet écosystème. Alors que le terme « économie sociale » ne représentait pas encore une référence partagée, la recherche partenariale menée avec des acteurs du terrain laisse entrevoir le potentiel d’innovation que présentent les coopératives, mais aussi les organismes communautaires que ce sociologue est l’un des premiers à qualifier d’« entreprises », ce qui ne va pas sans provoquer des remous. Ces travaux ont contribué à ce que se développent un langage commun et une grille d’analyse qui précisent les caractéristiques de ce type d’entreprise, montrant ce que les composantes ont en commun tout en reconnaissant leurs traits particuliers. Dans le champ de l’économie sociale, et on peut ajouter celui de la philanthropie, Benoît Lévesque a largement contribué à concevoir et voir s’institutionnaliser l’approche de recherche en partenariat, qui met les chercheurs et les acteurs terrain en situation de coconstruction des connaissances.

    Ses recherches montrent que différentes configurations d’économie sociale se sont succédé au Québec au fil du temps, marquées par le contexte économique, social et culturel. Si cette évolution peut présenter une trajectoire analogue à celle de l’économie sociale d’autres régions du monde, les entretiens portant sur ce thème font ressortir la contribution de l’économie sociale au modèle québécois de développement, favorisant son ouverture à la concertation et au partenariat avec le secteur public et le secteur privé, au sein d’une économie dès lors conçue comme étant « plurielle », voire plus solidaire.

    Le troisième thème abordé concerne justement le modèle québécois de développement, un sujet qui a fait l’objet de nos plus longs entretiens. Nous les présentons dans cet ouvrage de manière chronologique en trois étapes, soit le modèle québécois de développement de première génération et de deuxième génération, et la période plus récente où ce modèle est remis en cause et où l’on assiste à une rupture avec ce qui l’avait caractérisé jusqu’alors.

    L’approche développée par Benoît Lévesque aborde le modèle québécois de développement sous l’angle de configurations d’une durée d’environ 20 ans chacune, commençant en 1960. Cette analyse se fonde sur une dimension importante qu’est la forme du régime de gouvernance, notamment la place accordée à l’État, à la société civile et au marché. Alors que la période s’amorçant à la Révolution tranquille et celle des années 1980 à 2003 s’avèrent en continuité, avec des configurations marquées par un État interventionniste mais ouvert à la concertation, et par un « nationalisme économique minoritaire » (Rioux Ouimet, 2017, p. 5 et 103), la période de 2003 à 2018 semble plutôt en rupture. D’où au moins trois générations du modèle québécois : une première où prédomine un État interventionniste ; une seconde où un État facilitateur favorise la concertation et le partenariat ; une troisième, où la régulation concurrentielle tend à s’imposer, ce qui suppose un recul des instances de concertation dans divers domaines, notamment dans la santé et les services sociaux et dans le développement régional.

    Dans ses travaux, Benoît Lévesque met beaucoup l’accent sur le développement régional et local, offrant une lecture du modèle québécois de développement à l’échelle méso. Ce qui caractérise aussi son approche est d’aborder le modèle du point de vue du développement économique et du développement social. Ces domaines sont plutôt rarement traités conjointement, alors que cette série d’entretiens, tout en les distinguant, permet de bien mettre en évidence leur mise en relation dans les configurations du modèle de développement.

    Pris sous l’angle de l’innovation, il apparaît que les grands systèmes du développement économique et du développement social du modèle québécois s’avèrent très difficiles à transformer et sont en ce sens « verrouillés ». Il s’ensuit que les innovations radicales se font le plus souvent à la marge de ces systèmes. Les entretiens révèlent le rôle stratégique de l’économie sociale dans le modèle québécois de développement économique de même que celui de l’action communautaire autonome dans le modèle québécois de la santé et des services sociaux. C’est ce qui mène le chercheur à associer ces innovations à ce qu’il nomme un « socialisme de la société civile ». Toutefois, ces groupes, qui évoluent selon des gouvernances relativement éloignées les unes des autres, n’entretiennent que peu de relations entre eux. On remarque aussi l’importance variable du gouvernement fédéral, de plus en plus présent dans le développement social même si les compétences du Québec à cet égard sont bien souvent exclusives.

