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Lire dans la nuit et autres essais: Pour Jacques Derrida
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Livre électronique428 pages6 heures

Lire dans la nuit et autres essais: Pour Jacques Derrida

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À propos de ce livre électronique

Jacques Derrida est sans contredit le philosophe qui s’est le plus passionné pour la littérature, sous toutes ses formes (impossibles à formaliser) et en tous genres (impossibles à assigner). Dès les commencements de son oeuvre philosophique, il s’est non seulement engagé à penser la question de l’écriture en tant qu’elle avait toujours été marginalisée et abaissée dans la tradition occidentale, il s’est aussi inlassablement tourné vers la littérature pour élaborer ses propres questions touchant le secret, le témoignage, la promesse, le mensonge, le pardon et le parjure, pour en nommer quelques-unes.

À la littérature, on ne saurait imposer, selon Derrida, des règles, des prescriptions ou des fonctions. Les essais réunis ici s’emploient à examiner plusieurs des propositions du philosophe au sujet de la « littérature sans condition », à commencer par celles qui concernent la souveraineté poétique et qui relient, de manière indissociable, la littérature comme « droit de tout dire » à la démocratie (à venir). Derrida insiste en effet sur la « puissance » du « principe » littéraire, qui permet à la littérature de s’affranchir en interrogeant ses propres règles, voire la loi même, dans une performativité sans précédent.

L’expérience littéraire s’avère aussi le lieu par excellence pour expérimenter toutes les modalités de la représentation et de la délégation sur lesquelles se fonde la démocratie. La littérature est ainsi associée pour Derrida à une certaine (ir)responsabilité, à une manière singulière de penser la question de l’éthique en la dégageant de toute morale et de toute instrumentalisation et, il va sans dire, de tout préjugé. S’appuyant sur Kafka, Bartleby et Abraham, Derrida souligne avec force l’importance que cette question d’une éthique autre revêt pour lui et il n’hésite pas à donner une préséance – préférence encore – à la littérature en ce qu’elle s’avance vers la loi pour en comprendre l’origine. De manière significative, il place la question de l’invention poétique et du langage – de ce qu’il appelle l’idiome, irréductible à toute traduction – au coeur de sa réflexion au sujet de la différence sexuelle et de l’hospitalité.

C’est à cette passion de Derrida pour la littérature que sont consacrés les essais réunis dans cet ouvrage.
LangueFrançais
Date de sortie25 oct. 2020
ISBN9782760642607
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    Lire dans la nuit et autres essais - Ginette Michaud

    LIRE DANS LA NUIT

    ET AUTRES ESSAIS

    Pour Jacques Derrida

    Ginette Michaud

    Les Presses de l’Université de Montréal

    Mise en pages: Yolande Martel

    Couverture: Renato Pengo, Senza titolo, 1994, acrylique, ecoline, photo, 110 × 135 cm (Photo: Lorenzo Trento.) Catalogue Renato Pengo: Opere 1966-1996 (Canova, 1996, n. p.)

    Frontispice: Renato Pengo, Senza titolo, 1996, acrylique, photo, 100 x 150 cm (Photo: Lorenzo Trento.)

    (Les images sont reproduites ici avec l’aimable autorisation de l’artiste.)

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Titre: Lire dans la nuit et autres essais: pour Jacques Derrida / Ginette Michaud.

    Nom: Michaud, Ginette, 1955- auteur.

    Collection: Espace littéraire.

    Description: Mention de collection: Espace littéraire Comprend des références bibliographiques.

    Identifiants: Canadiana (livre imprimé) 20200076833 Canadiana (livre numérique) 20200076841 ISBN 9782760642584 (couverture souple) ISBN 9782760642591 (PDF) ISBN 9782760642607 (EPUB)

    > Vedettes-matière: RVM: Derrida, Jacques. RVM: Philosophie et littérature. RVM: Psychanalyse et littérature. RVM: Démocratie et arts. RVM: Déconstruction.

