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L' ETHNICITE ET SES FRONTIERES: Deuxième édition revue et mise à jour
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Livre électronique468 pages5 heures

L' ETHNICITE ET SES FRONTIERES: Deuxième édition revue et mise à jour

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À propos de ce livre électronique

Bien des choses ont changé depuis la publication de L’ethnicité et ses frontières en 1999. Le marxisme a perdu de son lustre, le tournant constructiviste s’est imposé, les recherches et revues scientifiques se sont multipliées. Mais l’ethnicité demeure un objet polémique qui attire et inquiète à la fois. Dans le domaine de la recherche, on s’interroge sur sa pertinence : penser l’ethnicité reviendrait à plaquer sur le réel des catégories fictives qui, tel un mauvais génie, sèmeraient la pagaille en ce bas monde. Dans le champ politique, l’option pluraliste bat de l’aile un peu partout en Occident. Pourtant l’ethnicité est plus que jamais au coeur des dynamiques sociétales dans un contexte caractérisé par la redéfinition des frontières et la réapparition du marqueur religieux. Danielle Juteau le montre de façon magistrale dans cet ouvrage entièrement mis à jour, en proposant une analyse constructiviste, relationnelle, matérialiste et transversale d’un phénomène historiquement construit, tout à la fois concret et idéel. Dans cette perspective, les revendications ethniques n’apparaissent plus comme les survivances d’un autre âge, mais bien plutôt comme les indices des rapports de domination qui se sont instaurés avec la modernité.

Danielle Juteau est professeure émérite au Département de sociologie de l’Université de Montréal. Pionnière des études ethniques et féministes au Canada et à l’étranger, elle a occupé la Chaire en relations ethniques de l’Université de Montréal et la Chaire d’études canadiennes à la Sorbonne Nouvelle-Paris 3.
LangueFrançais
Date de sortie30 sept. 2015
ISBN9782760635319
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    Aperçu du livre

    L' ETHNICITE ET SES FRONTIERES - Danielle Juteau

    Introduction à la nouvelle édition

    Bien des choses ont changé depuis la publication de L’ethnicité et ses frontières en 1999. Le marxisme n’a plus la cote, ou si peu, le tournant constructiviste s’est imposé, les recherches et revues scientifiques se sont multipliées. Mais il y a aussi des constantes, dont le malaise que provoque souvent l’ethnicité, sur le plan concret et sur le plan discursif. En France, où le champ a du mal à s’imposer, on le récuse pour des raisons politiques et idéologiques. Alors que Schnapper le rejette en vertu de l’idéal républicain¹, Bourdieu et Wacquant (1998) y voient un instrument de l’impérialisme culturel américain qui impose à l’échelle internationale ses propres objets et cadres d’analyse. Pour d’autres encore, toute référence à l’ethnicité renverrait à une analyse fallacieuse qui remplace le social par du non-social. Comme si l’appréhension des rapports ethniques en écartait les dimensions économiques, politiques, culturelles et idéologiques.

    Plus près de nous, il y a ceux qui préfèrent enclaver l’ethnicité dans un concept plus large, tel celui de la diversité. Dans les débats autour du port du voile ayant cours depuis plus de vingt ans, au Québec et en France notamment, on oppose souvent le pluralisme religieux à l’égalité des sexes, faisant rarement appel à la sociologie des frontières ethniques. Mais ce qui étonne davantage — les réticences dans l’univers francophone n’étant pas récentes² — ce sont les offensives en provenance des États-Unis, berceau de cette sociologie. Au-delà des critiques plus anciennes d’Omi et Winant (1986) qui voyaient dans le paradigme de l’ethnicité une analyse édulcorée des relations raciales, Brubaker (2002) s’en prend aux théories contemporaines de l’ethnicité qui, malgré leur profession de foi constructiviste, sombreraient dans le substantialisme. Non seulement remet-il en question la notion de groupe ethnique, il en vient à s’interroger sur la pertinence du cham p. 

