Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Le posthumain descend-il du singe ?: Littérature évolution et cybernétique
Le posthumain descend-il du singe ?: Littérature évolution et cybernétique
Le posthumain descend-il du singe ?: Littérature évolution et cybernétique
Livre électronique418 pages5 heures

Le posthumain descend-il du singe ?: Littérature évolution et cybernétique

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

À la fois hybride, monstre, cyborg ou mutant, le posthumain est une figure pour le moins paradoxale ; annonciatrice bien souvent de la fin de l’Histoire, elle incarne pour l’homme la possibilité de transcender sa propre mortalité, tout en présentant, à l’instar des utopies, un état figé, final et abouti. Cependant, en replaçant le posthumain dans l’histoire de l’évolution, ne peut-on pas, justement, le faire évoluer ? Il ne serait plus l’idéal à atteindre ou le pire à éviter, mais la représentation des possibles, les branches fantasmées d’un futur arbre évolutif. Les ramifications en sont nombreuses et fertiles, largement irriguées sur le plan du discours et de la narration par les différentes théories de l’évolution des espèces et par celle de la cybernétique, science pluridisciplinaire à l’origine même du posthumanisme. Dans cet ouvrage, l’autrice se demande, en relisant des romans et des nouvelles de science-fiction publiés surtout entre 1948 et 2005, de quelle façon le posthumain littéraire s’inscrit dans la logique de ces théories et dans quelle mesure il en mobilise les signes et les savoirs.
LangueFrançais
Date de sortie18 nov. 2020
ISBN9782760642577
Le posthumain descend-il du singe ?: Littérature évolution et cybernétique

Lié à Le posthumain descend-il du singe ?

Livres électroniques liés

Ordinateurs pour vous

Voir plus

Articles associés

Avis sur Le posthumain descend-il du singe ?

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Le posthumain descend-il du singe ? - Elaine Després

    Introduction

    La science produit depuis toujours questions et hypothèses, savoir et récits, créateurs et créatures, instruments et expériences de pensée, progrès et destruction… Tout comme la littérature (et à travers elle), la science participe d’un riche imaginaire, alimenté par les découvertes, les inventions, les personnages, les alliances qui ponctuent son histoire. La fiction narrative a toujours représenté la science et le rapport de l’humain à la nature, mais cette représentation, au XIXe siècle, se problématise d’autant plus que la science s’autonomise et se laïcise. Activité collective par essence, cette dernière offre de grands espoirs – comme en témoigne la popularité des philosophies positivistes –, mais aussi de grandes craintes lorsqu’elle se pratique derrière des portes closes, par des individus qui en refusent les règles, les objectifs et les méthodes. Ainsi, d’innombrables savants fous peuplent les fictions et les romances scientifiques, de Frankenstein jusqu’à aujourd’hui1. Ces figures ont en commun une dangereuse hybris et une tendance à l’isolement, une volonté d’innover à tout prix (souvent exploitée par les plus puissants à partir de la Seconde Guerre mondiale), mais aussi le fait d’être des créateurs, insatisfaits par la fastidieuse recherche du savoir pur et par l’humanité qu’il faudrait impérativement améliorer. Ils inventent parfois des machines, mais ils mettent le plus souvent au monde des êtres nouveaux, monstrueux, problématiques… sans pour autant leur accorder le statut de sujet, ce qui mène habituellement à une rébellion, laquelle aboutit inévitablement à une destruction mutuelle.

    Or, si les créatures de Frankenstein et de Moreau demeurent des incidents isolés, troublantes, mais sans descendance dans les récits, la littérature de la seconde moitié du XXe siècle entretient des ambitions plus grandes pour ses êtres artificiels: remplacer l’humanité ou en redessiner les frontières conceptuelles grâce à une figure singulière, paradoxale et hybride, celle du posthumain. Celui-ci se retrouve au croisement de la théorie de l’évolution de Charles Darwin et de la cybernétique de Norbert Wiener, cette science multidisciplinaire de la communication née des ruines de la Seconde Guerre mondiale. Si l’évolution et la cybernétique peuvent sembler a priori éloignées, l’une étant associée au naturel et au biologique, l’autre à l’artificiel et au mécanique, il n’en est rien.

