Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Dits et non-dits: Mémoires catholiques au Québec
Dits et non-dits: Mémoires catholiques au Québec
Dits et non-dits: Mémoires catholiques au Québec
Livre électronique365 pages4 heures

Dits et non-dits: Mémoires catholiques au Québec

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Les baby-boomers ont-ils jeté le religieux avec l’eau bénite ? Sont-ils vraiment athées ? Comment donnent-ils un sens aux grands événements du cycle de la vie ? Que cache l’invisibilité ou même le tabou du religieux au Québec après le déclin du catholicisme ? Bref : que reste-t-il de l’héritage du catholicisme auprès de la génération issue du baby-boom ?

À partir de récits de vie recueillis auprès d’une centaine de Québécois nés catholiques dans les années 1950, les auteurs explorent la recherche de sens des expériences individuelles et collectives. En dépit de l’invisibilité du religieux sur la place publique, la plupart des personnes rencontrées affichent des croyances et des pratiques qui leur sont propres. Si ces dernières empruntent à divers registres religieux inspirés de la diversité culturelle, la mémoire et l’éducation catholiques restent présentes dans les récits comme dans les pratiques, parfois teintée du vocable de la spiritualité. Ce livre brosse un portrait de la modernité québécoise et de la sécularisation de la société en montrant notamment les débats identitaires qui animent l’imaginaire collectif et qui façonnent les consciences individuelles. Surtout, il vient combler un vide dans les écrits sur les comportements religieux au Québec.
LangueFrançais
Date de sortie2 mars 2021
ISBN9782760643758
Dits et non-dits: Mémoires catholiques au Québec

Lié à Dits et non-dits

Livres électroniques liés

Christianisme pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Dits et non-dits

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Dits et non-dits - Géraldine Mossière

    Sous la direction de

    Géraldine Mossière

    Dits et non dits:

    mémoires

    catholiques

    au Québec

    Les Presses de l’Université de Montréal

    Mise en pages: Chantal Poisson

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Titre: Dits et non-dits: mémoires catholiques au Québec: / sous la direction de Géraldine Mossière.

    Noms: Mossière, Géraldine, 1975- éditeur intellectuel.

    Description: Comprend des références bibliographiques.

    Identifiants: Canadiana (livre imprimé) 20200095102 Canadiana (livre numérique) 20200095110 ISBN 9782760643734 ISBN 9782760643741 (PDF) ISBN 9782760643758 (EPUB)

    Vedettes-matière: RVM: Culture catholique—Québec (Province)—Récits personnels. RVM: Catholiques—Identité religieuse—Québec (Province)—Récits personnels. RVM: Québec (Province)—Civilisation—Influence chrétienne—Récits personnels. RVM: Génération du baby-boom—Québec (Province)—Récits personnels. RVMGF: Récits personnels.

    Classification: LCC BX1422.Q8 M46 2021 CDD 277 .14092—dc23

    Dépôt légal: 1er trimestre 2021

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    © Les Presses de l’Université de Montréal, 2021

    www.pum.umontreal.ca

    Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération des sciences humaines de concert avec le Prix d’auteurs pour l’édition savante, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

    Les Presses de l’Université de Montréal remercient de son soutien financier la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).

    Introduction

    Géraldine Mossière

    Au Québec, le rejet du religieux constitue actuellement un discours bien-pensant qui s’appuie sur quelques mantras du style «je suis spirituel mais pas religieux», et sur certaines représentations qui associent, par exemple, la religion aux migrants, et la pensée séculière aux Québécois d’héritage chrétien, établis dans la province depuis des générations. Plusieurs penseurs ont cependant rappelé que la désaffection ressentie envers l’institution religieuse, catholique en particulier, n’a pas sonné le glas des quêtes de sens (Lemieux; Rousseau); d’autres ont souligné la vitalité du catholicisme au Québec (Meunier; Wilkins-Laflamme) ainsi que la présence d'hybridité et de bricolages religieux parmi toutes les strates de la population, ce qui contraste avec l’invisibilité de la religiosité dans la sphère publique (Meintel). Ce panorama ne peut révéler toute sa complexité sans que l’on saisisse les mécanismes d’une apparente contradiction entre, d’une part, un discours de mise à distance du religieux qui prévaut dans la province et, d’autre part, des pratiques et des croyances plus ou moins stables et organisées qui ponctuent les chemins de vie des Québécois. Cette individualisation du religieux semble caractéristique d’une époque où la dimension expérientielle des religions et leur potentiel de mise en sens des défis de l’existence se substituent à leur fonction traditionnelle de cohésion sociale et de partage d’une cosmologie collective commune. Dans un contexte où la mondialisation draine de nouvelles ressources symboliques et morales en apparence accessibles à tous, la privatisation des comportements religieux autorise des opérations de mobilité et (re) conversion religieuses ainsi que des processus de subjectivation du croire inédits. Au Québec toutefois, ces mutations se développent sur fond de mouvements de sécularisation et de décléricalisation de la société aussi radicaux que récents, qui touchent profondément les domaines de l’éducation, de la santé et des droits sociaux.

