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Penser le roman francophone contemporain
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Livre électronique580 pages7 heures

Penser le roman francophone contemporain

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À propos de ce livre électronique

Cet ouvrage au titre ambitieux constitue moins un état des lieux qu'une interrogation sur un genre protéiforme dont l'expansion semble illimitée et qui occupe de plus en plus la scène littéraire. La première question concerne la notion de francophonie elle-même, ensemble hétérogène et extrêmement complexe. En effet, comment désigner les diverses littératures francophones sans les marginaliser ou les exclure, tout en prenant acte de leur statut singulier? L'écrivain francophone doit composer avec la proximité d'autres langues, avec une première deterritorialisation constituée par le passage de l'oral à l'écrit et avec cette autre créée par des publics immédiats ou éloignés. Condamné à penser la langue, il doit aussi penser les formes par lesquelles le monde se donne à voir ; son oeuvre, en jouant sur les codes des différents horizons culturels, devient une reconfiguration de la littérature.

Qu'apporte le roman francophone à la forme roman? Quels en sont les modèles et de quelles manières s'y inscrit le palimseste? Quels types de rapports se sont créés entre ce genre d'origine européenne et les nouvelles littératures de langue française? Quelles redéfinitions ont été proposées et comment s'y décline le contemporain? Quel(s) savoir(s) véhicule-t-il? Dernière question, mais non la moindre : le roman, en tant que genre, n'est-il pas par définition suspect? Au lecteur d'en décider.
LangueFrançais
Date de sortie20 févr. 2020
ISBN9782760641617
Penser le roman francophone contemporain
Auteur

Lise Gauvin

Lise Gauvin est une écrivaine et critique littéraire québécoise. Professeure émérite au Département des littératures de langue française de l'Université de Montréal, qu’elle dirigea de 1999 à 2003, Lise Gauvina complété des études en musique et en lettres. Elle a été responsable de la chronique des « Lettres francophones » dans le journal Le Devoir durant une vingtaine d’années et a collaboré régulièrement aux émissions culturelles de Radio-Canada à titre d’animatrice et de critique. Elle est récipiendaire de plusieurs prix et titres honorifiques dont le Grand Prix de la Francophonie de l'Académie française en 2020.

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    Aperçu du livre

    Penser le roman francophone contemporain - Lise Gauvin

    PENSER LE ROMAN

    FRANCOPHONE CONTEMPORAIN

    Sous la direction de

    Lise Gauvin

    Romuald Fonkoua

    Florian Alix

    Les Presses de l’Université de Montréal

    La publication de cet ouvrage a été rendue possible grâce au soutien du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH), du Centre de recherche en littérature et culture québécoises de l’Université de Montréal (CRILQ) ainsi que du décanat de la Faculté des Arts et Sciences de l’Université de Montréal. Merci aussi à Alexis Lacasse-Dutertre pour le soutien apporté à la préparation du manuscrit.

    Mise en pages: Yolande Martel

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Titre: Penser le roman francophone / [sous la direction de] Lise Gauvin, Romuald Fonkoua, Florian Alix.

    Noms: Gauvin, Lise, éditeur intellectuel. | Fonkoua, Romuald, éditeur intellectuel. | Alix, Florian, éditeur intellectuel.

    Collections: Collection Espace littéraire.

    Description: Mention de collection: Espace littéraire | Textes présentés lors d’un colloque tenu à l’Université de Paris 4-Sorbonne en novembre 2017. | Comprend des références ­bibliographiques.

    Identifiants: Canadiana (livre imprimé) 20190035595 | Canadiana (livre numérique) 20190035609 | ISBN 9782760641594 | ISBN 9782760641600 (PDF) | ISBN 9782760641617 (EPUB)

    Vedettes-matière: RVM: Roman francophone—Histoire et critique.

    Classification: LCC PQ3809.P46 2020 | CDD 843.009/917541—dc23

    Dépôt légal: 1er trimestre 2020

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    Tous droits réservés © Les Presses de l’Université de Montréal, 2020

    www.pum.umontreal.ca

    Les Presses de l’Université de Montréal remercient de leur soutien financier le Conseil des arts du Canada et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).

    Avant-propos

    Lise Gauvin et Florian Alix

    Cet ouvrage au titre ambitieux, Penser le roman francophone contemporain1, constitue moins un état présent qu’une mise en évidence d’un certain nombre de questions sur un genre protéiforme dont l’expansion semble illimitée et qui accapare de plus en plus la scène littéraire.

    La première de ces questions concerne la notion de francophonie elle-même, notion qui recouvre un vaste ensemble hétérogène résistant à toute grille simplificatrice, mais dont les signes n’en attirent que davantage l’attention par leur singularité même. Comment désigner les diverses littératures francophones sans les marginaliser, et, d’une certaine façon, les exclure? Comment, par contre, ne pas constater le statut particulier de ces littératures qu’on a du mal à nommer. Quoi qu’il en soit, dès que l’on tente de préciser le mot, il y a toujours un reste, c’est-à-dire des exceptions, des éléments qui ne cadrent pas avec la définition. On ne s’en sort pas aisément. Littératures mineures (au sens de Deleuze et Guattari, d’après une interprétation libre de Kafka: une littérature qu’une minorité fait dans une langue majeure), minoritaires, petites littératures (au sens de Kundera: celles dont l’existence même est question), littératures de l’exiguïté2? Tour à tour, on a choisi ces désignations pour décrire des systèmes littéraires à la fois autonomes et interdépendants. Quant à la notion de «littérature-monde en français», mise de l’avant par le manifeste du journal Le Monde en 2007, si elle recouvre toutes les littératures de langue française et en appelle à des relations transversales entre ces littératures, elle ne saurait faire l’économie des espaces littéraires spécifiques aux littératures dites francophones par rapport à la littérature hexagonale.

