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Fuite de l'Absolu: Observations cyniques sur l'Occident postmoderne. volume II
Fuite de l'Absolu: Observations cyniques sur l'Occident postmoderne. volume II
Fuite de l'Absolu: Observations cyniques sur l'Occident postmoderne. volume II
Livre électronique869 pages12 heures

Fuite de l'Absolu: Observations cyniques sur l'Occident postmoderne. volume II

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À propos de ce livre électronique

Fuite de l'Absolu volume II poursuit l'étude (initiée au volume I) des conséquences éthiques du postmodernisme et examine la question de l'euthanasie ainsi que le sort que réserve le discours postmoderne aux handicapés. Les chapitres qui suivent examinent une question fondamentale pour l'Occident: une société peut-elle se passer de mythes et de mythes d'origines plus particulièrement? Il y a là une question cruciale, car le mythe joue un rôle extraordinairement important et central pour le développement d'une civilisation. Fuite volume II jette donc un regard décapant et provocateur sur un monument culturel généralement considéré intouchable, c’est-à-dire la théorie de l'évolution. Cet essai fait appel à des données provenant à la fois de l'anthropologie sociale et de la philosophie de la science. On aborde la question fondamentale des limites de la science et la censure qui peut s'exercer en milieu universitaire à l'égard de perspectives cosmologiques jugées non kasher.
En parcourant ce texte, on fera la rencontre du romancier Kurt Vonnegut, du philosophe Karl Popper, Tracy Latimer, Charles D., le Conseil d’Europe, le microbiologiste Richard Lenski, le mythologue Mircea Eliade, Stephen Jay Gould, du zoologiste Pierre-Paul Grassé, l’anthropologue Wictor Stoczkowski, le philosophe de la science Michael Ruse, Ernst Mayr, Mary Midgely, le phylogénéticien Guillaume Lecointre, Julian Huxley, le prix Nobel en physique Robert Laughlin et bien d’autres encore.

LangueFrançais
Date de sortie16 avr. 2014
ISBN9782980777486
Fuite de l'Absolu: Observations cyniques sur l'Occident postmoderne. volume II
Auteur

Paul Gosselin

Paul Gosselin is an independent researcher specializing in ideologies, belief systems and religions. He holds a Masters in Social Anthropology and is the author of books both in French and English. He has done extensive research on postmodernism. He has lived in Nova Scotia, California, Vancouver Island and currently resides in Quebec (Canada). Paul Gosselin est un chercheur autonome, spécialiste en postmodernisme et divers systèmes de croyances modernes. Il détient une maîtrise en anthropologie sociale et il est l'auteur de la série Fuite de l'Absolu ainsi que Hors du ghetto. Il a vécu en Nouvelle Écosse, Californie, l'île de Vancouver et réside actuellement au Québec.

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    Fuite de l'Absolu - Paul Gosselin

    9782980777486_cvr.jpg

    Paul Gosselin

    Fuite

    de l'Absolu

    Observations cyniques sur
    l'Occident postmoderne
    volume II
    S A M I Z D A T

    Gosselin, Paul, 1957-

    Fuite de l'Absolu : Observations cyniques sur l'Occident postmoderne. volume II

    ISBN 978-29807774-8-6 (EPUB)

    Couverture : Détail de Dieu créa les cieux et la terre par Constance Cimon, 2004 - Acrylique sur toile. (46 x 61cm)

    Samizdat 2014© (édition Ebook, texte intégral, première édition papier 2009)

    COP Jean-Gauvin

    CP 25019

    Québec, QC

    G1X 5A3

    www.samizdat.qc.ca/publications

    mise en page : PogoDesign

    License Ebook

    Licence, Ebook édition Smashwords.

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    Smashwords Edition

    Certains vont s’opposer à notre utilisation du terme mythe [dans ce contexte], car notre définition va au-delà de ce que bon nombre de critiques ont décrit comme mythes. Pour ceux qui croient que la science emploie la raison et que la religion exprime l’émotion et que ces différences se voient dans l'élaboration de théories rationnelles par les scientifiques et dans la formulation de mythes irrationnels par les théologiens, notre découverte, si on admet notre définition du mythe, que les scientifiques produisent aussi des mythes, fera scandale. Ces opposants affirmeront que nous abusons du terme mythe en l’appliquant hors de son usage normal. Évidemment, nous admettons que notre définition couvre un plus grand territoire que d’autres, mais nous justifions cette extension en rapport avec notre théorie de la métaphore. Lorsqu’on examine les mythes religieux, on découvre des métaphores, ces métaphores fondatrices, obscures et allusives, que l’on a interprétées de manière littérale pour produire des mythes. Dans notre étude du langage scientifique, nous trouvons aussi des métaphores exploitées de manière semblable. Les scientifiques construisent des théories sur la base de métaphores fondatrices et par la suite prennent ces théories pour la réalité, pour découvrir plus tard que leurs théories sont inadéquates et doivent être remplacées par des théories plus réalistes. Si l’on affirme qu’il ne faut pas affubler les théories scientifiques du terme mythe, puisqu’elles sont basées sur la raison tandis que les mythes religieux sont construits à partir d’associations d’idées, alors une telle distinction ne peut être faite qu’en ignorant la faillite de la perspective positiviste de la science et de la difficulté extrême qu’ont les philosophes de la science à démontrer la rationalité des théories scientifiques contemporaines. On se cramponne à ces théories malgré l’existence de données contradictoires, d’incohérences connues et de facteurs sociologiques, tels les moyens employés pour les faire connaître, qui servent de critères pour l’admissibilité d’une théorie.* (MacCormac 1976 : 131-132)

    Lorsque nous passons de l’expérience de la vie sociale à la conceptualisation et à l’histoire des idées, nous procèdons comme le font les anthropologues un peu partout. Bien que nous apportions nos théories avec nous sur le terrain, elles ne deviennent pertinentes que si elles sont capables d’illuminer la réalité sociale. Par ailleurs, nous découvrons souvent que ce n’est pas l’ensemble du système du théoricien qui illumine ainsi, mais quelques concepts et intuitions sortis du contexte théorique et appliqués à des données éparses. Ces intuitions ont une portée propre et peuvent générer de nouvelles hypothèses. Elles peuvent même exposer le fait que des données éparses puissent avoir un lien entre elles. Distribuées au hasard dans un système logique énorme, elles ressemblent à des raisins nourrissants dans une pâte cellulaire indigeste. Les intuitions, et non le tissu logique qui les relie, ont tendance à survivre dans le contexte du terrain [anthropologique].* (Victor Turner 1974 : 23)

    Table des matières

    Avant-propos

    1 / Causalgie éthique

    L'animal moral

    Fonder le nouveau catéchisme

    Des voix sous les décombres

    Fuite du réel, prise deux

    2 / Fondements

    On peut discuter?

    Une cosmologie fatiguée

    Ornières de l'esprit

    Dépasser les lieux communs

    Gestation et naissance

    3 / L'origine de l'homme moderne

    Éléments de comparaison

    Outrepasser le seuil critique

    Un peu d'émotion!

    Il y était une fois...

    La quête du temps profond

    4 / L'effet Peter Pan

    Surmonter ses complexes...

    Indices de pénétration culturelle

    Dépasser le regard ethnocentrique

    La distribution des rôles

    5 / À la recherche de l'aura sacré

    Dissiper une illusion

    Une question de méthode

    Une muraille lézardée

    Lakatos et le noyau dur

    Un mythe d’origines à la dérive

    Le spin accéléré...

    L’ambivalence de Kurt

    6 / L'affaire Popper

    Mea culpa

    Un outsider au-dessus de tout soupçon?

    Stratégies d’évasion

    Mythologiques

    L’inquisition, nouveau genre

    Identifier la cible

    Le monde francophone

    7 / Conclusion

    8 / Annexe: Qu'est-ce qu'un «créationniste»?

    9 / Bibliographie

    10 / Sources: le débat sur les origines

    Les créationnistes

    Revues créationnistes

    Le dessein intelligent

    Critiques indépendantes

    Reconnaissances

    Considérations techniques

    Avant-propos

    Dans le volume précédent, nous avons examiné l’affirmation que la religion postmoderne est une religion qui ne s'avoue pas, une religion invisible. Un trait qui contribue à cette invisibilité est son rejet de tout projet collectif et de tout credo explicite.

