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L' INHUMAIN POETIQUE: Ghérasim Luca et Henri Michaux face à la «crise» de l'humain
L' INHUMAIN POETIQUE: Ghérasim Luca et Henri Michaux face à la «crise» de l'humain
L' INHUMAIN POETIQUE: Ghérasim Luca et Henri Michaux face à la «crise» de l'humain
Livre électronique360 pages4 heures

L' INHUMAIN POETIQUE: Ghérasim Luca et Henri Michaux face à la «crise» de l'humain

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À propos de ce livre électronique

Dans cet ouvrage, l’auteur examine la problématique du désir et celle du besoin de construire une subjectivité dans le contexte des crises langagières et identitaires qui ont marqué le xx e siècle. À partir de l’ontophonie vocale de Ghérasim Luca et de l’ontograffie visuelle d’Henri Michaux, il engage une réflexion sur ces procédés poétiques qui déjouent et décomposent le langage afin de trouver des formes d’expression inhumaines, sources ineffables du comment vivre autrement le corps dit humain. Dans un dialogue inspiré avec les écrits de Walter Benjamin, de Jean Laplanche et de Georges Bataille ainsi que de plusieurs artistes et penseurs qui interrogent la valeur de l’être moderne et de son expressivité, il élabore le concept d’inhumain poétique. Par une savante et étonnante démonstration, il dévoile tout le potentiel d’une transcendance profane et surtout poétique. À la question d’Hölderlin « À quoi bon des poètes en temps de détresse ? », il propose des réponses autant ludiques et stimulantes que profondes.

Ce livre est publié en libre accès par les Presses de l’Université de Montréal grâce au soutien financier de la Direction des Bibliothèques de l’Université de Montréal.
LangueFrançais
Date de sortie17 mai 2023
ISBN9782760645677
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    Aperçu du livre

    L' INHUMAIN POETIQUE - Nicholas Hauck

    L’INHUMAIN POÉTIQUE

    Ghérasim Luca et Henri Michaux

    face à la «crise» de l’humain

    Nicholas Hauck

    Les Presses de l’Université de Montréal

    Mise en pages: Yolande Martel

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Titre: L’inhumain poétique: Ghérasim Luca et Henri Michaux face à la «crise» de l’humain / Nicholas Hauck.

    Autre titre: Ghérasim Luca et Henri Michaux face à la «crise» de l’humain

    Nom: Hauck, Nicholas, 1981- auteur.

    Description: Mention de collection: Espace littéraire | Comprend des références bibliographiques.

    Identifiants: Canadiana (livre imprimé) 20210074361 | Canadiana (livre numérique) 2021007437X | ISBN 9782760645653 | ISBN 9782760645660 (PDF) | ISBN 9782760645677 (EPUB)

    Vedettes-matière: RVM: Luca, Ghérasim—Critique et interprétation. | RVM: Michaux, Henri, 1899-1984—Critique et interprétation. | RVM: Poésie française—20e siècle—Histoire et critique. | RVM: Crise dans la littérature. | RVM: Homme dans la littérature.

    Classification: LCC PQ443.H38 2022 | CDD 841/.91409—dc23

    Dépôt légal: 1er trimestre 2022

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    Tous droits réservés © Les Presses de l’Université de Montréal, 2022

    www.pum.umontreal.ca

    Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération des sciences humaines de concert avec le Prix d’auteurs pour l’édition savante, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

    Les Presses de l’Université de Montréal remercient de son soutien financier la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).

    INTRODUCTION

    La poésie a toujours été, pour moi, la voie/voix la plus stimulante et satisfaisante pour découvrir ce qu’on appelle la vérité. Ce que j’entends par là, c’est la manière dont la poésie dit, danse et dessine les êtres et les choses, parfois comme ils sont, souvent comme on pourrait les imaginer; la façon dont le rapport entre la poésie et la vie ressemble parfois à celui entre l’emprunt et l’image, ou à celui entre la marionnette et son ombre, comme si la poésie récrivait, et donc corrigeait, l’allégorie de la caverne. Quant aux récits propres aux êtres humains, ils sont de divers ordres: philosophiques, scientifiques, religieux, mythiques, fictifs; tous ont quelque chose à dire au sujet de leurs vérités. Selon moi, la poésie s’intéresse elle aussi aux êtres humains, mais elle ne parle pas de vérités; elle les montre ou les performe et, lors de ses performances, elle a souvent l’air d’éviter les vérités, vécues ou autres. Dans ce livre, je veux creuser cette performance négative et suivre le chemin de l’inhumain, en me laissant guider par cet acte infiniment humain qu’est la poésie.