    Classification: LCC B2430.D484 M53 2020 CDD 194—dc23

    Dépôt légal: 3e trimestre 2020

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    Tous droits réservés © Les Presses de l’Université de Montréal, 2020

    www.pum.umontreal.ca

    Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération des sciences humaines de concert avec le Prix d’auteurs pour l’édition savante, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

    Les Presses de l’Université de Montréal remercient de son soutien financier la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).

    AVANT-PROPOS

    Préférer la littérature

    L’«économie» de la littérature me paraît parfois plus puissante que celle d’autres types de discours, comme par exemple le discours historique ou le discours philosophique. Parfois: cela dépend des singularités et des contextes. La littérature serait en puissance plus puissante1.

    Jacques Derrida, «Cette étrange institution qu’on appelle la littérature».

    Jacques Derrida est sans contredit le philosophe qui s’est le plus intéressé à la littérature, sous toutes ses formes (impossibles à formaliser) et en tous genres (impossibles à assigner). Non seulement s’est-il, dès La voix et le phénomène, De la grammatologie et L’écriture et la différence, ouvrages tous trois parus en 1967, d’emblée engagé à penser la question de l’écriture en tant qu’elle avait toujours été marginalisée et abaissée dans la tradition philosophique occidentale, il s’est également tourné vers la littérature pour élaborer ses propres questions philosophiques touchant le secret, le témoignage, la promesse, le mensonge, le pardon et le parjure, pour en nommer quelques-unes. Sa critique du signe, de la métaphore, du performatif et des speech acts, des genres, et tout particulièrement de l’autobiographie, du nom propre et de la contresignature, ne laisse pour ainsi dire rien d’intact dans ce qui s’appelle ou qu’on appelle encore du nom de «littérature». En se mettant à l’écoute des écrivains et des poètes, de Rousseau à Genet, en passant par Ponge, Kafka, Cixous et Shakespeare, Derrida a développé une riche réflexion sur la «toute-puissance» de la littérature, cette puissance autre capable de penser et de défaire par sa souveraineté poétique le fantasme de souveraineté politique. La question du poème a tout particulièrement aimanté l’attention de Derrida, qui a longuement médité sur sa blessure muette et les ressources de la langue, de l’idiome inventé par le poète pour donner voix à ce qui résiste à tout dire, à toute symbolisation. Car la littérature trouve moins dans cette pensée une définition (historique, rhétorique, formelle) qu’une in-finition devançant toute institutionnalisation ou description générique, la «littérature» répondant de cette chose qui «fait toujours autre chose, autre chose qu’elle-même, elle-même qui d’ailleurs n’est que cela, autre chose qu’elle-même2». Aucun philosophe n’a sans doute aussi bien parlé de l’être-jeté du poème, de sa vulnérabilité, de sa fragilité, conférant ainsi à cet être-de-passage toujours clandestin sa familiarité native avec les figures de tous ces «être[s]-sans-défense3» – «cela peut être aussi bien le rêve, la langue, l’inconscient, que l’animal, l’enfant, le Juif, l’étranger, la femme4», comme il l’écrit dans Fichus.

    Les essais réunis dans cet ouvrage sont consacrés à cette passion de Derrida pour la littérature. La forme choisie importe, car tout essai est avant tout lui-même une tentative (même si elle est vouée à l’échec), un «essayer dire5», pour emprunter cette expression à Georges Didi-Huberman, chaque fois singulier et à réinventer, s’affrontant à l’épreuve de penser cet infini de la littérature, trop grand pour sa seule voix.

    Les deux premiers essais, «Jeter une ligne» et «Le poème et son archive», qui ouvrent (simultanément, pourrait-on dire) le recueil, sont étroitement liés par leur propos sur la poématique du poème et tentent de rester au plus près des questions inquiètes de Derrida au sujet du poème, ce hérisson aveugle traversant la route et exposé, toujours à contretemps, à l’accident6. En évoquant l’attrait exercé par le poème en général dans la pensée de Derrida, mais aussi la portée d’un vers unique, un «one-line poem» qu’il publia un jour, je souligne comment se scelle dans la crypte poétique un rapport intime au secret, qui témoigne aussi de l’importance de la mémoire et de l’archive confiées à l’avenir d’une lecture.