    Le xxe siècle a vu l’apogée de la religion moderne, suivi d’une lente érosion de son influence. Une description fort divertissante de l’évolution d’un individu du système idéologico-religieux moderne vers le postmoderne nous est donnée par le romancier américain Kurt Vonnegut. Dans une collection d’articles publiés sous le titre Wampeters, Foma & Granfalloons, il résume de façon remarquable l'évolution de sa pensée personnelle à ce sujet. À ce titre, il constitue un bel exemple de l’évolution des croyances au xxe siècle où l’héritage du Siècle des Lumières subit une remise en question et doit faire place à un nouveau système de croyances. Vonnegut indique que, dans sa jeunesse, il était un optimiste et croyait que la Science allait nous conduire au Nirvana, au Progrès. Il croyait que les scientifiques allaient rapidement découvrir comment tout fonctionne et par la suite pourraient faire en sorte que tout aille mieux. Il s’attendait qu’avant ses vingt et un ans, un scientifique aurait pris une photo de Dieu qui serait publiée dans la revue Popular Mechanics. Tous les grands mystères de la vie seraient ainsi résolus. Mais de cet optimisme initial, les dures réalités de la guerre et de la vie ordinaire l’ont conduit au pessimisme et à la remise en question des idées reçues du Siècle des Lumières. C’est plutôt à vingt et un ans que Vonnegut a été témoin de la destruction massive[1] de la ville de Dresde en Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale. Il note avec ironie que sa génération a vu larguer la vérité scientifique sur Hiroshima. Vonnegut indique, lors d’une allocution de graduation dans un lycée qu’à la suite de ces événements il eut une conversation intime avec lui-même et nous livre le résultat de l’échange (1975 : pp. 162) :

    « Hey, caporal Vonnegut », je me suis dit, « peut-être que tu avais tort d’être optimiste. Peut-être que le pessimisme, c’est le truc qu’il faut. » Depuis, j’ai été un pessimiste assidu, avec quelques exceptions. Par exemple, pour persuader mon épouse de me marier, inévitablement j’ai dû lui promettre que l’avenir serait merveilleux. Par la suite, j’ai dû mentir sur l’avenir à chaque fois qu’elle pensait à avoir un enfant. Et j’ai dû lui mentir à nouveau à chaque fois qu’elle menaçait de me quitter parce que j’étais trop pessimiste.

    (1975 : 163-164) Je sais que des millions de dollars ont été dépensés pour produire ce splendide groupe de gradués et que l’espoir le plus cher de vos enseignants a été, qu’au bout du processus, vous ne seriez plus superstitieux. Je regrette, mais je dois défaire ce projet maintenant. Je vous supplie de croire à la superstition[2] la plus colossale d’entre elles toutes, c’est-à-dire que l’humanité est le centre de l’univers, à la fois l’accomplissement et l’anéantissement des rêves les plus grandioses du Dieu tout-puissant. Si vous pouvez y croire et persuader d’autres d’y croire, alors on peut nourrir quelque espoir. Si les humains peuvent cesser de se traiter les uns les autres comme des déchets pour s’apprécier et se protéger plutôt, alors il se peut qu’il soit à nouveau souhaitable d’avoir des enfants. Mais si vous me ressemblez un peu, plusieurs d’entre vous auront des enfants de toute manière. Comme le disait le poète Schiller « Contre la stupidité, même les dieux s’acharnent en vain. ». En ce qui concerne l’astrologie et la chiromancie, ce sont de bonnes choses, car elles donnent aux gens de l’énergie et le sentiment des possibilités de la vie. C’est le communisme à son meilleur, car tous ont une date de naissance et une paume de main.*

    Vonnegut[3] en arrive donc à la religion postmoderne où la grande Vérité scientifique est abolie et où la porte est désormais ouverte à la mystique et même à l’occulte[4]. Et si le Siècle des Lumières a recyclé l’horreur chrétienne des superstitions et de la magie, le postmoderne n’a pas ce préjugé. Au xxe siècle, on a rencontré des penseurs tels que Sartre qui ont été en fait les précurseurs du postmoderne tout en restant liés de très près à la cosmologie matérialiste. À ce titre, on peut donc voir dans l’existentialisme un précurseur du postmoderne dans sa relativisation des idéologies collectives modernes et dans la place centrale qu’il accorde à l’individu et à sa subjectivité. L’existentialisme restera néanmoins solidement ancré dans la cosmologie moderne (matérialiste), mais c’est tout de même le cri de naissance d’autre chose. Dès lors, le processus coupant avec les idéologies ayant comme finalité des utopies collectives[5] est initié, ces idéologies qui ont dominé la fin du xixe siècle et le début du xxe. Plus tard, les hippies ont poursuivi ce mouvement d’éloignement des idéologies collectives dominantes de l’après-guerre (capitalisme contre communisme) dans leurs protestations contre la guerre du Viêt-Nam (Hell no, we won’t go[6] !).

    Il faut donc noter que le phénomène postmoderne examiné ici dépasse largement la scène universitaire et académique, le monde des penseurs. L’intellectuel postmoderne n’en est qu’une manifestation et ne constitue pas la source absolue de ce fleuve culturel. Si les symboles et le vocabulaire postmoderne ont atteint la culture populaire cela témoigne d’une réaction plus large aux conceptions modernes. Les penseurs ne sont pas les seuls à avoir trouvé déficient le système moderne et à avoir tenté de trouver « autre chose ». Ce n’est pas une coïncidence alors que les présupposés postmodernes sont largement diffusés par les arts et la culture populaire. Le sociologue, François Cusset, note (2005 : 12, 13) :

    On retrouve la French theory[7] du côté du militantisme – de quartier, sexuel ou même ethnique – du roman ou même du cinéma grand public, et bien sûr au sein d’un monde de l’art en pleine mutation. […] la musique expérimentale d’un DJ Spooky, qui cite G. Deleuze sur ses pochettes d’albums, mais développe sa propre théorie de l’objet trouvé musical ; ou entre l’hypothèse baudrillardienne de la simulation du réel et de la copie sans original et l’argument d’ensemble des trois volets de Matrix, le film des frères Wachowski (1999), qui est bien sûr moins baudrillardien qu’il ne rejoint des problématiques communes par les moyens propres, narratifs et techniques, du cinéma.

    Un point que les sociologues notent parfois concernant la Révolution tranquille[8] qui eut lieu au Québec dans les années 1960-1970 est le vieux tandem État-Église, qui existait depuis la fondation de la Nouvelle-France (remanié quelque peu lors de la conquête par les Anglais en 1759) et qui a été brisé par de nouvelles élites modernes. On considère généralement que l’essence de ce processus a été une révolution administrative, c’est-à-dire où la gestion des grandes institutions sociales québécoises (telles que l’éducation et les soins de santé) est passée de l’Église catholique à l’État. Mais il faut bien comprendre que cela ne constitue qu’un aspect de la chose et que dans ce processus, l’État (sinon le système politique dans son ensemble) a remplacé l’Église catholique sur le plan idéologico-religieux aussi. Le modèle centralisateur auquel l’Église catholique a habitué des générations de francophones est resté une référence pour la gestion idéologique des masses dans les sociétés francophones les plus séculières[9].

    En France évidemment ce passage des pouvoirs s’est fait presque deux siècles auparavant, lors de la Révolution française ainsi qu’à d’autres moments critiques telles les batailles pour l’établissement des écoles laïques au début du xxe siècle. Dans les deux cas, l’État a remplacé, sur le plan idéologico-religieux, le point de repère que constituait autrefois l’Église catholique. Cette hypothèse offrirait aussi une explication, aux yeux de l’auteur, de l’attrait toujours actuel pour la pensée unique dans les sociétés francophones à tradition catholique. Il s’agit donc d’une tradition religieuse dominée par l’équation : un territoire/société = une religion/Église[10]. On peut aussi faire un lien avec les lois antisectes plus récentes en France qui ne font que répéter le vieux pattern d’exclusion catholique (ex. : l’attitude catholique à l’égard des huguenots).