    Je suis de l’avis que le chemin de ce que j’appelle l’inhumain poétique pourrait aider les humains (c’est-à-dire nous) à mieux comprendre leur passé récent pour mieux connaître leur rapport actuel au monde et aux autres êtres qui y habitent. Je suis aussi de l’avis que notre passé récent est celui de la crise, ce dont témoigne la culture. Antoine Compagnon observe que le paradigme de la crise marque l’histoire de la littérature française au XXe siècle. Se manifestant en général comme crise de la littérature ou comme littérature en crise, la poésie en particulier redouble cette tendance après la Seconde Guerre mondiale en reformulant les liens et les topoï relationnels entre l’être et le langage. Ceci est surtout vrai pour les avant-gardes du siècle dernier qui théorisaient et poétisaient la fin de l’homme. C’est dans cette optique que je suis venu à Ghérasim Luca et à Henri Michaux, deux poètes-artistes qui, travaillant dans et avec la langue française, témoignent de ce qui s’est développé au cours du XXe siècle: une mise en doute des structures qui gouvernent l’être humain et son langage. Dès mes premières lectures, je me suis vite rendu compte que Luca et Michaux abordent ces questions au moyen d’une poétique du détournement qui met à l’épreuve l’existence factuelle d’un sujet déterminé, fondée sur la pensée et le langage, tout en explorant et parfois inventant d’autres formes expressives de la vie. Inspirées d’écrivains qui font appel à de nouvelles conceptions de l’être humain et de son langage (Lautréamont, Mallarmé, Artaud, Tzara, les surréalistes et Isou, par exemple), et de penseurs qui reconnaissent le besoin de reconcevoir les structures qui définissent le sujet moderne (tels que Benjamin et Bataille, mais aussi Lacan, Foucault et Kristeva), les démarches esthétiques de Luca et de Michaux permettent des réflexions audacieuses sur l’expression de l’être: l’ontophonie (Luca) et l’ontograffie (Michaux). Formulant ce qu’on pourrait qualifier d’ontologies matérielles-poétiques, les deux figures déjouent et décomposent le langage afin de trouver des formes expressives inhumaines, sources potentielles et perpétuelles du comment vivre autrement le corps dit humain.

    Qu’est-ce que l’inhumain?

    Depuis une vingtaine d’années1, le terme posthumain fait partie du vocabulaire littéraire et philosophique pour définir et regrouper les multiples discours traitant de la fin de l’homme. Découlant, d’une part, des développements technologiques et biotechnologiques des xxe et XXIe siècles, et, d’autre part, des discours corrélatifs au postmoderne, les idées réunies sous le terme sont diverses. Or, elles partagent le même présupposé: l’humain est en train de changer de façon radicale et souvent irrévocable.

    Le rôle de la technologie dans la vie humaine – ou, plus généralement je dirais, l’importance de la technè – est une question centrale pour le posthumanisme. Si on s’interroge sur le rapport entre la vie (humaine) et la technè depuis des millénaires, aujourd’hui la question se pose différemment. Le travail récent d’Anne Simon au sein du groupe de recherche Animots montre comment une déshumanisation des humains a lieu avec la technisation du monde et du traitement des animaux; le traitement inhumain des êtres sensibles dans les laboratoires, les usines et les abattoirs industrialisés reflète la tendance répandue dans la société (humaine) actuelle de déshumaniser les siens. En repensant le rôle de l’animal – ainsi que ce qu’elle appelle son intensité et son mouvement – dans la littérature, Simon imagine un rapport homme-animal qui ne serait pas déterminé par la technique et qui redessinerait ainsi les frontières de l’animalité/humanité. Je pense aussi à d’autres figures, certaines plus reculées que d’autres, comme Heidegger dans «La question de la technique» (1954) ou Francis Fukuyama dans Our Posthuman Future (2002), qui reprochent aux développements biotechnologiques d’être contre la nature humaine et nocifs pour elle. À l’autre extrême de ces idéologies plutôt conservatrices (en bon dialecticien que je suis malgré moi), il y a ceux qui adhèrent au transhumanisme et défendent les avantages de la science et de la technologie pour l’évolution progressive de la condition humaine. Dans son essai «Transhumanism» de 1957 – considéré comme le texte fondateur en ce domaine –, Julian Huxley promouvait par exemple le potentiel de transcender les problèmes sociétaux à l’aide de découvertes scientifico-technologiques.