    Dès ses premiers textes fondateurs de la cybernétique, Wiener décrit le vivant comme un modèle de lutte contre l’entropie générale de l’univers, inévitable selon le deuxième principe de la thermodynamique. Si celui-ci est promis à une mort certaine, thermique, caractérisée par l’équilibre et la désorganisation, il est possible de contrer temporairement et localement ce mouvement en créant des «poches d’entropie décroissante», des systèmes basés sur l’organisation, la structure, la rétroaction et surtout l’information. Pour Wiener,

    Information est un nom pour désigner le contenu de ce qui est échangé avec le monde extérieur à mesure que nous nous y adaptons et que nous lui appliquons les résultats de notre adaptation. Le processus consistant à recevoir et à utiliser l’information est le processus que nous suivons pour nous adapter aux contingences du milieu ambiant et vivre efficacement dans ce milieu2.

    Or, n’est-ce pas là précisément la définition de l’évolution des espèces? Selon la cybernétique, chaque organisme, l’humain y compris, est une machine qui fonctionne par rétroaction avec son environnement, utilisant l’information amassée (input) pour réagir et s’adapter (output). Dans La cybernétique et l’origine de l’information (1954), le philosophe français Raymond Ruyer l’énonce déjà, suivant les écrits de Wiener lui-même (même s’il s’oppose à la composante mécaniste de la cybernétique), en précisant que les organismes vivants ont la particularité fondamentale d’être en équilibre homéostatique:

    ils se maintiennent malgré des conditions externes variables. Si l’équilibre organique était statique, et faisait simplement la moyenne résultante des forces internes et externes, la vie serait bien précaire. En fait, l’équilibre organique n’est généralement pas une résultante. Il maintient intégralement une certaine valeur optimum [température, fluidité et acidité du sang, etc.]3.

    Ainsi, les organismes reçoivent de l’information sur leur écosystème, les ressources disponibles, les conditions de survie, les dangers potentiels, et les mécanismes de l’évolution par la sélection orientent la persistance de certaines caractéristiques qui permettent la survie dans ces conditions précises.

    D’ailleurs, selon le psychiatre et ingénieur anglais W. Ross Ashby, dans An Introduction to Cybernetics (1956)4, l’adaptation d’un être vivant à son milieu et l’évolution des espèces qui en résulte peut aisément s’exprimer en termes cybernétiques. Pour lui, la Terre est un système autocatalytique5 dans lequel la vie est devenue une propriété si répandue que son absence rend le système instable et crée un déséquilibre, puisqu’elle en a modifié de manière globale et pérenne la composition chimique (carbone, azote, etc.). Ainsi, la vie s’est adaptée à l’environnement qu’elle a contribué, en retour, à façonner par un processus de rétroaction et de communication. Sara Touiza-Ambroggiani, dans sa thèse intitulée Le paradigme communicationnel. De la cybernétique de Norbert Wiener à l’avènement du posthumain (2018), explique que la «communication est au cœur de la pensée cybernétique, elle cherche à modéliser les interactions entre un système donné ([…] vivant ou non vivant) et son environnement. Ce faisant, elle insiste sur le caractère holiste des systèmes, ces derniers ne sont pas réductibles à la somme de leurs parties […]6.»