    Ces écrivains ont en commun de se situer «à la croisée des langues», dans un contexte de relations conflictuelles – ou tout au moins concurrentielles – entre le français et d’autres langues de proximité. Ce qui engendre chez eux une sensibilité plus grande à la problématique des langues, soit une surconscience linguistique qui fait de la langue un lieu de réflexion privilégié, un espace de fiction, voire de friction. La notion de surconscience renvoie à ce que cette situation dans la langue peut avoir à la fois d’exacerbé et de fécond. L’écrivain francophone doit en effet composer avec la proximité d’autres langues, une situation de diglossie dans laquelle il se trouve souvent immergé, ou encore une première déterritorialisation constituée par le passage de l’oral à l’écrit, et une autre, plus insidieuse, créée par des publics immédiats ou éloignés: autant de faits qui l’obligent à mettre au point ce que Glissant nomme des «stratégies de détour». Ces stratégies peuvent prendre les formes les plus variées, qui vont d’un procès de traduction au commentaire explicatif ou à la mise en place de procédés astucieux destinés à l’intégration des langues ou des niveaux de langue. Chez Chamoiseau par exemple, on assiste au passage de la contrainte – la nécessité explicative – à l’invention. Ainsi la note intervient-elle de façon de plus en plus manifeste dans le déroulement du récit en affichant la trace d’un auteur, d’un maître d’œuvre in fabula qui entre en relation avec un lecteur présent lui aussi in fabula. On est fort loin de l’aspect décoratif que prend le langage populaire et des effets de réel du roman de type réaliste. De façon analogue, Réjean Ducharme, dans L’Hiver de force, produit un certain nombre de notes et de contre-notes qui déjouent le système explicatif et créent une nouvelle complicité avec le lecteur.

    Les écrivains francophones ont aussi en commun le fait de s’adresser à divers publics, séparés par des acquis culturels différents, ce qui les oblige à trouver les stratégies aptes à rendre compte de leur communauté d’origine tout en leur permettant d’atteindre un plus vaste lectorat. Comment en arriver à pratiquer cette véritable «esthétique du divers» appelée par Segalen et, à sa suite, par Glissant et les signataires du manifeste Éloge de la créolité sans tomber dans le marquage régionaliste ou exotisant? Comment se situer, lorsque, à titre de romancier, on fait partie d’une littérature de langue française hors de France, entre les deux extrêmes que sont l’intégration pure et simple au corpus français et la valorisation excessive de l’exotisme? Comment intégrer aux codes de l’œuvre et de l’écrit le référentiel qui renvoie à différents systèmes de représentation culturels? Écrire, donc, mais pour qui?

    À l’expression «littératures mineures», au sens que lui donnent Deleuze et Guattari, souvent utilisée en contexte francophone, se substitue alors celle de littératures de l’intranquillité, mot aux résonances multiples emprunté à Pessoa et à sa traductrice française3. Bien que la notion d’intranquillité puisse désigner toute forme d’écriture, de littérature, nous croyons qu’elle s’applique tout particulièrement à la pratique langagière de l’écrivain francophone, qui est fondamentalement une pratique du soupçon.

    Dans quelle mesure l’hybridité avec laquelle doivent composer les écrivains francophones donne-t-elle lieu à des «poétiques forcées4», selon l’expression de Glissant, ou à l’invention de nouvelles formes du dire littéraire? Quelles esthétiques sont ainsi mises en jeu? Dans quelle mesure l’inscription dans les textes d’un questionnement linguistique et littéraire et la pratique de la xénologie – ou l’intégration de vocables étrangers – traduisent-elles un acquiescement à une norme exogène ou au contraire la mise en œuvre de l’«opacité5» indispensable à tout dialogue interculturel? Dans quel(s) sens s’oriente alors la dialectique du centre et de la périphérie? Toutes questions qui interpellent les auteurs aussi bien que les lecteurs contemporains. Condamné à penser la langue, le romancier francophone est aussi appelé à penser le roman. Si sa surconscience linguistique se traduit dans plusieurs récits par une interrogation sur la fonction du langage, une autre forme d’autoréflexivité traverse également l’ensemble de la production romanesque. Il s’agit alors de représenter le «pourquoi écrire» et d’inscrire dans la texture même du récit la problématique de l’écriture. Ces «romanciers fictifs6», délégués à la parole et doubles plus ou moins avoués de leurs auteurs, jalonnent les récits à la manière de figures récurrentes dont les modalités renvoient à autant de variations autour du personnage de l’écrivain et de l’image publique qui lui est attachée. Quels sont leurs attributs et quelles fonctions leur sont dévolues? Quelles représentations de l’écriture sont ainsi projetées?