    La volonté d’appréhender et de définir un objet aussi fuyant que l’ethnicité semble relever du défi, voire de la provocation. Pourtant…

    De la décolonisation aux luttes pour l’indépendance, du combat en faveur des droits civiques aux États-Unis à Mai 68 en France, d’une configuration hiérarchisée des groupes ethniques au Canada (Porter, 1965) à l’affirmation d’une société multiethnique égalitaire, les minoritaires revendiquent l’abolition de la domination économique, politique et culturelle. Un peu partout, l’assimilationnisme³ apparaît comme une idéologie imposée par les dominants au nom de l’universalisme ou du républicanisme, une idéologie qui promeut en fait davantage l’inégalité que l’égalité⁴. À cette première condition structurelle, propice à une réflexion sur les relations ethniques s’en ajoute une deuxième, plus subjective. Évoluer dans un environnement où le «Nous les Canadiens français» se muait en «Nous les Québécois», où on laissait tomber avec fracas un marqueur, la religion catholique, qui en fut longtemps le noyau, et où les Canadiens français se scindaient en collectivités distinctes, tout cela ne pouvait qu’orienter vers ce champ⁵ l’étudiante en sociologie que j’étais.

    Deux premiers constats se dégagent: c’est au sein d’une relation à l’autre que l’ethnicité émerge, d’où l’importance d’une perspective relationnelle. Ensuite, les frontières ethniques ne sont pas fixes, elles fluctuent, se transforment, s’élargissent et se rétrécissent, aussi faut-il rejeter toute orientation fixiste et adopter une perspective constructiviste, apte à en cerner le mouvement et la fluidité. D’autres indices apparaîtront au fur et à mesure des recherches, dont une sur les francophones de Toronto. Éparpillés aux quatre coins de la métropole (Maxwell, 1977), provenant d’origines géographiques et culturelles diverses, appartenant à des classes sociales distinctes, ces francophones ne forment pas une collectivité ethni­que homogène, qui existe en soi.

    Toute démarche scientifique s’enracine dans l’interaction entre l’observation des faits, les interrogations qui en résultent et les outils conceptuels et théoriques à sa disposition. Au Canada, la sociologie américaine des relations ethniques fut capitale, grâce notamment à l’influence d’Everett C. Hughes, spécialiste des relations ethniques à l’Université de Chicago. Sa recherche à la fin des années 1930 sur les relations entre Canadiens français et Canadiens anglais dans une petite ville industrielle des Cantons de l’Est⁶, assurera le démarrage de ce domaine aux universités Laval et McGill notamment. De nombreuses études sur la division ethnique du travail seront effectuées et plusieurs chercheurs canadiens seront formés dans ce champ au sein d’universités américaines, dont l’Université de Chicago⁷. Grâce à eux, l’on a pu découvrir les travaux sur le cycle des relations raciales et ethniques et l’aspect transformationnel des frontières (Park, 1950 [1939]); la dimension subjective de l’ethnicité dont l’identification par soi-même et par les autres (Hughes, 1984 [1971]); l’importance d’inclure le point de départ des immigrants au même titre que leur point de chute (Thomas et Znaniecki, 1918), les dynamiques internes et externes du ghetto (Wirth, 1928); les liens entre colonialisme et racisme (Cox, 1948); la présence d’une double-conscience (Du Bois, 1903), la domination inhérente à tout système de relations sociales (Frazier, 1962).

    À partir des années 1970⁸, le champ des relations ethniques connut un essor considérable au Canada, à l’exception du Québec, où les chercheurs se préoccupèrent davantage de la question nationale et des théories marxistes. Mais qu’il s’agisse des relations entre les peuples colonisateurs ou des immigrants, tout semble se passer sur un terrain vierge, inhabité avant leur arrivée. Les Autochtones sont en effet les grands absents de la sociologie des relations ethniques de l’époque, et même encore de nos jours⁹, en vertu d’un découpage initial de l’objet entre sociologues et anthropologues, chacun mettant l’accent sur des groupes déjà là au détriment de leurs relations constitutives. C’est pour cette raison, entre autres, que la sociologie des relations ethniques au Canada a fait peu de cas de l’impérialisme et des relations raciales, qu’on considérait naïvement propres à la dynamique états-unienne marquée par l’esclavagisme et l’économie des plantations¹⁰. Cet aveuglement face aux rapports coloniaux à l’origine du Canada explique en partie l’occultation du racisme et l’absence d’une perspective critique.