    La montée des inégalités, les transformations du paysage politique et démographique du Québec font planer beaucoup d’incertitudes quant à la continuité du modèle québécois. Celui-ci pourrait se renouveler grâce à l’évolution de la société civile, notamment à partir des nouveaux mouvements sociaux et des communautés culturelles. Il n’y a toutefois pas de modèle à suivre, celui-ci sera à inventer. Un défi d’autant plus important pour une société distincte comme celle du Québec, dans un Canada qui souhaite la voir devenir une province semblable aux autres. Un second défi à relever est celui de la transition sociale et écologique, un thème qui revient souvent dans ces entretiens. Il représente, pour Benoît Lévesque, un défi urgent et une révolution à mener rapidement bien que de manière non violente. Il s’agit de transformer les manières de produire, de consommer, de travailler et de vivre, tout en tenant compte des rapports entre générations et des rapports entre les humains et la nature. Le but est de réduire les inégalités et l’empreinte écologique pour favoriser un développement soutenable. Ce projet doit être autant celui de la génération actuelle, que celui des générations à venir.

    UNE SOCIOLOGIE ENGAGÉE

    Les fils qui relient les différentes parties de cet ouvrage trouvent leur origine dans l’intérêt de ce sociologue pour le modèle québécois et sa transformation et, de manière plus précise, pour les initiatives de la société civile en vue d’une plus grande démocratisation sociale et économique et d’une transition sociale et écologique. Cet ouvrage présente un témoignage de la très grande cohérence entre la contribution intellectuelle de Benoît Lévesque et ce qu’on apprend de son histoire personnelle. Dans la dernière série d’entretiens, présentée dans le dernier chapitre de l’ouvrage, il revient sur les différentes formes d’engagement qui ont animé son parcours. Ce retour sur la notion d’engagement lui permet d’expliciter sa conception de la sociologie, qu’il voit comme génétiquement engagée notamment dans sa relation aux mouvements sociaux. Cependant, il n’a pas attendu d’être sociologue pour s’engager, ayant d’abord connu l’engagement religieux – sans doute l’un des plus intenses – et aussi l’engagement syndical et la militance politique, sans compter l’engagement dans le monde coopératif et de l’économie sociale, puis dans celui de la philanthropie.

    Dans ces conversations, Benoît Lévesque explore la diversité de ses engagements, qui ne sont ni linéaires ni nécessairement cohérents entre eux (ses collègues de collège le traitaient déjà, amicalement, de « paradoxe incarné »). Ainsi, l’engagement politique peut-il paraître en tension avec l’engagement philanthropique, et l’engagement religieux éloigné de l’engagement professionnel. Ce qui demeure une constante est l’engagement dans le travail, qu’il vit comme une vocation quasi religieuse. La passion de Benoît Lévesque, c’est la recherche. Et sa préoccupation, tout au long de son parcours, a toujours été que sa recherche soit pertinente socialement. Or, comme il l’avoue lui-même dans ces entretiens, il ne se voit toutefois pas comme un modèle, car il croit être atteint de la pathologie du bourreau de travail, une affliction devenue chronique même à la retraite qu’il a officiellement prise en 2004 à l’âge de 65 ans. Or, cette vocation traduit le fait que son engagement n’est pas qu’une question personnelle pour lui, elle est aussi une question sociale puisqu’il suppose une utopie, le projet d’une société meilleure même si celle-ci peut sembler difficile à atteindre.

    Cet engagement personnel se double d’une très grande capacité à entraîner les autres dans son sillage, comme on le voit au nombre de collaborateurs avec lesquels le sociologue signe ses publications. Ma première rencontre avec Benoît Lévesque date du milieu des années 1980 alors que je travaillais à ma thèse de doctorat. Il m’avait été présenté à la sortie d’une réunion du comité de rédaction de la revue Coopératives et développement dont il était à ce moment le rédacteur. En cette fin d’après-midi tardive, à l’occasion d’une rencontre improvisée entre nous, et après m’avoir écouté présenter mon projet de thèse, il a très généreusement présenté son point de vue en m’exposant longuement et avec beaucoup d’animation des éléments d’une grille d’analyse structurante pour les travaux du futur centre de recherche qu’il allait fonder quelques années plus tard avec son collègue et ami, le regretté Paul R. Bélanger. Il m’a aussi invitée à me joindre au groupe d’étudiants du séminaire en sociologie économique qu’il coanimait avec Paul R. Bélanger à l’UQAM. Lorsque j’ai eu terminé ma thèse, il m’a fait l’honneur d’accepter de siéger au jury de soutenance, et a lui-même payé les frais de son voyage en France pour y participer. Moins d’un an après mon recrutement comme professeure à l’UQAM, il m’a invitée en 1996 à me joindre à son équipe de recherche. Ainsi, au moment d’amorcer le travail pour cet ouvrage sur la trajectoire de Benoît Lévesque, je connaissais déjà bien ses travaux et sa démarche. Cette série d’entretiens m’a toutefois permis de les redécouvrir sous un jour nouveau.