    Quant à la littérature – laquelle m’intéresse davantage –, les premiers groupes avant-gardistes du début du XXe siècle sont transhumanistes avant la lettre2. Le Manifeste du futurisme de Marinetti, par exemple, publié à la une du Figaro en 1909, promeut la vitesse et la violence pour déblayer le chemin, anticipant un nouvel homme. D’autres poètes, ressentant la menace politique d’une esthétique comme celle de Marinetti (il est devenu porte-parole du fascisme), s’opposent à la légitimation faustienne de la technologie. Parmi eux, Francis Jammes (1868-1938) fait l’éloge de la vie simple et du bonheur qu’on y trouve, et revendique une existence à la fois pastorale et spirituelle. Plus récemment, dans la deuxième moitié du XXe siècle, Pierre Gascar profite du succès du prix Goncourt remporté en 1953 pour mettre en valeur les rapports entre les hommes, les animaux et les plantes. Son œuvre témoigne d’une valorisation du monde naturel et d’un désaveu d’une humanité de plus en plus éloignée de ce monde. D’ailleurs, dans L’Ève future (1886) – le premier texte à utiliser le terme andréide (ou androïde) –, Villiers de L’Isle-Adam récuse la science en faveur de l’essence spirituelle de l’homme. Pour moi (et mon projet), ces poètes sont toujours trop investis dans le romantisme.

    Le débat autour du rôle de la technologie dans la vie humaine continue et prend différentes formes au long du XXe siècle. Il est ranimé en 1985 avec la publication de A Cyborg Manifesto de Donna Haraway3. Dans son texte, Haraway montre que la technologie met en question les distinctions jusqu’alors strictes entre l’homme, l’animal et la machine – des distinctions qui fondent les structures binaires sur lesquelles l’identité humaine se base. Ainsi, les dualismes tels que femme/homme, sujet/objet, naturel/artificiel, matériel/immatériel et homme/Dieu sont abandonnés au profit de communautés organisées autour d’affinités, de ressemblances et de correspondances. Selon Haraway, la dissolution des structures binaires est également l’occasion de trouver un langage qui ne serait pas phallologocentrique: une forme de communication en mesure d’exprimer les êtres existant indépendamment des structures manichéennes du pouvoir4. Je considère que certains poètes plus contemporains, tels que Marie-Claire Bancquart et son exploration de l’intériorité corporelle et du monde végétal, Christian Bök et la poésie écrite par une autre forme de vie que conceptualise The Xenotext, et Adam Dickinson avec sa poésie d’écocritique alternative, doivent beaucoup à Haraway et à son texte préparatoire.

    Il me semble donc qu’il s’agit, pour le posthumain, de créer une expression qui montre ou performe des modes d’exister séparés de ceux qu’établit la fonction référentielle du langage; une forme de communication qui prioriserait sa propre matérialité, quelque chose comme la fonction poétique du langage développée par Jakobson, mais dépourvue de son anthropocentrisme. Je pense, par exemple, à «Prometheus as Performer: Toward a Posthumanist Culture? A University Masque in Five Scenes» d’Ihab Hassan, publié en 1977 et considéré comme la première occurrence du mot posthumanisme en études littéraires. Le texte est remarquable autant par son néologisme que par son dessein performatif. Divisé en cinq scènes avec huit personnages (Pretext, Mythotext, Text, Heterotext, Context, Metatext, Postext et Paratext), l’essai de Hassan tente de faire jouer le langage avec lui-même afin de voir de quoi une expression ou une pensée posthumaines pourraient avoir l’air. Si le texte s’abstient de retravailler le langage, contrairement à ce que font Luca et Michaux, les idées présentées par Hassan n’en sont pas moins importantes pour donner un contexte historique aux questions qui m’intéressent:

    […] posthumanism may appear variously as a dubious neologism, the latest slogan, or simply another image of man’s recurrent self-hate. Yet posthumanism may also hint at a potential in our culture, hint at a tendency struggling to become more than a trend […]. We need to first understand that the human form – including human desire and all its external representations – may be changing radically, and thus must be re-visioned. (Hassan, 843)

    Outre le récit annonçant la fin de l’humanisme – qui n’est, d’ailleurs, pas particulier à Hassan –, la notion d’un potentiel incompris au sein de la culture pose une question que je considère clé: pourquoi le ­posthumanisme est-il advenu au XXe siècle? Je laisse de côté, pour l’instant, toute tentative d’y répondre et j’y reviendrai plus concrètement en suivant la voie/voix de la poésie, à travers mes lectures de l’œuvre de Luca et de celle de Michaux – m’en tenant ici à l’abstraction de la théorie.