    À la littérature, on ne saurait assigner, selon Derrida, des règles, des prescriptions ou des fonctions. Les essais réunis ici s’emploient à examiner plusieurs des propositions du philosophe au sujet de la littérature, à commencer par celles qui concernent la souveraineté poétique et qui relient, de manière indissociable, la littérature comme «droit de tout dire» à la démocratie (à venir). Dans «Le pouvoir de tout dire et de tout cacher…: la littérature en democrisis», ces propositions sont discutées à l’aune d’une fiction d’Hélène Cixous, Manhattan, où l’on suit le fil de l’abdication (renoncement, délégation, déposition, «abdénégation», selon le mot inventé par Cixous) quant au fantasme ou symptôme du pouvoir de la littérature. On y voit comment, de manière très étrange, une monarchie spectrale continue toujours de hanter la démocratie dans une résistance de la souveraineté qui n’est pas si facile à penser, encore moins à analyser. Je tente d’y affûter la distinction entre le droit et le pouvoir, et peut-être encore davantage celle qui passe entre le pouvoir (power) et le pouvoir (puissance), entre le pouvoir et toutes les forces différentielles qui s’y affrontent (autorité, légitimité, loi, d’une part; potentialité, force virtuelle, puissance de la puissance, d’autre part). Comment dénombrer, identifier et même imaginer ces «puissances-autres» de la littérature si – et c’est là l’expérience que la littérature et la psychanalyse partagent – la force et la faiblesse, le pouvoir et l’impouvoir, la puissance et la powerlessness ne s’opposent jamais simplement mais s’allient et se relancent? Quelle valeur accorder au «plus de puissance» de la littérature, expression à considérer ici dans toute son équivoque?

    Mais que peut, au juste, la littérature en «democrisis»? Si ce jeu de mots résonne certes comme un lapsus un peu laborieux, le mot cherche aussi à faire entendre l’ébranlement nécessaire des limites entre les langues et qui passe précisément par la prise en compte de la singularité de l’expérience littéraire. Car il faut comprendre ici «expérience» au sens fort du terme et non dans l’acception courante que lui a forgée toute une tradition philosophique supposant un ego et ses propriétés (perception, intentionnalité, conscience, sens, etc.). C’est, on l’aura compris, ce qui m’importe ici au premier chef et que je tente de suivre dans le «principe» littéraire: soit l’étrange contradiction, la structure paradoxale de la chose appelée littérature qui la maintient en l’air, qui lui permet de s’affranchir en déposant sa souveraineté, institution sans institution, fondation sans fondement, convention capable de questionner ses propres règles, voire la loi même, dans une performativité sans précédent. C’est sur cette question que la littérature et la démocratie se croisent au plus près, d’autant que – et c’est la question qui est abordée dans «Après l’Auteur porté disparu, qui ou quoi signe?» – l’expérience littéraire s’avère le lieu par excellence pour expérimenter toutes les modalités de la représentation et de la délégation sur lesquelles se fonde la démocratie. La question de la représentation, des représentants de représentants, qui trouve son laboratoire en quelque sorte dans la fiction, prend dans ce contexte une indéniable portée politique. Si Derrida s’y intéresse particulièrement sur le plan philosophique et politique, c’est parce qu’elle attire son attention sur le type de délégation qui se joue le long de la chaîne littéraire, en l’occurrence entre les instances de l’auteur, de la personne réelle, du sujet de droit, d’un côté, et le je fictif, narrateur, personnage, héros, de l’autre. C’est en ce sens que les questions «quasi philosophiques» et «quasi politiques» portées, œuvrées par la littérature, importent à Derrida: parce qu’elles s’occupent, peut-être à la place de la philosophie, de questions (la femme, l’animal, les apories de la vie la mort7) que la tradition philosophique dominante n’a pas pu prendre au sérieux.