    Dans cette tradition idéologico-religieuse le discours autre rend toujours inconfortable. Malgré l’adulation de l’esprit critique dans nos milieux francophones, on aime toujours avoir des autorités morales ou intellectuelles auréolées de grand prestige dont le discours savant nous révèle comment penser et se comporter. Est-ce pensable que les intellectuels, l’Académie Française ou le CNRS[11] aient remplacé les synodes et les saints conclaves[12] d’autrefois? Il faut noter que la transition de la vieille cosmologie judéo-chrétienne vers le système de croyances moderne a été marquée par une transition de langage. Auparavant, le terme désignant un système de croyances était le terme religion. Dans le contexte moderne, on utilisera désormais le terme idéologie, ce qui marque la transition vers un système de croyances s’appuyant sur la cosmologie matérialiste. Considéré d’un point de vue anthropologique, il est à vrai dire indifférent qu’une cosmologie soit déiste, lamarckienne ou darwinienne. Ce sont des détails… Ce qui importe, c’est sa fonction explicative.

    On m'a reproché de présenter, dans le volume précédent, une image un peu trop négative, trop égoïste du rôle du scientifique. Sans doute cette étude comporte un certain scandale dans sa remise en question de l’image moderne du scientifique en tant qu’homme saint. Au fond, il s’agit de démontrer simplement que le scientifique est confronté, comme tous les autres hommes, à la réalité humaine dans toute son ambiguïté. Est-ce vraiment une découverte scandaleuse que d’affirmer que le scientifique reste un homme ordinaire, avec des désirs et des besoins personnels ordinaires ? À vrai dire, il faut comprendre que cette image du scientifique en tant qu’homme saint est un produit idéologique du Siècle des Lumières, car celui-ci devait établir le siège de son autorité, de son aura.

    Cela dit, il reste que bon nombre de scientifiques s’identifient toujours aux idéaux éthiques et intellectuels des pionniers de la science au xviiie siècle, c’est-à-dire que la recherche de l’objectivité et de la vérité reste un puissant concept motivateur, présent dans la réalité de leur pratique professionnelle. Et du travail sérieux et de l’engagement éthique des chercheurs, bien des découvertes utiles voient le jour sur le plan technologique aussi bien que médical et ceci au bénéfice du monde contemporain. Sans doute le fait de souligner le rôle idéologique du scientifique dans le contexte moderne et postmoderne comporte un élément de scandale, mais de l’avis de l’auteur, c’est un simple constat qu’il faut digérer lentement afin de faire la part des choses. Il n’est donc pas question de mépriser le travail et l’apport du scientifique à la civilisation, mais il reste nécessaire, à mon avis, de prendre un certain recul face au scientisme[13] si commun dans le monde francophone.

    Dans ce milieu, le Siècle des Lumières a laissé une trace extraordinairement profonde aussi bien sur le plan culturel qu'intellectuel. Dans ces sociétés, le prestige social attribué à la science a pris des dimensions mythiques. Dans ce contexte, le processus de remise en question du scientisme sera inévitablement repoussé et sujet à contraintes et tabous, car il soulève des tas de questions idéologico-religieuses. Plusieurs rejetteront longtemps encore la fonction idéologique que joue désormais la science en Occident. Selon la conception folklorique de la science, celle-ci est considérée neutre, objective et pure. Elle est donc empirique à cent pour cent, sans lien (contaminant) avec la religion ou la métaphysique. C'est une conception fort répandue et acceptable lorsqu’il est uniquement question de méthodologie, mais fausse si on se penche sur les fondements de la science comme telle. Comme on le verra dans les pages qui suivent, la science, en tant que méthode, ne peut éviter le lien avec la métaphysique et la cosmologie, car elle est fondée sur un certain nombre de présupposés, une certaine cosmologie, c’est-à-dire une certaine vision du monde. Mais cette simple affirmation provoque un malaise chez plusieurs scientifiques, car ils sont formés non pas en tant que philosophes, mais en tant que techniciens[14], pour appliquer une méthode ayant pour but d’élargir notre connaissance du monde physique et biologique qui nous entoure (et en retirer des résultats pratiques, sinon technologiques). Ainsi, si on se permet d’insinuer que leur méthode repose sur certaines conceptions métaphysiques, conceptions qui sont liées à une cosmologie, cela remet en question leur image de soi, d’êtres purement empiriques et rationnels…

    Dans le développement de nos thèses, il ne s’agit en aucun cas de nier les préoccupations éthiques/morales des scientifiques. La question véritable est la suivante : À quoi se réfère le scientifique postmoderne pour réfléchir à ces questions? Quel est son point de repère pour évaluer le bien ou le mal dans une situation précise? Quel est le système idéologico-religieux qui lui servira d’étalon pour ses prises de position éthiques ? L’éthique ne tombe pas du ciel, mais est toujours liée sur le plan logique à une cosmologie particulière. À des fins de discussion, on peut supposer que la majorité des scientifiques ont de bonnes intentions, et qu’en général les chances pour que surviennent des désastres sont limitées. Mais dans le domaine de la biotechnologie, il y a lieu de penser que le portrait est différent, car il n’y existe pas encore de tradition éthique établie. C'est un peu le Wild-West... en particulier lorsqu'on ouvre des labos dans des pays où les intérêts économiques du marché international[15] font la loi.

    Il faut noter qu’en Occident la recherche scientifique et médicale s'est d'abord développée dans le contexte de la tradition éthique judéo-chrétienne[16]. Cette tradition comporte encore un certain poids d’inertie sociale et institutionnelle, mais depuis la fin du xixe siècle, cet héritage s’est vu érodé et marginalisé dans bien des domaines[17] et il faut se demander quel sera le système idéologico-religieux qui le remplacera et qui sera l’influence dominante chez les chercheurs scientifiques et les comités de bioéthique... Ce ne sont pas des questions abstraites. Le biologiste français renommé Pierre-Paul Grassé souligne ce qui peut se produire lorsque les élites scientifiques adoptent massivement une idéologie à la mode (1980 : 44) :

    Après le triomphe du national-socialisme, la science allemande apporta massivement sa caution inconditionnelle au Führer. Anthropologistes, généticiens, économistes, légistes, avec zèle, se mirent au service de leur nouveau maître. [Il ajoute, en note en bas de page [2]] : L'appui des intellectuels allemands[18] à leur Führer fut massif. Lors du référendum de 1933, les déclarations de professeurs appartenant à des universités (non à toutes) furent réunies en un volume. Parmi les auteurs de ces textes, on relève le nom du célèbre philosophe, Martin Heidegger, ce qui est à la fois surprenant étant donné l'idéalisme qui imprègne son œuvre et révélateur de l'état d'esprit qui donna la victoire à Hitler.

    Il ne faut pas trop s’étonner de cet état des choses. Le scientifique reste un humain ordinaire. Il doit aussi répondre aux grandes questions de la vie et ne peut éviter l'engagement à l'égard d'un système idéologico-religieux. La seule question qui se pose est lequel[19]? Et si on admet que les idées ont des conséquences, alors il faut bien peser le choix d’un système idéologico-religieux aussi bien sur le plan individuel que social. Un autre aspect de la chose est que même dans le cas de chercheurs qui s’identifient de quelque manière au christianisme[20] (ou à toute autre religion monothéiste), le fait est que, dans le contexte postmoderne, le christianisme est bien souvent renvoyé dans le ghetto de la vie privée et n'aura que peu ou pas d’influence significative sur la vie professionnelle où règne le système postmoderne. Cela diffère radicalement des scientifiques ayant exercé leurs recherches avant que l’emprise du Siècle des Lumières sur l’institution Science ait été complète.

    Dans le premier tome de cet essai, nous avons noté que le cœur de la religion postmoderne est l'individu et son autonomie[21]. Il est pensable que le système capitaliste (issu de variantes anglaises du Siècle des Lumières) ait pu contribuer à l'éclosion du postmoderne, car au point de vue économique il est rentable pour le système capitaliste d'isoler l'individu en tant que consommateur. La logique de l'épanouissement joue non pas uniquement sur le plan psychologique, mais aussi sur le plan économique.

