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Antijudaïsme et influence nazie au Québec: Le cas du journal L'Action catholique (1931-1939)
Antijudaïsme et influence nazie au Québec: Le cas du journal L'Action catholique (1931-1939)
Antijudaïsme et influence nazie au Québec: Le cas du journal L'Action catholique (1931-1939)
Livre électronique669 pages8 heures

Antijudaïsme et influence nazie au Québec: Le cas du journal L'Action catholique (1931-1939)

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À propos de ce livre électronique

Quelle fut la réaction des francophones du Québec aux premières manifestations de la diversité culturelle à l’aube du XXe siècle ? Comment, en particulier, ont-ils accueilli les immigrants irlandais, juifs est-européens et chinois dans la ville de Québec ? En ces temps de bouleversement et de conditions économiques extrêmement difficiles, la population francophone majoritaire semble pour le moins inquiète, confuse et très réticence face à la venue de ces immigrants qui doivent surmonter de nombreux obstacles pour s’intégrer à la société canadienne-française. C’est du moins ce que révèle l’étude qu’a menée l’auteur de ce livre qui, par le prisme du journal L’Action catholique – soutenu par l’Église et représentatif des opinions d’une grande partie des élites francophones conservatrices –, décrit l’apparition de commerces juifs dans la capitale provinciale, et notamment l’ouverture, en 1931, du grand magasin Pollack.

Avec une écriture limpide, et appuyé par plusieurs images d’archive et des sources écrites, l’historien trace le portrait précis d’un sujet qui donne à mieux comprendre les enjeux politiques et idéologiques de la diversité religieuse jusqu’à aujourd’hui.
LangueFrançais
Date de sortie15 oct. 2021
ISBN9782760644243
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    Aperçu du livre

    Antijudaïsme et influence nazie au Québec - Pierre Anctil

    Pierre Anctil

    ANTIJUDAÏSME

    ET INFLUENCE NAZIE AU QUÉBEC

    Le cas du journal

    L’Action catholique de Québec

    1931-1939

    Les Presses de l’Université de Montréal

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Titre: Antijudaïsme et influence nazie au Québec: le cas du journal L’Action catholique (1939-1945) / Pierre Anctil.

    Noms: Anctil, Pierre, 1952- auteur.

    Collections: PUM.

    Description: Mention de collection: PUM | Comprend des références bibliographiques.

    Identifiants: Canadiana (livre imprimé) 20210046457 | Canadiana (livre numérique) 20210046465 | ISBN 9782760644229 | ISBN 9782760644236 (PDF) | ISBN 9782760644243 (EPUB)

    Vedettes-matière: RVM: Antisémitisme dans la presse—Québec (Province)—Histoire—20e siècle. | RVM: Nazisme—Québec (Province)—Histoire—20e siècle. | RVM: Action catholique (Québec, Québec) | RVM: Juifs—Québec (Province)—Histoire—20e siècle. | RVM: Diversité culturelle—Québec (Province)—Histoire—20e siècle.

    Classification: LCC FC2950.J5 A53 2021 | CDD 305.892/40714—dc23

    Mise en pages: Folio infographie

    Dépôt légal: 3e trimestre 2021

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    © Les Presses de l’Université de Montréal, 2021

    www.pum.umontreal.ca

    Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération des sciences humaines de concert avec le Prix d’auteurs pour l’édition savante, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

    Les Presses de l’Université de Montréal remercient de son soutien financier la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).

    À Georges Leroux, qui nous a montré la voie à suivre.

    Remerciements

    Ma gratitude va en premier lieu à Zoé Cadieux, mon étudiante de maîtrise au Département d’histoire de l’Université d’Ottawa, qui a extrait patiemment des numéros du journal L’Action catholique parus dans les années trente les textes à la source des réflexions qui vont suivre dans cet ouvrage. Il s’agissait une tâche difficile et de longue haleine qui a fait apparaître pour la première fois un corpus d’une grande richesse, susceptible d’éclairer en profondeur comment était perçue la question de la présence juive au sein des milieux catholiques traditionalistes du Canada français. Je tiens aussi à souligner le rôle joué par deux archivistes dévoués qui m’ont donné accès à des documents de première importance pour le traitement de cet enjeu: Pierre Lafontaine, le responsable des Archives de l’Archidiocèse de Québec, et Janice Rosen, la directrice des Archives juives canadiennes Alex Dworkin. Grâce à l’apport très précieux de ces documents relatifs d’une part à l’administration diocésaine de Mgr Jean-Marie-Rodrigue Villeneuve, de 1931 et 1947, et d’autre part aux prises de position des animateurs du Congrès juif canadien à partir de 1933, des pans entiers du rapport complexe entre Juifs et catholiques pratiquants dans l’entre-deux-guerres ont pu être mis en lumière. Mes remerciements vont aussi à mes collègues de l’Université d’Ottawa qui m’ont offert un soutien inestimable dans ce contexte et qui m’ont donné l’occasion d’exposer en public, au Département d’histoire et au CRCCF (Centre de recherche en civilisation canadienne-française), les conclusions préliminaires de mes recherches. Je tiens aussi à souligner l’accueil que j’ai reçu au CELAT (Centre de recherche Cultures – Arts – Sociétés) et au LABRRI (Laboratoire de recherche en relations interculturelles de l’Université de Montréal), qui ont constitué pour moi un espace d’accueil et d’échange d’idées inestimable dans le contexte exigeant d’un réexamen de fond en comble de l’histoire pluriethnique du Québec.