    Ainsi en est-il des conditions de modernisation du Québec qui n’ont pas été sans engendrer de curieux paradoxes: tout en privilégiant la privatisation et l’individualisation de leurs croyances, les Québécois soulignent le rôle central de l’institution catholique dans leur mémoire collective; si les indicateurs traditionnels de la pratique religieuse affichent une nette diminution (fréquentation du culte dominical, par exemple), le recours aux rituels de passage (baptême, funérailles, etc.) semble constant, alors que les Québécois entretiennent un rapport critique à l’autorité institutionnelle, ils maintiennent un niveau élevé d’identification à une forme de catholicisme, que Lemieux qualifia de «culturel» et qui tient difficilement compte de la diversification et des transformations internes à l’Église.

    Plusieurs recherches empiriques tentèrent d’éclairer ces tendances. Mentionnons tout d’abord celle de Grand’Maison et de son équipe menée dans les années 1990, dont l’objectif consistait à cerner «les expériences et pratiques séculières, les courants religieux actuels et les divers rapports à la tradition chrétienne» (1995, p. 21). Les résultats indiquèrent des tensions intergénérationnelles marquées, que les chercheurs discutèrent dans plusieurs rapports structurés autour de la variable générationnelle. Parmi ceux-ci, le rapport consacré aux baby-boomers faisait état de leur statut de génération charnière: celle qui marque la transition en «quittant» un Québec jugé désuet et en aspirant à un «ailleurs» attrayant mais à peine saisissable. Sur le plan spirituel, les chercheurs associaient cette génération à l’intériorité, à la resymbolisation et à toutes sortes d’interrogations éthiques. En 1990, Lemieux et son équipe se sont penchés plus précisément sur la dimension symbolique et subjective de la religiosité des Québécois, leur univers représentationnel, son évolution et sa structure de cohérence, ainsi que sur le rôle de la subjectivité et de l’expérience personnelle dans les croyances actuelles. Au milieu des années 2000, l’équipe de Meunier s’intéresse à la catégorie de Québécois qui se disent catholiques en examinant leur vie spirituelle, leur imaginaire religieux ainsi que leurs orientations sociales et politiques; les chercheurs concluent à la sortie du «catholicisme culturel» observé plus tôt par Lemieux. La disjonction entre l’affirmation identitaire de cette population et les bricolages religieux qui marquent leurs pratiques et croyances forme la singularité du paysage québécois que Meintel et ses collègues documentent au-delà du paramètre chrétien à partir des années 2010. En se fondant sur une large enquête ethnographique menée auprès de plus de 100 groupes religieux établis au Québec et issus d’une large palette de traditions et courants religieux, l’équipe d’ethnologues décrit la diversité et la vitalité du religieux dans la province. Le catholicisme s’y distingue entre autres par le dynamisme des services offerts et de la vie associative, par la vigueur religieuse des populations migrantes du Sud (Afrique, Amérique latine, Asie de l’Est), et par le renouvellement de certaines croyances et orientations rituelles (guérison dans le cas des charismatiques, par exemple). L’ensemble de ces recherches dresse un portrait global des formes religieuses contemporaines présentes au Québec parmi la population majoritaire, sans toutefois saisir ces comportements dans leur idiosyncrasie subjective, ni les inscrire dans les contextes de vie personnelle et sociale qui en sont le catalyseur, et parfois le produit.

    Notre ouvrage se situe dans la continuité de ces travaux qu’il tente de renouveler en portant l’accent sur les acteurs et sur leurs parcours selon une perspective dynamique qui interroge le rôle des éléments biographiques et cycles de vie dans les identifications religieuses. Naissance, union, passage à l’âge adulte ou à la vieillesse, deuil mais aussi maladie ou chômage constituent en effet autant d’expériences de vie qui peuvent moduler les comportements religieux. Comment les parcours personnels infléchissent-ils les croyances, pratiques et affiliations héritées pour constituer de nouveaux assemblages symboliques porteurs de sens et catalyseurs de transcendance? Et s’il est possible de comprendre ces itinéraires religieux en correspondance avec les cheminements des acteurs, dans quelle mesure ces derniers font-ils écho aux changements culturels de leur société?