    La littérature est aussi associée pour Derrida à une certaine (ir)responsabilité, à une manière singulière de penser la question de l’éthique en la dégageant de toute morale et de toute instrumentalisation et, il va sans dire, de tout préjugé. Car, comme se le demande la narratrice de Manhattan, «Où commence l’imposture? La responsabilité, l’irresponsabilité? La responsabilité borgne8?» Comment, en effet, savoir à qui (ou à quoi) imputer cette responsabilité? Comment faire le procès d’un inconscient, par exemple, où rien ni personne ne saurait répondre de ses actes? Ces questions abyssales, seule la fiction peut les éclairer à sa manière énigmatique ou oblique, tout en déclarant vouloir les éviter ou s’en détourner (parjure suprême). À travers toutes ses «tentatives aveugles de désaveuglement, de désenclavement, de désangoisse, toutes vouées à l’échec ce qui n’empêche pas d’essayer9», la littérature serait aussi parfois cette force qui a la force d’aller «vers le-plus-effrayant10».

    Ce n’est donc pas un hasard si Derrida accorde toute son attention à la phrase suspendue de Bartleby, «Je préfère ne pas…», qu’il juge emblématique du secret de la littérature, la reprenant dans la phrase météorite de Donner la mort, «Pardon de ne pas vouloir dire…11». Ce genre de phrase est en effet exemplaire à ses yeux de la résistance particulière de la littérature qui ne plie devant aucune loi, fût-ce la sienne propre. C’est à cette limite insituable que Derrida accorde sa préférence, suivant ici les avancées de Kafka dans son récit emblématique, «Devant la loi» dont il fait le foyer de sa réflexion sur la littérature dans son rapport à la loi, loi qu’elle fonde et subvertit à la fois.

    Ces apories de l’éthique sont également commentées dans «(Ir)responsabilité de la littérature», d’abord en revisitant les différentes acceptions données par Derrida à ces deux mots, «aporie» et «éthique», puis en lisant comment, dans son geste propre de lecture, une éthique de l’aporie se met à l’œuvre, engageant à repenser toutes les catégories sur lesquelles s’est fondée l’éthique traditionnelle (subjectivité, volonté, liberté, décision, etc.). Une telle pensée d’une éthique autre questionne aussi en retour, et de manière radicale, le privilège de la question (la philosophie même, donc) et reconnaît une préséance à cet égard à la littérature en ce qu’elle accueillerait sans «préjugé» l’étrangeté et l’étranger, attentive à une réponse, un acquiescement précédant toute question. Dans «Préjugés, devant la loi», Derrida souligne ainsi avec force l’importance que cette question revêt pour lui et il n’hésite pas à donner une préséance – préférence encore – à la littérature en ce qu’elle s’avance vers la loi pour en questionner l’origine.

    «Lire dans la nuit», placé au centre de cet ouvrage auquel il donne son titre, met au foyer «la littérature sans condition», pour faire écho au titre de Jacques Derrida, L’Université sans condition, discours dans lequel il affirmait avec force sa profession de foi à l’endroit de ce qu’il appelait les «Humanités de demain12». Le texte s’ouvre par une lettre qu’une écrivaine québécoise, Élise Turcotte, adressait, il y a peu de temps, à un écrivain français, Édouard Louis, témoignant de la double injonction esthétique et éthique portée par la «fiction vraie» aujourd’hui. Or, loin d’être «sans condition», la littérature est, on le sait, de plus en plus mise «sous conditions13» dans l’enseignement, dans la société et les médias. À l’ère des fake news, elle est en butte à toutes sortes de procès et devient elle-même la scène de débats souvent virulents tels ceux de l’«appropriation culturelle», comme on a pu le voir récemment des deux côtés de l’Atlantique. Comment repenser le vieux débat du militantisme politique/poétique, s’il est tout aussi insuffisant de politiser le poétique que de poétiser le politique? Faisant état des conditionnements (économiques, politiques, moraux, idéologiques, «communicationnels») qui assiègent la littérature tant de l’extérieur (censure et/ou banalisation) que de l’intérieur (sa propre et toujours étrange institutionnalisation), je suis les voies ouvertes par Derrida et Nancy pour penser cette question du «Que faire?» qui insiste toujours dès qu’il est question de l’articulation entre politique et esthétique.

