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LA MONSTRUOSITE EN FACE: Les sciences et leurs monstres dans la fiction
LA MONSTRUOSITE EN FACE: Les sciences et leurs monstres dans la fiction
LA MONSTRUOSITE EN FACE: Les sciences et leurs monstres dans la fiction
Livre électronique385 pages5 heures

LA MONSTRUOSITE EN FACE: Les sciences et leurs monstres dans la fiction

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À propos de ce livre électronique

Les monstres ont toujours existé, et on les représente au moins depuis l’Antiquité. Pourtant, ce terme qui était populaire il y a quelques décennies à peine est rarement énoncé de nos jours, sauf – essentiellement – dans une perspective morale (ou moralisatrice). On peut néanmoins trouver un sens à la monstruosité ; mais comment la définir de la manière la plus neutre possible ? On pourrait avancer, prudemment, qu’il s’agit d’un écart marqué par rapport à une norme qui elle-même varie en fonction du contexte culturel, social ou politique.

Le Frankenstein de Mary Shelley, la figure la plus ancienne examinée dans cet ouvrage, sert un peu de fil conducteur à ce parcours qui s’attarde sur des oeuvres de fiction dans lesquelles le monstre est pensé par la science et la technologie, ou plutôt par leur imaginaire souvent débridé. Dans ce cadre précis, le fantasme du monstre permet de diverses façons de se pencher sur des concepts comme ceux d’hybridité, d’altérité, de cyborg, d’animalité humaine et sur des rapports plus complexes que prévu entre nature et culture. Penser le monstre comme une figure épistémique pour réfléchir aux savoirs de tous les temps : un but ambitieux, que l’auteur de cet essai atteint sans encombre.
LangueFrançais
Date de sortie2 juin 2021
ISBN9782760644182
LA MONSTRUOSITE EN FACE: Les sciences et leurs monstres dans la fiction

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    Aperçu du livre

    LA MONSTRUOSITE EN FACE - Jean-François Chassay

    Jean-François Chassay

    La monstruosité en face

    Les sciences et leurs monstres

    dans la fiction

    Les Presses de l’Université de Montréal

    Dans la même collection

    Sous la direction de Claire Barel-Moisan et Jean-François Chassay,Le roman des possibles. L’anticipation dans l’espace médiatique francophone (1860-1940)

    Sous la direction de Isabelle Boof-Vermesse et Jean-François Chassay, L’âge des postmachines

    Elaine Després, Le posthumain descend-il du singe? Littérature évolution et cybernétique

    Bernabé Wesley, L’oubliothèque mémorable de L.-F. Céline. Essai de sociocritique

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Titre: La monstruosité en face: les sciences et leurs monstres dans la fiction / Jean-François Chassay.

    Noms: Chassay, Jean-François, 1959- auteur.

    Collections: Cavales (Presses de l’Université de Montréal)

    Description: Mention de collection: Cavales | Comprend des références bibliographiques.

    Identifiants: Canadiana (livre imprimé) 20210045345 | Canadiana (livre numérique) 20210045353 | ISBN 9782760644168 | ISBN 9782760644175 (PDF) | ISBN 9782760644182 (EPUB)

    Vedettes-matière: RVM: Monstres dans la littérature. | RVM: Littérature et société. | RVM: Littérature et sciences.

    Classification: LCC PN56.M55 C53 2021 | CDD 809/.9337—dc23

    Mise en pages: Folio infographie

    Dépôt légal: 2e trimestre 2021

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    © Les Presses de l’Université de Montréal, 2020

    www.pum.umontreal.ca

    Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération des sciences humaines de concert avec le Prix d’auteurs pour l’édition savante, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

    Les Presses de l’Université de Montréal remercient de son soutien financier la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).

    Nul ne saurait décrire le monstre, aucun langage ne saurait peindre cette vision de folie, ce chaos de cris inarticulés, cette hideuse contradiction de toutes les lois de la matière de l’ordre cosmique.

    H.P. Lovecraft, L’appel de cthulhu

    Rien de plus relatif, pour le biologiste, que la notion de monstrueux. Tous les vivants sont monstres les uns aux autres. L’homme est monstre à comparaison du primate ancestral. L’amibe est monstre par rapport à la matière, laquelle est monstre elle-même au regard du néant.