    À cet égard, les transformations rapides et profondes qu’a connues la société québécoise font de la scène locale un cas unique et peut-être d’avant-garde, caractérisé par le processus de sécularisation radicale que la province a entamé depuis les années 1960, après de longues décennies de domination de l’Église, combiné au maintien de l’influence du catholicisme dans l’imaginaire des Québécois établis dans la province depuis plusieurs générations. C’est de la singularité de ces identifications religieuses sans cesse travaillées et portées au débat, privé ou public, que les auteurs de cet ouvrage traitent, à partir de leur propre perspective disciplinaire et surtout thématique.

    La Révolution tranquille et l’ambiguïté identitaire

    L’historiographie québécoise retient que c’est le clergé catholique qui domina la province après la conquête britannique de 1759 et le retour de la noblesse française en Europe, dans un profond climat de survivance et d’idéologie du vaincu. Perçue comme un contrepoids puissant à la colonisation britannique, l’Église alors pourvue du rôle de guide moral sur la population majoritairement paysanne trouva auprès du politique un allié conciliant. Ces liens privilégiés se renforcèrent à la suite des différentes vagues de migration du clergé français au Québec, entraînées par les révolutions de 1789, 1830 et 1848, ainsi que par la loi sur la séparation des Églises et de l’État de 1905, développant ainsi l’idée que le Québec constituait une terre catholique de prédilection. Cette idéologie puissante liant le destin de la province à l’Église fut subtilement soutenue par le pouvoir britannique qui y vit un moyen d’asseoir son hégémonie; émerge alors l’idée que le nationalisme représente l’unique possibilité d’émancipation et de libération politiques. Si l’Église demeurait donc l’institution dominante au sein d’une société jusque-là profondément rurale, les mouvements d’industrialisation et d’urbanisation ainsi que la prolétarisation des populations des villes de la fin du XIXe et du début du XXe siècle virent éclore quelques tentatives de libéralisation de la province. Ces dernières furent rapidement réprimées par le gouvernement conservateur d’Union nationale de Maurice Duplessis (1936-1939; 1944-1959) dont l’autorité fit perdurer la collusion historique entre l’Église et le politique, au profit d’un catholicisme traditionnel et ultramontain.

    Cette histoire longue à laquelle les Québécois se réfèrent sous le nom de «Grande Noirceur» connut une fin brutale à la fin des années 1960 sous l’impulsion des élites intellectuelles, artistiques, professionnelles et bourgeoises, et de certaines figures du christianisme social (abbés Gérard Dion et Louis O’Neill) qui, à la suite du décès de Duplessis, dénoncèrent le patronage, la corruption, la mainmise de l’Église sur les institutions sociales et civiles, et l’accointance du politique avec le haut clergé. Lorsque Jean Lesage et son gouvernement libéral prennent le pouvoir en 1960, ils développent un appareil étatique capable de fournir les ressources sociales jusque-là assumées par l’Église. Débute alors un vaste mouvement de déconfessionnalisation des institutions éducatives (écoles, collèges, universités) et de santé, toujours en cours, dont la charge des services est transférée à une infrastructure étatique grossissante. Cette «Révolution tranquille» qui célèbre l’entrée du Québec dans la modernité entraîne également la province dans un processus de sécularisation, de libéralisation et d’ouverture au monde qui bouleverse tous les domaines de la société, y compris les mœurs, et entraîne des fragmentations intergénérationnelles aiguës: relâchement des normes familiales et sexuelles, industrialisation de l’économie, diversification du paysage religieux et culturel, nouvelle culture jeune. Ces transformations locales s’inscrivent dans des mouvements plus larges (nouvelle loi de 1967 sur l’immigration qui ouvre les portes de la Confédération canadienne aux pays du Sud et à leur diversité culturelle) et des tendances plus globales (mouvement hippie et contre-culture des années 1970). Curieusement, elles rencontrent peu ou pas de résistance de la part de l’Église catholique qui, suivant les orientations du Concile Vatican II (1962-1965), se retire alors spontanément des affaires publiques pour se concentrer sur une vie liturgique et des croyances plus accessibles à ses fidèles.