    Pour la compréhension des thèses qui suivront, il serait évidemment souhaitable que le lecteur ait pris connaissance du premier tome de cet essai. Mais pour parer à l’éventualité que cela soit impossible, voici quelques éléments essentiels. Cette série d’essais aborde une question de fond : Qu'est-ce qu’une vision du monde, une idéologie ou une religion? Il s’agit d’abord d’un système de pensée élaboré pour donner sens à l’existence humaine tout aussi bien sur le plan intellectuel qu’émotif. Dans un premier temps, une vision du monde comporte une cosmologie, c’est-à-dire un ensemble de présupposés sur l’ordre du monde. La cosmologie fournit le cadre conceptuel dans lequel se joue l’existence humaine, ou en d’autres mots la scène où se joue le théâtre de la vie. Elle prend souvent, mais pas toujours, la forme d’un mythe d’origines. Pour exprimer la chose simplement, on peut dire qu’une cosmologie fournit une boîte dans laquelle l’existence humaine se joue et prend son sens. Une cosmologie matérialiste propose une boîte assez étroite tandis que les diverses cosmologies théistes proposent une boîte comportant des dimensions additionnelles ainsi que des catégories d’êtres inconnus dans une cosmologie matérialiste. La cosmologie a donc comme fonction principale d’établir les limites du pensable. Elle fournit un grand nombre d’éléments susceptibles de servir de réponse aux grandes questions de l’existence humaine, dont la source de l’aliénation humaine. Déjà, la cosmologie fonde et préfigure les développements moraux, voire même une eschatologie, qui suivront dans l’édification d’une vision du monde.

    Une vision du monde ou système idéologico-religieux[22] s’appuie sur sa cosmologie et implique une explication de l’aliénation humaine ainsi que des stratégies pour tenter d’atténuer ou de remédier à cette situation. Parfois ces moyens sont conçus pour aboutir à une résolution finale qui peut prendre des formes diverses telles que le Progrès, le retour du Messie, le Nirvana, la Nouvelle Jérusalem, l’unification des nations islamiques sous un calife, les cinq cieux hindous, la société sans classes ou le cyberespace. Les stratégies des diverses visions du monde pour remédier à l’aliénation humaine ne peuvent évidemment se comprendre sans référence à leurs cosmologies propres. Nous postulons donc ici qu’une religion est une tentative d’imposer un ordre, de donner un sens au monde. Que son discours fasse référence ou non au surnaturel est sans importance. Une cosmologie matérialiste peut tout aussi bien fonder un système idéologico-religieux qu’une cosmologie faisant référence au surnaturel.

    Le système idéologico-religieux moderne, héritier du Siècle des Lumières et dominant au xxe siècle, a d'abord mis de côté la religion [chrétienne surtout] et a affirmé que désormais la science serait la source véritable du savoir et du salut. Si autrefois la hiérarchie ecclésiastique ou la Bible était le garant de la Vérité, désormais la science joue ce rôle. L'empirique et la Raison devaient constituer la fondation de tout savoir digne de mention. Et pour assurer la cohérence logique de ce système de pensée, il était nécessaire, voire inévitable, de faire appel à un mythe d’origines auréolé du prestige de la science. Bien qu'une vision du monde matérialiste domine l’Occident depuis le début du xxe siècle ; en parallèle, on a maintenu malgré tout plusieurs concepts tirés du bagage culturel judéo-chrétien. Par exemple, on a maintenu le concept chrétien d’un sens à l’Histoire et, dans le contexte moderne, on a appelé ce sens progrès. D’abord un concept théologique, cette notion s’est vue déplacée, formulée en termes matérialistes. Dans les phases les plus optimistes, on avait prévu que les scientifiques, les éducateurs et technologistes nous conduiraient vers une ère de prospérité et de paix sur terre, où la technologie ferait des miracles pour dissiper la maladie ainsi que les limites conventionnelles de l’existence humaine. Depuis Auschwitz, la bombe H, la résurgence de maladies vaincues telle la tuberculose, les OGM et les divers problèmes de l’environnement liés aux progrès techniques, on est plus prudent. Sur le plan pratique, la politique se trouve désormais « au cœur des choses », c’est-à-dire que le salut moderne est politique. Il vise généralement, mais pas toujours, des projets collectifs.

    Le postmoderne a poursuivi ce travail de délestage. D'autres éléments de l'héritage judéo-chrétien ont été, au moyen d’un long processus souterrain, mis de côté, notamment sur le plan de la moralité, du concept d'histoire universelle[23] (unilinéaire), du droit, de la place de l'homme dans la nature. De plus, en réaction au moderne, la vision du monde postmoderne rejette tout projet politique collectif, universel. Le relativisme culturel élimine tout universalisme moral ou politique. Même le savoir scientifique est remis en question par certains. Le concept de progrès est aussi déconstruit ou rejeté[24]. On nie l’universalité de ce concept que l’on aborde en tant que métarécit de l’Occident. Le postmodernisme est en partie une réaction contre la monotonie rationnelle du modernisme, de sa foi optimiste et naïve dans la technologie, dans le progrès et le postulat que la science constitue un savoir universel. Certains ont fuit la monotonie rationnelle du moderne pour trouver refuge dans l'irrationnel, l'occulte et voire même la drogue. Bien que la philosophie psychédélique de Leary a été de courte durée, l'attrait de l'occulte est resté. Si le postmoderne abandonne la Révolution et les grands projets politiques du début du xxe siècle, il lui reste un salut, une quête du Graal, dans diverses formes de libération/djihad sexuelle. Tandis que la raison et la vérité étaient au cœur du modernisme, il y a lieu de penser que le désir constitue la quintessence du système de pensée postmoderne. Le postmoderne rejette le concept qu’il puisse exister une vérité à l’extérieur de lui-même. Il n’admet aucune contrainte et insistera sur sa découverte et sa création autonome de valeurs. Bien que le postmoderne semble être le système idéologico-religieux montant au xxie siècle, il comporte une faiblesse. Puisque le concept d'épanouissement est au cœur de ce système de croyances, il se peut que sa position de force en Occident soit liée à la prospérité économique qui y règne. Il est alors concevable qu'une crise économique d'envergure puisse réduire largement son influence. Au xxie siècle, l'Occident sera certes mis à rude épreuve, car il est pris dans un étau entre le pouvoir idéologique montant du monde islamique et le pouvoir économique montant de l'Asie. Quel effet auront ces facteurs sur l'icône sacré du niveau de vie en Occident? Comme le veut la vieille malédiction chinoise :

    « Puissiez-vous vivre à une époque intéressante ».

    Notes

    [1]- Et complètement vaine sur le plan militaire semble-t-il. Dresde ne semble avoir comporté aucune cible industrielle ou militaire d’importance.

    [2]- Et pourquoi employer ce terme en particulier, sinon que Vonnegut a bien compris que ce concept ne peut trouver d’appui véritable dans la cosmologie darwinienne.

    [3] - Certains seront tentés de jeter un regard dédaigneux sur la réaction de Vonnegut face au discours des Lumières en la qualifiant d’émotive, un réflexe immature d’artiste, mais elle semble partagée, dans les grandes lignes, par un scientifique de très haut niveau, Erwin Schrödinger (1887-1961), auteur de la mécanique ondulatoire. Schrödinger partagea les commentaires suivants (1964 : 93) :

    La vision scientifique du monde qui nous entoure est très déficiente. Elle nous donne beaucoup d'informations factuelles, met de manière habile un ordre cohérent dans toute notre expérience, mais elle est épouvantablement silencieuse sur tout ce qui nous tient vraiment à cœur, les choses qui comptent vraiment pour nous. Il ne peut rien dire de la sensation du rouge et du bleu, de la douceur et de l’amertume, les sentiments de joie et de tristesse. Elle ne sait rien de la beauté et de la laideur, du bon ou du mauvais, de Dieu ou de l'éternité. La science feint parfois de répondre à des questions dans ces domaines, mais les réponses sont très souvent tellement ridicules que nous ne pouvons difficilement leur donner quelque crédit.*

    [4] - En anthropologie sociale, on peut penser aux travaux de Carlos Castaneda publiés dans les années 70-80 qui relatent ses expériences avec le chaman Yaqui Don Juan, travaux qui ne relèvent pas seulement de l’observation, mais sont aussi propagande…

    [5] - L’Universalis note (2002, v. 8) :

    Dans les sociétés industrielles modernes, la propagande politique a connu une mutation avec l’avènement des régimes totalitaires. C’est alors qu’elle cesse de se confondre avec l’emploi des moyens traditionnels de persuasion, pour devenir une technique hautement rationalisée, tandis que son secteur se voit délimité. L’identification du sujet au pouvoir est systématiquement recherchée par la mobilisation de l’affect et la contagion émotionnelle. L’argumentation se trouve souvent subordonnée à la nécessité de créer une fascination collective à l’égard du leader.