    Jean Rostand, Pensée d’un biologiste

    À la lumière, je constatai ton irréalité, elle émettait des monstres. et de l’absence.

    Jacques Roubaud, Quelque chose noir

    NOTES

    Pour éviter d’alourdir le texte, les citations tirées des ouvrages analysés ne sont suivies que du folio entre parenthèses. Les références complètes des livres se trouvent en fin de volume, en bibliographie.

    Merci à Florence Fortin-Houle pour sa lecture attentive. Merci aussi à Elaine Després pour ses nombreux commentaires et remarques sur un sujet qu’elle connaît bien.

    Je remercie enfin le Conseil de recherches en sciences humaines pour son aide financière dans le cadre du programme «Savoir».

    LEVER DE RIDEAU

    Il était une fois le monstre. Ce livre commence dans l’orbe des contes comme une histoire féérique qui a mal tourné. Ou, au contraire, de manière prévisible: on croise des monstres partout dans les contes. Ceux qui paradent dans les proses qu’on découvrira dans ces pages surgissent cependant d’un univers que n’habitent pas la méchante sorcière qu’on rencontre dans Blanche-Neige ou la bête qui fait face à la belle. Dans ce livre, l’Incroyable, l’Abominable, l’Être monstrueux se voit banni de l’univers banal, régulier, lénifiant de la vie commune, non par un cadre qui l’inscrit dans le merveilleux, mais par les effets de la science et de la technologie. On lira sa présence dans les pages de romans qui proposent un monde scientifique avec de vraies règles, les plus objectives possible ou alors à travers un univers scientifique fantasmé à partir d’idéologies contestables – y en a-t-il d’autres? Sans contestation, elles sont totalitaires.

    Il s’agira d’accompagner les monstres, en suivre du moins quelques-uns à la trace, des «monstres-symptômes», qui offrent un spectre large de modèles; de découvrir en particulier la manière dont des fictions les font surgir à travers la science. L’intention de ce livre se résume à trois questions: qu’est-ce que le monstre nous apprend sur le monde qui nous entoure? comment nous instruit-il des savoirs de notre temps ou d’un autre plus ancien? que peut-il nous raconter sur nous-mêmes?

    De nos jours nous ne conservons que le sens moral – et par conséquent négatif – du terme «monstre». Il ne se dit qu’à travers des valeurs, des ennemis, propres à notre temps. On le découvre chez le pédophile, chez Donald Trump… Il y a aussi le fumeur, le propriétaire de «chien méchant», l’islamiste (qui pour certains se cachent à chaque coin de rue), le psychopathe. À chacun son monstre moral, qui permet de dire: nous parlons de celui dont l’existence n’a rien à voir avec la mienne. Depuis le début du XXIe siècle, la société occidentale se veut épurée. Le monstre moral ne respecte pas mes valeurs, je ne lui dois rien et je n’ai aucune responsabilité dans cette histoire. Un renversement assez pervers, quand on y songe, de la position dogmatique chargée sur le plan idéologique de ceux qui repoussaient naguère la différence physique en l’associant à une dégénérescence morale. Aujourd’hui, elle apparaît dans tout son éclat et on découvre en même temps ce que l’individu, sur le plan physique, peut avoir de repoussant. Sans vouloir trop insister, Trump reste encore un bon modèle…

    Il s’agit certes de projection, qui rappelle les principes de la physiognomonie: entre l’être et son caractère, on résiste mal à la volonté d’instituer des liens. L’humanité repousse l’insupportable et parfois justifie ce rejet de visu. L’ampleur des horreurs qu’une partie de l’humanité a fait subir à ses semblables dépasse l’entendement. Pour n’utiliser que deux exemples faciles: qui regarde une photo de Goebbels ou de Pol Pot sans l’associer au signifiant «monstre»? Des monstres, peut-être.