    Mythe fondateur du Québec moderne et moment charnière dans la mémoire collective, la Révolution tranquille amène également les Québécois à repenser leur identité partagée dans un sens qui, malgré l’aspiration au renouveau qu’exprime par exemple le passage de l’autodénomination de «Canadiens français» à «Québécois», ne peut être celui de la rupture, tant demeurent vives les mémoires collectives, en particulier familiales. Le catholicisme semble y occuper une place de choix, peut-être parce que les Québécois y voient un facteur de continuité avec leurs aïeuls. En effet, bien que les indicateurs habituels de religiosité fassent état d’un déclin marqué de la pratique et de la croyance catholique, les statistiques et travaux des sociologues indiquent que les Québécois entretiennent un rapport au catholicisme ambigu, et à certains égards unique. Après l’idée de «catholicisme culturel» évoquée par Lemieux pour expliquer le taux élevé d’identification des Québécois francophones au catholicisme recensé dans les sondages officiels1, le détachement et l’indifférence affichés dans les années 2000 par les générations nées après la Révolution tranquille à l’égard du catholicisme soutiendraient l’hypothèse d’une «ex-culturation du catholicisme» (Hervieu-Léger, 2003). Aujourd’hui, les divers scandales qui ont émaillé l’image de l’Église (pédophilie, orphelinats…) continuent d’alimenter un discours critique parfois virulent à l’égard du clergé, discours que l’on entend de façon constante depuis la Révolution tranquille, surtout auprès des générations nées avant les années 1960. Parallèlement, l’arrivée de populations catholiques provenant des continents africain, latino-américain et asiatique oblige l’Église à se réorienter vers des formes de catholicisme plus dynamiques et plus adaptées au vécu des croyants, en des versions charismatiques par exemple.

    Ce bref panorama du paysage politique, social et religieux du Québec dressé sur un horizon temporel court souligne le rôle des générations, de leur expérience de vie et de leur culture dans l’évolution des sociétés. À ce titre et en dépit de la forte diversité interne à cette génération, les enfants du baby-boom apparaissent comme une population d’étude emblématique des changements récents et profonds qu’a connus la province, non parce qu’ils en sont les instigateurs mais parce qu’ils en constituent les principaux artisans et acteurs. Nombre d’entre eux aiment en effet présenter leurs parents comme des figures de subversion dont ils soulignent la résistance, parfois même discrète et passive, face à l’autorité du clergé et aux normes catholiques. Née dans un Québec pétri de catholicisme, éduquée dans le «petit catéchisme» préconciliaire dont elle acquiert le mode de socialisation, la génération du baby-boom connaît et opère les transformations que traverse le Québec dans les années 1960, dans un climat de contre-culture et de forte contestation sociale et politique globale, avant d’animer et d’orienter les débats identitaires entourant la gestion de la diversité de la population québécoise au cours des dernières décennies. La contribution d’Olazabal dans cet ouvrage expose habilement le vécu et les aspirations de cette population, tout en définissant ses orientations et visions de la vie, en écho aux tribulations de son environnement social et politique. Cette classe démographique qui apparaît comme la plus importante dans la province constitue dès lors une population charnière dans l’histoire du Québec, non seulement par la rupture qu’elle marque dans la continuité générationnelle, mais aussi par la critique de l’ordre établi que ses choix de vie manifestent, notamment sur les plans religieux et familial.

    Des recherches menées aux États-Unis tendent à montrer que, arrivées à l’aune de la vieillesse, les personnes issues du baby-boom opéreraient un retour vers le religieux qui irait en s’intensifiant, au fur et à mesure de leur avancée en âge et des réminiscences de leur socialisation première dans la religion. Ces résultats corroborent d’autres études qui indiquent que les croyances et les pratiques religieuses évoluent avec le parcours biographique, non seulement lors des transitions de vie (de l’enfance à l’âge adulte puis de l’âge adulte à la vieillesse), mais aussi aux grandes étapes du cycle de vie (naissance, mariage, transmission identitaire, deuil), ou au moment de défis existentiels (maladie, chômage, divorce…). Lors du passage de la fin de l’âge adulte vers le début de la vieillesse par exemple, les ressources religieuses sont souvent activées pour donner sens à la sortie de la vie active, ou pour transmettre un héritage identitaire et religieux aux petits-enfants. Témoins et actrices d’une période charnière dans l’histoire récente du Québec, les personnes issues du baby-boom ont aussi articulé les vicissitudes de leur cheminement de vie avec les pratiques, croyances et affiliations religieuses qui ont ponctué leur parcours. Pour comprendre cette résonance entre les changements sociaux et culturels récents du Québec, les cheminements de vie et les parcours religieux individuels, tous trois en constant travail et interaction, nous avons donc choisi de nous concentrer sur la génération issue du baby-boom au Québec.