    Appréhender la transformation de la nation canadienne-française en nation québécoise nécessitait l’élargissement du coffre à outils. Aussi fallait-il se tourner vers d’autres auteurs, des Américains notamment, qui relient nationalisme et modernisation (Deutsch, 1966; Geertz, 1963; Smelser, 1968), auxquels s’ajouteront, entre autres, Smith (1971), Rex (1970) et Wallerstein (1974), puis des travaux marxistes dont l’influence grandissait au Québec.

    En fait, l’analyse marxiste de la question nationale ne m’a jamais emballée. Son réductionnisme l’amenait à établir une équation entre l’infrastructure, le matériel et l’économique, puis à reléguer les nations et les groupes ethniques à une forme idéologique déterminée en dernière instance par l’économique. L’ethnicité correspondrait à une fausse conscience, ou à une pseudo-identité communautaire (Bernier et Elbaz, 1978) qu’il faudrait, dans le meilleur des cas, mettre à la disposition des luttes ouvrières¹¹. Ainsi disparaissaient les fondements matériels propres aux autres formes de collectivités. Un raisonnement semblable caractérise le débat entre féministes marxistes et féministes matérialistes, qu’on examinera dans la section sur l’articulation des rapports sociaux. Alors que les premières rattachent l’oppression des femmes à leur place spécifique dans les rapports de production capitalistes, les deuxièmes théorisent le rapport spécifique constitutif des classes de sexe.

    La théorie des systèmes, plus spécifiquement la distinction établie entre le maintien des frontières du système (boundary-maintenance) et le maintien des configurations culturelles (cultural maintenance) éclaire certains mécanismes à l’œuvre au Canada français. Au moment même où l’éradication des anciens modèles culturels rendait caduque une conception figée des frontières ethniques, le maintien des frontières se détachait du maintien des configurations culturelles pour être remplacé par la volonté de contrôler l’orientation de la collectivité et de son destin. De toute évidence, il fallait abandonner toute conception fixiste et rigide de la collectivité ethnique ou nationale: la perte de certains traits autrefois distinctifs n’équivaut pas à la disparition du Nous. Les frontières ethniques se transforment tout en se maintenant, elles se maintiennent tout en changeant de contenu et d’amplitude. Ainsi, la persistance des unités ethniques renvoie au maintien des frontières et non pas au maintien des traits culturels.

    Mon cheminement théorique a surtout été marqué par Weber, dont les écrits sur la communalisation ethnique constituent la première approche constructiviste dans le cham p. Le déplacement du contenu vers la frontière opéré par Barth, par exemple, dont les travaux demeurent fondateurs d’un nouveau constructivisme, abandonnait trop facilement le «cultural stuff»¹². Plus encore, Barth laisse dans l’ombre les processus plus vastes qui sous-tendent les changements de frontières, s’intéressant surtout aux choix effectués par les individus qui construisent les frontières ethniques sur le plan microsocial et qui choisissent, ou non, de les traverser¹³. Ses analyses portent de surcroît sur des sociétés sans État, alors qu’au Québec la redéfinition des frontières provenait en grande partie d’un gouvernement provincial en voie de modernisation. Une perspective relationnelle et constructiviste doit être matérialiste, en d’autres mots, elle doit tenir compte des rapports sociaux en amont des frontières.

    Une perspective constructiviste

    Le caractère fluide et mobile des frontières ethnico-nationales au Canada et leur profonde transformation après la Seconde Guerre mondiale ont suscité de nombreuses interrogations, dont celle, cruciale, de leur fluctuation. Comment appréhender les processus situés en amont des frontières? Sur quoi reposent ces dernières, pourquoi et comment se construisent-elles? Sans faire table rase de la sociologie américaine des relations ethniques, il m’apparaissait important de surmonter son empirisme et son substantialisme. Le groupe ethnique restait peu théorisé, son existence semblant aller de soi, tandis que l’appartenance ethnique était principalement un explanans et non un explanandum, pour reprendre l’expression de Wimmer (2009, p. 244), à savoir un facteur qui en explique d’autres, comme le revenu, le niveau d’éducation, l’emploi, les valeurs et les croyances, mais qui ne requiert quant à lui aucune explication.

