Espoirs à l'épreuve de la souffrance: Paroles d'hommes autochtones sur la violence conjugale et familiale
Par Renée Brassard et Myriam Spielvogel
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À propos de ce livre électronique
Structuré autour de 33 témoignages d’hommes des Premières Nations et inuits, cet ouvrage est novateur en matière d’études sur la violence conjugale au Québec – dont le point de vue masculin, fondamental, est en quelque sorte l’«angle mort». Dans des entretiens d’une rare authenticité, ces hommes se livrent en toute humilité. Ils dévoilent à la fois d’immenses souffrances et des aspects peu glorieux de leur vie. En dépit de la dure réalité qu’ils décrivent, leurs propos nous aident à mieux comprendre comment les séquelles du passé continuent d’affecter la vie de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants autochtones. Surtout, cette libération de la parole se double d’une volonté réelle d’aller de l’avant et de retrouver la confiance et l’harmonie au sein de leur couple, de leur famille et de leur communauté. C’est cet espoir que révèlent cinq parcours inspirants d’hommes qui, tout en surmontant la honte et la culpabilité, ont entamé un processus de guérison qui leur a permis de rompre avec la violence.
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Aperçu du livre
Espoirs à l'épreuve de la souffrance - Renée Brassard
faire respectifs.
CHAPITRE 1
Un présent marqué par les séquelles du passé
La problématique de la violence conjugale et familiale en contexte autochtone est indissociable de l’histoire de la colonisation des Autochtones au Canada – et au Québec – et de ses effets sur la structure des familles¹⁵. Cette période de l’histoire récente des peuples autochtones est la toile de fond qui donne sens à notre analyse. Une période marquée, comme on le sait, par des politiques sociales assimilatrices, notamment la Loi sur les Indiens de 1876 – toujours en vigueur –, dont le but est d’assurer le contrôle et l’assimilation des Autochtones, et l’établissement des pensionnats autochtones dès les années 1830¹⁶. Ces politiques, dont les effets néfastes sur le développement des individus, des couples, des familles et des communautés autochtones perdurent encore aujourd’hui, ont contribué à la destruction progressive des structures familiales traditionnelles. Le rôle des hommes et des femmes au sein de la famille s’en est trouvé profondément modifié.
Le portrait de la violence conjugale et familiale présenté dans cet ouvrage, du point de vue des hommes autochtones, doit être saisi comme un des nombreux effets de cette déstructuration séculaire. L’arrivée des Européens et l’imposition de leur modèle patriarcal, dans lequel l’homme domine, contrôle l’accès aux ressources et représente l’instance décisionnelle principale, ont provoqué des changements majeurs au sein des familles autochtones¹⁷, où les relations entre les hommes et des femmes étaient auparavant considérées comme égalitaires, et leurs rôles, complémentaires. La violence conjugale est conçue, entre autres, comme le produit de ce nouveau mode relationnel.
De plus, cette violence produite – et reproduite – au sein des communautés autochtones, se confond avec un ensemble de problèmes sociaux qui sont, eux aussi, des effets de cette déstructuration historique et qui dépassent le contexte familial : pauvreté, taux de chômage élevé, dépendance à l’alcool et aux drogues, violence sexuelle, surpopulation des logements, taux de suicide alarmant… La détérioration de la vie familiale et la violence au sein des familles autochtones du Québec, comme de celles de l’ensemble du Canada, ne peuvent donc pas être isolées des autres problèmes qui entravent le développement et le bien-être des peuples autochtones. Ces problèmes interreliés sont le résultat de centaines d’années d’un impérialisme systémique qui, par des politiques assimilatrices, a instauré un rapport de dépendance entre les Autochtones et l’État canadien, leur a dénié les droits fondamentaux de la personne et les a privés de leurs traditions, de leurs cultures, de leur identité et de leur fierté collective.
