Orthographe : qui a peur de la réforme ?: Réflexions sur la langue française
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À propos de ce livre électronique
Dans notre société, la maitrise de l’orthographe, bien que (ou parce que ?) largement lacunaire chez beaucoup, est encore souvent conçue comme un impératif auquel doivent se soumettre les individus qui ambitionnent d’occuper une bonne position sociale. La presse ou divers sites et forums d’Internet le rappellent fréquemment, une orthographe correcte est un atout précieux dans un curriculum vitae : certains directeurs de ressources humaines ne trient-ils pas les dossiers de candidature d’abord sur le critère de leur orthographe, sans même examiner les qualités en rapport avec l’emploi postulé ? Plus généralement, bien des personnes qui ont intégré les normes orthographiques ressentent quelque fierté à disposer de ce capital symbolique, et elles épinglent volontiers les écarts qu’elles repèrent dans la production d’autrui, y trouvant matière à doléance, dérision ou stigmatisation. Peu d’entre elles sont prêtes à considérer l’orthographe avec une certaine relativité. Elle est posée comme un absolu : on ne peut y déroger en aucun cas et la modifier reviendrait à y introduire des « fautes ».
Un argumentaire de Georges Legros et Marie-Louise Moreau, nourri sur l'histoire de notre orthographe, les conséquences de son inappropriabilité pour l'usager, les résistances à la réforme, les projets de rationalisation au-delà de 1990.
La collection « Guide » de la Fédération Wallonie-Bruxelles offre au public des outils pratiques de référence ou de réflexion sur la langue française !
EXTRAIT
La fonction de base d’un système d’écriture est de transposer des unités adressées à l’ouïe (des ensembles de sons, ou phonèmes) en des unités adressées à la vue. D’autres fonctions sont certes venues se greffer sur celle-là : les conditions de l’écrit associent celui-ci à des productions plus formelles ; la réflexion, la planification des textes, en particulier des textes longs, se conduisent plus facilement à l’écrit qu’à l’oral ; dans nos sociétés, c’est à l’écrit essentiellement que la littérature s’est développée, etc. Mais, fondamentalement, c’est dans la langue orale que la langue écrite trouve son ancrage.
Quand un système d’écriture est défini comme la norme graphique à observer par toute la communauté linguistique, on parle d’orthographe (orthos, « droit, correct » ; graphein, « écrire »). Il s’agit de la « bonne » façon d’écrire pour tous, indépendamment des variations régionales ou sociales de la prononciation.
À PROPOS DES AUTEURS
Georges Legros est membre du Conseil Supérieur de la Langue Française de la Communauté française de Belgique, président de trois commissions au Conseil Supérieur de la Langue Française de la Communauté française de Belgique, vice-président de l'association internationale pour le développement de la recherche en didactique du Français Langue Maternelle (DFLM), etc.
Née en 1942, Marie-Louise Moreau est licenciée en philologie romane de l'Université de Liège, où elle obtient également l'agrégation de l'enseignement moyen supérieur en 1964. Elle obtient en 1970 un doctorat en philosophie et lettres de l'Université de Liège, portant sur la description de mécanismes syntaxiques français dans le cadre de la grammaire générative transformationnelle (Trois aspects de la syntaxe. Étude de syntaxe générative transformationnelle).
Assistante au Service des langues vivantes de l'Université de Liège, de 1964 à 1972, elle s'occupe d'enseignement du français aux étrangers. En 1972, elle est nommée professeure à la Faculté des sciences psychopédagogiques de l'Université de Mons-Hainaut, où elle est responsable du Service des sciences du langage et des enseignements de linguistique, psycholinguistique et sociolinguistique.
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Aperçu du livre
Orthographe - Georges Legros
1694.
INTRODUCTION
« Orthographe mon amour », « L’orthographe, une passion française », « Les timbrés de l’orthographe »… Ainsi s’intitulent deux livres¹ et un nouveau magazine. Ces formules indiquent d’emblée qu’à propos de notre orthographe – de ses particularités internes (règles et exceptions, justifications, difficultés…), de son importance sur le plan socioprofessionnel, de son enseignement et des résultats de celui-ci, ou, a fortiori, d’éventuels projets de réforme –, les débats risquent de réserver une large part à l’irrationnel. Toutes les enquêtes scientifiques aboutissent d’ailleurs à ce même constat. Aborde-t-on les questions touchant à l’orthographe française de manière plus rationnelle et sereine, quand on dispose d’informations plus rigoureuses ? C’est bien parce que nous le pensons que nous avons conçu la présente brochure.