    Pour discerner ce qui se dissimulait derrière les formes visibles observées, il fallait envisager l’ethnicité comme un produit à figures variables, délaisser l’analyse descriptive des groupes ethniques pour en examiner la formation, approfondir ses dimensions objectives et subjectives et distinguer sa spécificité par rapport aux classes sociales et aux catégories de sexe-genre. Ne restait qu’à échafauder systématiquement une approche relationnelle, constructiviste, matérialiste et transversale de l’ethnicité et de ses frontières.

    Enfin, l’analyse d’un objet se déplaçant dans le temps m’a amenée à privilégier une analyse diachronique. Cette dernière capte ce qui se cache derrière les formes visibles, élucide leur transformation, analyse la trajectoire des frontières et en explicite les attributs. Tout au long de ma démarche, je me suis attardée à la construction historique d’un phénomène social et sur son ancrage local et me suis éloignée d’une approche chronologique fondationnaliste (Jacobs, 2012). On me fera probablement remarquer que la théorisation d’un phénomène social doit dépasser le cadre spécifique de sa construction historique et inclure une approche comparative apte à cerner les facteurs responsables des différences observées et à en mesurer l’impact. Ce à quoi je rétorquerai que l’analyse diachronique saisit elle aussi la variabilité des formes sociales, elle retrace leur cheminement à travers le temps et en identifie les facteurs-clés. Dans un mouvement constant entre l’objet d’étude — la transformations des frontières ethniques — et sa théorisation, j’ai pu identifier les caractéristiques multiples, de fixes à mouvantes, des frontières au Canada français, appréhender les facteurs qui opèrent simultanément à l’échelle du système-monde et à l’intérieur des frontières. D’autant plus qu’avec la situation canadienne comme toile de fond, l’analyse inclut en filigrane l’impact différentiel de rapports sociaux ethniques distincts — issus de la colonisation et de l’immigration notamment —, sur la perméabilité des frontières, les enjeux matériels et idéels, les perspectives de vie des agents et leurs revendications.

    Un processus de communalisation

    Dans la première section du livre, je présente ma théorisation de l’ethnicité et des frontières ethniques, dont les travaux de Weber et de Bauer constituent la pierre angulaire.

    La conceptualisation wébérienne des groupes ethniques se démarque de celles qui ont pignon sur rue dans les années 1970¹⁴, traçant une voie pour théoriser les frontières ethniques et l’ethnicité de manière relationnelle et constructiviste¹⁵. Tout tient, ou presque, dans sa distinction entre communauté (Gemeinschaft) et communalisation (Vergemeinschaftung). Le regard se déplace alors de la chose vers les processus qui en sont constitutifs, d’où une perspective constructiviste.

    Chez Weber, le partage de qualités et de situations communes ne suffit pas à créer un groupe ethnique. Son émergence passe obligatoirement par des acteurs qui orientent mutuellement leurs comportements et se mobilisent à l’intérieur de relations sociales. Son examen des relations sociales ouvertes et fermées, qui opèrent par le truchement de la fermeture monopolistique, rend compte de l’établissement des frontières. Les marqueurs sont choisis dans le cadre de la relation et varient dans le temps et dans l’espace. Finie la recherche d’un groupe ethnique qui inclut tous ceux qui s’en réclament, balayée du revers de la main l’idée d’un groupe sui generis que le partage de qualités communes suffirait à constituer. En distinguant les groupes de statut des classes sociales, il s’éloigne d’une analyse réductionniste et différencie les groupes économiques d’autres groupes dont la dynamique n’en demeure pas moins économiquement informée.