    Introduction

    Même si nos connaissances ont beaucoup progressé au sujet de la présence juive au Canada français, de nombreuses zones d’ombre subsistent qui soulèvent des questions fondamentales et irrésolues. Plusieurs auteurs1 ont ainsi remarqué que les premières formes d’antisémitisme religieux sont apparues à la fin du XIXe siècle au sein de la société canadienne-française, et que l’Église catholique semble avoir joué un rôle clé dans la diffusion de ces notions défavorables au judaïsme. De nombreux éléments souvent épars pointent en cette direction d’une intervention soutenue de la part de certains ecclésiastiques, en vue d’orienter les attitudes et les comportements face à une question qui ne faisait encore qu’émerger dans les milieux francophones2. Au siècle suivant, qui s’ouvre sur la grande migration est-européenne issue de l’Empire russe, l’impression se précise que l’enseignement doctrinal catholique est à la source des réticences bien palpables que soulève à Montréal, ou dans d’autres régions du Québec, l’existence de commerces et de milieux identifiés comme juifs par des observateurs extérieurs à cette réalité3. L’antisémitisme contemporain, contrairement à l’opinion la plus répandue, ne forme pas un courant de pensée cohérent et systématique, même au sein d’une société ou d’un groupe d’intérêt donné. S’y rencontrent des opinions et des notions provenant d’univers très disparates et qui parfois se contredisent entre elles d’un point de vue moral, philosophique ou même scientifique4. Or au Canada français, l’hostilité antijuive semble posséder une cohérence peu avérée dans d’autres contextes et qui lui vient des principales idées sociales véhiculées systématiquement sur de longues périodes par le clergé. Des études plus systématiques de certains journaux à grand tirage, de certains discours politiques et de certaines périodes historiques ont confirmé ce surgissement constant dans l’antisémitisme canadien-français de la parole et de l’éducation catholiques traditionnelles5.

    Or il s’agit d’une question complexe à traiter et qu’il est difficile d’aborder de manière systématique à partir de documents associés à des institutions religieuses6. Les archives des principaux diocèses du Canada français et les publications de l’Église ne contiennent le plus souvent que très peu de références à la question juive7, et il faut parfois parcourir des fonds de grande ampleur avant d’arriver à capter des indices mineurs, sinon fragmentaires. Cela tient à ce que l’administration ecclésiastique catholique est tout entière tournée vers le salut des baptisés, et qu’elle ne s’attarde aux autres traditions religieuses que de manière circonstancielle et oblique, seulement si des événements précis ou un contexte urgent l’y obligent. En temps ordinaires – pour utiliser le langage de l’Église – la présence juive dans la société canadienne-française ne tient pas grand place dans les préoccupations relatives aux activités courantes des diocèses ou des paroisses. La même observation vaut pour les périodiques ou les publications pieuses qui sont le fait de congrégations religieuses particulières, de lieux de culte spécialisés ou de regroupements de laïcs souhaitant participer de plus près à la vie de l’Église. Dans ces organes tournés vers les manifestations plus intenses de la foi, il n’y a pas de place pour les croyances défendues par les tenants d’autres courants religieux – à plus forte raison s’ils ne sont pas chrétiens – ou pour les réalisations de leurs communautés. Pourtant, toutes ces constatations ne suffisent pas à écarter l’impression, très nette pour le chercheur, que l’enseignement catholique est au fondement même de la réaction épidermique tout autant que plus discursive des Canadiens français devant les manifestations du judaïsme moderne. On ne saurait exagérer l’importance de cette intuition récurrente alors que de nombreux indices vont dans ce sens8. C’est l’essentiel de la démarche que nous entreprenons dans cet ouvrage.

    Le sujet est d’une importance capitale car l’hostilité au judaïsme traverse toute l’expérience historique canadienne-française à partir des rébellions de 1837-1838 ou, plus précisément, à partir du moment où le nationalisme des francophones commence à s’affirmer dans le cadre des longues négociations qui vont mener à la fondation du Canada confédéral de 1867. De manière plus générale, l’antisémitisme, ou son absence, est aussi un marqueur de l’ouverture du Canada français à la diversité culturelle sous toutes ses formes. Cela ne signifie pas que tous les francophones soient nommément hostiles à une présence juive autour d’eux, ou que l’ensemble de l’Église fasse œuvre d’hostilité déclarée à la judéité9; mais que pour autant que l’on puisse en juger il existe dans les replis du Canada francophone un discours soutenu et constant de méfiance face aux Juifs, et dont l’intensité objective reste encore à préciser sur le plan historique. Nous aurons franchi une étape importante dans notre connaissance de ce courant de pensée si nous parvenons à en fixer de façon plus convaincante l’origine principale dans l’enseignement doctrinal catholique. Aussi séduisante que soit cette hypothèse aux yeux du chercheur bien au fait de l’histoire canadienne-française, elle requiert néanmoins l’apport de données recueillies à l’aide d’une méthodologie éprouvée et sur une période historique relativement longue.

    La validation requise est d’autant plus difficile à obtenir que l’Église se trouve après les Rébellions dans une situation de monopole religieux et idéologique au Canada francophone et qu’elle n’a pas à défendre ouvertement sur la place publique ses positionnements doctrinaux. S’il existe dans les milieux ecclésiastiques une attitude de méfiance systématique face aux Juifs, et c’est notre postulat, celle-ci est transmise le plus souvent sous une forme latente, en l’absence d’un discours contraignant ou de manifestations d’hostilité explicite. Il peut d’ailleurs être utile ici d’expliciter la différence fondamentale entre antijudaïsme et antisémitisme. Dans ce contexte ecclésial, la distinction est capitale et elle est fondatrice dans la compréhension que l’historien développe du rejet ou non du judaïsme dans les sociétés occidentales. Le premier concept, l’antijudaïsme, beaucoup plus ancien, connote une objection plus ou moins soutenue devant les croyances religieuses traditionnelles des Juifs, à savoir leur rejet du Christ ou leur refus de se soumettre à l’enseignement de l’Église; tandis que le second, l’antisémitisme dans son sens moderne, s’attaque aux origines dites «raciales» ou «biologiques» des Juifs, à la place qu’ils occupent dans les sociétés européennes modernes ou à leur rôle dans l’histoire contemporaine10. L’hostilité de l’Église dans son sens strictement religieux a ainsi pu exister pendant de longues périodes sans prendre la forme d’une persécution sur la base d’arguments «scientifiques» ou «sociologiques». De la même manière, et c’est le cas du Québec, les deux formes ont aussi pu coexister dans l’espace discursif selon le point de vue privilégié par les différents porte-voix de l’hostilité devant le judaïsme.