    Une dizaine d’années après la publication du texte de Hassan, Jean-François Lyotard s’interroge sur la fin de l’humanisme dans un livre intitulé L’inhumain:

    Si les humains, au sens de l’humanisme, étaient en train, contraints, de devenir inhumains, d’une part? Et si, de l’autre, le «propre» de l’homme était qu’il est habité par de l’inhumain? (Lyotard, 10)

    Ce qui m’attire chez Lyotard est la façon dont il divise la problématique de la fin de l’homme en deux principes. D’une part, l’idée d’une téléologie du devenir inhumain de l’homme, donc une transformation séquentielle et même conditionnelle qui serait conforme au discours des posthumanistes; une évolution de l’inhumain. D’autre part, l’idée que l’inhumain n’est pas spécifique à une période historique quelconque; l’homme est en partie inhumain, peu importe l’époque et quoi qu’il en fasse. Lyotard soutient que les deux positions ne sont pas exclusives. Pourtant, l’humanisme fait abstraction de l’inhumain et maintient la valeur de l’homme comme un fait donné qui n’a besoin d’aucune preuve; l’humanisme autorise un discours sur l’homme, mais ne tolère aucune réflexion qui contesterait la validité de l’homme en tant que tel, car, dit Lyotard, il faut parler des humains humainement. L’humanisme serait donc un discours de pouvoir exclusif, replié sur lui-même (parce qu’il n’accueille que les discours qui le soutiennent), qui ne reconnaît pas le contrat avec l’autre inhumain. L’argumentation de Lyotard, qui demeure dans les coulisses de mon projet, n’établit pas simplement une dialectique entre l’homme et l’inhumain, elle insiste aussi et surtout sur ce qu’il désigne par l’inconciliable. L’inhumain est irréconciliable avec l’homme; le premier n’est pas l’inverse logique du second, il est le reste indéterminé d’une dialectique impossible, le résidu de l’irrésolu.

    Comme le suggère le sous-titre du livre, L’inhumain: causeries sur le temps, l’inhumain n’existe pas indépendamment de l’histoire. Lyotard explique cette ambivalence avec la métaphore de l’éducation – une leçon importante pour moi et pour celles et ceux qui s’intéressent à la pédagogie. Le propos est simple: si l’humain est nécessairement un va-et-vient entre l’indétermination originelle et la raison formatrice/constituante5, l’inhumain doit l’être aussi. L’éducation contient en elle de l’inhumain – étant non structurée, terrorisante, aucunement pédagogique dans le sens «propre» du terme –, et Lyotard l’associe à la castration chez Freud. Ce que je trouve fascinant6.

    J’entends les termes éducation et institution dans leur sens le plus large, c’est-à-dire, en général, comme l’ensemble de textes, d’œuvres et d’idées que représente ce qu’on appelle la culture, y compris la littérature, la philosophie et les arts, ou encore le langage en soi, tous également habités par de l’inhumain. La tâche de la littérature – surtout la poésie – est d’en témoigner, ce que font Luca et Michaux dans leurs œuvres. Je concède qu’ils ne sont pas les seuls. Pourtant, ils ont formulé leurs expérimentations langagières en termes d’une opposition au sujet fixe, déterminé et identifiable, les développant jusqu’au point où une expression inhumaine prend le dessus sur celle, institutionnelle, institutionnalisante et «éducative», de l’homme moderne.

    Je suis bien conscient du fait que les poètes ne sont pas les seuls (mais je maintiens qu’ils sont les meilleurs!) à repenser l’humain au XXe siècle. Jean-Marie Schaeffer, par exemple, décrit la fin de l’humanisme comme le crépuscule du mythe de la supériorité de l’homme. Il réfute la thèse selon laquelle l’homme transcende son état naturel et, grâce à cette transcendance, établit une différence de nature entre lui et les autres êtres qui lui sont subordonnés. Pour Schaeffer, l’homme est d’abord et avant tout un être biologique et tout ce qui semble le distinguer du reste du monde vivant provient d’une affirmation simple: toute la culture de l’homme est due à sa nature biologique; rien d’essentiel ne le distingue des autres êtres. Il s’agit plutôt d’une question de degrés. Or, d’autres se raccrochent à une acception réduite de l’homme et l’imaginent comme un pont entre deux modes d’être7. Comme Schaeffer, pour qui les recherches scientifiques démontrent que la particularité de l’homme est insoutenable, les partisans de la position intermédiaire de l’homme reconnaissent le rôle de la science. Ils insistent sur le fait que la science moderne, face aux dualismes qui tentent de définir l’être humain – cartésien, corps/pensée, etc. –, ne voit aucune séparation possible entre l’esprit et le cerveau; l’homme est un être parmi d’autres.