    Rappelons que Weber n’a jamais utilisé le concept d’ethnicité, inexistant à l’époque, pas plus que celui d’ethnie, s’intéressant avant tout à l’attribut ethnique (Winter, 2004, p. 72, note 19). Il offre une définition spécifique du groupe ethnique qui le distingue d’autres catégories, en ce que celui-ci nourrit une croyance en une communauté d’origine, cette croyance étant à son tour le fruit de la vie en commun et de l’interaction sociale. J’ai adopté cette définition, qui inclut l’idée d’un construit dont il faut élucider les dynamiques sous-jacentes, ce qui revient à dire que le groupe ethnique ne représente pas une entité fixe et bien délimitée, attendant d’être découverte par les chercheurs. Dès le début, j’ai tenu à intégrer l’idéel et le matériel, le subjectif et l’objectif, l’agent et le système, qui se conjuguent dans un mouvement de communalisation spécifique producteur d’ethnicité. Le temps a confirmé la pertinence de cette filiation et aujourd’hui la sociologie des relations ethniques ne saurait en faire l’économie (Jenkins, 1997; McAll, 1990; Wimmer, 2013; Winter, 2004).

    La séparation entre les Canadiens français du Québec et les Canadiens français des autres provinces canadiennes et la redéfinition des frontières et des identités qui s’ensuivit correspondent à un processus de scission (differentiation)-division. Horowitz (1975) distingue deux processus, dont le premier, la fusion, prend la forme soit de l’amalgamation, quand le groupe perd son identité, ou de l’incorporation, quand il la conserve. Le second processus, qui en est un de division, comporte lui aussi deux modalités: dans le cas de la prolifération, un nouveau groupe se constitue sans que le groupe parent perde son identité, tandis que pour le cas de la scission-division, le groupe original se scinde en parties constituantes possédant chacune son identité. Quand une collectivité ethnique ou nationale se scinde-t-elle? Dans quelles conditions? Comment et à partir de quoi se redéfinit la partie qui en a été écartée? Sur quoi reposent ces changements identitaires et à partir de quoi se définissent les identités émergentes?

    Si la perspective wébérienne esquissée au premier chapitre conserve toute sa pertinence, l’émergence d’une collectivité franco-ontarienne suscite de nouvelles interrogations sur la théorisation de la communauté nationale, le lien entre les formes diverses des communautés de la tradition culturelle, la distinction entre relations sociales et rapports sociaux, la centralité des rapports sociaux inégaux dans la formation des frontières ethnico-­nationales. Trois auteurs joueront un rôle décisif: Bauer, contemporain de Simmel, Tönnies et Weber; plus près de nous, Guillaumin, sur les rapports sociaux constitutifs des majoritaires et des minoritaires, et Simon, sur les diverses formes de communautés d’histoire et de culture et sur une sociologie transversale des relations ethniques¹⁶.

    L’Histoire au fondement des collectivités

    Commençons par Otto Bauer, dont la contribution à ma perspective constructiviste et antiréductionniste est restée implicite dans la première édition. Je vais m’attarder à certains éléments-clés de sa théorie critique du psychologisme, de l’idéalisme et du substantialisme qui ont par la suite plombé l’étude des relations ethniques et nationales. Tout en se distinguant de Weber, son approche constructiviste n’en est pas pour autant dissociée. Rattaché à l’école austro-marxiste¹⁷, ce théoricien et intellectuel engagé s’intéresse avant tout à la question des nationalités et publie à 25 ans un livre remarquable sur la nation, un objet qu’il désigne également comme une communauté de la tradition culturelle.

    En vertu de sa conception matérialiste de l’Histoire, il définit la nation non comme une chose rigide mais comme un processus du devenir, déterminé par les conditions dans lesquelles les hommes luttent pour leur subsistance et la conservation de l’espèce (Bauer, 1987 [1907], p. 147-151). Elle ne représente pas pour lui «un certain nombre d’individus liés entre eux d’une manière extrinsèque quelconque: mais elle existe plutôt dans chaque individu en tant qu’élément de son individualité propre, en tant que sa nationalité»; «la nation est ce qu’il y a d’historique en nous». Ainsi, il récuse trois types d’explications: les théories métaphysiques¹⁸, les théories psychologiques, «qui tentent de trouver le fondement de la nation dans la conscience ou la volonté d’appartenance commune» et, enfin, les théories empiristes qui dressent «une liste d’éléments, censés par leur coïncidence constituer la nation». Aussi rejette-t-il toute approche descriptive de la nation qui se contente d’énumérer les traits d’une entité fixe et parfaitement délimitée. Tout en reconnaissant la présence d’éléments spécifiques aux communautés de la tradition culturelle, il envisage cette dernière comme un système de parties interdépendantes forgé par une histoire commune qui constitue la force agissante.