    Un profond courant antijudaïque

    L’une des caractéristiques les plus remarquables de cet antijudaïsme originel du Canada français, dont les racines plongent dans un horizon chronologique de près de deux siècles, a trait précisément à son aspect non déclaré et non déclamatoire. Plus on tente de l’observer et plus il semble échapper au regard de l’historien pourtant attentif à sa présence. Pendant tout le XIXe siècle il ne fait qu’affleurer à quelques reprises à la surface du récit historique, où il se manifeste au grand jour pendant de brefs instants seulement. Il scintille à quelques reprises en 1808 et en 1809 lors des débats entourant l’élection de Ezekiel Hart à l’Assemblée législative du Bas-Canada, puis à nouveau – mais plus faiblement – quand les Juifs obtiennent la Loi d’émancipation de 1832 avec l’appui du Parti patriote de Louis-Joseph Papineau11. On en retrouve ensuite la trace éphémère dans les premiers journaux francophones d’opinion au Canada, surtout vers 1870 pendant la campagne de réunification politique d’Italie et la perte des États pontificaux, puis au tournant du siècle lorsque le capitaine Alfred Dreyfus fait face à des accusations d’espionnage en France. Le plus souvent il s’agit de brefs textes au ton opportuniste reprenant des propos tenus en Europe, surgis on ne sait trop comment dans la presse francophone du Canada et qui restent sans lendemain. Autrement, le parti pris antisémite de l’Église reste la plupart du temps sans voix, enfoui sous les monuments érigés à la permanence du catholicisme et à son triomphe attendu au sein de la société canadienne-française. Pendant toute cette période, il ne se trouve pas de moyens institutionnels ni d’organes de presse suffisamment puissants pour le ramener sans relâche sur le devant de la scène ni de porte-parole attitré pour le diffuser ouvertement. Parfois des émules canadiens d’Édouard Drumont, de Maurice Barrès ou de Jules Delahaye se manifestent dans un périodique à petit tirage, puis ils disparaissent vite du discours public faute d’utiliser des arguments politiques qui auraient une certaine pertinence au Canada français12.

    La situation ne change guère jusqu’à l’arrivée d’Hitler dans l’arène politique internationale. Henri Bourassa y va de quelques éclats au Parlement fédéral en 1906-1907, à l’occasion de débats au sujet de l’immigration juive russe, mais l’affaire ne laisse pas vraiment de traces et tombe dans l’oubli pour ne plus réapparaître13. En 1910, le notaire Plamondon fait des déclarations intempestives au sujet du Talmud dans une institution paroissiale de Québec, mais il ne fait que régurgiter des faussetés déjà répétées à l’envi par d’autres tout aussi ignorants que lui. Le propos serait sans doute passé inaperçu si des membres de la communauté juive locale ne lui avaient intenté un procès pour diffamation collective, qu’ils remporteront d’ailleurs en 191414. À cette occasion, quelques prêtres responsables de la formation canonique des séminaristes à l’Université Laval viennent devant la Cour témoigner en faveur de Plamondon, mais les avocats de la partie demanderesse démasquent vite leur incompétence abyssale en matière de judaïsme. Les abbés J.-A. D’Amours, Stanislas-Alfred Lortie et Jean-Thomas Nadeau écrivent bien quelques éditoriaux et articles à teneur antisémite dans L’Action sociale et L’Action catholique, mais seulement de temps à autre, et en respectant les conventions morales de l’Église15. L’abbé Antonio Huot y va à son tour en 1913 d’une causerie au sujet du meurtre rituel, toujours devant un public de Québec, mais l’événement semble être resté sans suite malgré la publication l’année suivante d’un pamphlet16. Dans le quotidien Le Devoir, qui est fondé en 1910 par Bourassa, l’éditorialiste Georges Pelletier tient pour sa part quelques propos malveillants à l’endroit des immigrants, parfois en ciblant les Juifs et parfois pas; mais le nombre de ces saillies ne dépasse pas la douzaine avant 1929 et elles sont bien timides en regard de ce qui va suivre au cours des années trente17.

    Relever et reconstituer un discours antisémite catholique canadien-français paraît une entreprise bien illusoire quand l’enjeu de la présence juive reste sous-jacent pendant la plus grande partie du XIXe siècle, voire même jusqu’au lendemain de la Première Guerre mondiale18. Certes l’historien sent bien qu’une rivière souterraine gronde sous les fondations théologiques de l’Église québécoise et qui charrie des alluvions antijudaïques considérables accumulées au fil des siècles, mais il est très difficile de localiser ce courant ou d’en mesurer le débit réel, sinon la profondeur. On ne voit que rarement des fidèles s’y abreuver ouvertement ou des membres du clergé y faire référence comme à une source vive qui irriguerait et renforcerait leur foi. L’antisémitisme du Canada francophone en fait semble parfois si intimement incorporé à la doctrine de la foi et constitue une partie si intégrante de ses fondements théologiques, que l’on peine à l’extraire de la gangue qui l’entoure. C’est une ombre aux contours diffus qui se dessine sur les hauts murs des évêchés et des paroisses francophones, un souffle glacial venu des lointaines terres européennes, un tremblement menaçant qui émeut momentanément. Puis les perspectives se modifient aussi soudainement et le Canada français revient à ses préoccupations les plus immédiates: survivre politiquement dans un Canada britannique, demeurer d’inspiration catholique dans un monde protestant et résister à la pauvreté matérielle des fronts pionniers agricoles nordiques. L’antisémitisme franchit l’espace des consciences individuelles à la faveur des prédications à l’Église, des enseignements passagers et des rappels doctrinaux; le plus souvent sans être nommé expressément et sans frapper particulièrement l’imagination des fidèles.