    [6] - Traduction sommaire : « Merde ! On ne la fera pas cette guerre ! »

    [7] - C’est-à-dire postmoderne.

    [8] - Il faut souligner que cette époque critique au Québec n’est pas tombée du ciel, mais les courants de pensée qui l’ont nourrie ont couvé pendant une longue période avant de porter fruit. LR note à ce sujet (2006) :

    …la perte de l’emprise de l’Église catholique semble s’être faite progressivement. En fait, il semble que des actions agressives aient été menées dès le milieu des années 1850 au Canada-Français, tout juste avant la montée des ultramontains. Les partisans d’un nationalisme francophone laïc n’ont cependant jamais désarmé et ont trouvé refuge auprès du pouvoir, en restant discrets durant les périodes où le clergé catholique avait réussi à mettre l’opinion publique de son côté. Les conférences et les clubs privés de l’élite intellectuelle ne pouvaient à cette époque lutter contre la « propagande dominicale » qui rejoignait le peuple à longueur d’année … Il fallait donc « sortir le peuple des églises », …et …étrangement, c’est ce qui s’est fait en offrant « l’office télévisuel » des nouveaux prêtres médiatiques. De plus, l’influence des religieux dans l’éducation du peuple et de l’élite était une autre source majeure d’ennui. La génération de la Révolution tranquille avait été éduquée, avec un certain brio d’ailleurs, par une véritable armée de religieux, dotés d’une éducation très solide en philosophie et en sciences (le clergé a été intimement lié à la fondation de départements de sciences dans les universités québécoises). Il aura fallu « séduire » pratiquement cette génération d’idéalistes qui sortait des grandes institutions après la Seconde Guerre mondiale ( …les Lévesque, Trudeau, Marchand, Pelletier, Vallières, Laurin, Parizeau, Bourassa, …). Et cela s’est fait, avec parfois même la complicité des membres du clergé qui cherchaient un certain élargissement des consciences. D’autre part, les deux conscriptions de la Première et de la Seconde Guerre mondiale avaient été des moments de choc pour le peuple canadien-français, qui s’était vu « trahir » littéralement par les hautes instances du clergé alors que les religieux près du peuple (nombreux) avaient assuré la population de l’appui de l’Église dans leur opposition à la conscription forcée. Une amertume s’est installée qui s’est ravivée et renforcie lors des sanglants conflits syndicaux des années 1950 où les évêchés ont banni les religieux favorables aux grévistes et abandonné ces derniers. La montée des idéologies matérialistes ou antichrétiennes se faisait en parallèle et elle a pu influencer directement une intelligentsia qui n’a eu qu’à attendre son heure, comme le firent les signataires du Refus global de 1948.

    [9]- Une telle situation rappelle un commentaire perspicace de De Tocqueville (1835, vol. I, ch. IX, sect. iv) :

    À côté de chaque religion se trouve une opinion politique qui, par affinité, lui est jointe. Laissez l'esprit humain suivre sa tendance, et il règlera d'une manière uniforme la société politique et la cité divine ; il cherchera, si j'ose le dire, à harmoniser la Terre avec le Ciel.

    [10]- Tradition millénaire dans le cas du christianisme qui a commencé avec l’Édit de Milan (en 313) émis par Constantin et qui s’est vue exprimée de manière formelle en 1555 à la paix d’Augsbourg (sous la formule : Cujus regio, ejus religio). Cette tradition s’est lentement érodée après la Réforme, particulièrement avec l’arrivée des anabaptistes au xvie siècle qui rejetaient le concept d’une religion d’État, voire même le droit de l’État de s’ingérer dans la vie de l’Église (chose commune à l’époque). Il faut signaler que dans le monde antique, l’équation État/société/territoire = une religion était la norme. Dans le monde islamique, cette équation reste très importante, voire même un idéal recherché. Dans le cas du christianisme, cette équation serait donc une mutation. Dans le cas de l’islam, cela fait partie de l’ADN initial, car cela a été sanctionné par le Prophète lui-même.

    [11]- C’est un point qui n’est pas pour scandaliser un penseur moderne bien plus franc que la majorité, c’est-à-dire Richard Lewontin. Discutant du rôle de légitimation joué par les autorités religieuses d’autrefois en Occident, Lewontin souligne de quelle manière les élites scientifiques ont repris ce rôle religieux (1992 : 8-9) :

    Mais cette description correspond aussi à la science et a rendu possible le remplacement de la religion par la science en tant qu’instance légitimante principale dans la société moderne. La science affirme posséder une méthode qui est objective, au-dessus de la politique et vraie pour toutes les époques. Les scientifiques croient vraiment que, exception faite des intrusions malencontreuses de politiciens ignorants, la science reste neutre sur le plan politique. (…) Non seulement les méthodes et institutions de la science sont tenues pour être au-dessus des relations humaines ordinaires, on affirme évidemment que le produit de la science est une sorte de vérité universelle. Les secrets de la nature sont désormais déverrouillés. Une fois que cette vérité au sujet de la nature est révélée, on doit s’incliner devant ces faits. Lorsque la science s’est prononcée, que personne ne trouve à redire. Seul l’expert peut comprendre ce que disent et font les scientifiques. Et nous [les masses] devons passer par l’intermédiaire de gens spéciaux – les journalistes scientifiques ou encore ces professeurs qui parlent à la radio – pour expliquer les mystères de la vie, car autrement cela resterait des formules incompréhensibles.*

    [12]- Dans le cas de l’Académie, jusqu’aux robes longues et splendides… Est-ce un hasard d’ailleurs que cette institution fut fondée par un prélat (en 1635, le cardinal Richelieu) ?

    [13]- Le mot scientisme nous renvoie au système de pensée des Lumières et implique le concept que la science va nous conduire à la Vérité et au Progrès (le paradis matérialiste).

    [14]- Albert Einstein affirmait lui-même (1950 : 58) que « L'homme de science est un mauvais philosophe ». Karl Popper, dans un essai sur sa vision de la philosophie, émet des commentaires d’ordre généraux qui s’appliquent également au scientifique (1977 : 137-138) :

    Tous les hommes et toutes les femmes sont des philosophes. S’ils ne sont pas conscients d'avoir des problèmes philosophiques, ils ont, en tout cas, des préjugés philosophiques. Généralement, ce sont des présupposés qu’ils prennent pour acquis : ils les ont absorbés de leur environnement intellectuel ou de la tradition. Puisque peu de ces présupposés sont tenus consciemment, ce sont des préjugés au sens où ils sont tenus sans examen critique, même s’ils peuvent être d'une grande importance sur le comportement de ces personnes, et pour leur vie entière.*

    [15]- Ce sera intéressant justement de voir ce que feront les Chinois [vu le contexte cosmologique dominant] dans les années à venir de tous les millions qu'ils investissent dans ce domaine. Ils vont pousser fort et repousser des limites, c'est sûr. Ils en sont capables.