    Associer le monstre à la science rappelle de tristes souvenirs et des phénomènes délétères. Au XIXe siècle et pendant une partie du XXe (y compris après la défaite des nazis), les hypothèses sur la dégénérescence et l’eugénisme, associées à l’anthropologie et au colonialisme, ont justifié, au nom de la science, les pires injustices. La définition du monstre a un flou artistique qui a longtemps permis au discours officiel de la science d’embrasser large. La fiction en prend acte et en fait un embrayeur narratif polysémique. Même si, à travers la science, la fiction du monstre permet de diverses façons de penser l’hybridité, l’altérité, le cyborg, l’animalité humaine et les rapports plus complexes qu’on ne le croit entre nature et culture – voilà au fond, en quelques mots, ce qu’on trouvera dans ce livre –, le substantif a souvent valeur métaphorique, ou alors historique et philosophique avant d’être scientifique.

    En 2008, Olivier Roux publiait un livre au titre explicite: Monstres. Une histoire générale de la tératologie des origines à nos jours. Pourtant, on a dans plusieurs passages l’impression de lire autant une histoire de la morale et de la sexualité. Ceci n’empêchant pas cela, bien sûr. Ainsi, approcher le monstre signifie aborder un vaste domaine discursif. Dans Le rêve de D’Alembert, Diderot fait dire à Julie de Lespinasse: «L’homme n’est peut-être que le monstre de la femme, ou la femme le monstre de l’homme1.» La monstruosité relève aussi d’une forme d’incompréhension qu’il sera difficile de contourner.

    L’étymologie du terme rappelle le latin monstrare (montrer) et monstrum (avertir). Il se montre et nous avertit d’un décalage, d’une différence par rapport à une norme. Il se donne en spectacle, il est spectacle, trop souvent à son corps défendant – une expression à prendre au pied de la lettre, tant le corps est un enjeu. Du cirque Barnum aux zoos humains, on sait à quel point on a instrumentalisé les corps d’individus ne répondant pas aux normes que la société bourgeoise imposait. Qu’importait? Un monstre est-il un être humain, de toute manière? Le juriste Router affirmait au XIXe siècle: «[…] il ne peut être commis d’homicide ni sur un monstre ni sur un mort2.» Cet être vivant sans statut et à la définition floue, on pouvait se permettre de lui faire subir ce qu’on voulait en parfaite impunité. L’individu qualifié ainsi n’avait pas plus de droits qu’un animal – qui n’en avait, à l’époque, aucun. On ne s’étonne pas que la fiction projette si souvent, quand la science s’impose dans le récit, un rapprochement entre l’être humain «monstrueux» et d’autres mammifères.

    Les monstres existent depuis toujours et l’imaginaire du monstrueux remonte au moins à l’Antiquité – et qui sait, peut-être aux peintures de Lascaux. Leur histoire est longue, et la fiction y participe depuis les plus anciennes épopées que l’humanité a conservées. Cependant, se pencher sur cette figure du point de vue de fictions scientifiques donne une orientation à la réflexion et permet de restreindre le corpus en éliminant les conceptions métaphysiques ainsi que les chimères, les bestiaires fabuleux, les fantômes et autres revenants. Même si les chimères, on le verra, font parfois retour à travers la science.

    Le monstre se conçoit d’abord dans ce livre comme un être organique, ce qui le situe d’emblée dans l’orbe de l’humanité. Des pathologies, des modifications singulières peuvent avoir des effets sur la vie humaine d’un point de vue biologique; elles ont aussi des échos sur le plan social et existentiel. Car traiter du monstre nécessite de se pencher sur ce que signifie un être humain, comme si la définition de ce dernier pouvait s’énoncer au singulier. Sa présence rappelle que l’humanité est changeante, évolutive, bigarrée. Il serait une anomalie par rapport à une norme: laquelle? qui la détermine? La science médicale aura joué, au fil des siècles, comme discours de vérité, un rôle déterminant à ce sujet. À chacun son monstre? Le point de vue du scientifique diplômé a un poids supérieur sur le plan institutionnel et, au bout du compte, dans le discours social. Si c’est scientifique, c’est vrai. Ce n’est pourtant pas toujours le cas. Mais contrairement à un discours réactionnaire persistant aujourd’hui: l’inverse est encore moins envisageable. La science n’a pas si souvent tort. Dans le discours politique actuel comme sur les réseaux sociaux, la novlangue sert de plus en plus à raréfier les nuances.