    Au Canada français, plusieurs grands esprits nieront même à différentes occasions concevoir du ressentiment pour les Juifs ou avoir absorbé les principaux éléments discursifs de l’antisémitisme, tant ils étaient persuadés que ce qui venait de l’enseignement de l’Église ne pouvait être qu’un reflet indiscutable de la vérité théologique19. Cette discrétion exemplaire de l’antisémitisme canadien-français d’inspiration religieuse qui avait longtemps prévalu allait finalement se briser sur les écueils de la Grande Dépression des années trente et sur la montée concomitante du nazisme allemand. Les conditions économiques extrêmement difficiles d’une grande partie de la population francophone du Canada, et le repli sur soi qu’elles ont provoqué dans plusieurs milieux, ont ainsi contribué à lever une partie des préventions dont certains sujets étaient entourés. Des propos anti-immigrants et xénophobes sont apparus dans ce contexte qui en d’autres circonstances seraient restés marginaux ou passagers. Plus encore, les violences antisémites répétées commises en Allemagne par les partisans de l’hitlérisme ont créé un climat de terreur et d’immoralité profonde qui a frappé les imaginations au Canada français, ravivé chez certains des penchants antisémites latents et fait tomber des inhibitions depuis longtemps en place. Une grande confusion s’est ainsi installée dans les esprits en ces temps de bouleversements et d’inquiétude profonde, qui nous donne enfin à lire, dans l’espace public, des éléments d’un discours ecclésial autrement resté inexprimé au fil des années, c’est-à-dire enfoui loin des regards dans l’enseignement doctrinal et canonique de l’Église. Pendant cette période d’une dizaine d’années, les communautés juives d’Allemagne et d’ailleurs, victimes de persécutions inconcevables en d’autres époques, ont occupé le devant de la scène dans les principaux journaux du monde et sur les principales tribunes médiatiques. Le sort de ces minorités a capté l’attention comme jamais auparavant et a obligé les prêtres et les évêques du Canada français à prendre position, à réfléchir plus intensément à ce sujet et à réagir aux excès inqualifiables des nazis et des autres gouvernements d’extrême droite européens.

    Les tenants traditionnels de l’antisémitisme d’Église, principale variété jusque-là au Canada français de méfiance antijudaïque, découvrent de plus à l’aube des années trente que d’autres formes concurrentes de rejet de la présence juive sont apparues dans le paysage médiatique francophone. Le fracas des idéologies racistes hitlériennes et les démonstrations bruyantes de la British Union of Fascists20 franchissent en effet l’océan pour se rendre jusqu’au Canada, où ils provoquent des sympathies et donnent naissance à des mouvements d’extrême droite inconnus jusque-là. Non seulement l’Église canadienne-française se voit forcée de prendre position face à des événements pour le moins troublants en Europe, mais elle doit de plus affronter la concurrence de nouvelles variétés stridentes et non balisées d’antisémitisme sous la forme sans cesse changeante des organes de presse patronnés par Adrien Arcand21. Pis encore, une partie du mouvement nationaliste francophone, jugé légitime et digne d’appui par l’épiscopat lorsqu’il est modéré, cède à l’appel de la haine raciale et range les Juifs montréalais au rang des ennemis du Canada français. Des propos délirants et indignes s’élèvent parfois d’organes de presse bien connus qui remettent en question l’équilibre patiemment atteint au cours des décennies précédentes22.

    Malheureusement, nous en savons beaucoup plus au sujet des déclarations antisémites outrageantes de quelques orateurs désaxés et de certains trublions de la presse, fort actifs au cours des années trente, qu’à propos du discours théologique et de l’enseignement de l’Église canadienne-française sur ces questions. Les recherches trop souvent se sont concentrées sur des personnages bien visibles et tonitruants, mais marginaux dans leurs rapports avec les structures décisionnelles du Canada français, ou sinon carrément inadmissibles dans ses cercles les plus élitistes. C’est le cas en particulier pour ce qui est du contrôle exercé par les structures diocésaines sur les universités francophones catholiques, sur les ordres religieux chargés de l’éducation des jeunes et sur la gestion des paroisses fréquentées à cette époque par une très grande partie de la population canadienne-française. Dans ces milieux, soumis à des formes d’autorité ecclésiastique très soutenues et à des directives énoncées avec clarté, les déclarations au sujet du judaïsme n’étaient pas laissées au hasard ou exprimées spontanément par le premier venu sur un ton décousu et grossier. S’il n’est pas inutile de s’intéresser aux antisémites notoires du Canada français et aux individus ouvertement séduits par les théories racistes, la recherche doit aussi se pencher sur les grands appareils de production idéologique qu’ont été les différentes institutions de l’Église catholique de langue française. C’est à cette tâche que va s’atteler cette étude tournée vers un discours ecclésial aux racines historiques très profondes et souvent porté à aborder le rapport avec le judaïsme sous l’angle des grands dogmes théologiques du christianisme, et non pas à la faveur de mouvements politiques éphémères ou d’une conjoncture économique changeante.

    L’exemple du journal Le Devoir

    Le décentrement brutal provoqué par les persécutions tragiques des Juifs allemands et par les remous au Canada français des idéologies fascistes nous permet enfin de mesurer un discours qui existe dans l’institution ecclésiale du Québec pratiquement depuis sa fondation au début du XIXe siècle. Sous la pression de ces phénomènes inédits, le positionnement antijudaïque de l’Église quitte le domaine raréfié des grands enjeux théologiques et jaillit à la surface dans des prêches, dans des publications pieuses et au sein des administrations diocésaines. Pendant qu’un parti pris hostile aux Juifs s’empare de certains prêtres, d’autres membres du clergé, qui seraient restés en d’autres temps indifférents aux piques de leurs collègues, résistent à la tendance et évoquent des raisons sérieuses de maintenir avec le judaïsme des liens empreints de respect. Un débat d’une ampleur vitale s’exprime enfin dans l’enceinte de l’Église canadienne-française, qui s’étend jusqu’aux archevêchés, aux communautés religieuses et aux paroisses, s’empare de feuilles catholiques et soulève les passions des croyants. Pour la première fois peut-être dans l’histoire du Québec, il est possible de lire des éléments discursifs soutenus au sujet des Juifs, émergeant des grands centres de décision de l’Église et bientôt repris par des organes de presse à grande diffusion dirigés par des catholiques déclarés. Là où il y avait retenue, prudence ou éloignement, l’on découvre à partir de 1933 une abondance de déclarations, une intensification des enjeux et une volonté de tracer une voie nouvelle dans les rapports entre chrétiens et tenants du judaïsme.