    Dans les deux essais qui suivent, «Derrida ou le don de la différance sexuelle» et «Politique et poétique de l’hospitalité», la question de l’invention poétique est mise en évidence dans des domaines, plus immédiatement politiques, qui ont toujours été au cœur des préoccupations de la déconstruction, à savoir la différence sexuelle et l’hospitalité. Derrida a été l’un des premiers philosophes à accorder autant d’importance à la question de la différence sexuelle au sein de son approche philosophique, ce qui ne l’a pas empêché de marquer aussi ses différends à l’endroit de la tradition philosophique (notamment Heidegger et Levinas), de même que de la psychanalyse et du féminisme (on dirait mieux des féminismes, tant les théories et les pratiques des féminismes américain et français sont différentes). Dans son «Introduction» à After Derrida, Jean-Michel Rabaté rappelle pour sa part l’apport considérable de Derrida à ces débats:

    […] Derrida a été l’un des premiers à insister sur la question de la différence sexuelle en philosophie et en littérature. Il a commencé son enquête en plaçant Jean Genet aux côtés de Hegel dans Glas, Genet se transformant ainsi en une autre «sœur» de Hegel. Puis Derrida a enquêté, dans Geschlecht I et II, sur les notions de sexe et de genre [gender] comme des catégories absentes de la philosophie de Heidegger. Est-il possible de penser en termes de genre ce qui serait une phénoménologie post-heideggérienne? Grâce au dialogue intime qu’il a poursuivi toute sa vie avec son amie Hélène Cixous, Derrida a été rendu attentif à la question de l’«écriture féminine» plus d’une fois. Peut-on, à partir des nombreux livres que Derrida a écrits en dialoguant avec Cixous, conclure que Derrida assigne pour autant une différence spécifique aux textes écrits par les femmes? Comment peut-on appeler une femme écrivain comme Cixous une «génie»? Les questions de Derrida s’adressaient au champ des études de genre par le concept du «performatif» et certaines ont été jugées agressives ou offensantes; elles ont exercé un impact durable sur la philosophie du «drag» et la performance de genre développées par Judith Butler. La déconstruction confirme-t-elle ou invalide-t-elle les préoccupations des approches post-féministes de la littérature14?

    Je souligne dans ce texte cet engagement au long cours de la pensée derridienne avec la question du «féminin» en insistant sur le fait que, loin de céder à une demande pressante, Derrida a choisi plutôt une position d’oscillation, ni antiféministe ni entièrement féministe, tout en privilégiant aussi, en même temps, sur le plan politique des réponses sans équivoque15. On reconnaît ici sa manière de faire droit sinon justice à un appel éthique résonnant au-delà de toute prescription, norme ou code. En relevant certains aspects des débats, souvent tendus, entre le féminisme (américain) et la déconstruction, je montre qu’une approche sociopolitique et identitaire de cette question se révèle réductrice pour Derrida, qui met, lui, l’accent sur la question du genre (sexuel, textuel) en termes de plaisir (de jouissance, plutôt), de multiplication des différences au-delà de la partition de la «sex(d)ualité», et qui, surtout, fait de la différence sexuelle non pas un concept biologique ni même culturel mais une «scène de lecture» où cette différence, avant toute assignation et identification, reste à lire et à interpréter.

    La littérature tient également une place importante – mais comment la circonscrire? c’est là toute la question, et la difficulté de sa propre pulsion de déplacement – sur le versant politique. Plus que jamais aujourd’hui, la question de l’étranger est, on le sait, d’une brûlante actualité, alors qu’«on laisse s’accomplir l’intolérable: non seulement la mort, la souffrance, la déportation, le malheur sans nom, mais aussi la destruction imbécile des chances de l’Europe et de la Méditerranée dans le monde à venir16», comme le voyait déjà Jacques Derrida dans ce constat qu’il formulait il y a vingt-cinq ans. Ce texte propose une traversée des séminaires et des interventions du philosophe qui en appelle à un autre concept de l’hospitalité en l’arrachant aux fantasmes de l’autochtonie, du sang et même de la langue dite commune. La pensée de l’hostipitalité derridienne ouvre une autre expérience de la citoyenneté et du politique, de la responsabilité devant l’autre. Le rapport au non-savoir de l’hospitalité inconditionnelle éclaire aussi pourquoi une politique qui tente de s’y mesurer doit nécessairement impliquer une invention poétique. Plus que tous les aspects qui se trouvent affectés par la question de l’hospitalité (géopolitique, planification urbaine, travail social, droit international), cette dimension poétique de l’acte d’hospitalité se révèle peut-être ici la plus cruciale.