    Enfin, par sa distinction entre la communauté de destin et la communauté de caractère, Bauer appréhende la spécificité de la nation par rapport à d’autres collectivités. À l’instar de Weber, il se situe en amont de la communauté pour mieux en appréhender la formation. Comme lui également, il distingue la similitude du sort de l’orientation mutuelle des comportements et de l’interaction réciproque, profonde et constante entre compatriotes¹⁹. Dans cette conception dialectique où l’Histoire comme force agissante produit la nation et où la nation est ce qu’il y a d’historique en nous, Bauer omet toutefois la relation aux autres. En effet, il s’intéresse davantage à la dynamique interne du groupe, alors que Weber rappelle, à juste titre, que le sentiment commun d’appartenance, ce catalyseur essentiel entre la situation, les qualités communes et la communauté, émerge avec l’apparition d’oppositions conscientes à des tiers.

    En combinant les apports de ces deux auteurs qui constituent la pierre angulaire de mon édifice théorique, j’ai pu théoriser les frontières ethniques en fonction de leurs deux faces, l’une externe et renvoyant au rapport aux Autres (Weber), l’autre interne et renvoyant au rapport à l’Histoire (Bauer).

    J’étais dès lors en mesure de proposer une analyse complexe de l’ethnicité et des frontières ethniques, qui transcende les théories empiristes de l’époque et contre le réductionnisme. Mais quelques touches restaient à apporter pour consolider ce cadre.

    La transformation des frontières nationales et des collectivités passent certes par des individus, mais elles les dépassent largement. Comment capter de manière plus globale ces changements, dont l’examen du Québec fait découvrir leurs liens avec les colonialismes français et britannique, l’expansion du capitalisme anglo-américain, l’industrialisation et l’urbanisation de la province, qui provoquèrent à leur tour le renforcement de l’État provincial et sa redéfinition des frontières collectives?

    Une approche plus large, ancrée dans les rapports sociaux²⁰, me semblait désormais plus pertinente que celle se limitant aux relations interethniques. Car les positions relatives des groupes en présence, sur les plans économique, social et institutionnel, relèvent de la structure globale et s’arriment historiquement à la division sociale et internationale du travail. Leur compréhension déborde largement l’espace des relations sociales interethniques, qui supposent le contact et «s’inscrivent au sein de ces rapports, qu’elles formalisent et réalisent concrètement» (De Rudder, 1990, p. 6). Comme ces dernières ne peuvent pas vraiment modifier l’ordre international, elles ne permettent guère d’en subvertir la structure, du moins à court terme. Aussi est-il essentiel d’enraciner l’approche constructiviste dans les rapports sociaux, sans toutefois envisager les relations ethniques comme déterminées mécaniquement par les rapports de production capitalistes et l’identité ethnique comme une fausse conscience. Essentiel également de conceptualiser la diversité des rapports sociaux, chacun d’entre eux produisant des catégories sociales spécifiques, analytiquement distinctes.

    Cette voie exige de dépasser Weber qui, tout en rattachant les relations sociales à des processus plus globaux liés au souvenir de la migration, de la colonisation et de l’annexion, théorise peu ces rapports. Quant à Bauer, sa définition de la nation «comme un produit jamais achevé d’un processus constamment en cours» (ibid., p. 149) réduit la formation de cette dernière aux rapports sociaux de production.

    C’est ici qu’interviennent les travaux de Guillaumin (1972) sur l’idéologie raciste et le rapport constitutif des majoritaires et des minoritaires²¹. S’inspirant d’une tradition sociologique moins positiviste qu’en Amérique du Nord, cette auteure parle de statut minoritaire et non de groupe minoritaire. Les spécificités concrètes des groupes racisés l’intéressent moins que les caractères communs à la minorité (ibid., p. 86). Ce que les minoritaires ont en commun, écrit-elle, c’est la forme de leur rapport avec la majorité: «Ils sont, au sens propre du terme, en état de minorité. Minorité: être moins.» Ce rapport qui unit à l’intérieur du même univers symbolique minoritaires et majoritaires, a deux faces, l’une concrète, qui peut inclure l’appropriation, l’exploitation et l’oppression, l’autre, idéologico-discursive, en l’occurrence l’idéologie raciste.