    Dans les romans de Chamoiseau, notamment, la prise en charge du récit par un personnage en situation d’écriture se dédouble à son tour en plusieurs figures d’écrivains qui sont autant d’instances concurrentielles, celles-ci servant de relais à une plus vaste problématique de l’écriture: chaque figure auctoriale devient ainsi un maillon d’une chaîne ininterrompue, comme les variantes inépuisables d’une Histoire/histoire à la fois collective, au sens de récit commun, et singulière, au sens des histoires fictives et des destins individuels racontés par les narrateurs successifs. Cette interrogation à plusieurs niveaux fait l’originalité de ces romans, le métadiscours sur l’écriture – et la littérature – appartenant aussi bien au narrateur-­scripteur qu’à ses doubles.

    Un autre exemple de ce métadiscours se retrouve chez Dany Laferrière. Dans Je suis un écrivain japonais, le roman se construit comme un art poétique dans lequel le narrateur-écrivain donne sa conception de l’écriture telle une activité hors frontière, à l’écart des nationalismes culturels. Mais le roman est surtout un éloge de la lecture qui fait du lecteur un personnage intimement lié à l’aventure d’un livre et, jusqu’à un certain point, responsable de son achèvement. Ce lecteur a tous les droits, même celui d’annexer à son village les plus grands auteurs de la littérature. Il s’agit là d’un livre qui réalise le programme qu’il est en train d’énoncer. Variations sur un titre, Je suis un écrivain japonais est un roman performatif mettant en scène le paradoxe de l’écriture qui s’abreuve du réel pour mieux s’en détacher et aborder «cet espace qui est celui de l’imaginaire et du désir7», un espace partagé par l’écrivain et son lecteur.

    Il serait pertinent d’évoquer également l’exemple de l’écrivaine acadienne France Daigle, chez qui le roman est un espace autoréflexif qui devient le lieu d’une exploration constante. Cette romancière, qui inscrit son œuvre sous le signe de l’entrecroisement des discours, du plurilinguisme et de la fragmentation postmoderne, propose dans ses récits une vaste scénographie de l’écriture au cours de laquelle sont nommés et exemplifiés les conditions de production du texte. Ainsi la forme «roman» est-elle déstabilisée et réinventée par ces textes qui, en établissant des frontières poreuses entre la réalité et la fiction, plus exactement entre divers niveaux de fictions, interpellent le lecteur et l’obligent à une constante réévaluation du pacte énonciatif. On ne peut que constater l’aspect «laboratoire» de ces expériences romanesques qui instituent le roman comme atelier8, un atelier particulièrement vivant dont l’effet est de proposer de nouvelles poétiques romanesques.

    En d’autres termes, cet ouvrage a comme objectif de repérer, dans les parcours proposés, ce que le roman francophone apporte à la forme roman, comment il la subvertit et la mobilise, la transforme, la réinvente et la réfléchit. Quels en sont les modèles et de quelle manière s’y inscrit le palimpseste? Plus profondément encore, il s’agit de «questionner le roman», pour reprendre le titre d’un ouvrage de Jean Bessière9, et de se demander quels types de rapports se sont créés entre ce genre d’origine européenne et les nouvelles littératures de langue française. Quelles reconfigurations a-t-on proposées et comment s’y décline le contem­porain? Quel(s) savoir(s) véhicule-t-il? Dernière question et non la moindre: le roman en tant que genre n’est-il pas par définition suspect? On constate alors que le roman francophone se fait moins le reflet d’une société et d’une culture qu’un jeu sur les codes des différents horizons culturels, qu’une reconfiguration du littéraire opérée à travers l’œuvre d’un écrivain.

    Les écrits réunis dans cet ouvrage s’inscrivent dans cette dynamique qui consiste à revoir et à repenser les catégories de la fiction dans ses rapports avec les genres déjà constitués ou avec d’autres arts et les médias: une mixité qui convoque tous les discours sociaux. Certains textes interrogent le processus autoréflexif mis en cause par l’entremise des stratégies adoptées pour représenter les scénographies de l’écriture et de la lecture ainsi que les choix de langues opérés par les auteurs en situation de plurilinguisme, choix qui ont peu à voir avec les postulats du roman dit réaliste. On aura compris que ces fictions constituent autant d’avancées textuelles qui renvoient à des modèles structurels, sociologiques ou spatiaux qu’il importe d’identifier afin de comprendre le «Tout-monde» contemporain. Ainsi se dessine une pensée du roman francophone d’un continent à l’autre et d’une culture à l’autre, pensée qui s’éloigne manifestement d’une dialectique de l’écart par rapport à une norme exogène. Autant de pistes proposées qui, pour être singulières, n’en correspondent pas moins à une cartographie littéraire témoignant de l’importance prise au cours des dernières années par les œuvres de ces romanciers dans la République mondiale des lettres.

    Dans un premier temps, les contributeurs s’intéressent aux poétiques romanesques qui se dessinent au sein des littératures francophones. Les romans sont des laboratoires littéraires où le genre lui-même s’expérimente et, à travers le geste réflexif, se transforme et déborde de son cadre.

    Xavier Garnier analyse ainsi la manière dont les romanciers subsahariens s’emparent de la forme du roman de formation, que le roman réaliste du XIXe siècle européen a constitué en tradition, pour la déformer de diverses manières: à travers l’élaboration poétique, c’est la manière de représenter le social qui se trouve alors engagée. Dans une logique assez proche, Stefania Cubeddu-Proux s’intéresse aux réécritures de mythes antiques chez les écrivains francophones contemporains pour mettre en avant le travail sur la mémoire et sur l’Histoire qui se trouve reconfiguré dans le réinvestissement par le roman du récit mythologique.