    La science n’a pas découvert le monstre récemment. Hippocrate s’y intéressait, comme Aristote, Empédocle, Pline l’Ancien. Sauf que l’Antiquité en propose des explications collées aux chimères. Pour Hippocrate, l’excès ou la rareté du sperme explique les monstres à deux têtes dans le premier cas ou les «déficitaires» dans le second (nains, individus aux membres manquants, atrophiés…). Les justifications de la naissance d’un enfant au physique étonnant ne manquent pas. On utilisait l’image du four et de la cuisson. La femme-four doit mettre au monde l’enfant-pain; il arrive que le levain n’ait pas une qualité suffisante pour «lever». Des médecins comparent la semence à du plomb fondu et la matrice à un moule. Trop inclinée, elle produit un résultat inégal: un monstre. Longtemps, on suggéra aux femmes de ne regarder que de belles choses pendant leur grossesse puisqu’on associait sa production à l’imagination3. On conseillait même aux amants de regarder de belles images et des portraits agréables pendant l’acte procréateur – sans leur proposer de se regarder l’un l’autre, semble-t-il… L’association entre imagination et création de monstres perdurera. Pensons, au XIXe siècle, au cas de Joseph Merrick, surnommé «l’homme-éléphant4». Sa mère était enceinte lorsqu’elle eut une peur bleue dans un zoo, passant à deux doigts d’être écrasée par un éléphant. On a souvent associé les difformités de l’enfant à cet événement. Les croyances des gens d’aujourd’hui sur le développement de l’enfant ne sont pas forcément plus rationnelles: après tout, plusieurs croient que les vaccins provoquent l’autisme. Nous ne sommes pas plus avancés.

    Dans la filiation d’une tradition tératologique qui a réuni autant Saint-Augustin qu’Aristote, Empédocle que Pline l’Ancien, et avec les moyens et les connaissances de son époque, Ambroise Paré tente un ordonnancement rationnel. Le lecteur qui apprécie Georges Perec et, par conséquent, aime les listes savourera les 13 (parce qu’il s’agit d’un chiffre malchanceux5?) causes de la naissance des monstres par le maître-chirurgien. Elles paraissent hiérarchisées, au vu du moins des deux premières:

    Les causes des monstres sont plusieurs. La première est la gloire de Dieu. La seconde, son ire. La troisiéme, la trop grande quantité de semence. La quatriéme, la trop petite quantité. La cinquiéme, l’imagination. La sixiéme, l’augustie ou petitesse de la matrice. La septiéme, l’assiette indécente de la mère, comme, estant grosse, s’est tenue trop longuement assise les cuisses croisées ou serrées contre le ventre. La huictiéme, par cheute, ou coups donnez contre le ventre de la mère estant grosse d’enfant. La neufiéme, par maladies héréditaires ou accidentales. La dixiéme, par pourriture ou corruption de la semence. L’onziéme, par mixtion, ou meslange de semence. La douziéme, par l’Artifice des meschans belistre de l’ostiere. La treiziéme, par les Demons ou Diables6.

    Que l’ire de Dieu crée les monstres, on veut le croire, mais que sa gloire en soit davantage responsable gêne un peu. On se félicitera de l’impact de l’imagination (elle rafle quand même la cinquième place) et on s’étonne que Paré en possède autant.

    Étrange hiérarchie en vérité que celle-ci, qui voit Dieu et Diable encadrer des causes parfois naturelles, bien que loufoques pour nous qui connaissons le séquençage du génome humain. Par ailleurs, un «mauvais mélange de semences» peut se percevoir comme une intuitive anticipation de la génétique, ou comme une tristement prophétique annonce des théories de la dégénérescence qui feront florès au XIXe siècle.

    Au XIXe siècle, en effet, naît grâce à Étienne Geoffroy Saint-Hilaire et son fils Isidore la tératologie scientifique, en même temps que les théories fumeuses de la dégénérescence et de l’eugénisme7. L’étude scientifique des malformations congénitales paraît en trois volumes entre 1832 et 18378. Ce qu’on appelait jusque-là «monstre» s’explique désormais, se «rationalise». La tératologie devient indissociable de l’embryogénie, liée de manière intime à la science de l’anatomie. L’une aide à comprendre l’autre. Pourtant, de nombreux chercheurs scientifiques, au cours du XIXe siècle, médecins, aliénistes, mathématiciens, donnent plutôt l’impression de marginaliser l’anomalie pour l’éloigner d’une norme bourgeoise circonscrite. On met en scène la peur, ou on épingle la bizarrerie qui dégoûte. Pour plusieurs, avant d’être objet d’étude (ou concurremment), il impose l’horreur à la vue.