    Or, ce ne sont pas des individus qui survivent au passage des millions d’années, mais des configurations génétiques («gene-patterns») protégées au cœur de ces individus dont ils ont assuré la survie jusqu’à la reproduction en permettant le développement de mécanismes de défense singuliers7. Pour Ashby, il faut comprendre les sources de dangers environnementaux, l’individu et ses adaptations en termes de communication:

    Nous considérons maintenant le cas où le diagramme est D –> F –> E, où E est l’ensemble des variables essentielles, D est une source de perturbations et de dangers provenant du monde extérieur [un prédateur, par exemple], et F est un élément interposé (carapace, cerveau, etc.), formé par une configuration génétique particulière pour la protection de E (F peut aussi inclure des éléments de l’environnement qui peuvent servir pour la protection de E – le terrier pour le lapin, la carapace pour le bernard-l’hermite, l’épée pour l’escrimeur). […] La sélection naturelle favorise les configurations génétiques qui placent, de quelque manière que ce soit, un régulateur F entre les perturbations D et les variables essentielles E. Toutes choses étant égales par ailleurs, plus F est un régulateur efficace, plus les chances de survie de l’organisme sont grandes8.

    Or, suivant la logique cybernétique, le régulateur F vise d’abord et avant tout à bloquer le flux de perturbations environnementales, puisque l’être vivant est un système homéostatique par essence (il doit maintenir son équilibre interne malgré les variations externes). Autrement dit, si le mécanisme d’adaptation (F encore) s’avère efficace, l’organisme ne percevra pas les changements environnementaux et sa survie n’en sera donc pas affectée. Inversement, si le régulateur se révèle inefficace, beaucoup d’informations parviendront à l’organisme et son équilibre sera affecté (et donc sa survie mise en jeu), créant une pression pour l’apparition d’un nouveau régulateur. Selon Ashby, il en existe qui offrent un blocage passif ou statique (fourrure, carapace, crâne, écorce, etc.) et d’autres une contre-offensive (active) aux perturbations. Ces derniers obtiennent de l’information sur la perturbation à venir, se préparent à son arrivée et lui opposent une réponse égale en complexité et en mobilité, sur le modèle de l’escrimeur. Il s’agit du mécanisme de défense des organismes qui ont développé un système nerveux spécifiquement pour cette fonction. L’information joue un rôle important dans ce processus de défense, même si l’objectif final demeure l’équilibre des variables essentielles (la survie).

    Pour le neurobiologiste français Henri Laborit, dans Biologie et structure (1968), l’évolution, par sa complexification continuelle des structures en réponse à l’environnement, est une force néguentropique. La vie lutte littéralement contre la mort de l’univers grâce à de l’information qu’elle stocke:

    L’expérience accumulée au cours de l’évolution des espèces est entièrement inscrite dans notre chair. Il n’y a pas de meilleure «mémoire» des époques révolues que la matière vivante, si plastique, qui modèle ses formes, ses mécanismes et son comportement, assure sa survie pour tout dire, en s’adaptant au milieu et à ses variations. […] À l’entropie du monde matériel, du système relativement clos qui nous entoure, le monde vivant oppose le maintien des formes, c’est-à-dire des informations, en utilisant l’entropie du précédent9.

    Et, évidemment, l’ADN fait office de support pour ce stockage:

    Quand on parle du code génétique, on sous-entend ces deux propriétés, informative et de mémoire: informative, c’est-à-dire néguentropique, ordonnée, signifiante; de mémoire par la conservation, le stockage de ces informations qu’il opère. […] Mais ces informations recueillies ne concernent pas un environnement stable. Elles concernent un milieu lui-même en constante évolution. Or, cette évolution de l’environnement dans lequel la vie a évolué résulte en partie de l’évolution de la vie elle-même. Dynamique à double sens dont les cybernéticiens nous ont aidés à prendre conscience10.