    Cette réflexion sur le roman pousse aussi le genre à sortir de ses limites, à s’entendre au-delà de la forme du livre et de la lettre écrite. Valérie Magdelaine-Andrianjafitrimo montre comment un certain nombre de romans francophones de l’espace indo-océanique se défont dans une esthétique du fragment, sous l’influence d’un certain postmodernisme, en faisant intervenir alors des procédés de mise en voix qui rappellent le domaine de la dramaturgie. Dans son étude de romans de Fiston Mwanza Mujila et Sinzo Aanza, Céline Gahungu explore leur manière de mettre en scène une marge sociale dans un travail sur la langue qui suppose aussi un passage par des procédés empruntés à la dramaturgie et à la performance. Subha Xavier part quant à elle d’un texte de Shan Sa en marge de sa production romanesque, qui permet de lier l’univers du roman au domaine de l’art plastique dans une interrogation qu’il permet de mener sur l’idée même de la lettre ou de l’idéogramme. Yves Romuald Dissy-Dissy propose une étude stylistique de romans gabonais contemporains qui insiste, dans sa description de leur scénographie énonciative et rhétorique, sur l’influence qu’y exercent d’autres médias.

    Est donc à l’œuvre dans les poétiques du roman francophone contemporain une dynamique du mélange et du croisement qui en rend la définition particulièrement complexe, tout comme il est difficile de lui attribuer un domaine. Christiane Ndiaye permet elle aussi de penser la limite entre les sous-genres romanesques dans une étude éclairante sur un objet trop souvent méprisé de la critique littéraire: le roman sentimental. Constatant une réelle vivacité du genre dans la littérature haïtienne, elle montre comment les romancières s’emparent de ses codes pour mettre en question certaines représentations sociales liées au genre (gender) ou à la famille. Kodjo Attikpoé traite de la littérature de jeunesse en Afrique francophone, dans un travail de définition de ce domaine qui conduit à en interroger les frontières.

    Dans un second temps, on insistera sur les modalités de la représentation, par une série de contributions qui permettent de saisir, sous un autre angle, la dimension très réflexive du roman francophone contemporain. Tout d’abord, Anthony Mangeon propose une étude d’un macro-procédé énonciatif chez Tierno Monénembo: par le «récit adressé» qui consiste à inscrire la narration dans une situation d’interlocution définie, le romancier offre une image non seulement d’une situation historique mais aussi du lien social en lui-même. Karine Gendron reprend la notion d’intranquillité en l’analysant à l’aune d’une tendance à proposer des situations d’énonciation impossibles – comme le récit post mortem – où la fiction permet de construire une position éthique. L’article d’Olga Hel Bongo interroge la pratique de l’auto­fiction chez Ken Bugul et la manière dont la mise en scène de soi dans le roman permet de mener une interrogation sur des pratiques sociales. Cécilia W. Francis interroge, en passant elle aussi de l’angle énonciatif à l’angle rhétorique, la question du corps en articulant cette question éthique au concept de mémoire, dans une lecture des Nuits de Strasbourg d’Assia Djebar. Sylvie Jeanneret élargit en quelque sorte la perspective en mettant à jour une forme narrative récurrente dans la littérature romande contemporaine, le «récit de filiation», qui implique une certaine représentation de l’articulation de l’individu à l’espace social. Quant à Bernard Urbani, il analyse la trilogie italienne de Tahar Ben Jelloun comme un complexe sémiotique marqué par l’instabilité et l’ambivalence ainsi qu’un espace qui redessine la frontière entre les genres et les discours, comme entre le social, le politique et le littéraire.

    La scénographie de soi, de son éthos est aussi bien souvent dans le roman une mise en scène de la fonction d’écrivain. Titaua Porcher suit ainsi la manière dont la représentation de l’écrivain abonde dans le roman tahitien francophone contemporain, servant à une sorte de défense et illustration de cette littérature, réflexion sur l’émergence de cet espace littéraire aussi bien que sur l’Histoire. Bernadette Desorbay observe un phénomène similaire dans l’œuvre de Dany Laferrière, sorte de parangon de ce mouvement où l’écriture, la lecture et le monde se déploient dans un jeu de miroir.

    Przemysław Szczur reprend en définitive ces deux notions d’écriture et de lecture, en voyant comment elles sont associées dans la figure du traducteur qui, dans la littérature migrante belge contemporaine, émerge comme une cheville ouvrière des représentations narratives. Sa contribution nous fait donc passer de la question de l’orchestration des discours à celle du concert des langues qu’on lit dans le roman francophone contemporain. Muriel Zeender Berset poursuit ce questionnement sur la manière dont les langues se mêlent chez des écrivains migrants à partir d’un corpus romand, le français entrant en écho avec une autre langue. La réflexion de Mireille Calle-Gruber porte sur la manière dont le bilinguisme d’Assia Djebar informe l’ensemble de son projet romanesque et nourrit toute sa pensée sur l’Histoire algérienne.