    Dans son étude sur Les Anormaux, Foucault considère le «monstre humain» comme l’une des principales figures à partir de laquelle l’anomalie se pense au XIXe siècle. Puisqu’il est à la fois «violation des lois de la société [et] violation des lois de la nature […] le champ d’apparition du monstre est donc un domaine qu’on peut dire juridico-biologique. […] Dans cet espace, le monstre apparaît comme un phénomène à la fois extrême et extrêmement rare9.» Cette rareté n’empêche pas la société d’être touchée par la monstruosité. Quelques exemples tirés d’ouvrages médicaux en donnent une idée.

    Le psychiatre créationniste Bénédict Augustin Morel, auteur d’un ouvrage en 1857 sur la dégénérescence, ne cesse de lier celle-ci et la monstruosité. La dégradation du dégénéré, progressive, est inéluctable selon lui: «La durée de son existence enfin est limitée comme celle de toutes les monstruosités10»; «Je me plais à croire [écrit Morel] que l’étude des influences héréditaires complétera l’histoire des dégénérescences humaines, et me permettra de classer dans leur ordre naturel certaines monstruosités encore mal définies de l’ordre physique et de l’ordre moral11.» Geoffroy Saint-Hilaire proposait un classement scientifique des différents cas associés à la tératologie; Morel met sur le même plan monstruosités physique et morale. La science forme le cadre rhétorique d’une interprétation idéologique teintée par le mépris de classe et le racisme. On lira à ce propos avec une certaine stupéfaction le passage concernant la «configuration pyramidale12» de la tête des Turcs. Cette nouvelle explication de l’expression «tête de Turc» montre que l’auteur sait faire preuve, lui aussi, de beaucoup d’imagination.

    Plusieurs à sa suite, parfois sur un ton messianique, parfois avec un rationalisme glacial hérité du positivisme comtien, ou encore au nom d’une charité qui cache mal son mépris, vont rapprocher dégénérés et monstres en se demandant implicitement ou explicitement s’il n’existerait pas un moyen de se débarrasser de cette engeance.

    Pour le médecin Charles Féré, «[l]es familles tératologiques ont ce caractère commun avec les familles pathologiques, qu’à leur origine, on trouve nécessairement des individus normaux; on y retrouve aussi la dissemblance dans la descendance. Au point de vue de l’hérédité et des combinaisons familiales, les anomalies tératologiques peuvent être rapprochées des affections nerveuses et des maladies de la nutrition13.» De la dépression nerveuse au mutant, il n’y aurait qu’un pas.

    Chez Eugène Apert, un autre médecin, le substantif «monstre» revient de manière fréquente et se voit associé à des maladies rares ou, plus banalement, à l’alcoolisme. Les exemples burlesques qu’il donne d’anormalité justifiant qu’on assène l’épithète de dégénérescence s’étalent, littéralement, de la tête aux pieds:

    […] le dédoublement de l’épi des cheveux (c’est-à-dire du centre de convergence des lignes d’implantation des follicules pileux du cuir chevelu); la mèche de cheveux précocement blancs; l’implantation basse des cheveux sur le front et leur implantation en angle sur la médiane du front; la forme même du front: front élevé ou olympien, front à bosses frontales saillantes, front fuyant, etc.; la forme du crâne: crâne en tour, crâne en carène, crâne en cœur, crâne oblique ovalaire, crâne natiforme (en forme de fesses), etc.14.

    En effet: et cætera. On ne saurait mieux dire à quel point certains traquent la différence pour mieux la stigmatiser.