    Enfin, les deux derniers essais, «Derrida disant» et «Vi(t)a fracta», réfléchissent quant à eux sur une certaine «inactualité» de la pensée de Derrida ou, plutôt, la pertinence des contretemps, de l’après-coup qui marquent la mémoire de son œuvre. Juxtaposés mais écrits à quinze ans d’intervalle, ces textes témoignent, tout comme l’agencement délibérément non chronologique adopté ici, de la position de Derrida critiquant Freud quand celui-ci tente d’imposer une durée et un terme au travail du deuil, Derrida soutenant quant à lui que ce deuil devrait, s’il entend être à la hauteur de cette éthique autre qu’il appelle de ses vœux, se révéler proprement interminable ou infini:

    Même si je dois (c’est l’éthique même) porter l’autre en moi pour lui être fidèle, pour en respecter l’altérité singulière, une certaine mélancolie doit protester encore contre le deuil normal. Elle ne doit jamais se résigner à l’introjection idéalisante. Elle doit s’emporter contre ce que Freud en dit avec une tranquille assurance, comme pour confirmer la norme de la normalité. La «norme» n’est autre que la bonne conscience d’une amnésie. Elle nous permet d’oublier que garder l’autre au-dedans de soi, comme soi, c’est déjà l’oublier. L’oubli commence là. Il faut donc la mélancolie. En ce lieu, la souffrance d’une certaine pathologie dicte la loi – et le poème à l’autre dédié17.

    Cette revendication de la mélancolie, que je fais mienne dans ces essais et dans ceux que j’ai écrits au fil des années dans la direction de la pensée de Jacques Derrida, n’a rien pourtant de pathétique (j’ose l’espérer), mais se veut, au contraire, mémoire active, ranimée, soulevée par un même (et toujours différent) désir de lire et d’écrire. Car si l’on tentait de faire tenir l’ensemble de l’œuvre de Jacques Derrida en un seul mot, celui de «mémoires» lui conviendrait parfaitement. «Mémoires» au pluriel bien entendu, car celui qui disait aimer la «mémoire absolue», aimait aussi ce mot parce qu’il était étroitement lié à l’écriture et à la trace. La mémoire, c’est ce qu’on ne peut jamais s’approprier, elle échappe et revient, perdue (en dépit de tous les aide-mémoire et mémentos) mais aussi toujours revenante, même sous une forme dissimulée, interdite ou refoulée. Si la mémoire est l’inconscient même, son expérience reste toujours, comme l’écrit Derrida dans Mal d’Archive, une «attente sans horizon d’attente, l’impatience absolue d’un désir de mémoire18», dans un mouvement inlassable de reprise, de réitération, de relance. Dans un débat avec Hélène Cixous, Derrida avait dit, en guise de «dernier mot»: «C’est la question de l’impossible: je crois que nous sommes toujours en train de jeter des choses puis de les reprendre19.» Et on se rappelle cette phrase, murmurée à mi-voix dans le film de Safaa Fathy, D’ailleurs, Derrida: «Je ne jette à peu près rien.»

    Les mémoires de Derrida prennent aussi souvent la forme du «journal de bord» comme dans Parages ou «Un ver à soie», dans Voiles, où cette forme mouvante, mobile, à peine un genre passant la ligne entre vie et écriture, appartient au «registre d’une navigation» où «tous les bords, d’un texte à l’autre, sont aussi des rivages, rivages inaccessibles ou rivages inhabitables. Paysage sans pays, ouvert sur absence de patrie, paysage marin, espace sans territoire, sans chemin réservé, sans lieu-dit.»20 «Mémoire» est ainsi le nom d’un «frayage du chemin», d’un espacement, du déplacement des frontières (génériques, politiques): le nom même de la différance. C’est à cette ouverture de la pensée derridienne – et tout particulièrement quant à la littérature – que ces essais tentent chaque fois de répondre.