    On ne peut à aucun moment affirmer qu’il existe des groupes ou des systèmes hétérogènes, mais bien un système de référence par rapport auquel les groupes réels — tant minoritaires que majoritaires — se définissent différemment (ibid., p. 90). Si Guillaumin écrit que les groupes sont réels, c’est pour souligner qu’en deçà de l’idéologie qui impute à tort une causalité à la différence biologique, il existe bel et bien des catégories concrètes, des esclaves, par exemple, qui sont appropriés et des propriétaires d’esclaves qui en tirent des bénéfices. En d’autres mots, récuser l’existence de catégories biologiquement différenciées ne revient pas à rejeter l’existence de catégories sociales issues d’un rapport de domination à l’intérieur duquel sont choisies les marques qui les délimitent.

    Cette approche constructiviste ne réduit pas les classes à l’économique ni les groupes ethniques ou nationaux à la culture. Une évidence s’impose désormais, ce ne sont pas des groupes qui entrent en relation, ces derniers étant constitués par la relation.

    Rejetant une approche empiriste qui se contente de proposer un continuum allant du groupe ethnique au groupe nationalitaire et à la nation à partir d’une énumération de traits, je distingue les collectivités à partir de leurs projets politiques spécifiques (Simon, 1999). Cette dimension historico-­politique n’est d’ailleurs pas sans lien avec la forme initiale de leur rapport constitutif: migration volontaire ou involontaire, esclavage, colonisation. Selon que leurs membres visent à se doter de leur propre État (nation), ou à acquérir une plus grande autonomie à l’intérieur des frontières établies (groupe nationalitaire), ou qu’ils ne se situent pas d’emblée sur le plan politique²², les communautés d’histoire et de culture²³ épouseront des formes distinctes. Enfin, je traite la race²⁴ comme un sous-type du groupe ethnique. Ce qui distingue le groupe racial du groupe ethnique — qui sont tous deux des constructions sociales —, c’est que la race²⁵ implique l’idée d’une nature indélébile, un comportement endo-déterminé, une permanence, des frontières supposément infranchissables. La présence de phénotypes m’apparaît secondaire, car le racisme peut en fabriquer, comme dans le cas des Juifs.

    Bref, au-delà de la diversité des formes, ces collectivités partagent un même fond incluant l’idée d’ancêtres communs, d’une histoire commune, de qualités objectives communes, un sentiment subjectif d’appartenance. Ainsi ai-je pu transposer l’analyse de Bauer à l’ethnicité, le groupe ethnique constituant une communauté de la tradition culturelle, le substrat pour ainsi dire à partir duquel se forge la nation. Dans cette perspective, j’envisage le groupe ethnique comme le produit jamais achevé d’un processus toujours en cours, comme un phénomène social, et l’ethnicité, comme ce qu’il y a d’historique en nous.

    Mais comment l’Histoire s’inscrit-elle en nous et quand cette historicité se mobilise-t-elle? C’est la question posée au chapitre 3. À l’instar de Bauer, qui délaisse la piste de l’héritage naturel pour privilégier l’héritage culturel, j’examine de plus près le processus de transmission culturelle, qui laisse entrevoir la part réelle de l’idéel. Car la socialisation s’avère être plus qu’un processus de transmission culturelle; c’est par un procès de travail effectué principalement par les femmes que l’Histoire accomplit sa détermination. En effet, l’«enculturation», la transmission de la culture matérielle et non matérielle, est indissociable d’une relation d’entretien matériel, corporel, intellectuel, affectif et psychique des êtres humains. Ce travail, gratuit et invisible, humanise les nouveau-nés et en fait des êtres humains qui sont culturellement spécifiques, ce qui m’a amenée à écrire que leur humanisation correspond aussi à leur ethnicisation. Or si tous les êtres humains possèdent une spécificité historico-culturelle, elle s’appelle habituellement humanité chez les majoritaires et ethnicité chez les minoritaires, d’où ma phrase «l’ethnicité, c’est l’humanité des Autres».