    UNE DÉMARCHE ORIGINALE

    Présenté sous la forme de conversations, cet ouvrage de la collection Politeia résulte d’une démarche originale. Le projet a pris naissance à l’invitation du directeur de cette collection Alain-G. Gagnon, invitation à laquelle Benoît Lévesque n’a d’abord pas acquiescé spontanément. Humble et discret, il n’aime pas beaucoup parler de lui-même. Pour qu’une étincelle se produise, il a fallu qu’il en discute avec au moins trois de ses amis, Jacques Boucher, Marie-Claire Malo et moi. Le premier cadrage et le plan général des conversations furent préparés par le trio avec Benoît Lévesque, mais il a été décidé qu’une seule personne d’entre nous assumerait la conduite des entretiens et la coproduction du manuscrit. J’ai tiré la courte paille. Jacques Boucher et Marie-Claire Malo ainsi que Michel Rioux ont lu une première version du manuscrit et l’ont généreusement commentée. Alain-G. Gagnon a pour sa part lu chacun des chapitres au fur et à mesure de leur production, nous fournissant un éclairage précieux pour le cadrage de cette écriture. Alors que le plan d’origine prévoyait six chapitres, le chapitre sur la trajectoire personnelle s’est multiplié par trois en y incluant la trajectoire professionnelle, et celui sur le modèle québécois a aussi donné lieu à trois chapitres afin d’en détailler les différentes générations, de la Révolution tranquille à aujourd’hui.

    Benoît Lévesque et moi avons tenu une série de rencontres pour chacune des thématiques principales retenues. Une discussion entre nous menait d’abord à formuler des questions générales. À partir d’une question introductive, Benoît Lévesque réalisait une recherche dans ses archives, fouillant une documentation dense et parfois éparse (surtout en ce qui concerne son passé plus lointain), afin de rassembler les informations qui allaient s’avérer utiles. Il préparait une bibliographie des textes, conférences et articles qu’il a rédigés et d’autres, signés par des auteurs qu’il considère comme importants. Cette préparation a permis de mieux cerner les sous-thèmes abordés tout en permettant de les situer dans les débats contemporains. Ce qui menait ensuite à déployer la thématique dans une suite de questions et réponses. L’ampleur de ces dernières a dépassé de loin ce à quoi nous nous attendions, ce qui a conduit à faire plusieurs relectures afin de réduire la taille du manuscrit.

    Nous avons pu tenir quatre rencontres en présence l’un de l’autre dans les locaux du CRISES (c’est là que la photo de nous deux fut prise, à l’automne 2020). Ces entretiens furent enregistrés, transcrits, puis retravaillés par Benoît Lévesque puis par moi. La dernière année de ce travail s’est déroulée en contexte de pandémie et nos nombreux échanges se sont essentiellement faits par voie épistolaire ou téléphonique, ainsi que par visioconférence. De nombreuses références bibliographiques ont pu être ajoutées au moment de la mise en forme du manuscrit.

    Ce livre a été produit sur une période qui s’est étalée sur un peu plus de deux années. Même si ce n’est pas ainsi qu’il le voit lui-même, ce travail est principalement celui de Benoît Lévesque, mon rôle n’ayant été qu’accessoire. Dans la « vraie vie », Benoît et moi nous tutoyons, mais pour cet ouvrage, j’ai préféré employer la forme plus formelle du « vous » afin de relayer au lecteur le profond respect que j’ai pour l’intellectuel, dont on découvre – ou redécouvre, selon – l’incroyable capacité de synthèse. Qu’on s’entretienne avec Benoît Lévesque de l’objet de sa recherche ou de sa méthode, c’est dans les deux cas la générosité de l’homme qui ressort. D’une part, le désir existentiel de faire progresser une société. De l’autre, le souci d’outiller plusieurs générations de chercheurs, sur le plan intellectuel, de sens critique et de rigueur, mais aussi de leur transmettre la passion qui continue de l’animer.