    Selon Laborit, l’évolution de l’humanité s’est accélérée lorsque celle-ci a cessé de stocker l’information de son évolution exclusivement dans des structures matérielles (les gènes) pour commencer à les stocker dans des structures symboliques: le langage. Le développement de celui-ci rend possible une adaptation beaucoup plus efficace et rapide, puisque l’information issue de l’expérience se transmet désormais au cours de la vie des individus (héritage sémantique), sans avoir à attendre le processus de sélection à travers les générations (héritage génétique). Selon lui, l’une des conséquences physiques de cette évolution a été l’émergence du néocortex et du néocéphale (évolution biologique), des «organes d’association» qui ont mené au développement de la mémoire et de l’abstraction, et donc de l’adaptation consciente à l’environnement, et même de la transformation de ce dernier. Il explique que

    [s]i le néocéphale a permis à l’homme […] de dominer les forces aveugles de la nature par un comportement raisonné, par l’imagination, elle-même fille de l’abstraction et du langage, il est certain également que nos premiers ancêtres ont […] survécu grâce à leur paléocéphale qui leur a fourni le moyen de fuir ou de lutter. Mais les siècles ont passé. Le paléocéphale est toujours là et l’homme, grâce au temps et donc à l’expérience de ses prédécesseurs, accumulée dans son langage, a transformé son environnement de façon radicale. Pour faciliter le maintien de son équilibre biologique, de son «homéostasie», il a stabilisé11 son environnement12.

    Pour que l’humain poursuive son évolution raisonnée et continue d’opposer des structures à l’entropie, Laborit appelle de ses vœux le remplacement de la morale (trop circonstancielle et peu en phase avec l’évolution de l’environnement) par l’esthétique, une «science des structures» qui serait

    capable d’une évolution constante à mesure que notre connaissance des choses et de leurs relations s’accroît […] [et ce] sans déstructuration préalable […]. La nature évolue, c’est-à-dire ajoute et complexifie sans retrancher. […] L’esthétique, science des structures, est une science du comportement humain prospectif13.

    L’esthétique, par son étude de l’ordre comme du désordre, et la néguentropie, dans la mesure où le (post)humain qui est conscient de ses conditionnements pourrait dépasser la dialectique naturelle qui l’oppose à l’entropie, proposeraient-elles les bases d’une éthique posthumaine? Laborit affirme que les êtres humains, dont le néocéphale contrôle les impulsions du paléocéphale grâce à l’abstraction, se situent encore majoritairement à «l’étape aristotélicienne […]. Que ce contrôle soit assuré avec une conscience relativiste et nous entrons dans le domaine sans doute de l’homo sapiens, qui ne paraît pas être le monde d’aujourd’hui, mais celui de demain14.»

    Mais la cybernétique ne fait pas qu’éclairer d’une lumière nouvelle des mécanismes évolutifs que les théories de Darwin avaient déjà mis au jour, elle propose aussi, dès ses débuts, la création d’outils technologiques pouvant agir comme des prothèses et ainsi externaliser l’évolution humaine. Le médecin et philosophe français Ernest Huant aborde cette question dans Du biologique au social (1957):

    [L]es mécanismes à automaticité supérieure que propose la cybernétique, loin de s’imposer en maître indifférent, peuvent devenir d’incomparables auxiliaires. Au niveau des fonctions humaines, on peut dire qu’ils prolongent les données évolutives et permettent d’acquérir des sensibilités nouvelles et insoupçonnées, des manières de raisonner, de calculer et même de prévoir, extraordinairement plus puissantes, que les propres moyens de l’homme […]. La machine est avant tout, une extraordinaire possibilité pour l’homme de multiplier son pouvoir opérateur à travers le Cosmos et de comprendre, d’étendre et d’intégrer à la mesure de cette extension, les limites de son environnement. Dans cette perspective, les mécanismes supérieurs rattachés à l’homme, et dépendant de l’homme, peuvent être considérés comme d’incomparables facteurs évolutifs […]15.

    Or, Huant voit dans les idéologies collectivistes et nationalistes qui s’imposent à son époque (il parle de «mythes collectifs») une source de contraintes à la liberté de l’individu qui rendrait impossible son évolution, une logique qui pointe vers les principes du transhumanisme naissant. Pour lui, un maximum de liberté permettrait une meilleure information et donc une meilleure adaptation.