    Je reviens sur cette phrase pour approfondir le lien complexe entre l’humanité des uns et l’ethnicité des autres, entre une ethnicité pour ainsi dire «latente» et l’ethnicité qui se mobilise à l’intérieur des relations sociales. Car c’est dans le contexte d’un rapport social inégal que l’humanité des minoritaires devient ethnicité, pendant que les majoritaires se définissent comme incarnant l’universel. Ainsi, l’ethnicité peut être appréhendée comme un produit forgé par le destin historique des générations précédentes, mais aussi par le travail accompli en grande partie par les femmes dont dont la tâche est de socialiser les nouveau-nés.

    En rendant visible la contribution des femmes à la production de l’ethnicité, j’ai pu réfuter les arguments de type sociobiologique que défendait alors van den Berghe (1981) et expliquer pourquoi l’ethnicité paraît omniprésente et demeure si facile à mobiliser. Si on a l’impression, comme le soutient Geertz (1963), que ces liens sont primordiaux et proviennent plus d’une affinité naturelle ou spirituelle que de relations sociales, c’est qu’on a occulté depuis toujours dans l’étude de l’ethnicité le procès de travail que constitue la socialisation responsable de la production de l’ethnicité-humanité.

    Les frontières ethniques: un cadre d’analyse

    Penchons-nous maintenant sur la construction des frontières²⁶ ethniques, pour en expliciter la dynamique. Cette dernière est envisagée comme résultant de rapports inégalitaires opérant dans le système-monde et qui agissent sur les interactions individuelles, souvent à l’insu des acteurs dont l’agentivité reste cependant primordiale.

    Le cadre d’analyse proposé dans la deuxième partie du livre rejoint sur plusieurs points le paradigme de la construction des frontières (boundary making paradigm), qui a pris son envol depuis quelques années (Alba, 2005; Lamont et Bail, 2005; Nagel, 2003; Zolberg et Woon, 1999) pour être plus récemment réarticulé par Wimmer (2008a, 2008b, 2009, 2013). Rappelant que les recherches portent désormais sur la formation et la transformation des frontières, Wimmer (2008b) propose une typologie de cinq stratégies visant à transformer les frontières ethniques, dont l’expansion, la contraction, la remise en question de la hiérarchie ethnique (normative inversion), le changement de positionnement (crossing) et l’atténuation de l’ethnicité au profit d’autres divisions (blurring).

    Macrosociologique, mon analyse est davantage axée sur les rapports sociaux et la transformation des frontières collectives que sur les stratégies d’adaptation des acteurs. Elle examine l’effritement de la collectivité canadienne-française en collectivités distinctes comme un processus de scission-division, une instance de la contraction des frontières qui constitue un changement topographique. Elle se rapproche du paradigme du boundary making sur un deuxième point, à savoir le rejet de l’ontologie herdérienne, qui envisage un monde composé de peuples possédant une culture unique, dont les membres partagent une identité commune et sont liés par une solidarité communautarisée (Wimmer, 2009). En revanche, je suis en désaccord avec sa critique du multiculturalisme car il néglige les travaux d’orientation sociologique²⁷ qui en proposent une perspective critique (Fortier 2008) et l’appréhendent en fonction de projets et de revendications visant à contrer les inégalités sociales (Gilroy, 2004; Martiniello, 2011).

    Le cadre explicité dans ce livre coïncide avec un troisième aspect du paradigme du boundary making, à savoir qu’il problématise la distinction, autrefois acceptée comme allant de soi, entre minorités immigrantes et majorité nationale²⁸. Plutôt que d’envisager les groupes ethniques comme des entités indépendantes les unes des autres, je considère que majoritaires et minoritaires construisent simultanément des frontières qui sont variables, comme le sont les formes d’incorporation.

    Enfin, à l’instar des tenants du paradigme de la construction des frontières du boundary making, j’insiste sur le caractère politique de la construction des frontières, laquelle se rattache aux rapports de pouvoir se déployant dans le système-monde. Mais au-delà de ses correspondances avec le nouveau paradigme du boundary making, le cadre d’analyse

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