    Un dernier temps de l’ouvrage met en parallèle la manière dont le roman s’interroge tout en questionnant le monde. Andrée Mercier observe ainsi le motif de la quête qu’elle voit à l’œuvre dans les littératures française et québécoise, tout en soulignant la spécificité de chacune d’elles, comme un moyen de reconstituer une forme de romanesque impliquant cependant une dimension métalittéraire, dans un entre-deux qui sert une mise en question du monde. Jean-Michel Devésa oppose deux manières d’explorer une histoire du continent africain, l’une reposant sur une mise en spectacle d’une certaine image d’un parler populaire, l’autre sur un travail stylistique portant sur le versant esthétique de la langue plutôt que social.

    En se pensant, le roman pense donc le monde, sous ses différents aspects. Françoise Simasotchi-Bronès propose ainsi de repenser le rapport à l’espace dans le roman caribéen contemporain à l’aune d’une perspective écocritique, telle qu’elle se dessine dans les romans eux-mêmes. De son côté, Jeanne Jégousso présente aussi la manière dont une œuvre antillaise, celle d’Alfred Alexandre, met en forme une pensée du monde dans le modèle spatial de l’archipel. Solange Namessi amène à déplacer la question: plus que par l’espace, c’est par des modèles temporels que les écrivains subsahariens qu’elle étudie appréhendent le monde. Sonia Dosoruth opère quant à elle un rapprochement entre une œuvre mauricienne et des conceptualisations sociologiques.

    Dans les trois articles qui concluent l’ouvrage se pose question du rapport entre individualité et collectivité. À partir de la philosophie de Zygmunt Bauman, Buata B. Malela explore la manière complexe dont une conception de l’individu se construit dans les littératures contemporaines, en analysant les exemples d’Alain Mabanckou et Michel Houellebecq. Judyta Zbierska-Mościcka met l’accent sur la notion de pluralité en partant de l’œuvre singulière de l’écrivaine belge Caroline Lamarche, notamment du versant autobiographique de son œuvre. Enfin Jean Bessière propose de mettre à jour les dynamiques d’universalisation qui président à l’élaboration des littératures francophones contemporaines.

    Penser le monde, pour les romanciers francophones contemporains, c’est aussi penser le roman et penser les formes adoptées pour le réfléchir. Pour les uns et les autres, il s’agit moins de décrire que de donner à voir et à méditer, de faire vivre la complexité d’un réel qui se joue des codes convenus, donnant ainsi à la notion d’universel le sens plein que lui attribue Glissant, soit la «quantité réalisée de toutes les différences10».

    1. Les textes réunis sous ce titre renvoient à un colloque tenu à l’Université de Paris 4-Sorbonne en novembre 2017 et coorganisé par Lise Gauvin, de l’­Université de Montréal, Romuald Fonkoua et Florian Alix, tous deux de l’Université de Paris 4-Sorbonne.

    2. Voir Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka: pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1989; Milan Kundera, Les Testaments trahis, Paris, Gallimard, 1993; François Paré, Les Littératures de l’exiguïté, Ottawa, Le Nordir, (1992) 2001; Jean-Pierre Bertrand et Lise Gauvin (dir.), Littératures mineures en langue majeure, Bruxelles et Montréal, Peter Lang et Presses de l’Université de Montréal, 2003.

    3. Fernando Pessoa, Le Livre de l’intranquillité, édition de Robert Bréchon et Eduardo Prado Coelhode, traduction de Françoise Laye, Paris, Christian Bourgois, 1989.

    4. Édouard Glissant, Le Discours antillais (1981), Paris, Gallimard, coll. «Folio essais», 1997, p. 401-404.

    5. Édouard Glissant, Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990, p. 203-209.

    6. Voir André Belleau, Le Romancier fictif, Québec, Nota Bene, coll. «Visées littéraires», 1999.

    7. Dany Laferrière, Je suis un écrivain japonais, Montréal, Boréal, 2008, p. 28.

    8. Voir Lise Gauvin, Le Roman comme atelier. La scène de l’écriture dans le roman francophone contemporain, Paris, Karthala, 2019.

    9. Jean Bessière, Questionner le roman, Paris, Presses universitaires de France, 2012.

    10. Édouard Glissant, L’Imaginaire des langues. Entretiens avec Lise Gauvin, Paris, Gallimard, 2010, p. 91.

    I

    Redéfinir le roman:

    poétiques du mélange

    et de la transgression

    Quelques évolutions

    du roman de formation

    en Afrique francophone

    Xavier Garnier

    Pourriez-vous me citer un «roman de formation» africain? Existe-t-il des Wilhem Meister, des David Copperfield ou des Lucien Leuwen africains? À ces questions apparemment simples, on ne saurait apporter de réponse clairement positive. On a souvent évoqué l’influence du réalisme balzacien sur le roman africain du XXe siècle, pour autant on aura du mal à trouver des trajectoires comparables à celle d’un Rastignac. Certes, les littératures francophones ont commencé à s’affirmer au moment où le modèle du roman de formation européen entrait en phase de déclin, mais cette explication chronologique ne semble pas suffisante pour rendre compte de cette absence du roman de formation en Afrique. Tout se passe comme si les jeunes héros pleins d’avenir des romans francophones africains ne semblaient pas avoir besoin de perdre leurs illusions pour s’adapter à la réalité du monde où ils veulent trouver leur place. On pourra par contre multiplier les exemples de romans qui mettent en scène de jeunes gens en quête d’une place dans le monde.