    [16]- À ce titre, on peut penser au concept central de l’homme, comme entité spécifique. Dans son essai Primal Myths, le professeur d’études religieuses, Barbara Sproul note à ce sujet (1979 : 1) :

    [Les mythes] organisent notre perception des faits ainsi que notre compréhension de nous-mêmes et du monde. Que nous nous y appuyions consciemment ou non, ils restent extraordinairement influentes. Pensez au pouvoir du premier mythe de la Genèse (chapitres 1-3) dans l’Ancien Testament. Bien que les affirmations scientifiques qu’il implique sont évidemment en conflit avec la perspective moderne et puissent être rejetées, qu’en est-il du mythe lui-même ? La majorité des occidentaux, qu’ils soient juifs ou chrétiens, pratiquants ou non, démontrent encore l’influence de ce mythe en affirmant le concept que les gens sont sacrés/importants, les enfants de Dieu. L’athée rejette évidemment le langage religieux, mais reste souvent attaché à la logique du mythe et affirme que les gens ont des droits inaliénables (comme s’ils étaient créés par Dieu). Par ailleurs, il considère que les êtres humains sont supérieurs aux autres créatures et sont établis au-dessus du monde physique de par leur intelligence et leur esprit avec l’obligation de gouverner. Ces croyances restent toujours actuelles et influentes. (…) Malgré le pouvoir d’un mythe spécifique, il faut comprendre plutôt le mythe en général. À vrai dire, toutes les affirmations du premier mythe de la Genèse ont été attaquées de part et d’autre. Ce qu’il est essentiel de comprendre c’est qu’elles n’ont pas été mises au défi par de nouveaux faits, mais par de nouvelles attitudes à l’égard des faits. Elles ont été remises en question par de nouveaux mythes.*

    Cela dit, il faut noter qui lorsqu'on examine une société ou une culture concrète, il n’y a jamais d’intégration parfaite. Il y a toujours chevauchement de cosmologies, de systèmes idéologico-religieux montants et d’autres en déclins dont il ne reste que des vestiges, mais toujours présent sur la scène sociale et institutionnelle. C'est ce mélange plus ou moins cohérent qui forme ce que Foucault appelle l’épistémè ou encore Marc Augé, l’idéologique. Même dans l’Occident d’autrefois, dit chrétien, il ne faut pas présupposer la dominance incontestée de la cosmologie judéo-chrétienne, car à bien des niveaux (sexualité, science et philosophie), l’Occident a longtemps accepté la cohabitation de concepts cosmologiques grecs (en particulier néo-platoniques, gnostiques ou aristotéliciennes) avec la cosmologie judéo-chrétienne. « L’Occident chrétien » ? C’est vite dit. Il faudrait voir si cette bête mythique a vraiment existé…

    [17] - On n'a qu'à penser à l'avortement et à l'euthanasie.

    [18]- Et non seulement allemands, car Laurent Olivier, dans son livre L’archéologie nazie en Europe de l’Ouest. (In Folio 2007) relate l’adhésion, entre les deux guerres, de nombreux archéologues français à l’idéologie nazie. On y cite le cas du préhistorien français, Jean-Jacques Thomasset qui, en 1942, prononça un discours pro nazi devant l’Institut scientifique SS. Thomasset y avait été invité par Heinrich Himmler lui-même

    [19] - Évidemment, dans un contexte de syncrétisme, la question devient plutôt lesquelles.

    [20] - Au xxie siècle, pour la majorité, l'influence du christianisme en milieu de travail se limiterait tout au plus à quelques scrupules moraux quant à un comportement malhonnête ou cruel. Rares sont les chrétiens qui songeraient à réfléchir sur ce que pourrait constituer une perspective véritablement chrétienne sur leurs pratiques professionnelles. Au bout du compte, le résultat final est très semblable à la perspective typique du politicien canadien à qui l’on demande sa position sur la question de l'avortement et qui répond : « Personnellement, je suis contre, mais... » Dans le contexte postmoderne, il existe donc un grand nombre de pressions pour reléguer la religion (chrétienne en particulier) à la vie privée afin d’éviter les confrontations avec la religion postmoderne qui domine la place publique. Seuls quelques imbéciles, tels les créationnistes et les activistes antiavortement, osent toujours remettre sérieusement en question, la marginalisation du christianisme à la vie privée.

    [21] - Il faut noter que cela s'applique évidemment à la propagande postmoderne si on la prend telle quelle. Si, par contre, on examine les conséquences sociales de ce même discours, cela change la donne…Sur le plan pratique, l’individu n’a pas de point de repère hors du système postmoderne. Il en résulte qu’il n’a pas de prise sur celui-ci pour lui faire une critique véritable. Les élites postmodernes inventent et changent les règles du jeu à leur gré. Dans les faits, son autonomie est une belle illusion, mais ce genre d’affirmation reste utile sur le plan marketing…

    [22]- Nous fusionnons donc tout à fait consciemment les concepts d'idéologie et de religion et soulignons que le trait le plus important d'un tel système est non pas sa référence (ou non) au surnaturel ou au divin, mais avant tout de proposer un cadre qui donne sens à l'existence humaine.

    [23]- Voir à ce sujet, le livre de Keith Windschuttle (2000) The Killing of History : How Literary Critics and Social Theorists are Murdering Our Past. Encounter Books 298 p. Michel Foucault exprime la chose de la manière suivante (1969 : 16) :

    Ainsi sont apparues, à la place de cette chronologie continue de la raison, qu’on faisait invariablement remonter à l’inaccessible origine, à son ouverture fondatrice, des échelles parfois brèves, distinctes les unes des autres, rebelles à une loi unique, porteuses souvent d’un type d’histoire qui est propre à chacune et irréductible au modèle général d’une conscience qui acquiert, progresse et se souvient.

    [24]- Comme c’est le cas aussi en biologie où Stephen Jay Gould rejeta le concept de progrès et affirma que l’évolution ne vise pas un but (l’homme). Le hasard seul explique l’existence d’Homo sapiens dominant la surface de la planète Terre. Si on rembobinait la cassette vidéo du temps et la redémarrait, il se pourrait bien que ce soit les reptiliens qui soient dominants plutôt que nous…

    1 / Causalgie éthique

    Lorsque Darwin déduit que la loi de la sélection naturelle expliquait les adaptations dans lesquelles auparavant il voyait la main de Dieu, il savait qu’il commettait un meurtre sur le plan culturel. Il comprit immédiatement que si la sélection naturelle expliquait les adaptations et que l’évolution du simple vers le complexe était fondée, alors l’argument du Concepteur intelligent était mort et toute la structure théologique connexe, c’est-à-dire un dieu personnel, le libre-arbitre, la vie après la mort, et les lois morales immuables[1] et, au bout du compte, un sens ultime de la vie. Les réactions immédiates à la publication de l’Origine manifestent, si on exclut quelques commentaires favorables d’admiration de la part de quelques scientifiques [et théologiens], une crainte et un dégoût tout à fait compréhensibles qui n’ont jamais tout à fait disparu de la culture occidentale.* (William Provine 1990)

    Puisque la philosophie politique tire sa justification de l’éthique et l’éthique de la vérité de la religion, ce n’est qu’en retournant à la source éternelle de vérité que l’on peut espérer atteindre une forme d’organisation sociale qui ne devra pas ignorer, au risque de s’autodétruire, un aspect essentiel de la réalité*. (T. S. Eliot 1940 : 50)

    Pour faire le mal, l'homme doit auparavant le reconnaître comme un bien, ou comme un acte reconnu logique et compris comme tel. Telle est, par bonheur, la nature de l'homme qu'il lui faut chercher à JUSTIFIER ses actes. (A. Soljenitsyne,1974, v1 : 131)

    Dans le contexte de la cosmologie matérialiste (apparemment amorale) postulée par les religions modernes ou postmodernes, on a parfois accusé les disciples de ces systèmes de croyances d’être sans foi ni loi, sans sentiments moraux. Est-ce une accusation légitime ?

    Pas du tout ! Au contraire, les modernes et postmodernes ont généralement des sentiments moraux en abondance. Leur discours est truffé de prescriptions morales et de propos offensés par tel comportement, telle attitude. Où est le problème alors ? Pour comprendre la situation actuelle, il faut évoquer un parallèle en physiologie humaine. Il existe un phénomène anatomique qui s'appelle la causalgie. Ce phénomène touche des individus ayant subi l'amputation d’un membre à la suite d’un accident ou d’une maladie. Il arrive que le membre soit amputé depuis un bon moment et que la plaie soit tout à fait guérie, mais l'individu ressent toujours des sensations au membre disparu, comme si l’amputation n’avait jamais eu lieu. Par moments, il éprouve des sensations tout à fait réelles de froid, de chaleur ou encore de démangeaison. Malgré la réalité de ces sensations, la vérité est que le membre en question a bel et bien été amputé et n’existe plus. Le patient le sent encore, mais il n'y est plus. Le support n’existe plus.