Dans notre société, la maitrise de l’orthographe, bien que (ou parce que ?) largement lacunaire chez beaucoup, est encore souvent conçue comme un impératif auquel doivent se soumettre les individus qui ambitionnent d’occuper une bonne position sociale. La presse ou divers sites et forums d’Internet le rappellent fréquemment, une orthographe correcte est un atout précieux dans un curriculum vitae : certains directeurs de ressources humaines ne trient-ils pas les dossiers de candidature d’abord sur le critère de leur orthographe, sans même examiner les qualités en rapport avec l’emploi postulé ? Plus généralement, bien des personnes qui ont intégré les normes orthographiques ressentent quelque fierté à disposer de ce capital symbolique, et elles épinglent volontiers les écarts qu’elles repèrent dans la production d’autrui, y trouvant matière à doléance, dérision ou stigmatisation. Peu d’entre elles sont prêtes à considérer l’orthographe avec une certaine relativité. Elle est posée comme un absolu : on ne peut y déroger en aucun cas et la modifier reviendrait à y introduire des « fautes ».
Pourtant, depuis ses origines, la manière dont il fallait écrire le français a suscité nombre d’interrogations, d’analyses et de multiples propositions d’aménagement. En 1868, Ambroise Firmin Didot recense près de 150 travaux sur la question, publiés entre 1527 et la sortie de son propre ouvrage. Et le mouvement ne s’est pas ralenti depuis, bien loin de là. Même la généralisation progressive de la scolarisation primaire n’y a pas suffi : l’échec de l’école à faire acquérir les normes orthographiques par tous a suscité, de 1880 à 1990, une telle suite de critiques et de projets de réforme qu’on a pu parler d’« Un siècle de débats et de querelles » (Keller 1999).
De toute évidence, depuis bien longtemps, l’orthographe française est ressentie par beaucoup d’esprits, souvent des plus compétents en la matière, comme une source d’insatisfaction ; mais leurs propositions pour y porter remède, aussi argumentées soient-elles, soulèvent en général des oppositions si vives qu’elles ne peuvent aboutir. Des passions comparables se retrouvent d’ailleurs dans d’autres communautés linguistiques, quand les autorités décident d’instaurer ou de modifier une norme orthographique. Ainsi, l’établissement d’un système d’écriture commun pour le créole d’Haïti, ou pour celui de la Réunion ou de la Martinique, a été et est encore l’objet de multiples controverses ; l’Acordo ortográfico da lingua portuguesa de 1990, qui vise à créer une orthographe identique pour tous les pays lusophones, n’a pu être conclu qu’après un bon demi-siècle de discussions entre le Portugal et le Brésil, et il n’est pas encore ratifié par tous les partenaires (Monteiro 2009) ; et, plus près de nous, il faut se rappeler à quels interminables débats ont donné lieu les réformes des orthographes allemande (Ball 1999) ou néerlandaise² de 1998.
Qu’est-ce qui motive tant de passion ? Si on n’y voyait que l’expression d’une simple résistance au changement, on aurait du mal à comprendre pourquoi tant de discussions animées entourent l’élaboration des orthographes créoles, qui ne se heurte pourtant pas à l’obstacle d’un système préalablement généralisé. Ou bien pourquoi, au contraire, bien peu d’entre nous s’émeuvent quand on modernise le graphisme des signaux routiers ou l’allure générale des pictogrammes qui indiquent dans les lieux publics où se trouvent l’escalier, l’ascenseur, la sortie, les toilettes, etc. Pourtant, il s’agit bien de codes partagés, ici aussi.