    L’hypothèse que je voudrais proposer ici est que l’adaptation au monde ne passe plus par une «formation» (Bildung) dès lors que le monde n’a pas de compacité suffisante pour mettre les personnages à l’épreuve du réel. Lorsque le milieu dans lequel on évolue devient trop instable, le problème de l’inadéquation entre les rêves de jeunesse et la réalité ne se pose plus dans les mêmes termes. Il ne s’agit plus de s’adapter à une réalité consistante dont on découvre les lois et les règles, mais d’apprendre à naviguer dans un univers qui croit de moins en moins à ses propres formes. Comment s’adapte-t-on à un monde de plus en plus dérégulé? Comment se former dans un monde qui tend à l’informe ou, pour le formuler en des termes plus positifs, à la fluidité? L’apprentissage consiste alors à comprendre qu’il n’y a pas de lois et celui qui veut survivre doit s’empresser d’oublier ce qu’il pensait devoir le structurer en tant que personne. Telle est la question que posent un certain nombre de romans africains contemporains.

    Il n’y a pas de disparition du modèle du roman de formation, mais une mise en variation de celui-ci en fonction des types d’adaptation au monde privilégiés par les héros. Nous proposons d’établir une typologie du roman de formation africain à l’aide d’une dérivation préfixale qui nous permettra de présenter successivement les romans de formation, les romans de conformation, les romans de formation, les romans de transformation pour finir par les romans d’information.

    Le roman de déformation

    ou la fabrique de la monstruosité

    On est ici dans la catégorie la plus attendue, celle qui découle directement de l’esthétique réaliste héritée du XIXe siècle français. L’écriture romanesque fait alors le constat d’une dérégulation du réel et le roman et ses personnages s’abîment dans l’image reflétée dans le miroir, dès lors que cette image tend vers l’informe. Les romans de déformation mettent en scène des personnages qui apprennent, le plus souvent à leurs dépens, à renoncer à leur forme. Il ne s’agit pas de perdre ses illusions pour s’adapter à la réalité, mais de perdre sa forme pour s’insérer dans un monde sans formes, au risque de devenir monstrueux ou grotesque.

    Cette écriture romanesque reprend directement le motif de la perdition urbaine à l’échelle d’un espace social national, voire continental. Dans Maïmouna, un roman sénégalais d’Abdoulaye Sadji qui date de l’époque coloniale, une jeune et naïve villageoise revient de son séjour catastrophique à Dakar, déformée, défigurée par la variole: elle n’a pas simplement perdu ses illusions, mais également sa forme. Dans ces romans qui jouent la dualité entre le village et la ville, le personnage villageois tire sa forme du solide socle traditionnel et vient se heurter à l’anti-société urbaine, livrée à tous les appétits les plus débridés. La perdition passe par une déformation. On pourra en juger par la description du visage de Maïmouna à son retour de Dakar:

    Maïmouna avait une figure boursouflée, rose comme une pastèque ouverte. De ses yeux – deux entailles enflées de part et d’autre –, coulait un liquide blanchâtre et putride. Sa mère les nettoyait sans cesse1.

    Il est cependant difficile de parler d’une évolution du roman d’appren­tissage, dès lors que les personnages déformés apparaissent comme des victimes du passage d’un monde à l’autre imposé par l’épisode colonial.

    Avec l’estompement de la dualité entre la tradition villageoise et la modernité urbaine au cours des années 1960, les personnages déformés n’envisagent plus de retour au village et comprennent qu’il leur faut apprendre à vivre avec leur difformité dans un monde africain qui s’est recomposé à partir des villes. Les personnages difformes sortent de leur statut de victimes pour devenir des puissances de questionnement, voire des monstres. Le courant esthétique propice au roman de déformation est sans surprise le grotesque, qui prend de court les écritures de la victimisation en attribuant une positivité au monstre et en lui donnant une sorte de prééminence sur le monde. Dans un autre roman sénégalais, La Plaie de Malick Fall, paru en 1967, le personnage s’installe avec une plaie purulente au centre du marché de N’Dar (Saint-Louis), introduit une torsion dans le réel et sert de révélateur des impasses dans lesquelles s’engage la jeune société sénégalaise. L’entêtement de Magamou à rester au centre de la ville est un acte pleinement assumé:

    Magamou, tu te lèves de bonne heure. Ton amas de détritus dégage peut-être cette puanteur qui dégoûte tes voisins. Cela t’est égal. Coquin, tu plantes une fourche de ton invention au centre du tas d’immondices. Tu remues la meule fétide et aspires profondément l’odeur qui s’exhale de la mixture. Et tu rigoles, sacré Magamou! Pendant qu’à cent coudées à la ronde, les marchands maudissent ton nom. C’est, comme tu dis, ta victoire matinale. Tu dis aussi que la journée te réserve assez de surprises, d’autant que… n’anticipe pas. Au fait, au fait! Magamou2.