    Cette tendance se vérifiait dans l’étude que nous avons menée il y a quelques années au sujet des éditoriaux à thème judaïque parus dans le quotidien Le Devoir entre 1910 et 194723. Silencieux et très réservé au sujet de la présence juive pendant des années, le journal de la rue Notre-Dame prend la parole à répétition à propos de cet enjeu à partir de 1933, souvent sur un ton hostile et fait de condamnations24. De fait, la plus grande partie des opinions exprimées dans Le Devoir concernant les Juifs canadiens, à propos de l’immigration juive au pays et des persécutions antijudaïques dans le monde, se situent entre 1934 et 1939, soit une période très courte en regard de la durée du quotidien fondé par Henri Bourassa. Le Devoir cependant appartient à une catégorie de journaux bien précise dans l’histoire du Québec, qui est celle des organes de combat politique, et on ne peut espérer trouver reflété d’une manière directe dans ses pages le point de vue théologique privilégié par l’Église canadienne-française. Bourassa lui-même, immédiatement après la fondation de son journal, avait d’ailleurs déclaré dans un éditorial très explicite ne pas souhaiter représenter la position du clergé ou des institutions catholiques francophones dans ses écrits ni que ceux de ses collègues journalistes s’en fassent le relais25. Certes, Bourassa porte tout au long de sa carrière journalistique un grand respect à l’enseignement catholique et à l’épiscopat local, sinon à l’Église universelle et à la personne du pape; mais il désire intervenir avant tout sur un terrain qui n’est pas celui de la doctrine chrétienne ni du ressort exclusif du clergé. Et puisque Le Devoir agit surtout dans la sphère politique, son positionnement à l’égard des Juifs et du judaïsme relève des principes du nationalisme canadien-français et pas aussi clairement de la foi catholique ou des domaines de gestion sociale réservés à l’Église.

    Si le journal – et c’est le cas avant tout de son deuxième directeur, Georges Pelletier – résiste à s’ouvrir après 1933 à une présence juive à Montréal et au Québec en général, c’est pour préserver les acquis économiques et sociaux jugés fragiles des francophones au Canada. Le Devoir s’oppose aussi à cette époque à un accueil généreux de l’immigration internationale, au premier rang de laquelle figurent les Juifs expulsés de l’Allemagne nazie. L’antisémitisme du quotidien de la rue Notre-Dame est sous ce regard plus de nature politique que théologique. Plus concrètement, aux yeux de Pelletier, les Juifs ne peuvent joindre leurs forces à celles du Canada français car ils ne possèdent aucun de ses traits culturels, religieux et linguistiques distinctifs. Ni agriculteurs, ni défricheurs, ni travailleurs de la forêt, ils sont en somme inassimilables en plus d’être non chrétiens, c’est-à-dire incapables de fréquenter les lieux de socialisation principaux des francophones canadiens. Pelletier les perçoit aussi comme de redoutables concurrents dans la métropole pour les petits marchands de langue française éparpillés dans des quartiers modestes où les catholiques forment la clientèle principale. Dans une ville de la taille de Montréal, fortement marquée par une très grande diversité religieuse, il existe par ailleurs moins d’occasions d’affrontements directs et de lutte acharnée entre Juifs et Canadiens français. Dans ce milieu de forte densité urbaine, malgré les dénégations du Devoir, les zones de contact sont nombreuses entre les groupes et les échanges économiques sont fréquents à petite échelle. Confronté au vaste rassemblement des peuples et des communautés dont Montréal offre le spectacle, le judaïsme apparaît aussi comme une identité culturelle parmi d’autres, tout aussi traversée d’étrangeté et tout aussi minoritaire. Ce n’est certes pas le cas dans les villes d’envergure plus moyenne du Canada français, comme Québec, où les Juifs sont plus isolés et plus identifiables au sein de la masse francophone, mais aussi trop peu nombreux pour donner prise à un processus de rencontre mutuelle profitable. Souvent, dans les petites localités à majorité canadienne-française, le judaïsme apparaît comme une réalité lointaine et insaisissable, source de fantasmes et de craintes irraisonnées.

    Si Le Devoir ne peut nous ouvrir la voie à une compréhension fine de l’antisémitisme d’origine religieuse au Canada français, un autre quotidien publié à Québec apparaît beaucoup plus prometteur. Il existe en effet un contexte historique bien précis qui nous fait entrevoir clairement la proximité du journal L’Action catholique relativement à la doctrine de l’Église et à son mode traditionnel de gouvernance. L’organe de presse doit son existence à un organisme à vocation pieuse fondé en mars 1907 par l’archevêque de Québec, Mgr Louis-Nazaire Bégin: l’Œuvre de la presse catholique (OPC). En quelques mois, cette instance mobilise l’énergie de militants catholiques en vue de donner naissance à une presse d’inspiration religieuse dans l’archidiocèse, et particulièrement à un journal d’information de grande ampleur, L’Action catholique. L’OPC est chapeauté dans la déclaration de Mgr Bégin par un autre organisme diocésain à la vocation très ambitieuse, dont le but ultime est d’assurer le rayonnement au sein de la société canadienne-française des grands principes de l’Église: l’Action sociale catholique (ASC). En fait, l’archevêque ne fait que répondre à une invitation insistante de la part du Vatican à s’emparer, au profit de l’engagement et de l’enseignement catholiques, des moyens modernes de communication et de diffusion de l’information que sont les médias de masse, en particulier la presse à grand tirage.

    La naissance à Québec d’un journal catholique

    L’appel à un tel investissement dans la sphère sociale catholique était venu de nul autre que Pie X, dans une encyclique destinée aux évêques italiens et publiée en juin 1905, Il fermo proposito [Le ferme propos]. Dans cet énoncé de doctrine solennel, le pape visait à encourager les autorités et les laïcs influents à entrer dans la modernité et à se saisir des instruments empiriques que les progrès scientifiques avaient mis à la disposition de l’humanité. Si les ennemis de la foi pouvaient impunément agir dans la société pour diffuser leurs idées et exploiter le climat de libéralisme mis en place par les démocraties parlementaires, il incombait aux catholiques d’employer les mêmes moyens pour arriver à des fins opposées: protéger la foi et soutenir le dogme catholique. Le pape exhortait ainsi les croyants à se mobiliser dans des organismes structurés par le clergé et conçus en vue d’interventions précises. Il s’agit d’un mode d’intervention sociale et politique qui se trouve entièrement résumé par le vocable «action catholique».