    Comme déjà mentionné, la production de cet ouvrage aurait été impensable sans l’appui fourni par Alain-G. Gagnon tout au long de sa réalisation. Nous sommes redevables aussi aux deux autres membres du trio qui ont servi de bougies d’allumage, Jacques Boucher, professeur associé (retraité) à l’Université du Québec en Outaouais (UQO) et Marie-Claire Malo, professeure honoraire (retraitée) à HEC Montréal. Ceux-ci, ainsi que Michel Rioux, ex-directeur de l’information à la Confédération des syndicats nationaux (CSN) avec qui Benoît Lévesque a eu de nombreuses collaborations depuis sa retraite, ont fait une relecture attentive du manuscrit et fourni de nombreux commentaires très pertinents. Une aide très précieuse à la révision linguistique fut offerte par Michelle Rhéaume-Champagne, ex-bibliothécaire à HEC Montréal et collaboratrice de longue date de Benoît Lévesque depuis l’époque où ils travaillaient ensemble à la revue Coopératives et développement. La transcription des premiers entretiens fut réalisée avec l’assistance de Patricia Guembo et de Fatou Gueye Seck, commis-logiciels au Département d’organisation et ressources humaines de l’UQAM. Nous tenons à remercier pour leur contribution financière le CRISES et l’axe de recherche « Organisations sociales et collectives » du CRISES, de même que la Chaire de recherche du Canada en études québécoises et canadiennes (CRÉQC). Nos remerciements s’adressent aussi aux Presses de l’Université du Québec, notamment à Cynthia Boutillier, Évelyne Dicaire et Marie-Noëlle Morrier, ainsi qu’aux personnes qui ont accompagné la finalisation de l’ouvrage sur le plan linguistique : Lise Bolduc, à la révision, et Anne-Marie Bilodeau, à la correction d’épreuves.

    Chapitre 1

    De l’enfance aux études doctorales (1939-1974)

    MJB¹  : Benoît Lévesque, nous amorçons ces entretiens par un retour sur votre trajectoire personnelle. Vous avez été témoin de changements importants survenus dans la société québécoise au fil des ans. Quel souvenir gardez-vous des conditions de vie à l’époque de votre enfance ?

    Je garde un excellent souvenir de mon enfance, même si ce ne fut pas toujours facile. Aujourd’hui, j’ai l’impression d’avoir connu une autre époque, un autre monde. Je suis né le 27 juin 1939 à Saint-Ulric (Matane) dans une ferme située dans un rang. Mon père, Rosario Lévesque, et ma mère, Apolline St-Laurent, s’étaient mariés à l’été 1938. Je suis l’aîné d’une famille de 7 enfants. Les trois premiers étaient des garçons et les quatre suivants, des filles. Mon grand-père, Louis Lévesque, ma grand-mère, Euphémie Bélanger, et ma tante, Émilia, la sœur de mon père, habitent aussi avec nous. J’étais apparemment gâté : trois femmes s’occupaient de moi. Je considérais ma grand-mère comme une seconde mère. Alors que j’avais 5 ou 6 ans, ma grand-mère et ma tante ont déménagé au village où j’irai les rejoindre à l’âge de 7 ans pour la première année d’école primaire, en raison de l’éloignement de l’école de rang (le transport scolaire n’existe pas à l’époque). Et mon grand-père partage son temps entre le village et la ferme pour aider mon père.

    Qu’est-ce que je retiens de ces conditions de vie ? L’activité principale de mes parents relevait de ce qu’on appelle l’agriculture d’autosubsistance qui comprend une grande diversité d’activités et de sources de revenus : des vaches à lait, des moutons, des porcs, des poules et la culture maraîchère. La production laitière était la seule à donner un revenu régulier pour la moitié de l’année. Les autres activités permettaient des revenus plus ponctuels (p. ex. vente des agneaux ou encore coupe du bois au cours de l’hiver).