Les pensionnats autochtones, dont la Commission de vérité et réconciliation du Canada a mis en lumière la sombre histoire, ont été pendant plus de 100 ans un élément central de la politique indienne du gouvernement fédéral. Cette politique visait l’élimination des peuples autochtones comme peuples distincts et leur assimilation forcée à la société canadienne. Le rapport de la Commission (2015) souligne que la violence conjugale qui sévit aujourd’hui en contexte autochtone est l’une des répercussions dommageables de ce régime des pensionnats. Victimes de négligence institutionnalisée, de violence sexuelle et physique¹⁸, plus de cinq générations d’élèves autochtones ont subi de graves séquelles émotionnelles et psychologiques de leur internement. Ce régime a également eu des effets dévastateurs sur leur réussite éducative et économique subséquente. Car si le Canada a séparé les enfants autochtones de leurs parents en les envoyant dans des pensionnats, cela n’avait pas pour but de leur offrir une éducation, mais bien de briser le lien avec leur culture et leur identité. Ainsi, « [leurs] résultats scolaires faibles ont mené au chômage chronique ou au sous-emploi, à la pauvreté, au logement inadéquat, à la toxicomanie, à la violence familiale et à des problèmes de santé, dont de nombreux anciens élèves ont souffert à l’âge adulte¹⁹ ». À leur tour, ces répercussions ont entraîné une surreprésentation des Autochtones dans le système de protection de l’enfance et dans le système judiciaire²⁰.
La forte présence de violence familiale et conjugale dans les communautés autochtones du Québec découle donc directement de ces conditions sociohistoriques de leur évolution récente. Dans une sorte de cercle vicieux, cette violence a aussi des répercussions sur d’autres dimensions problématiques de l’existence des Autochtones. Chacune de ces dimensions contribue ainsi à la reproduction de conditions de vie difficiles qui se confondent et causent encore beaucoup de souffrance à ces populations aujourd’hui. Le caractère enchevêtré et systémique de ces problèmes rend leur résolution – ainsi que leur analyse – extrêmement complexe.
Les témoignages des interviewés, qui relatent à la fois leurs conditions de vie et leur conception générale de la violence familiale et conjugale en contexte autochtone, tendent à confirmer ces observations sur les effets cumulés des dommages causés par l’histoire coloniale. Le phénomène de la violence familiale s’inscrit bien sûr dans le contexte particulier de chaque nation autochtone et de chaque communauté. Le nombre restreint de répondants appartenant à chacune des quatre nations – amérindiennes et inuite – représentées ici ne permet pas de rendre compte de chacun de ces environnements socioculturels de manière précise. Mais, bien que les contextes de vie puissent varier, les informations recueillies par voie d’entretien révèlent suffisamment de similarités quant à l’origine et aux manifestations de la violence familiale pour être significatives au plan analytique.
Même en ce qui concerne les Inuits, que des particularités historiques et culturelles distinguent pourtant des gens des Premières Nations, nos données révèlent des vécus assez semblables en matière de violence conjugale et familiale. Néanmoins, les conditions de vie particulièrement difficiles auxquelles font face les populations inuites, combinées à l’isolement géographique de leurs villages, semblent imprégner les relations conjugales d’une plus grande rudesse. En d’autres termes, la violence reste de la violence, peu importe le milieu dans lequel elle émerge ; ce qui en différencie les manifestations tient davantage d’une question de degré que de nature. De plus, les interviewés inuits ont généralement moins recours à des explications historiques pour exprimer leur vision du phénomène de la violence conjugale et familiale. Ils s’en tiennent la plupart du temps à présenter les faits, sans interprétation plus politique, contrairement à certains hommes des Premières Nations (qui font souvent référence aux pensionnats autochtones et aux carences affectives qui en ont découlé, par exemple).
La plupart des hommes interviewés sont cependant très conscients des conséquences historiques mentionnées ci-dessus ; leurs propos sur la violence familiale et conjugale y réfèrent abondamment. Ils attribuent principalement l’origine des différentes formes de violence (physique, verbale, psychologique, sexuelle, inceste…), avec lesquelles leurs communautés sont aux prises aujourd’hui, au processus de colonisation et d’acculturation des populations autochtones – et aux traumatismes persistants qu’il a engendrés. La situation socioéconomique difficile dans laquelle évoluent aujourd’hui la majorité des Autochtones (pauvreté, sous-scolarisation, chômage élevé, surpopulation des logements…) et les diverses formes de dépendance (affective et à différentes substances) qu’ils connaissent découlent aussi à leurs yeux directement du même processus sociohistorique. De manière globale, ils perçoivent une forte corrélation entre ces différents facteurs, qui contribuent à la reproduction et à la transmission de la violence familiale d’une génération à l’autre en contexte autochtone.