    Si les théories cybernétiques ont permis de réfléchir dès le début à l’évolution des espèces et à celle de l’humanité en particulier, elles ont aussi donné naissance à un courant de pensée, le posthumanisme, et alimenté les fantasmes d’un autre, le transhumanisme. Sara Touiza-Ambroggiani oppose avec raison ces deux courants souvent confondus, et qu’il convient ici de distinguer, en retraçant leurs origines historiques et leurs fondements philosophiques. La différence la plus fondamentale entre les deux est sans doute leur rapport à l’humanisme. Citant Nick Bostrom16, l’un des philosophes les plus pertinents du mouvement transhumaniste, Ambroggiani montre que cette idéologie s’inscrit dans la lignée directe de l’humanisme des philosophes des Lumières, qui eux-mêmes se fondaient sur de nombreux mythes antiques mettant de l’avant le désir d’immortalité et d’amélioration. Selon elle,

    [l]’avènement de la philosophie des Lumières va dans le sens de cette quête de l’autonomie. Il s’agit de se façonner soi-même, de se donner sa propre loi. L’être humain est pensé comme un animal perfectible pour reprendre la formule de Rousseau. Il a la capacité de se transformer, d’agir sur lui-même pour s’élever et s’arracher à l’animalité dont il est issu […]17.

    Cette élévation de l’humanité correspondrait bien sûr au mythe du progrès et de ses dimensions épistémique, matérielle et politique. La publication de la théorie de l’évolution par Darwin a marqué un tournant dans cette pensée: il pourrait désormais s’agir de prendre en main notre propre évolution biologique collective en agissant nous-mêmes comme «sélecteurs», idée largement diffusée et mise en œuvre par les eugénistes du XIXe siècle et du début du XXe, j’y reviendrai, puis par les nazis. En 1939, un groupe de scientifiques, dont Haldane, grand ami de Wiener, et Julian Huxley, publie le Manifeste des généticiens qui propose de mettre au service du bien-être social des politiques eugénistes, mais seulement à condition d’atteindre d’abord une société complètement égalitaire composée de sages. Après la guerre, le terme «eugénisme» a été irrémédiablement terni et Julian Huxley propose d’adopter celui de «transhumanisme18» pour parler de cette volonté d’améliorer l’humanité, mais sans pour autant en dépasser les limites. Le transhumanisme ne vise pas à remplacer l’espèce par autre chose, ce qui impliquerait un dépassement de la pensée humaniste, au contraire: il le place au centre de toutes ses préoccupations, voulant l’élever, l’améliorer, tout comme l’humanisme classique l’a fait bien avant lui. Les racines du transhumanisme sont donc anciennes; il en va tout autrement du posthumanisme, dont les origines sont à trouver plutôt du côté de l’antihumanisme, du postmodernisme et de la cybernétique, bien que Wiener ait été profondément (et paradoxalement) attaché à l’humain. Selon Ambroggiani,

    En mettant en avant les processus communicationnels, les cybernéticiens ont ébranlé la notion de subjectivité, ouvrant la voie au posthumain, à savoir une pensée renouvelée de la subjectivité – non plus considérée comme «intériorité» inviolable du seul humain, mais comme espace de négociation permanente entre différents êtres, espace distribué sur plusieurs pôles (naturel et artificiel, réel et virtuel, organique et mécanique). La cybernétique, en fondant un paradigme communicationnel, ne laisse plus de place pour le sujet humain tel que le concevait l’humanisme libéral hérité des Lumières19.