    Ainsi était née au Canada français, plus spécifiquement dans l’archidiocèse de Québec, l’idée d’un journal destiné à défendre et à répandre l’enseignement de l’Église dans tous les foyers. Plusieurs organismes de mobilisation existaient déjà à Québec et avaient préparé le terrain à ce tournant, dont les cercles d’étude touchant à la question ouvrière, à l’économie politique et aux questions sociales en général. En 1905, par exemple, l’abbé Stanislas Lortie fonde à Québec la Société d’économie politique et sociale inspirée de penseurs comme Frédéric Le Play et fidèle à l’école sociologique française. D’autres clercs s’engagent dans la promotion de l’antialcoolisme, dans le syndicalisme ouvrier et dans l’éducation des masses populaires nées de l’industrialisation. Toutes ces formes de militance et de combat vont converger dans l’archidiocèse de Québec vers l’ASC nouvellement fondée et vers son bras médiatique, l’OPC. Plusieurs prêtres sont d’ailleurs déjà engagés sur la piste de «l’action catholique» et les propos de Pie X ne font que les conforter dans leur volonté d’intervenir au sein de la société séculière. Les ambitions de l’organisme diocésain sont décrites de la manière suivante par l’historienne Dominique Marquis:

    L’Action sociale catholique se fixe donc le noble objectif de corriger les défauts et les misères morales de la nouvelle société industrielle en ramenant dans le giron de l’Église toute la population catholique. Son programme est ambitieux et, s’il se réalise entièrement, aucune sphère d’activité humaine n’échappera à sa bienveillante protection. Sans entraîner dans son sillage une série d’initiatives semblables, le geste de Mgr Bégin est salué par plusieurs évêques québécois […]26.

    En somme, pendant que Bourassa songe à fonder un journal à Montréal pour combattre Wilfrid Laurier et le Parti libéral fédéral, Mgr Bégin projette de lancer à Québec un organe de presse dont la tâche première serait de lutter contre l’immoralité, la dissolution des mœurs et l’affaiblissement de la société canadienne-française d’un point de vue religieux. Les deux hommes s’entendent toutefois sur la poursuite d’un objectif commun: maintenir un contrôle ferme et direct sur le contenu de leur publication. L’un prévoit de rester seul propriétaire du Devoir et ainsi d’éluder le problème récurrent de l’intervention idéologique des partis politiques dans la presse, et l’autre souhaite ne retenir que des collaborateurs dévoués à la cause de l’Église. Le quotidien L’Action catholique apparaît d’abord en décembre 1907 sous le titre de L’Action sociale, une forme abrégée du nom de l’organisme qui lui donne naissance, l’Action sociale catholique. En juillet 1908, une entreprise commerciale est créée par l’ASC pour gérer les questions de distribution et d’édition soulevées par la fondation d’un quotidien d’information: l’Action sociale ltée. Sans doute parce que le nom de la nouvelle entité ressemble à s’y méprendre au nom donné par Mgr Bégin à son œuvre diocésaine, et qu’il ne porte pas une référence explicite à la doctrine édictée par le Vatican en 1905, le quotidien est renommé en juin 1915 L’Action catholique. À la tête de l’ASC se trouvent plus de religieux que de laïcs, dont plusieurs reçoivent de la part de l’archevêché une mission de surveillance doctrinale et de soutien moral, tandis que le quotidien lui-même est géré et rédigé par des professionnels27 du journalisme dévoués à la foi catholique. Parfois la frontière est mince entre les deux ordres de responsabilité, l’un plus lié à l’enseignement de l’Église et à la formation sociale des lecteurs, et l’autre à l’information politique et à la préparation de reportages objectifs sur la société en général.

    Entre ces deux pôles, il y a cependant une tension irrésolue, celle entre d’une part la volonté d’édifier les âmes, et de l’autre l’obligation d’informer le public sur les principaux événements de l’actualité locale et mondiale. Ces pressions sous-jacentes se mesurent par exemple au fait qu’on retrouve deux prêtres diocésains parmi les premiers animateurs de L’Action sociale, l’abbé Joseph-Arthur D’Amours et l’abbé Stanislas-Alfred Lortie, tous deux assez peu rompus aux méthodes du journalisme à grand tirage28. Ces derniers se montreront plus portés à valoriser l’enseignement de l’Église, alors que les administrateurs en titre de L’Action sociale puis de L’Action catholique, au premier chef Jules Dorion, le directeur du quotidien dès 1907, seront tous des laïcs. Dorion, au moment de sa nomination, n’a pas une expérience très soutenue du journalisme29. Médecin de formation, il a été de 1899 à 1905 un des rédacteurs du Bulletin médical de Québec et a écrit quelques chroniques pour le mensuel La Libre Parole. Il appartient à la première génération d’activistes apparue au sein de l’ASC, tous formés dans le cadre plus traditionnel du refus de la modernité tel que manifesté par la papauté à la fin du XIXe siècle. Ce courant oppose de fait à la présence juive à Québec une attitude plus antijudaïque et doctrinale que pseudo-scientifique et raciale. On trouve ici exprimée une rupture, autant au sein du clergé que chez les laïcs, qui fait apparaître dans le monde catholique lui-même des distinctions importantes de perception relativement au judaïsme.

    La difficulté pour l’ASC vient de ce que la sphère surnaturelle et la doctrine chrétienne sont réputées devoir prendre la première place dans le quotidien patronné par l’archidiocèse de Québec, alors que le lectorat des médias d’information privilégie la nouvelle électrisante et le sensationnalisme. Comme il faut vendre de la copie et que L’Action catholique fait face sur son propre terrain à de redoutables concurrents, un compromis s’est peu à peu établi au fil du temps qui laissait toute latitude aux laïcs dans le traitement de l’actualité, à condition que l’enseignement et la morale catholique y trouvent leur compte. C’est dans cette zone de négociation délicate et contraignante entre le dogme religieux et le propos séculier, entre la foi inébranlable et les compromissions de la vie politique, que se situe le sujet que nous allons traiter dans cette étude. En toutes choses cependant, l’épiscopat et le clergé diocésain ont conservé en dernier recours le droit d’intervenir dans la salle de rédaction de L’Action catholique et de redresser des prises de position jugées contraires à l’enseignement social de Rome. Nous sommes ici, comme le signale avec raison l’historienne Dominique Marquis, sur la ligne de faille principale qui départage dans l’Église les éléments considérés comme licites et admissibles au sein de la modernité, et les tendances qui doivent être fermement rejetées par les croyants, au risque de perdre leur âme:

    Le journal doit aussi assurer la défense des droits et prérogatives de la société spirituelle sur la société civile, surtout quand il traite des questions politiques, questions que l’on voudrait, à tort, soustraire à la juridiction de l’Église. Les problèmes d’économie politique seront obligatoirement analysés à la lumière de Rerum novarum30, qui demeure le principal enseignement sur le sujet.