    L’enjeu de l’apprentissage est alors de faire porter une voix, condition pour que la difformité ne soit pas cantonnée dans une marginalité inoffensive. Le roman de déformation met la difformité au centre du réel et lui permet de rayonner à condition qu’il trouve sa voix. La voix de Za, le personnage éponyme du roman de Jean-Luc Raharimanana, est exemplaire de ce travail de rayonnement de la difformité:

    Eskuza-moi. Za m’eskuze. À vous déranzément n’est pas mon vouloir, défouloir de zens malazés, mélanzés dans la mélasse démoniacale et folique. Eskuza-moi. Za m’eskuze. Si ma parole à vous de travers danse vertize nauzéabond, tango maloya, zouk collé serré, zetez-la s’al vous plaît, zatez-la ma pérole, évidez-la de ses tropes, cœur, bile et rancœur, retez-la ma parole mais ne zetez pas ma personne, triste parsonne des tristes trop piqués, triste parsonne des tristes trop piqués, triste parsonne des à fric à bingo, bongo, grotesque elfade qui s’égaie dans les congolaises, longue langue foursue sur les mangues mûres de la vie. Eskuza-moi. Za m’eskuze. Za plus bas que terre. Za lèce la terre sous vos pieds plantée. Za moins que rien. Za vous prend la parole ô pécé pécé, huitième pécé: orgueil de la gorze qui s’ignore vain tambour, mère des échos qui se fracassent sur la souperbe indifférence de nos maîtres qui savent, savent la suave poussance de la force, poussance contre nous acculés, pressés, broyés, savent la vassale lâceté à nous rivée à zamais, savent ils savent3.

    La voix de Za s’élève depuis «la mélasse démoniacale et folique», s’immisce dans le texte et vient envelopper tout le roman de Rahari­manana à la façon d’une arabesque. La question du style «déformé», qui hante le roman africain francophone depuis le premier roman d’Ahmadou Kourouma, trouve sa source dans l’existence au cœur des fictions de personnages déformés dont les silhouettes grotesques occupent le centre de gravité.

    Le roman de conformation

    ou la logique de la corruption

    La façon la plus simple pour s’adapter aux périodes de turbulence est de se trouver une niche que l’on considère comme protégée et d’y couler son corps à la façon des bernard-l’hermite. Briguer un poste dans un ministère, trouver une situation, est un enjeu important dans une société où les places sont rares et où la majorité est maintenue dans le secteur dit «informel». En amont de la course à l’argent, il y a la course au statut. Le théâtre, nourri par une tradition satirique ancienne, est peut-être plus propice à mettre en scène ces jeux de rôles et ces manières de parler de personnages adaptés à leur statut.

    Les logiques de corruption sont propices aux innovations romanesques car elles sont étroitement liées à des questions de forme. Le corrompu est un monstre qui a trouvé sa coquille. Ecce ego de Pierre Mumbere Mujomba, paru en 2002, met en scène une galerie de fonctionnaires, en poste dans l’est du Zaïre, loin de Kinshasa, dont le centre de gravité est hors de leur propre corps. En tant que fonctionnaires, ils dépendent de services centraux qui décident de leurs mutations, de leurs salaires et éventuellement de leur licenciement. La confrontation entre les différents protagonistes du roman est rarement directe mais passe par de complexes manipulations administratives: tel directeur d’école pourra s’enrichir en détournant les arriérés de salaire des ses professeurs après avoir obtenu leur licenciement. Pour rentrer dans leurs droits, les victimes doivent à leur tour manipuler, chercher les failles de la machine, trafiquer les signatures, établir de faux documents, ce qui les amène à faire des séjours dans des établissements bien inconfortables, gérés par une administration voisine, la pénitentiaire. Les bons et les méchants, les honnêtes gens et les corrompus se côtoient en tant que collègues, mais leur combat n’est jamais frontal. Tout passe par des jeux de signatures, des lettres de dénonciation ou de mise en demeure.

    Dans le roman de conformation, l’adaptation au monde ne passe donc pas par les mêmes canaux que dans le roman de déformation. Le grotesque ne se déploie pas en arabesque vocale mais vient se plier aux règles de la satire. Le romancier satirique, qui cherche l’homme derrière les statuts, trouve des monstres prêts à tout pour conserver leur place. Le roman de conformation est la forme la plus adaptée pour rendre compte du phénomène de la corruption et des logiques qui le sous-tendent. La perte des illusions qui caractérise le processus d’adaptation dans le roman de formation classique se tourne en relâchement individuel, caractéristique de la corruption. No longer at ease (1960), de Chinua Achebe, raconte cette forme très particulière d’adaptation qui passe par une défaillance de la volonté face aux tentations et aux pressions. Le corrompu est un personnage «conformé» qui s’est recroquevillé pour entrer dans la coquille administrative et se tenir en embuscade. Le corrompu est du côté de la non-action, son adaptation consiste à se détacher de toute forme de puissance d’agir au profit d’une logique de la délégation et de l’irresponsabilité.

    Un roman comme L’Anté-peuple de Sony Labou Tansi est intéressant à étudier à la croisée du roman de conformation et du roman de ­déformation. Dadou est un fonctionnaire qui refuse de céder à la corruption (en l’occurrence les avances d’une élève vis-à-vis de son professeur), le prix à payer de son obstination sera une plongée dans l’enfer de l’alcool et une rapide liquéfaction de lui-même. Le naufrage éthylique de Dadou est étroitement corrélé à son refus de céder aux avances de la jeune fille, qui aurait été la seule façon de se conformer aux habitudes sociales en cours. Par ce raidissement de la volonté, Dadou sort du cadre et se retrouve projeté dans un monde qui va rapidement le broyer.