    Plusieurs critiques, tels que N. Katherine Hayles, Neil Badmington, Cary Wolfe ou Rosi Braidotti20, établissent la cybernétique comme l’origine du posthumain, même si le mot n’apparaît que plusieurs décennies plus tard, en 1977, sous la plume d’Ihab Hassan21. Celui-ci présente le posthumanisme comme la transformation de l’humanisme (et non de l’humain) à l’ère de la postmodernité et de l’éclatement des dichotomies ontologiques modernes (sujet/objet, naturel/artificiel, homme/femme, réel/virtuel, etc.). Le philosophe Pierre Cassou-Noguès nous rappelle, dans Les rêves cybernétiques de Norbert Wiener (2014), que l’humain est loin d’être une espèce aussi homogène que l’on voudrait le croire et que sa définition n’a rien d’immuable ou d’absolu:

    à partir de Foucault et de Lyotard, […] [l]’humain [apparaît] comme un phénomène culturel, formé dans une culture contingente, laquelle n’a pas toujours existé et peut à son tour se transformer. […] Le posthumain, dans les textes contemporains, est à l’entrecroisement de deux lignes d’origine différente: une ligne issue de l’informatique et déterminée par l’idée que la technique est en train de modifier radicalement les caractéristiques de notre espèce; et une ligne dont les sources sont philosophiques, dans l’œuvre de Foucault surtout, soutenant que, pour toutes sortes de raisons, qui ne sont pas uniquement techniques, le contexte épistémique actuel doit nous conduire, ou nous conduit déjà, à nous représenter nous-mêmes sous d’autres traits, non plus humains, mais posthumains22.

    Dans tous les cas, la cybernétique, la théorie de l’information, mais aussi l’intelligence artificielle, jouent un rôle central dans la construction conceptuelle du posthumain par des critiques tels que Hayles comme une entité abstraite, désincarnée, un pur système de traitement de l’information. Wiener écrit d’ailleurs que «l’individualité du corps est celle de la flamme plutôt que de la pierre, celle de la forme plutôt que d’un morceau de substance. Cette forme peut être transmise ou modifiée et dupliquée23». Mais j’avancerais, suivant Cassou-Noguès et Mathieu Triclot24 à propos de la théorie de l’information, que la cybernétique nous montre aussi qu’il ne s’agit pas là de la seule définition possible du posthumain. Sa nature cybernétique ne signifie pas qu’il soit forcément mécanique ou désincarné, mais qu’il est un processus; comme nous l’avons vu, le vivant aussi lutte contre l’entropie et utilise pour y arriver de l’information inscrite dans sa matière, dans ses gènes et son système nerveux, agissant en rétroaction avec son environnement. Il n’y a donc rien de paradoxal, et c’est mon hypothèse, à chercher du côté des théories de l’évolution des espèces et des écosystèmes des posthumains qui peuvent être ou non hybridés, biologiques ou mécaniques, naturels ou artificiels. Dans tous les cas, ce sont leur identité et leur intériorité qui posent problème – ou qui alimentent leurs questionnements –, et c’est leur rapport à leur environnement, qu’il soit naturel, modelé ou virtuel, qui offre des pistes de réponses.

    D’ailleurs, le concept du posthumain s’est défini avec un certain flou, une ambiguïté qui peut se révéler constructive puisqu’elle sert de point de départ à un dialogue possible entre différents discours, aussi idéologiquement marqués soient-ils. Néanmoins, certaines définitions25 apparaissent plus prometteuses que d’autres, notamment celle proposée par Cary Wolfe:

    Ce que j’entends par posthumanisme est […] analogue à la manière paradoxale dont Jean-François Lyotard rend compte du postmodernisme: à la fois antérieur et postérieur à l’humanisme. Antérieur dans la mesure où il désigne l’incorporation et l’enchâssement de l’être humain non pas simplement dans son monde biologique, mais aussi dans son monde technologique, coévolution prothétique de l’animal humain avec la technicité des outils et des mécanismes archivistiques externes […]. Postérieur dans la mesure où le posthumanisme désigne un moment historique où il devient de plus en plus difficile d’ignorer le décentrement de l’humain qui découle de son imbrication dans des réseaux techniques, médicaux, informatiques et économiques. Il s’agit d’une évolution historique qui indique la nécessaire élaboration de nouveaux paradigmes théoriques26.