    L’idée que l’homme existe dans un entre-deux indéfini où il est à la fois animal et non animal n’est pas révolutionnaire en soi. Or, je veux souligner comment une crise remonte à la découverte autant introspective qu’inattendue que ce sont les propres savoirs de l’homme qui lui annoncent la fin de sa supériorité: l’anthropocène comme cadre de meurtre-suicide. Cette prise de conscience devient une crise de la conscience, un paroxysme qui met en question l’idée même d’un être singulièrement humain.

    C’est ce qu’explique Micheline Tison-Braun dans son étude de la crise de l’humanisme, où elle formule la condition de l’homme moderne en termes d’une profonde crise identitaire:

    L’homme, dit l’humaniste, est la mesure de toutes choses. L’homme, et non la nature. L’homme de l’humaniste apparaît d’abord comme une volonté en lutte contre la nature extérieure. Là où la brute s’adapte passivement ou succombe, l’homme adapte les choses à ses desseins. […] [I]l affirme l’autonomie de l’esprit comme volonté et comme intelligence. […] La crise actuelle de l’humanisme consiste en ce que l’esprit semble avoir perdu ce pouvoir d’influencer l’histoire, soit qu’il se sente débordé par les forces, soit qu’il s’y soumette et les adore, soit enfin qu’il ne sache quel idéal leur opposer – trop divisé contre lui-même. Vaincu, complice ou incertain, il a perdu son efficacité et le sens de sa mission propre. (Tison-Braun, La crise de l’humanisme, 7-11)

    En examinant la problématique de la crise de l’humanisme dans la littérature française de la première moitié du XXe siècle8, Tison-Braun distingue trois types de crises: la crise de l’individualité, la crise des valeurs, et la crise de l’ensemble collectif. Son étude se termine sur une conclusion aussi intéressante que paradoxale:

    L’humanisme, perpétuellement destructeur de liens organiques qu’il est impuissant à créer, n’a jamais fleuri que dans les sociétés stables et bien liées. En temps de décomposition, il peut animer de petits groupes, […] il ne peut pas sauver l’ensemble, et, presque inévitablement, il se corrompt. (455)

    Je trouve fascinant qu’une chercheuse comme Tison-Braun, si douée et si investie dans la culture humaine, conclue par la chute: l’humain de l’humanisme, en tant qu’idéal, est voué à l’échec. En reprenant la question posée par Hölderlin – à quoi bon des poètes en temps de détresse? –, je fais le pari que l’œuvre de Luca et celle de Michaux montrent que ce qui semble inhumain pourrait peut-être prévenir la tendance vers la destruction et la corruption humaines.

    Quelle détresse? Quelle crise?

    Même en ce troisième millénaire, je trouve que la question posée par Hölderlin n’a rien perdu de son actualité. Je pense, par exemple, à Stéphane Bouquet qui, dans La cité de paroles, estime que la poésie n’est ni hermétique ni abstraite; elle est expérience politique, érotique et surtout partagée, c’est-à-dire qu’elle réunit en reconfigurant. Il y a une dizaine d’années, en novembre 2011, lors d’un séjour de recherche à Paris, j’ai eu la chance d’assister à l’ouverture de la conférence «Figures d’humanité» à la Maison de la poésie, où Michel Deguy a annoncé qu’il y a un lieu, voire une occasion, qui s’ouvre de nos jours à la poésie, lui permettant de participer au(x) discours qui anime(nt) les débats contemporains9. Dans son introduction, Deguy cite deux écrivains. Séparés par un siècle, ces deux écrivains commentent la notion fugace d’humanité, toujours à peine atteinte, mais aussi toujours déjà inscrite dans la pensée: Jean Jaurès, dans le numéro inaugural du journal L’Humanité en 1904, avance que l’humanité n’existe point encore ou elle existe à peine. En réponse à et en dialogue avec Jaurès, Jacques Derrida écrit dans le même journal, en 1999, qu’on n’est pas encore en mesure de déterminer la figure même de l’humanité que pourtant on annonce et qu’on se promet. À ces deux phares et leurs quêtes de l’humanité, l’une ouvrant et l’autre clôturant le siècle de la «crise», je réponds avec ce livre: et l’inhumain poétique?