    Le monde dans lequel j’ai vécu était en train de se transformer, à commencer par les activités agricoles. Comme enfant, je ne m’en rendais pas vraiment compte. Ainsi, il fallait avoir de plus en plus d’argent pour acheter des engrais et des instruments agricoles et pour construire ou agrandir les bâtiments de la ferme. Mon oncle, Auguste Saint-Laurent, le frère de ma mère, a fait découvrir à mon père le Crédit agricole pour améliorer les bâtiments. Chacune des familles recherche son indépendance, c’est seulement quand il y a de sérieux problèmes qu’on s’entraide ou qu’on demande de l’aide. Au cours de l’été, il y avait des visites de famille du côté de ma mère et du côté de mon père. Comme mon grand-père paternel avait déjà travaillé aux États-Unis, nous recevions aussi la visite des oncles, des tantes et de cousins et cousines venant de la Nouvelle-Angleterre en voiture apportant une variété de boissons gazeuses et d’expressions anglaises. Nous accueillions aussi l’été pour plusieurs jours la famille du frère de mon père, Paul Lévesque. Comme enfant, c’était la fête en raison de la présence des cousins et cousines. La ferme paternelle m’apparaissait comme le centre du monde. Dans cet univers, il n’y a pas de vacances sauf pour les enfants. On travaille tous les jours sans exception, mais on arrêtait pour accueillir la visite.

    À la maison, on ne se posait pas trop de questions. Le quotidien s’enchaînait de lui-même, mais souvent avec des inquiétudes quant à l’avenir. Ma mère aurait voulu que mon père change d’activité. Elle était aussi très religieuse : la prière au lever et au coucher, le chapelet en famille, des neuvaines quand il y a des problèmes, des bougies allumées quand c’est moins grave. La fête de Noël était peu soulignée par ma grand-mère paternelle, alors que ma mère en fera une grande fête pour la famille avec l’arbre de Noël et des cadeaux pour tous. L’anniversaire de chacun des enfants était souligné avec un gâteau de fête et un petit cadeau. Ma mère nous disait qu’elle nous aimait tous également, mais différemment parce que nous l’étions, à commencer par l’âge. Elle valorisait beaucoup les études.

    MJB : Quelle différence y avait-il entre la vie dans le rang et celle au village ?

    Le rang était un lieu d’identification. Mais la démarcation la plus importante était entre l’ensemble des rangs qui formaient une municipalité, appelée la « paroisse », et le village où l’on retrouvait l’église, des écoles, des services, des commerces et des artisans. Saint-Ulric a fêté en 2019 son 150e anniversaire de fondation (Gendron, 2019). La terre paternelle a été défrichée par mon arrière-grand-père, Xavier Lévesque, dans la seconde moitié du XIXe siècle. À la fin des années 1940, la population de Saint-Ulric était d’un peu moins de 2 000 habitants répartie assez également entre le village et la paroisse qui désignait la partie rurale. Historiquement, les activités à Saint-Ulric ne se limitaient pas à l’agriculture puisqu’on y retrouvait trois rivières différentes (la rivière Blanche, la Petite rivière Blanche et la rivière Tartigou) dont le changement de niveau à l’embouchure du fleuve créait des chutes exploitées comme force motrice pour des moulins pour scier le bois et parfois pour moudre le grain (une de ces chutes était dans le village, les deux autres dans la partie rurale). À cela s’ajoutaient deux tourbières. Dans les moments les plus favorables, ces activités apportaient des emplois et des revenus. En ce sens, le village et la paroisse étaient très différents, mais complémentaires. Lorsque ma grand-mère et ma tante s’installeront au village, je prendrai conscience de ces différences. Le village qui bourdonne d’activités et la paroisse où l’on vit très éloigné les uns des autres représentent deux milieux de vie et de travail très contrastés pour le jeune enfant qui passe de l’un à l’autre.

    Enfin, parmi les souvenirs de la petite enfance, celui de la Grande Guerre est profondément enfoui dans ma mémoire, je devrais dire mon inconscient. J’avais 6 ans quand la guerre se termine. Toute ma vie jusqu’à aujourd’hui, j’ai fait des rêves nocturnes où je suis attaqué par des soldats allemands. On nous demandait le soir de baisser les rideaux pour éviter de constituer des points de repère pour les sous-marins qui pouvaient remonter le fleuve. Il y avait même un poste militaire d’observation situé à Saint-Ulric. Parfois, une jeep militaire passait dans le rang. Il y avait aussi les timbres pour le rationnement que les familles s’échangeaient (à la campagne, pas besoin de timbres pour le beurre, mais pour le sucre). Tous les soirs avant de nous coucher, ma mère nous demandait à mes frères et à moi de terminer la prière par :

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