    Ainsi, si le préfixe «post-» pointe bien une rupture, le posthumanisme ne peut être conçu comme un simple changement: il n’est pas la fin de l’Homme, mais plutôt un questionnement sur la condition humaine. Touiza-Ambroggiani écrit d’ailleurs:

    Le posthumain n’est pas notre futur. Il a toujours déjà été là, il est la condition ontologique trouble dans laquelle nous nous mouvons depuis le début de l’hominisation. […] Le posthumain refuse de répondre définitivement à la question «Qui/que sommes-nous?»; plutôt qu’apporter un point final à cette interrogation, au risque d’exclure ceux qui s’écartent de la réponse, il préfère lui laisser indéfiniment son point d’interrogation27.

    Bien que le terme «posthumanisme» ne soit apparu qu’à la fin des années 1970 en philosophie et qu’il n’a intéressé la critique littéraire qu’à la fin des années 1990 et dans les années 2000, les figures posthumaines abondent dans la fiction depuis bien plus longtemps. Sous une forme embryonnaire, elles apparaissent déjà dans Frankenstein de Mary Shelley (1818), dans lequel la créature créée par Victor Frankenstein reconnaît qu’il devrait représenter le nouvel Adam, mais affirme se sentir plutôt comme Satan28, établissant dès lors toute l’ambiguïté de cette figure en devenir. Et, de manière plus évidente encore, la figure posthumaine traverse plusieurs des «romances scientifiques» de H. G. Wells telles que The Time Machine [La machine à explorer le temps] (1895) ou The Invisible Man [L’Homme invisible] (1897). Malgré tout, elle revêt véritablement son sens actuel à partir de la Seconde Guerre mondiale, moment où l’humanité prend conscience de sa finitude en tant que collectivité devant la possibilité nouvelle de son autoanéantissement. Puisque la fin est peut-être proche, nous nous questionnons sur ce qui nous succédera.

    Pour Cassou-Noguès, l’idée du dépassement de l’humain par une créature créée par ou issue de l’humanité traverse la pensée des cybernéticiens: «Wiener s’en inquiète, [alors que] McCulloch, qui préside les conférences Macy, s’en amuse29.» Cassou-Noguès précise plus loin, suivant la pensée de Wiener, que les mécanismes de l’évolution des espèces pourraient bien jouer ici, et pas comme on l’imagine habituellement:

    L’humain est une espèce menacée, par ses propres créatures, par son environnement qu’il transforme, mais peut-être aussi par l’évolution, la sélection naturelle qui fait et défait les espèces. L’humain pourrait représenter une impasse dans le développement de la vie. L’humain a d’abord pour arme son cerveau et, plus exactement, la capacité à raisonner, c’est-à-dire, selon Wiener, à utiliser dans le cerveau de longues chaînes de neurones. Les neurones se connectent les uns aux autres sur des circuits longs et compliqués, ce qui multiplie les risques d’erreurs et de surcharges, comme sur un réseau téléphonique, où les appels seraient trop nombreux et où chaque appel passerait par de trop nombreux standards. […] Il ne servirait à rien de disposer de plus gros cerveaux, les chaînes n’en seraient que plus longues et fragiles. C’est le mécanisme de l’organe qui est en cause. Nous ressemblons à ces dinosaures qui, pour se défendre, avaient développé des cornes toujours plus grosses, jusqu’à ne plus pouvoir se déplacer. Ils étaient condamnés eux aussi. […] Et, dans cette perspective, l’ordinateur représenterait une voie alternative, un cerveau d’une autre nature qui ne connaîtrait pas les difficultés du nôtre30.