    Depuis, plusieurs poètes ont répondu à ces deux écrivains et à leurs discours respectifs, comme Jean-Pierre Siméon pour qui le travail du poète consiste en une lutte violente pour la (sur)vie; un combat contre tout ce qui précipite la mort de l’humanité existant à peine et pourtant présente. Siméon ne se limite pas à un simple diagnostic; selon lui, cette lutte poétique se fonde dans les interstices de l’être humain qui est doublement hanté par la prémonition d’un abîme et l’idée de merveille. L’être existe dans l’entre-deux d’une peur constante de l’abîme et d’un sentiment de la possible merveille; il est un lieu-réservoir où abîme et merveille se rencontrent. Cependant, comme le signalent Jaurès et Derrida, ce lieu est aussi un non-lieu, un réservoir vide ou même abandonné, car ses deux éléments constitutifs n’existent que comme traces, ombres, ou encore comme le scintillement d’un oubli: l’être humain est hanté par la mort et par la splendeur.

    Malgré l’existence hantée de l’être humain, une certaine joie et un certain émerveillement enfantins animent ses pensées, ou du moins ceux-ci souhaiteraient animer l’être humain tant recherché et hanté:

    Quand on gouverne son plaisir jusqu’aux effets fertiles

    quand on habite des sites périlleux, entre

    l’équilibre de sa joie et le renversement des ruches,

    On est l’enfant de son cri salubre, l’époux de sa gorge contente.

    (Siméon, 15)

    J’apprécie ces vers parce que Siméon fait l’éloge de la voix poétique et de la tâche de la poésie de (re)trouver le plaisir des sites périlleux. Lors de sa communication à la conférence «Figures d’humanité», son diagnostic de la condition actuelle de l’humanité laissait entendre que la conscience humaine, c’est-à-dire ce qui me permet d’imaginer la merveille et de ressentir la joie, est en danger; parmi toutes les crises – identitaires, financières, sanitaires –, celle qui menace la conscience est la pire. Certes, la poésie n’est capable de résoudre ni la crise financière ni les pandémies. Cela dit, je pense qu’elle pourrait advenir là où la crise est la plus grave, au niveau de la conscience. Ce serait un travail exigeant qui demanderait une attention et une volonté extrêmes, une hygiène sévère, comme le disait Valéry. Si la poésie se définit par cette tâche, elle est toutefois menacée par les surprises du quotidien, qui interrompent et provoquent l’incohérence de la vie vécue à l’époque actuelle; la vie d’une crise constante, comme si l’attention, la conscience, les vraies possibilités de la merveille et de la joie, et avec elles l’humanité même, risquaient de tomber à jamais dans un abîme, dans un avenir sans avenir.

    Je ne lis pas ces discours sur la condition précaire de l’être humain comme des discours pessimistes et fatalistes; il faut plutôt y apprécier les efforts pour trouver une autre façon de concevoir l’être humain, à savoir une façon poétique10. C’est-à-dire que ces discours ne signalent pas nécessairement un échec ni tout à fait une crise, mais plutôt ce que Philippe Lacoue-Labarthe appelle un dés-astre – dans le sens d’un changement d’astre, ce qui n’est pas forcément une catastrophe. L’important est d’apprendre à vivre ces changements pour qu’ils ne se transforment pas en crise: cela exige une nouvelle voix et une nouvelle vie poétiques.

    Cette autre vie, qui vient après la «fin» de l’état actuel de l’être humain – et aussi au-delà de la mort –, est posthume, mais au sens profane; dieu, comme on dit, est mort depuis longtemps, et l’homme, après Nietzsche, ne pourra jamais le remplacer. Il serait donc question de survie, non pas la farce de la survie, celle hypersexuée et télévisée depuis une île quelconque, mais dans le sens donné par Lacoue-Labarthe: une vie supérieure et poétique, une autre forme de discours que celui, néfaste, qui ronge l’être humain. C’est alors que j’y vois une nouvelle façon d’être, à la fois éthique et esthétique; pour y atteindre, il faut, dit Lacoue-Labarthe,

    […] opérer un choix héroïque: il faut se faire artiste, se décider comme artiste, obstinément et rigoureusement. Tout recommencer de l’héroïsme ou de la sainteté – de l’exemplarité: inventer les règles et la conduite, pratiquer des exercices méthodiques, construire un

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