    Logique perspectiviste du roman de réformation

    Pour ceux qui ne parviennent pas à décrocher un poste protecteur dans un monde ouvert où les forces se déchaînent, il est utile de se doter d’un fétiche efficace pour éviter les mauvais coups. Voici quelques exemples de «fétiches» mis en œuvre dans des romans récents: kalachnikov et dictionnaires dans Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma, manuel de mathématique dans Mathématiques congolaises et ordinateur portable dans Congo Inc. chez In Koli Jean Bofane, appareil photographique dans La Fabrique des cérémonies de Kossi Efoui, etc. Le fétiche est ce à quoi le personnage s’accroche, il n’est pas un attribut du héros, mais un appendice autour duquel il entre en gravitation, au prix d’un long apprentissage. Ces romans sont paradoxalement des romans de la maîtrise, qui mettent en œuvre un mode d’individuation particulier. Il ne s’agit pas de s’adapter au réel, mais de se lier au fétiche par une pratique obstinée. L’apprentissage est ici une affaire d’entêtement.

    Le personnage est une sorte de monomaniaque qui aspire à voir le monde se recomposer autour de son fétiche. C’est ainsi que Célio, le héros de Mathématiques congolaises, transforme en fétiche un manuel de mathématique qu’il a hérité de son père:

    En dehors de sa valeur de sa valeur sentimentale, le volume n’avait aucun intérêt. Célio le conserva dans cet état d’esprit pendant deux, trois ans jusqu’au jour où, en l’ouvrant par hasard, il avait lu: Tout corps plongé dans un liquide subit une pression de bas en haut, égale au poids du volume du liquide déplacé. La phrase l’avait frappé comme une révélation. Elle était d’une telle évidence! Les mots avaient résonné en lui comme des paroles divines. Il avait survolé les pages pour en savoir davantage et ce fut l’illumination. Lui, qui n’avait plus de parents et personne d’assez intime pour lui servir de guide à travers la vie, commença à bâtir ses convictions à partir de ce qui était écrit dans le manuel4.

    Celio a trouvé un principe qui va lui permettre de se situer et d’évoluer dans le monde. Le manuel de mathématique est une arme, à la fois défensive et offensive, tournée vers le monde. En ce sens, le fétiche est un instrument de réforme et les personnages sont des réformateurs, à la fois pragmatiques et ambitieux. Ils visent à la fois une neutralisation de la menace et une recomposition du monde. Pour cette raison, les praticiens du fétiche n’engagent aucun véritable dialogue, ils restent imperméables aux mots d’autrui et les romans qui mettent en scène de tels protagonistes sont rarement des œuvres polyphoniques. Le fétiche, s’il est efficace, engage une écriture monologique du texte. Mise en équation du réel dans Mathématiques congolaises, jeux de cadrage et effets de zoom dans La Fabrique des cérémonies sont autant de façons d’adapter le monde à un personnage monomaniaque.

    Il ne s’agit dès lors plus de s’adapter au monde, mais de le soumettre à son fétiche. On pourrait parler de romans perspectivistes, au sens que Viveiros de Castro donne à ce terme dans le cadre d’une «métaphysique de la prédation5». Il s’agit de mettre les points de vue dans des corps, de les appréhender depuis une physique des corps. En ce sens, le perspectivisme n’est pas un relativisme. Il ne se contente pas d’une prise en compte du point de vue d’autrui, mais postule que le point de vue d’autrui vient interférer de façon irréductible sur le nôtre et le met en danger de façon prédatrice, dans une mêlée des corps. Percevoir le réel à partir d’un fétiche avec lequel on fait corps, c’est le recomposer pour trouver les voies d’une individuation prédatrice en contexte de survie. La vague néo-animiste du roman africain contemporain me semble relever de cette catégorie. La convocation de pratiques dites «traditionnelles» a une fonction offensive réelle qui répond à l’appel de Jacques Stephen Alexis pour un réalisme merveilleux:

    L’art haïtien semble rechercher le type, mais la manière dont il traite ses types est actuelle, dans le sens latin du terme, actualis: qui agit, tellement actuelle que tous les sujets particularisés peuvent s’y retrouver. Cet art est celui des moments caractéristiques de la vie, mais il résume l’ensemble du réel. L’imagination y règne en maîtresse et y refait le monde à sa guise, cependant on n’y trouverait pas un seul élément gratuit, un seul détail qui n’ait sa réalité pratique sous-jacente, immédiatement intelligible pour la masse des hommes pour lesquels il existe. Même l’arabesque, la symétrie, le héraldique, le totémique, loin d’être abstraits, ont un lien direct avec la vie de tous les jours6.

    Que le fétiche relève de l’attirail traditionnel ou de la modernité ne change rien tant qu’il vient incorporer un point de vue. Le roman de réformation nous prend dans son point de vue. Il invite son lecteur à accepter d’être pris dans les filets du fétiche, à trouver sa place dans le monde de l’autre et à s’y adapter.

    Logique multinaturaliste

    du roman de transformation

    Lorsqu’un personnage du roman de réformation change de fétiche, et donc de corps, dans le cours du récit, nous passons sous un autre régime romanesque qui nous intéresse ici.

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