1.1. Une identité collective à l’épreuve des pensionnats
Pour nos répondants, la violence familiale est indubitablement liée à leur histoire collective, aux transformations du mode de vie et des valeurs culturelles traditionnelles autochtones. En effet, la violence n’en faisait pas partie selon les récits et l’exemple des anciens. Elle serait un phénomène relativement nouveau dans l’histoire des Premières Nations et des Inuits. La colonisation des peuples autochtones et les différentes formes d’oppression qu’ils ont subies dans ce contexte (assimilation à la culture « blanche », perte de leurs territoires, de leur identité culturelle, etc.) sont effectivement perçues par plusieurs interviewés comme étant à la source du traumatisme intergénérationnel ayant entraîné les multiples difficultés avec lesquelles leurs communautés sont aux prises actuellement. Leurs témoignages révèlent un immense désarroi vis-à-vis de ces blessures identitaires et des dérives qui ont découlé de ce processus de colonisation, notamment la violence familiale.
When you take away religion, how people are connected with animals, how people are connected with the land, with all the creatures, then how they were connected with how to treat women and how to treat children, how to treat everything around you, how to be one with that creation, all the creation… So a lot has to do with colonisation, assimilating people. […] So you live in that society and you suppress who you are. […] Of course you’re gonna get angry. (Maxime-Cri-44-MU, p. 1)
[C]’est des comportements que notre culture n’avait pas. Parce que quand je pense à mes grands-parents, ils me parlaient de leur vie puis je les regardais comment qu’ils vivaient, comment qu’ils se parlaient, comment ils se touchaient, juste mes grands-parents, jamais j’ai entendu mon grand-père en train de dire des méchancetés à ma grand-mère ou la frapper. (Christopher-Atik-37-forêt, p. 1)
There was no violence. Violence started when [early explorers] started coming here. […] And they brought alcohol with them. […] I think the elders back home, it seems like their message is not getting through to the younger generation like it used to be, because… there is television, there is music and you’re away from your family. At the same time you’re losing your culture, your language, so you’re losing phase of who you are and where you come from, and because of outside interference. (Richard-Inuit-44-GCU, p. 3-4)
Les nombreuses évocations des violences et humiliations traumatisantes subies dans les pensionnats autochtones font foi de cette influence négative de la colonisation ; les conduites problématiques – la surconsommation, notamment – et la perte de confiance en soi qu’elles ont générées, également. « C’est sûr quand on parle des pensionnats, ça vient tout de là. » (Christopher-Atik-37-forêt, p. 1) L’expérience des pensionnats est notamment représentée comme une sorte d’« incubateur » de la violence familiale qui s’est manifestée par la suite chez les personnes qui y ont séjourné. Enfermées dans une sorte de loi du silence, elles ont porté longtemps ces blessures en elles sans pouvoir s’en libérer. Une large part de la violence commise en communauté est ainsi attribuée aux effets néfastes des pensionnats.
Parmi les hommes violents que moi j’ai eu à rencontrer, il y en a beaucoup là-dedans qui n’ont pas passé par les pensionnats. Mais leur père ou leur mère a passé par les pensionnats. Ils ont vu beaucoup de violence dans leur maison. Ils ont subi de la violence, une carence affective. (Troy-Atik-62-C/MU, p. 17, 24)
Je pense que les gens qui ont connu les pensionnats, ont beaucoup de troubles. Mes frères et sœurs manquent beaucoup de confiance en eux, ils sont très… ils ont peur d’avancer, de se démarquer. (Matt-Innu-49-GCU, p. 2, 4-5)
Probably mostly from the alcohol and residential school. ‘Cause I never knew about residential school until I was about 16 or 17, when my dad talked about it. […] So I guess that’s where his anger came from. (Greg-Innu-34-GCU, p. 2)
Les pensionnats autochtones en tant que lieux à travers lesquels la société blanche a transmis ses systèmes de valeur et ses modèles de violence symbolisent donc de manière forte pour nos répondants les côtés sombres de la colonisation et ses tentatives d’assimilation. Bien que la vie en communauté ait aussi comporté son lot de difficultés avant l’époque des pensionnats, ce passage forcé marquera de manière particulièrement douloureuse la vie de ces hommes, celle de leurs familles et l’avenir de leurs communautés. L’une des blessures profondes remontant à cette triste période de l’histoire des peuples autochtones est l’incompréhension des jeunes enfants vis-à-vis du retrait brutal de leur milieu familial, que plusieurs ont vécu comme un abandon de la part de leurs parents. Un traumatisme qui influera lourdement sur leurs relations de couple à l’âge adulte, imprégnées de cette peur viscérale de perdre l’être aimé. Collectivement et individuellement, l’effet négatif des pensionnats a laissé des séquelles qui pèsent encore aujourd’hui et sans doute pour longtemps sur les communautés autochtones du Québec, comme sur celles du reste du Canada.