C’est que la langue et son orthographe – souvent indument confondues, nous le verrons – sont toutes deux chargées symboliquement. Il s’agit de produits à la fois sociaux et individuels, qui activent de profonds sentiments de propriété et d’identité. On « s’approprie » une langue ; par sa pratique, on est relié à une communauté, dont on partage les échanges informatifs ou émotionnels, les récits quotidiens ou les mythologies, les analyses spontanées ou savantes du monde ; on lui appartient, à l’exclusion de toutes les autres, dont on ne comprend pas les discours : les Grecs de l’Antiquité appelaient barbares tous ceux qui ne parlaient pas leur langue, et l’on sait, aujourd’hui encore, à quelles difficultés peut se heurter la vie en commun dans les pays plurilingues. Cette propriété, cette identité, personnelle et sociale, certains les pensent menacées si on modifie les normes orthographiques. Mais ces sentiments, comme la menace supposée, ne s’alimentent-ils pas essentiellement à l’imaginaire linguistique ? Prennent-ils en compte toutes les dimensions objectives de la langue, de l’orthographe et de ses réformes plausibles ?
C’est précisément pour offrir aux lecteurs une information objective que cette brochure a été conçue. Ses auteurs n’entendent pas apporter sur l’orthographe un savoir neuf. Ils n’ont pour autre ambition que de mettre à la disposition du public, de manière succincte, une synthèse des acquis scientifiques consensuels les plus importants sur le sujet, sans entrer dans les détails techniques, disponibles dans de très nombreux ouvrages plus spécialisés, dont la bibliographie fournit les références.
Dans un premier temps, nous répondrons aux questions « Qu’est-ce qu’une orthographe ? », « Quelles sont les caractéristiques de l’orthographe française ? », « À quelles conséquences conduisent ses difficultés ? » (point 1). Nous exposerons ensuite les remèdes pédagogiques proposés pour améliorer les compétences orthographiques des élèves (point 2) et poursuivrons sur les principales réformes orthographiques envisagées par les spécialistes (point 3). Nous essaierons de voir ensuite, avant de conclure, sur quoi reposent les positions des personnes hostiles à une réforme (point 4).
Les quelques termes savants qui pourraient faire difficulté au lecteur non linguiste seront brièvement définis dans un petit glossaire final.
1 – Millet, Lucci et Billiez (1990), de Closets (2009)
2 – En ce dernier cas, toutefois, l’opposition – moins forte en Flandre qu’aux Pays-Bas – ne portait pas sur le principe même de la réforme, mais sur son contenu. Les détracteurs devaient d’ailleurs publier Het witte boekje (« Le livret blanc »), dont les formes rectifiées concurrencent dans l’usage celles de l’officiel Het groene boekje (« Le livret vert »)
1.1. QU’EST-CE QUE L’ORTHOGRAPHE ?
La fonction de base d’un système d’écriture est de transposer des unités adressées à l’ouïe (des ensembles de sons, ou phonèmes) en des unités adressées à la vue. D’autres fonctions sont certes venues se greffer sur celle-là : les conditions de l’écrit associent celui-ci à des productions plus formelles ; la réflexion, la planification des textes, en particulier des textes longs, se conduisent plus facilement à l’écrit qu’à l’oral ; dans nos sociétés, c’est à l’écrit essentiellement que la littérature s’est développée, etc. Mais, fondamentalement, c’est dans la langue orale que la langue écrite trouve son ancrage.
Quand un système d’écriture est défini comme la norme graphique à observer par toute la communauté linguistique, on parle d’orthographe (orthos, « droit, correct » ; graphein, « écrire »). Il s’agit de la « bonne » façon d’écrire pour tous, indépendamment des variations régionales ou sociales de la prononciation.
L’orthographe ne s’assimile donc en aucun cas à la langue, c’est un outil au service de la langue. Modifier la première, ce n’est pas porter atteinte à la seconde : que l’on écrive clé ou clef, on renvoie toujours au même mot, avec la même signification, les mêmes connotations ; il s’agit toujours d’un nom, féminin, utilisable au singulier ou au pluriel, qui peut se combiner avec des articles, des adjectifs, qui peut fonctionner comme sujet ou complément d’un verbe, etc. Là se trouvent les propriétés linguistiques fondamentales du mot. L’orthographe n’en altère aucune.
La première fonction de la plupart des systèmes d’écriture est donc phonographique : il s’agit d’abord de transcrire les sons de la langue orale. Mais beaucoup d’orthographes y ont ajouté