    Le postmoderne aussi est sujet à un phénomène semblable, il ne reconnaît pas l’incohérence entre ses sentiments moraux dans le contexte de la cosmologie qui lui offre sa vision du monde. Néanmoins, il garde un tic caractéristique de l’homo sapiens, il est fortement motivé à se présenter en tant que personne morale, mais il est nécessaire de considérer cela comme une question séparée, c’est-à-dire distincte, de la question de fonder un système éthique sur la cosmologie matérialiste dominante. Comme on le verra dans les pages suivantes, la cosmologie matérialiste, qui fonde à la fois le système idéologico-religieux moderne et postmoderne, constitue une fondation plutôt douteuse pour un système éthique que l’on veut cohérent. Bien sûr, quelques modernes/matérialistes[2] sont conscients du vide moral de la cosmologie moderne, mais généralement ce genre de considération est vite balayé sous le tapis. Dans le quotidien, les sentiments moraux sont entretenus par des souvenirs d'enfance, l’influence aléatoire des vestiges disparates de moralité prémoderne ainsi que par diverses formes d'inertie culturelle[3] (dont certaines sont institutionnelles et d’autres informelles[4]), mais le lien vital, le lien de causalité a été coupé. Lorsqu'au xixe siècle, Dostoïevski a affirmé « si Dieu est mort, tout est permis ! », il faut bien comprendre ici ce que signifie tout n'avait pas encore été défini, mais par la suite Staline, Pol Pot, Hitler, Mao et bien d'autres influencés par la cosmologie moderne, se sont chargés de nous fournir les précisions manquantes à cet égard[5]. Puisque le postmoderne a fait de l’individu LA référence, ceci a tendance à repousser toute discussion morale dans le domaine de l’irrationnel. Lorsque les points de vue s’opposent, chaque partie tend à percevoir l’argument de la partie adverse non pas comme s’approchant plus ou moins de la vérité, mais comme de la propagande en faveur de certaines valeurs et intérêts (individuels ou corporatifs). Cela élimine toute discussion rationnelle et aboutit à un discours qui affirme « j’aime » ou « j’aime pas » ceci ou cela. Fin de la discussion…

    Dans le jeu de la propagande dans lequel les discours moraux nous sont offerts, on constate un phénomène d'inertie culturelle T. H. Nichols note (2003 : 18) qu’en Occident la majorité des personnes qui affirment que la moralité est innée a généralement été élevée dans une culture influencée sur le plan historique par la vision du monde judéo-chrétienne. Les gens gardent donc un comportement dit moral tant que le coût personnel pour ce comportement n'est pas trop élevé et n'affecte pas trop carrière, santé ou niveau de vie. Il est possible qu’il soit utile de se référer à un survivant des camps de concentration nazis pour nous aider à comprendre la malléabilité du sens moral humain et les limites de son caractère inné (Wiesel 1970 : 243) :

    Printemps 1945 : libéré du cauchemar, le monde découvre les camps, les usines à mort. L'horreur absurde, l'abjection : le royaume du mal à l'état pur. Du coup, la victoire a un goût de cendre. Ainsi, il est donc possible de souiller la vie, la création, sans ressentir de remords. De cultiver son jardin, arroser ses fleurs, à deux pas des barbelés. De procéder à des mutations monstrueuses et croire pour autant à l'immortalité, à l'âme, au bonheur. De partir en vacances, de s'enivrer d'un paysage, de faire rire des enfants tout en remplissant quotidiennement, régulièrement, à heures fixes, les fonctions de tueur. Il existait donc une technique, une science de l'assassinat avec laboratoires et spécialisations, colloques et avancements. Et ceux qui la pratiquaient ne venaient pas des bas-fonds, ne constituaient pas un ramassis de racaille. Nombre d'entre eux étaient diplômés en philosophie, sociologie, biologie, médecine générale, psychiatrie et beaux-arts. Il y avait même des juristes. Et — chose impensable mais vraie—des théologiens.

    Cette réflexion est d’autant plus poignante qu’elle est de la plume d’un survivant d’Auschwitz[6]. On voit bien que ce sens moral humain semble impliquer une attente, presque universelle chez les humains, que les autres humains doivent se conformer à certaines règles de comportement. Et lorsque ces règles ne sont pas respectées, l’individu se sent en droit de crier à l’injustice. Les animaux semblent s’intéresser peu à la justice… Mais si on admet l’affirmation que les humains ont le devoir de respecter certaines règles, il faut justifier. D’où viennent au juste ces règles ? Qu’est-ce qui les fonde ? Il y a lieu de croire que dans la culture postmoderne les valeurs et comportements altruistes, associés à la vision du monde judéo-chrétienne, ne sont que des vestiges, sujets à une lente érosion qui les fera éventuellement disparaître sinon les pervertir. Parfois, en période de crise, ce processus peut être très rapide, comme ce fut le cas dans l'Allemagne nazie ou l’URSS. L’Holocauste et le Goulag ont éloquemment exprimé tout le mépris des religions modernes pour la dignité de l’homme et de l’individu. L’individu n’a de valeur que s’il remplit certaines conditions…

    Dans un contexte où les fondements cosmologiques de la moralité traditionnelle sont abandonnés, il faut envisager la possibilité que l'héritage juridique des droits de la personne, si durement acquis en Occident, puisse être désormais en péril. Bien que pour plusieurs une telle hypothèse semblerait inadmissible, il ne faut pas négliger de considérer les conséquences de certaines idées. Plus rien ne s'opposerait au retour de l'esclavagisme par exemple[7], qui, bien sûr, ne serait plus lié à la couleur de la peau, mais possiblement à des critères génétiques. Qui seront alors les Untermenschen, les sous-hommes, de nos élites postmodernes ? Déjà en Chine c’est une pratique courante de récolter des organes sur des prisonniers exécutés pour les vendre sur le marché mondial des organes humains[8]. Dans le tiers-monde, il est courant de voir les pauvres exploités pour servir ce même commerce d’organes. En Occident, plusieurs proposent de faire des recherches médicales sur des embryons. Pourquoi ne pas étendre la pratique à des clones humains ? Il faut se demander quelles sont les ressources culturelles qui pourraient faire obstacle à un élargissement de telles pratiques ?

    Si des impératifs économiques l'imposent, il serait tout à fait concevable d’abolir l'humanité d’une classe d’individus. Entres autres, les travaux de Peter Singer, professeur de bioéthique à l’université de Princeton, ouvrent la voie pour permettre de telles choses. Si dans l'ère moderne, l'homme était la mesure de toutes choses, dans l'époque postmoderne ce statut vacille et peut basculer[9]. Le moment peut venir où l’on devra trancher entre droits de la personne et droits des animaux. Si GreenPeace affronte Amnistie Internationale, qui (ou quoi) aura le dernier mot ? Qui sera le vainqueur ? Comment trancher ? Est-ce que l’accès au statut de victime dans les médias serait le facteur déterminant ? Comme sur bien d'autres points, Blaise Pascal a analysé avec une grande acuité (et une ironie féroce) le paradoxe de la nature humaine (1670/1960 : 174) :

    Il est dangereux de trop faire voir à l'homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur. Il est encore dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l'un et l'autre. Mais il est très avantageux de lui représenter l'un et l'autre. Il ne faut pas que l'homme croie qu'il est égal aux bêtes, ni aux anges, ni qu'il ignore l'un et l'autre, mais qu'il sache l'un et l'autre. (…) S'il se vante, je l'abaisse ; s'il s'abaisse, je le vante et le contredis toujours, jusqu'à ce qu'il comprenne qu'il est un monstre incompréhensible.

    Pascal, encore, note avec humour (1670/1960 : 171-172) :

    Gloire. - Les bêtes ne s'admirent point. Un cheval n'admire point son compagnon ; ce n'est pas qu'il n'y ait entre eux de l'émulation à la course, mais c'est sans conséquence ; car, étant à l'étable, le plus pesant et plus mal taillé n'en cède pas son avoine à l'autre, comme les hommes veulent qu'on leur fasse. Leur vertu se satisfait d'elle-même. (…) Et ceux qui méprisent le plus les hommes, et les égalent aux bêtes, encore veulent-ils en être admirés et crus, et se contredisent à eux-mêmes par leur propre sentiment ; leur nature, qui est plus forte que tout, les convainquant de la grandeur de l'homme plus fortement que la raison ne les convainc de leur bassesse.