    Le religieux vécu au Québec

    Étudier la religiosité des Québécois appelle une analyse plus fine que l’approche par affiliation dénominationnelle ne le permet; ces comportements participent en effet de la contemporanéité religieuse caractérisée, entre autres, par des emprunts et des réinterprétations de ressources symboliques, des mobilités et des cumuls d’appartenances, des créativités et des recyclages rituels, des subjectivations religieuses et des vitalités communautaires, des hybridités ou des dogmatismes religieux, le tout nourri par un vaste bassin de courants religieux ou «spirituels» permis par la diversité religieuse actuelle. Ces comportements définissent une variété de profils de croyants/pratiquants dont certains chercheurs ont tenté de dresser une typologie. Le sociologue suisse Jörg Stolz distingue par exemple les croyants institutionnels (au sein des religions établies); les alternatifs qui rassemblent les croyants ésotériques ou adeptes de «spiritualité sans religion»; les distanciés qui sont les plus nombreux et affichent des croyances et des pratiques minimes; et enfin les séculiers qui regroupent les indifférents, les agnostiques, les athées, les adversaires de la religion (2017). Si cette catégorisation permet d’affiner la description de la variété des positionnements religieux dans des sociétés sécularisées comme celle du Québec, elle demeure insuffisante pour comprendre comment les dynamiques profondes s’insèrent dans l’expérience du quotidien et se manifestent dans le parcours de vie. Elle ne permet pas non plus de préciser les hybridités, les mobilités et les créativités qu’élaborent les acteurs en dehors des dénominations et affiliations religieuses établies.

    L’approche de la religion vécue est aujourd’hui privilégiée par de nombreux penseurs en sciences des religions. D’abord apparue dans le collectif dirigé par David Hall en 1997, cette théorie aborde le religieux comme le fruit d’expériences, de recompositions et de négociations menées par les acteurs autour de leur pratique, souvent en marge des institutions. Dans son ouvrage Lived Religion: Faith and Practice in Everyday Life, publié en 2008, la sociologue Meredith McGuire soutient que de nombreuses pratiques religieuses ne correspondent pas aux canons formalisés par les courants traditionnels et suggère de porter la focale sur les pratiques que les individus développent dans leurs activités quotidiennes (espace privé, professionnel, de voisinage, etc.). Elle note à cet égard que de nombreuses personnes se disant sans affiliation religieuse s’adonnent, en réalité, à une variété d’activités et en entretenant des croyances d’ordre spirituel. Au Québec, de nombreux individus qui s’identifient au catholicisme assemblent des croyances et spiritualités issues de diverses inspirations (autochtones, néo-orientales…). Ainsi, la religion vécue ne vise pas tant la pertinence éthique ou normative qu’une cohérence pratique, partant du principe que les acteurs sont peu enclins à se conformer aux prescriptions religieuses officielles, et qu’ils tendent plutôt à négocier ce que Ammerman appelle une «pluralité pragmatique au quotidien» (2010, p. 156, notre traduction). La sociologue américaine, qui représente aujourd’hui une des figures importantes de la théorie de la (religion vécue), précise que celle-ci doit être pensée comme un ensemble de pratiques culturelles incorporées, matérielles, émotionnelles, esthétiques, morales, spirituelles et narratives. À la fois structurées et créatives, vécues subjectivement et modélisées socialement, ces pratiques peuvent chevaucher divers environnements, qu’ils soient institutionnels et établis, hybrides entre spirituels et mondains, ou diffus, fluides et peu organisés. Robert Orsi (2003) conseille de ne pas présenter la religion vécue comme une forme de résistance et d’autonomie face à l’institution, mais de considérer la dialectique entre religions vécues et religions officielles. En d’autres termes, la religion vécue donne à voir les zones grises et interstitielles entre le religieux et la religion.