De 0 à 7 ans, j’étais avec mon père et ma mère, ça allait bien, j’étais bien heureux. Mais quand ils sont venus me chercher chez nous avec la police montée, on s’est fait enlever par les autres et ils nous ont amenés vers les pensionnats, ça a été vraiment dur. On ne savait plus ce qui se passait. Drette-là, c’est la première blessure. […] J’ai une blessure d’abandon, de rejet, trahison, c’est là que ça s’est développé, avec le comportement qui vient avec. (Paul-Atik-55-C, p. 2)
Retirés de leur famille en bas âge, coupés de l’affection, des soins et des enseignements de leurs parents, ces jeunes Autochtones ont en outre été privés de modèles parentaux. Cette autre conséquence de leur internement dans les pensionnats les laissera démunis envers leur propre rôle de parents dans l’avenir.
[M]oi je n’ai pas vu mon père ou ma mère s’occuper de mon petit frère ou de ma petite sœur, parce que moi j’étais au pensionnat déjà quand eux autres sont nés. (Troy-Atik-62-C/MU, p. 22)
On les voyait au bout de 10 mois. Très dur. C’est à partir de là que le manque d’un père et d’une mère c’est très… c’est très important, c’est la base du bien-être et du mieux-être de l’enfant qui grandit. Si on n’a pas de père, pas de mère… ça va pas loin. […] On a été vraiment brisés comme il faut. (Paul-Atik-55-C, p. 3)
So there was no teachings from my dad because he went to residential school, he was took away from his mom, the teachings from his dad, at 6 years old. For him, he came back angry. He became an angry man and he showed it at our place. (Maxime-Cri-44-MU, p. 1)
De leur côté, les parents qui se sont littéralement fait enlever leurs enfants ressentent eux aussi rage, déchirement et impuissance. Plusieurs auraient commencé à boire durant cette période et à agir violemment l’un envers l’autre, affirment certains interviewés qui ont constaté des changements dans le comportement de leurs parents à la suite de ces événements dramatiques. Ils identifient clairement l’apparition d’incidents de violence à ce moment précis de leur histoire familiale et communautaire. La consommation massive d’alcool dans les communautés aurait également été en augmentation durant cette période. Les traumatismes ainsi vécus par les parents dévastés par la perte de leurs enfants découlent donc, eux aussi, de l’avènement des pensionnats autochtones.
Puis ce que j’ai pu remarquer dans mon enfance c’est qu’il y avait très peu de consommation de la part de mes parents, des autres parents aussi. Il n’y avait pas grand-monde qui consommait. Puis après l’avènement des pensionnats, en 1955, c’est là que j’ai remarqué que nos parents ils commençaient à consommer beaucoup parce qu’on leur enlevait leurs enfants. (Troy-Atik-62-C/MU, p. 17)
Mise à part leur mission d’assimilation, les pensionnats autochtones ont de toute évidence été le lieu de l’apprentissage de la violence pour de nombreux répondant et pour leurs familles. Ceux-ci témoignent en effet d’histoires de mépris, de négligence, de sévices corporels et d’abus sexuels commis par des religieux ou par d’autres élèves. Le rappel des violences et des humiliations subies au pensionnat est encore douloureux. « La violence que j’ai vue là-bas, ce n’est pas possible. C’est à l’extrême. […] C’est toute des comportements que j’ai vus, que j’ai portés pendant 30 ans. » (Paul-Atik-55-C,