    Le champion sur ce plan reste Charles Richet15, prix Nobel de physiologie en 1913 qui poursuit l’anormalité pour la détruire: «Nous devrions considérer la normalité comme un minimum nécessaire. […] Si les culs-de-jatte, les becs-de-lièvre, les pieds-bots, les polydactyles, les hydrocéphales, les idiots, les sourds-muets, les rachitiques, les crétins étaient supprimés, les sociétés humaines n’y perdraient rien. Il y aurait quelques malheureux de moins et c’est tout16.» Il ne fait pas dans le détail: «Peut-être par-ci, par-là, aurait-on anéanti quelque enfant doué de quelque talent; mais ce serait un mince dommage: pour l’humanité future, le nombre importe peu17.» Vaut mieux assassiner 100 tarés que sauver un génie. Quantitativement, la société y gagne. Si l’existence des êtres monstrueux qui circulent dans les rues de France et de Navarre lui répugne, leur prolifération provoque chez lui des fureurs… monstrueuses. «Un être anormal n’est pas seulement un fléau pour lui-même, une angoisse pour les siens; c’est encore, s’il est apte à la génération, une menace pour l’intégrité de la race18»; «[…] les vrais barbares sont ceux qui n’ont pas peur de propager les déformations et les malformations19.»

    Ces quelques exemples, grappillés parmi une foule d’autres, donnent une idée de l’ampleur des projections qui habiteront des scientifiques patentés. Parallèlement à ces publications, on voit se développer les zoos humains, l’eugénisme de Francis Galton déborde au-delà de l’Angleterre pour essaimer en Amérique comme sur le continent européen et le nazisme va bientôt surgir comme une «hyperbolisation» démoniaque de la haine ou du mépris pour les différences qui traversent le discours social et qu’on cherche à prouver par la raison. À côté de travaux comme ceux de Camille Dareste, expérimentateur en tératologie, s’appuyant sur les nouvelles méthodes préconisées par Claude Bernard et dont on ne peut nier la dimension scientifique, continuent à se publier des textes qui s’appuient de manière cosmétique sur la science pour exposer une idéologie. Alexis Carrel, auteur de L’Homme cet inconnu20 en 1935 (livre qui connaîtra de multiples rééditions jusqu’aux années 1950), est sans doute en France le dernier exemple de scientifique français – il gagne le prix Nobel de physiologie comme Richet, un an avant ce dernier – dont le travail est largement fantasmatique, marqué par des délires de destruction. Ses liens intellectuels avec le national-socialisme et son antisémitisme sont connus.

    Les écrivains sont marqués par le discours social de leur temps sur le monstre et la dégénérescence. Ils l’étaient au XIXe siècle et au début du XXe siècle, ils le sont encore à notre époque où les possibilités de «bricolage génétique» effraient bien des gens. Le champ ouvert par la génétique et la biologie moléculaire, après la découverte de la structure de la molécule de l’ADN par Watson et Crick en 1953, va reposer autrement la question du monstrueux. Dans un contexte nouveau, on parle de «nouvel eugénisme» associé aux débats ouverts par les possibilités de la biogénétique. À l’ère de la biologie moléculaire, le terme d’eugénisme revient dans la bouche de plusieurs à propos de la fécondation in vitro, des techniques de procréation médicalement assistée, du diagnostic préimplantatoire, du clonage thérapeutique ou reproductif, voire de l’avortement. La monstruosité apparaît à travers certaines expérimentations faites sur la nature, y compris la nature humaine, jusqu’à envisager la naissance de nouveaux genres, ce qui horrifie ou exalte, c’est selon.

    En ce XXIe siècle, on peut modeler son corps. Des artistes y voient et on ne parle pas pour rien de «bioart». La réflexion posthumaine est-elle monstrueuse? Un transhumain est-il un monstre21? On suppose que pour la plupart des gens qui ne sont pas sous l’effet de substances illicites, une souris sur laquelle on greffe une oreille en est une forme.

    Entre «génie génétique», mutations et récits évolutionnistes qui renvoient à de nouvelles chimères créées par la science, les fictions sont innombrables qui repensent le monstre et en font un objet de savoir sous le regard scientifique. La fiction peut aller aussi vite que la biologie moléculaire. La philosophie et l’éthique prennent plus de temps à avancer. Les débats ne sont pas près de s’éteindre. Laissons le dernier mot à ce sujet au philosophe Peter Sloterdijk qui, dans une formule dont il a le secret, résume les problèmes que cause le développement des sciences du vivant: «L’un des traits caractéristiques de la condition humaine est de placer les hommes devant des problèmes trop lourds pour eux, sans qu’ils puissent décider de ne pas y toucher en raison de leur poids22.»