    Sans évoquer cette théorie mais en la complétant, d’autres sociologues ont souligné la centralité de la notion d’expérience pour saisir les comportements religieux. En s’inspirant de la perspective pragmatique de Dewey, Lamine (2018) définit l’expérience comme «une forme de vitalité et d’interaction avec le monde, captant totalement l’attention de son sujet et suscitant un sentiment d’unité avec le soi et avec le monde. La qualité et l’intensité de l’expérience dépendent de sa caractéristique relationnelle, avec les autres et avec l’environnement». Dans le domaine du religieux, cette pragmatique de l’expérience reformule l’approche de la religion vécue et souligne la perspective d’unité à laquelle elle permet au sujet d’accéder, en conjuguant tant son expérience, que ses conditions d’être au monde, sociales et existentielles. Cette aspiration à l’unité du soi avec l’être au monde nous apparaît centrale pour comprendre les processus de composition et de négociation des pratiques et croyances qui animent les acteurs religieux.

    Si la théorie de la religion vécue semble particulièrement opérationnelle pour documenter les productions religieuses quotidiennes, elle ne fait pas cas du fait que les pratiques mettent en scène des croyances particulières et qu’elles manifestent des adhésions, même ponctuelles, à des formes religieuses ou spirituelles particulières. En ce sens, la cohérence construite par les acteurs n’est pas seulement d’ordre pratique, elle est aussi symbolique. En outre, alors que la perspective de la religion vécue reprend les catégories de connaissance endogènes aux acteurs qui expriment leur univers de sens, elle repose sur une perspective apparemment statique qui ne permet pas de modéliser l’évolution de ces pratiques. Dans notre ouvrage, nous adoptons une lecture dynamique de la religion vécue qui considère les parcours personnels, éléments biographiques et cycles de vie comme des paramètres décisifs dans les (re)compositions religieuses des acteurs. La notion de parcours complète ici la compréhension de la religion vécue par les acteurs, dans la pleine dimension de leur existence, au sein de leur matrice socioculturelle propre.

    Inspiré par les enseignements de Lalive d’Épinay, le sociologue Stefano Cavalli propose de définir le parcours en mettant l’accent sur son origine normative et son aspect organisateur: «Modèle de curriculum construit par la société et proposé aux individus comme principe organisateur du déroulement de leur vie. Système de normes dont découlent d’un côté des rôles d’âge, de l’autre des transitions associées à des âges typiques; ce système, auquel répond tout un ensemble d’institutions, organise le flux de la vie humaine dans ses continuités (étapes) et dans ses discontinuités transitions» (Cavalli, 2003, p. 2). S’il va de soi que les parcours de vie sont rythmés par une temporalité sociale et culturelle imposée, nous mobilisons cette notion à des fins heuristiques dans le but de saisir la diversité des croyances, pratiques et systèmes symboliques qui germent et gravitent autour de ces standards et contraintes. La religion vécue et négociée par les individus autour de la triade pratiques, croyances et affiliations constituerait alors une stratégie dynamique pour gérer les contraintes de leur parcours, tant individuel que social. Il ne s’agit pas de considérer la religion vécue dans une perspective instrumentale qui réduirait la centralité qu’elle occupe dans l’expérience des sujets, mais d’admettre que la religion vécue participe de leur passage obligé du domaine de l’être au monde à celui du symbolisme qui lui permet de cheminer dans le mondain.

    La technique des récits de vie semble particulièrement adéquate pour documenter la dynamique religieuse des individus ainsi que la cohérence pratique et symbolique que ces derniers lui attribuent. Axé sur le parcours de vie, le récit présente une autobiographie exprimée du point de vue de son narrateur, à un instant précis, selon ses possibilités de remémoration. Lorsque guidé ou semi-dirigé par l’intervieweur, le récit de vie exprime non seulement la dialectique entre les changements sociaux, leur résonance dans les biographies personnelles, mais aussi la construction symbolique que le narrateur élabore autour de ces facteurs de vie individuelle et collective. Bien que le récit permette de saisir la conscience personnelle et historique de ces étapes de vie qu’en a l’auteur, il n’est pas exempt d’énoncés codifiés et standardisés, parfois construits autour d’une dogmatique. Si le récit de vie exprime une vision subjective sur un monde intérieur et extérieur en mouvance, il constitue également une relecture posée a posteriori sur une expérience désormais lue et exprimée à travers le prisme de l’univers symbolique que porte le sujet à l’instant où il se narre. Alors que Bourdieu le qualifie d’illusion biographique, nous considérons le récit de vie non comme une donnée brute, mais comme un objet d’étude qu’il convient d’examiner de façon critique. Dans cet ouvrage, la contribution de Meintel discute la possibilité d’un décalage entre ce que les répondants disent à leur entourage, sans doute à l’intervieweur, et ce qu’ils font. Bien que la méthode des récits de parcours de vie que la plupart des auteurs ont adoptée permette en effet de saisir la façon dont les répondants articulent

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1