    L’Action catholique doit principalement transmettre des informations sur les faits religieux, les mouvements sociaux du pays et les luttes de l’Église un peu partout dans le monde. Elle ne doit pas se désintéresser des simples nouvelles, mais les diffuser d’une manière contrôlée pour éclairer la vérité et les ramener à un niveau plus représentatif de leur juste valeur dans l’échelle proposée par l’Église31.

    La fondation au début du XXe siècle d’un quotidien entièrement catholique d’inspiration, de surcroît mis sur pied par un archevêché doté d’une grande autorité morale et politique, se présente comme une situation unique dans l’histoire du Canada français. Que le plus ancien siège épiscopal de langue française en Amérique se soit engagé dans cette voie périlleuse nous éclaire sur l’attitude du haut clergé face à la modernité, et l’importance qu’il attachait à la diffusion du message évangélique au sein des masses populaires. La publication de L’Action catholique nous permet aussi de mieux comprendre comment l’Église canadienne-française percevait certains enjeux de nature plus séculière et comment le haut clergé orientait son action politique. Certes il existait d’autres publications de ce type au Québec, mais elles œuvraient avec des moyens beaucoup plus limités et dans des villes de petite taille, comme L’Action populaire à Joliette, Le Progrès du Saguenay à Chicoutimi et Le Progrès du Golfe à Rimouski. L’archevêché de Québec bénéficiait de plus, au sein du clergé diocésain, d’un bassin réputé de théologiens et de spécialistes du droit canon qui enseignaient déjà à l’Université Laval, en plus de diriger de nombreux instituts et cercles d’études destinés aux laïcs. D’autre part, la capitale provinciale possédait certaines caractéristiques démographiques et linguistiques qui permettaient de donner un élan inespéré à un quotidien diocésain, une aventure qui aurait paru futile dans une grande ville comme Montréal, déjà dotée depuis longtemps d’organes de presse à tirage très élevé. Ainsi, la population de la ville était en 1931 catholique à 96% et francophone à 91%, une situation tout à fait exceptionnelle au Canada français32. Dès sa fondation, l’ASC espérait d’ailleurs rejoindre par ses œuvres la presque totalité de la population de Québec, sinon le Canada français dans son ensemble.

    Dans cette ville quasi unanime sur le plan social et culturel, L’Action catholique pouvait aussi compter sur les forces que réunissait un diocèse de grande taille et qui s’étendait des frontières américaines jusqu’au contrefort des Laurentides33. La capacité de mobilisation des populations catholiques à travers des centaines de paroisses, de congrégations religieuses, d’institutions d’enseignement et d’organismes diocésains semblait sans limites, autant sur le plan du dévouement des laïcs que de l’engagement du clergé34. En lançant L’Action catholique, Mgr Bégin savait pertinemment que des milliers d’abonnements seraient immédiatement souscrits par des prêtres, des séminaristes, des membres des instituts et des dévots de toutes sortes, qui feraient circuler le journal dans les presbytères, les écoles et les œuvres de l’archidiocèse, et bien au-delà. Cette redoutable efficacité de l’Église militante, qui n’était présente à un tel degré nulle part ailleurs au Canada français, a constitué pendant longtemps le capital de départ de L’Action catholique et son avantage comparatif le plus précieux au regard de ses concurrents plus libéraux d’esprit. Aucun autre quotidien francophone n’a bénéficié à cette époque d’une telle poussée de croissance, fondée essentiellement sur un lectorat institutionnel acquis dès le départ aux grands principes défendus par l’Église et appuyé inconditionnellement par un clergé diocésain gagné d’avance à ses objectifs. L’organe de presse imaginé par l’ASC, malgré ses succès initiaux, souffrait toutefois au même moment des désavantages considérables qu’une censure de l’Église pouvait faire peser sur lui à certains moments clés de son évolution. Entre l’archevêché de Québec et les bureaux administratifs de L’Action catholique35, situés à une courte distance de marche l’un de l’autre, subsistait toujours la possibilité – même infime – d’un désaccord profond. Advenant un cas semblable, il n’était pas certain que les meilleurs intérêts du journal seraient préservés sur le plan financier et professionnel. C’est une tension sous-jacente que la question d’une présence juive à Québec va bientôt contribuer à faire surgir.

    L’énoncé de doctrine diocésaine de 1938

    Les archives de l’archidiocèse de Québec contiennent un document doctrinal d’une grande valeur relativement à la presse patronnée directement par l’ASC et en particulier au quotidien L’Action catholique36. Soumis le 31 juin 1938 à l’attention du cardinal Jean-Marie-Rodrigue Villeneuve37, archevêque de Québec, et signé par cinq prêtres, il vise à fixer de manière définitive les responsabilités éthiques et morales du quotidien de la rue Sainte-Anne relativement à l’arène politique. En somme, L’Action catholique peut-elle s’immiscer dans les débats entourant l’exercice du pouvoir et dans les enjeux électoraux touchant les différents niveaux de gouvernement au Canada, ou doit-elle s’en abstenir? La réflexion des cinq clercs n’est pas un exercice théorique. Elle a plutôt été commandée par le cardinal lui-même dans une lettre datée du 26 avril 1937, soit quelques mois après l’élection provinciale très acrimonieuse d’août 1936 qui s’était soldée par la victoire de Maurice Duplessis38. Avant d’aller plus loin, les auteurs du document proposent une distinction capitale qui précise déjà la voie que vont suivre l’ASC et son organe de presse, L’Action catholique. Si l’action politique se définit d’abord comme «l’art, la science du gouvernement, avec ses principes et ses lois», c’est-à-dire tout ce qui relèverait «du droit et surtout de la philosophie morale», alors, opinent les cinq prêtres, «rien n’empêche L’Action catholique d’exposer entièrement à ses lecteurs ce que les juristes et les philosophes, ce que les écrivains de saine doctrine en enseignent». Par contre, le journal doit s’abstenir à tout prix de porter un jugement ou de trancher pour ce qui concerne les problèmes concrets qui se posent aux personnes engagées dans la politique, particulièrement les questions d’ordre matériel et celles touchant aux programmes politiques des partis ou à leur orientation idéologique. L’Action catholique ne peut donc influencer directement le vote lors d’une élection, soutenir une option politique plutôt qu’une autre ou prendre position dans des discussions qui relèvent d’enjeux qui ne sont pas les siens. Ses journalistes doivent certes rapporter les faits et exposer les différents points de vue qui s’affrontent sur la place publique, mais ils n’ont pas à convaincre leurs lecteurs de s’engager dans un sens ou dans l’autre. De fait, le document de 1938 confirme un positionnement que L’Action catholique a adopté depuis longtemps et auquel le quotidien se conforme jour après jour.