    Certes, l'homme déchu est un paradoxe, à la fois dans sa pensée et son comportement. Mais dans la logique de la vision du monde matérialiste qui a dominé le xxe siècle, si l'être humain n'a pas de statut particulier pourquoi ne pas le traiter comme une machine, par exemple ? Et si la machine est usée et ne donne plus son plein rendement, pourquoi ne pas la débrancher et la mettre au rebut ? Bien avant Darwin, le marquis de Sade, avait bien saisi et exposé la chose en toute cohérence[10] (1795/1972 : 144) :

    Daignons éclairer un instant notre âme du saint flambeau de la philosophie : quelle autre voix que celle de la nature nous suggère les haines personnelles, les vengeances, les guerres, en un mot tous ces motifs de meurtres[11] perpétuels ? Or, si elle nous les conseille, elle en a donc besoin. Comment donc pouvons-nous, d'après cela, nous supposer coupables envers elle, dès que nous ne faisons que suivre ses vues ?

    Il faut bien comprendre qu'en dernière analyse la seule chose qui soit vraiment absolue sur le plan moral, dans le contexte cosmologique évolutionniste, c’est la survie. Tout le reste est secondaire, accessoire. Il y a lieu de penser, comme je l'ai mentionné dans le volume I de cette étude, que S. J. Gould a clairement perçu cette réalité, puisque sur le plan éthique, il en est venu à défendre le concept de NOMA, c'est-à-dire un système éthique ne s'appuyant pas sur la cosmologie évolutionniste. Reconnaissant [implicitement] la déficience de la cosmologie moderne, le concept de NOMA réclame donc une cohabitation de la cosmologie matérialiste (dite scientifique] et de la moralité [la religion], cette dernière pouvant suppléer aux défauts manifestes du premier dans le domaine éthique…

    Lorsque nous considérons le discours éthique postmoderne, il faut éviter les réactions émotives préliminaires ou encore la propagande postmoderne, pour examiner ce discours dans le contexte de sa cosmologie. Il faut toujours poser la question : Ce discours, est-il cohérent avec la cosmologie sur laquelle il s’appuie ? Le reste a, à vrai dire, peu d’importance. Dans le quotidien de la civilisation occidentale, ces considérations ne sont guère évoquées, de crainte de semer la confusion ou l’incertitude chez les masses. Par ailleurs, lorsque les médias postmodernes nous présentent des victimes de telle ou telle injustice, le fait d’attribuer ce statut à tel ou tel groupe n'est pas neutre. De tels jugements deviennent alors des véhicules pour transmettre le système éthique et les présupposés postmodernes. Et le postmoderne qui s’offusque du musulman zélé détruisant des sculptures bouddhistes en Afghanistan, est-il cohérent avec son propre système cosmologique? Comment se fait-il que le postmoderne croie justifié d’imposer ses convictions sur ce musulman si effectivement « chacun a sa vérité » ?

    Comme on l’a mentionné à l’avant-propos, l’éthique ne s’érige jamais dans le vide. Elle est toujours liée à la cosmologie. Cela dit, il faut nuancer cette affirmation dans le cas des grandes religions mondiales. Le judaïsme, le christianisme et l’islam, par exemple, partagent, dans les grandes lignes, la même cosmologie, mais leurs systèmes éthiques divergent tout de même. On constate donc que la cosmologie est un élément fondamental, mais pas le seul ayant une emprise sur l’éthique. Dans le cas des trois religions du livre (et même chez d’autres), le rôle joué par le discours et le comportement du fondateur de la religion est presque aussi important que la cosmologie sur la formation de l’éthique pour ces religions. À ce titre, on peut penser au rôle décisif pour l’éthique joué par les personnages de Moïse, Jésus ou Mahomet. Mais dans le cas de systèmes de pensée où le rôle du fondateur est moins important, voire absent, comme c’est le cas du système postmoderne, faire le lien entre éthique et cosmologie est alors essentiel pour comprendre le discours éthique qui suivra.

    L'animal moral

    (…) qu'est-ce qui forcera les conditionneurs à dédaigner les plaisirs et à mener une vie austère pour nous faire plaisir, à nous et à nos descendants ? Leur devoir  ? Mais le devoir, c'est le Tao, qu'ils peuvent décider de nous imposer, mais qui ne peut valoir pour eux. S'ils l'acceptent, c'est qu'ils ne produisent pas la conscience, mais qu'ils lui sont toujours soumis, et leur victoire finale sur la nature n'a donc pas eu lieu. Serait-ce alors le salut de l'espèce ? Mais pourquoi faut-il sauver l'espèce humaine ? Une des questions qui se posent à eux est de savoir s'il faut ou non conserver ce sentiment à l'égard de la postérité dont ils savent bien à quoi il est dû. Où qu'ils aillent, le sol se dérobe sous leurs pas. Dès qu'ils essaient d'obéir à un motif, il se révèle être une pétition de principe. Ce n'est pas que ce soient des hommes mauvais : ce ne sont plus des hommes du tout. En sortant du Tao, ils sont entrés dans le vide. Quant à ceux qu'ils dominent, ils ne sont pas forcément malheureux ; ce ne sont pas des hommes non plus : ce sont des produits fabriqués. La victoire finale de l’homme, on le voit, c’est l’abolition de l’homme. (Lewis 1943/1986 : 150-152)

    Ce n’est pas vous, Foung, qui infligez les graves châtiments et même la peine de mort, (vous n’avez pas ce droit, mais c’est le Ciel qui les inflige par vous). Gardez-vous donc d’infliger (arbitrairement) les peines graves, même la peine capitale. Ce n’est pas vous qui infligez les châtiments. L’empereur dit : Vous ferez connaître les lois et les autres choses ; et l’échelle des peines établie par les In continuera d’être en vigueur. Mais il faudra que la peine capitale et les autres peines graves soient appliquées conformément à la justice et aux exigences des temps ; elles ne devront pas servir à satisfaire vos désirs particuliers (Chou King, vie partie, chap. VII, 10 &13)

    Lorsque la sagesse du fondateur d’une religion est appliquée par ses disciples à un aspect de la réalité humaine et que cette application ne porte pas les fruits escomptés, cela finit par poser un problème d’image sur le plan marketing. Pour sauver les meubles, divers mécanismes de marginalisation entrent alors en fonction. La solution la plus simple est de rejeter la parenté spirituelle des adeptes impliqués dans la chose. On affirmera que cela relève d’abus, de vulgarisations, de perversions que le fondateur n’aurait jamais cautionnés… Ni vu, ni connu… C’est une stratégie plutôt efficace auprès des masses qui ne chercheront pas plus loin.

    Après Auschwitz et la Solution finale, (question de marketing) l’Occident a été confronté aux conséquences de l’application, sur le plan social, du concept darwinien de la lutte pour la survie. En peu de temps, cela a provoqué la mise au placard de toute notion d’une moralité sociale basée explicitement sur la théorie de l'évolution, mais cela exposa un trou dans les pouvoirs explicatifs de la théorie. Pour certains, il fut intolérable de laisser ces questions à la merci de la religion... La concession de S. J. Gould[12] est, pour plusieurs, inacceptable. Décidément, on cherche à reprendre ce terrain de la moralité. Auschwitz est un truc oublié ou exorcisé au besoin en allant au cinéma voir un film d’époque à ce sujet. La causalité idéologique du phénomène est une question trop ennuyeuse, qu’il vaut mieux ne pas examiner. Puisque Hitler est le parfait coupable, pourquoi chercher plus loin ? Il était un monstre[13] après tout, une aberration. Et si Hitler est un monstre, cela nous épargne la tâche d’examiner l’influence de sa cosmologie sur son idéologie[14]. Après tout, il serait gênant de s’apercevoir que l’on a quelque chose en commun avec lui, que l’on partage sa cosmologie, par exemple.

    Dans le contexte postmoderne, il n'est plus question, depuis un bon moment, d'invoquer des divinités pour justifier/fonder l'éthique[15]. Quelle sera notre référence ? Un point de repère que nous offre bon nombre

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