    Cet humain au cerveau informatique (ou numérisé, dans la version de Hans Moravec31) fait partie de ces figures posthumaines cybernétiques proposées par les philosophes, les cybernéticiens et les ingénieurs. Mentionnons également l’homme télégraphié de Wiener et celle du cyborg, un être hybride humain-machine dont les origines s’inscrivent précisément à la rencontre de la cybernétique et de l’évolution, puisqu’il a d’abord été imaginé par deux ingénieurs pour répondre au problème de la survie des astronautes dans l’espace. Selon les inventeurs du terme, Manfred E. Clynes et Nathan S. Kline, le problème tient au fait que l’humain doit transporter avec lui dans l’espace son environnement terrestre sous forme de bulle (scaphandre, combinaison, vaisseau spatial) pour survivre; or, il serait bien plus efficace de s’adapter à ce nouveau milieu en créant des «organismes cybernétiques»: «Le cyborg incorpore délibérément des composants exogènes étendant les fonctions de contrôle autorégulatrices de l’organisme dans le but de l’adapter à des environnements nouveaux32.» Si Wiener lui-même refuse d’utiliser l’expression et se méfie des modifications apportées à l’humain qui pourrait l’assujettir à la machine (il s’implique, par contre, dans la conception de prothèses), l’utilisation ultérieure du cyborg comme figure conceptuelle féministe par Donna Haraway33 l’inscrit définitivement dans une perspective posthumaine.

    Si la littérature d’anticipation des années 1960 présente déjà une abondance de figures posthumaines diverses, comme je le montrerai tout au long de cet ouvrage, le cyberpunk34, courant littéraire né dans les années 1980, a fourni au cyborg une niche écologique naturelle, en compétition avec une grande quantité et variété d’autres figures similaires. Mais si celles-ci ne sont pas confinées à la littérature de science-fiction, il n’en demeure pas moins que ses plus grands maîtres en ont fourni des exemples intéressants sur lesquels je me pencherai. Et les figures sont aussi variées que les perspectives possibles.

    Mon approche de la figure posthumaine littéraire vise à la replacer dans son historicité et dans une trame narrative: l’évolution, en tant qu’«histoire naturelle», est essentiellement un récit, où le narrateur est la science et l’histoire, celle du vivant. Si le posthumain fantasmé par le transhumanisme incarne souvent la possibilité pour l’homme de transcender sa propre finitude, une utopie figée et aboutie, cette figure, replacée dans une pensée posthumaniste inspirée de la cybernétique et dans une histoire de l’évolution, pourrait bien être rehistoricisée. Il ne serait plus un idéal à atteindre (ou un «pire» à éviter), mais la représentation des possibles, les branches fantasmées d’un futur arbre évolutif. Et les embranchements fertiles abondent, largement irrigués sur le plan discursif et narratif par les différentes théories de l’évolution des espèces, qui sont moins contradictoires qu’on pourrait le croire et finissent par former un «grand récit». En bref, ma problématique s’énonce par une double question: de quelle façon le posthumain littéraire s’inscrit-il dans la logique des théories évolutionnistes et cybernétiques? Et dans quelle mesure fait-il appel à leurs signes et savoirs?

    Mon hypothèse est que les divers discours évolutionnistes peuvent s’intégrer aux fictions posthumaines de plusieurs façons, que j’organise en deux dimensions: verticale, en définissant les trois grandes branches évolutives de la figure posthumaine, et horizontale, en fournissant différentes théories qui permettent d’éclairer ces trois branches. Les trois branches possibles (et possiblement concurrentes) seraient: l’évolution naturelle, par mutations, sélection naturelle et extinctions massives; l’évolution dirigée, grâce aux manipulations génétiques; et l’évolution technologique, via les prothèses, la pharmaceutique, etc. Il arrive à l’occasion que des personnages issus de plus d’une de ces branches cohabitent dans un même univers fictionnel, mais c’est rarement le cas, chaque auteur choisissant généralement une seule possibilité comme base de son utopie (ou plus souvent, sa dystopie). Voyons rapidement comment se déploient ces branches.

    L’évolution naturelle. Dans le cas des posthumains, il s’agit

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1