    Et pourquoi en serait-il ainsi? se demandent les cinq auteurs du document remis à Mgr Villeneuve. Parce que L’Action catholique est «une œuvre diocésaine et partant une œuvre de l’Église; elle est même, le nom l’indique et Son Éminence le cardinal archevêque l’a déclaré explicitement, l’organe de l’Action catholique (mouvement d’apostolat) dans le diocèse de Québec». Il ne saurait donc être question dans ces conditions que le journal s’oppose fermement à un gouvernement constitué ou souhaite son renversement dans les urnes ou en Chambre, à moins qu’il n’ait violé dans ses agissements ou ses orientations les principes directeurs fondamentaux de l’enseignement chrétien. Si cela devait arriver, à l’occasion de la promulgation d’une nouvelle mesure législative, d’une décision administrative ou lors de l’exercice habituel du pouvoir, L’Action catholique devrait se contenter de signaler avec patience mais fermeté l’erreur commise envers la morale, c’est-à-dire avec déférence et dans un esprit de bienveillance. Car l’organe de presse diocésain «a pour rôle de rappeler à l’occasion les principes chrétiens, d’expliquer la doctrine de l’Église et de faire rayonner son influence, sans chercher à servir ni à desservir tel parti, telle faction, tel groupement politique». Qui plus est, lier le sort de l’ASC et de L’Action catholique à une orientation idéologique ou à un parti pris électoraliste, même dans les meilleures des conditions, risquerait de desservir les objectifs ultimes des organisations diocésaines dont la finalité ne relève pas des avantages matériels ou partisans immédiats. Il y a en ces matières le risque de décevoir les croyants sincères par des décisions pratiques qui s’avéreront peut-être mal avisées à plus long terme et éventuellement contraires à l’intérêt de la foi. En somme, L’Action catholique est aux antipodes de son concurrent principal dans la ville, Le Soleil, qui œuvre à porter le Parti libéral au pouvoir et à exercer une influence politique directe sur son lectorat.

    S’agissant du nationalisme canadien-français, de la préservation de la langue, des traditions culturelles et des institutions populaires, l’ASC se contentera d’appuyer «les revendications justes et raisonnables, évitant avec soin le nationalisme désordonné, le fanatisme, l’outrance et l’utopie». Cela tient à ce que les avantages que les citoyens tirent de leur appartenance à une communauté nationale, à des sociétés de défense de la langue française ou à des organisations mutualistes – bien qu’ils soient réels – ne viennent qu’en second lieu, soit après leur appartenance au monde catholique: «Aux yeux de L’Action catholique, le bien de l’Église et de la religion sera toujours le premier. Il sera même le seul, en ce sens que tous les autres se subordonnent à celui-là.» Dans une œuvre issue de l’enseignement chrétien et visant la plénitude de la foi dans l’ensemble du tissu social canadien-français, le bien suprême réside dans le triomphe des idéaux religieux et dans la gloire des réalités surnaturelles. Au milieu de cet élan spirituel soumis à la direction de l’épiscopat et du clergé, éclairé par les grands principes moraux du catholicisme et sanctifié par le témoignage évangélique, «il n’y a pas de place pour les vues personnelles, il n’y a pas de place pour les passions politiques», soutiennent les cinq prêtres consultés par Mgr Villeneuve. Ces éléments de doctrine se trouvent d’ailleurs explicités clairement, rappellent-ils, dans l’encyclique que Pie XI avait promulguée en juin 1931 sous le titre Non abbiamo bisogno [Nous n’avons pas besoin], et qui prend la forme d’une condamnation doctrinale de l’État fasciste italien pour sa méfiance politique face à l’action catholique39. L’Église, indique le souverain pontife, n’agit pas dans un but immédiat ou pour jouer d’influence dans la sphère matérielle et partisane. Elle se réserve le droit de juger des questions terrestres dans le seul but d’éduquer les âmes et de protéger les principes de la foi, et seulement si des errements doctrinaux graves menacent l’intégrité des fidèles et des institutions.

    Si le Vatican condamne certains agissements de Mussolini et de son parti, avertit Pie XI dans Non abbiamo bisogno, ce n’est pas pour jouer un rôle politique que les fascisti refusent d’ailleurs à l’Église, mais pour «travailler à la sauvegarde de la religion, s’occuper des problèmes et des intérêts moraux et à répercussions morales inévitables, en un mot tendre à procurer l’honneur de Dieu et le bien des âmes40». Éclairé par ces textes doctrinaux, l’archidiocèse de Québec n’en attend pas moins de son porte-flambeau, L’Action catholique, dans des conditions, il est vrai, nettement moins périlleuses sur le plan politique que celles représentées par l’Italie fasciste. D’autres écrits pontificaux sont cités par les cinq auteurs qui s’adressent à Villeneuve en janvier 1938, dont l’encyclique Graves de communi re [Les graves discussions] publiée en 1901 par Léon XIII à l’occasion du dixième anniversaire de Rerum novarum, et qui réaffirment la doctrine sociale d’une Église tournée vers la préservation du bien commun. Le document fait aussi référence à la lettre de Pie X adressée spécifiquement à Mgr Bégin en mai 1907 à l’occasion de la fondation de L’Action sociale, le précurseur de L’Action catholique41. L’organe de presse patronné par l’ASC doit donc viser avant tout à défendre la foi, à soutenir ses manifestations, à former les esprits à la doctrine du Christ, à orienter les volontés vers les grandes actions salutaires. Il a aussi pour tâche d’engager les fidèles à suivre scrupuleusement les directives que l’Église voudra bien leur adresser. De fait, ce sera à la lumière de ces principes que le journal abordera la

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