    Ce livre s’intéresse aux effets discursifs des sciences sur des romans à travers une figure singulière, le monstre, vu et réfléchi par la science à partir d’une quinzaine de cas. Comment les résultats de la recherche scientifique sont-ils transférés, modifiés, déplacés, à travers l’imagination des romanciers et des romancières?

    La fiction est une manière de tester des hypothèses extrêmes, écrivait le romancier James Graham Ballard. Le monstre représente justement un modèle extrême, que la science a longtemps évalué dans sa singularité, en le situant par rapport à une certaine conception de la normalité, au risque de ne pas voir (de refuser de voir) ce qu’il y avait souvent d’idéologique (et ce qui relevait de fantasmes, de peurs) dans l’analyse du monstrueux. La fiction peut rendre compte de ce que cache l’objectivité (réelle ou prétendue) du discours scientifique. Les variations sur sa perception au fil des décennies permettront de s’arrêter, à travers une figure imaginaire connotée, à des questions au cœur de débats sociaux et politiques actuels: altérité et normalité, soi et autre, valeur du singulier et de l’universel. Elle permettra aussi de réfléchir sur l’hybridité à une époque où la cogitation sur le cyborg, le posthumain, le transhumain, le clonage fragilise le consensus (artificiel, de toute manière) autour de la définition de l’être humain.

    Entre fiction littéraire et texte scientifique existe un gouffre. Il ne faut pas les confondre. Cependant, on parle dans les deux cas de discours et il n’est pas interdit de saisir des échos de l’un à l’autre, avec des dérives, des aberrations et des fantasmes possibles. Il importe aussi de les mettre en relation à travers des discours de médiation qui permettent de les lier. Le discours fictionnel consacré à cette figure en déborde au sens strict et interroge le rapport entre le normal et le pathologique, le même et l’autre, ce qui touche l’esthétique comme l’éthique, le philosophique comme le politique, le discours religieux ou apocalyptique (y compris dans les débats bioéthiques). Ces discours font écran au texte scientifique, et du même souffle servent le texte de fiction, notamment parce qu’ils posent à la science des questions non scientifiques. Autrement dit, le discours sur le monstre, de la tératologie aux modifications génétiques, n’est pas directement transférable dans la fiction, mais un dispositif sémiotique peut être l’occasion d’une mise à l’épreuve du scientifique qui sert la fiction, sous différents modes: dans les genres populaires jusque dans ses versions les plus subtiles qui prennent en compte les modalités scientifiques réelles, assumées, pour leur faire croiser la perception humaine et mettre en relation objectivité et subjectivité.

    La monstruosité en face s’intéresse à la socialité des textes de fiction dans leur rapport aux discours sur la science du vivant, donc à un discours culturel ayant un statut particulier. À cause de sa spécialisation qui suggère un discours monologique interagissant peu ou mal avec l’ensemble du discours social, on perçoit généralement les sciences dures comme extérieures au champ de la culture. On ne soulignera jamais assez la superficialité et les dangers de cette illusion. Les sciences appartiennent à tous, car leurs effets concernent chacun d’entre nous. Ce qui ne signifie pas qu’il ne faut pas écouter d’abord ce qu’ont à nous en dire ceux qui étudient la question depuis des années plutôt que le premier charlatan venu – ils sont nombreux. Il faut aussi faire la part des choses entre des perspectives parfois divergentes entre des scientifiques et tenir compte des jugements subjectifs et idéologiques qui peuvent inférer dans des déclarations a priori objectives. Ce n’est pas simple et personne n’a affirmé que ce l’était – sauf les charlatans mentionnés il y a quelques lignes. La difficulté tient entre autres à ce que la science est aussi affaire de langage, de mots, pas uniquement de faits. Comme l’écrit Jean-Claude Beaune: «[…] si la tératologie naissante prétend au titre de science, il lui faut un langage spécifique, des moyens légitimes propres à exprimer celui-ci, c’est-à-dire à répertorier et classer l’objet, à lui imposer des normes théoriques et, si possible, expérimentales […]23.» Isidore Geoffroy Saint-Hilaire s’astreindra en effet à un travail de précision du vocabulaire, s’arrêtant à l’étymologie des mots, pour baliser son travail.

    Cette importance accordée au langage est fondamentale dans le discours sur le sujet encore aujourd’hui, alors que des mots comme

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