    1. Jacques Derrida, «Cette étrange institution qu’on appelle la littérature. Entretien avec Derek Attridge» [1989], dans Thomas Dutoit et Philippe Romanski (dir.), Derrida d’ici, Derrida de là, Paris, Galilée, coll. «La philosophie en effet», 2009, p. 262-263. C’est Jacques Derrida qui souligne. (Sauf indication contraire, ce sont toujours les auteur·e·s qui soulignent.)

    2. J. Derrida, Passions, Paris, Galilée, coll. «Incises», 1993, p. [91].

    3. J. Derrida, Fichus. Discours de Francfort, Paris, Galilée, coll. «La philosophie en effet», 2002, p. 29.

    4. Ibid., p. 30.

    5. Georges Didi-Huberman, Essayer voir, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. «Fables du temps», 2014, p. 70 sq. Didi-Huberman fait de Beckett le paradigme même de cet «essayer dire». Je souscris, dans ce livre et dans tous ceux qui l’ont précédé, à cette définition de l’essai comme langage de la non-maîtrise, «langage de l’approximation toujours suspendu entre le sensible et l’intelligible», donnée par Didi-Huberman dans cet ouvrage où il commente le texte d’Adorno, «L’essai comme forme» [1954-1958], trad. fr. Sibylle Muller, dans Notes sur la littérature, Paris, Flammarion, 2009 [1984], p. 5-29.

    6. Voir J. Derrida, «Che cos’è la poesia?» et «Istrice 2. Ick bünn all hier», dans Points de suspension. Entretiens, choisis et présentés par Elisabeth Weber, Paris, Galilée, coll. «La philosophie en effet», 1992, p. 303-308 et p. 309-336.

    7. Sur cette question abordée par Jacques Derrida dans son séminaire dès 1975 et poursuivie, entre autres, dans La carte postale (1980) et Parages (1986), voir J. Derrida, La vie la mort. Séminaire (1975-1976), Pascale-Anne Brault et Peggy Kamuf (éds.), Paris, Éditions du Seuil, coll. «Bibliothèque Derrida», 2019.

    8. Hélène Cixous, Manhattan. Lettres de la préhistoire, Paris, Galilée, coll. «Lignes fictives», 2002, p. 220.

    9. Ibid., p. 44.

    10. Ibid., p. 36.

    11. J. Derrida, Donner la mort, Paris, Galilée, coll. «Incises», 1999, p. 161.

    12. J. Derrida, L’Université sans condition, Paris, Éditions Galilée, coll. «Incises», 2001, p. 11 sq.

    13. Voir, à ce sujet, Anne Berger, «L’université sous conditions», Libération, 2 février 2009; [en ligne], url: , blog coordonné par François Noudelmann et Eric Aeschimann, consulté le 28 août 2019; de même que plusieurs des communications présentées au colloque «La littérature sans condition» organisé par Isabelle Alfandary, avec l’Université Sorbonne Nouvelle 19-21 (PRISMES) et le Collège international de philosophie, qui s’est tenu à Paris les 14, 15 et 16 juin 2019 (Actes à paraître).

    14. Jean-Michel Rabaté, «Introduction», dans After Derrida: Literature, Theory and Criticism in the 21st Century, J.-M. Rabaté (dir.), Cambridge (G.-B.), Cambridge University Press, coll. «After Series», 2018, p. 12. Ma traduction.

    15. Sur la question des femmes et la violence par exemple, je me permets de renvoyer à mon essai La vérité à l’épreuve du pardon. Une lecture du séminaire «Le parjure et le pardon» de Jacques Derrida (Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, coll. «Humanités à venir», 2018), où Derrida souligne que le viol n’est pas une violence parmi d’autres et lui donne une place déterminante dans son analyse de la violence sexuelle et raciale.

    16. Voir infra, «Politique et poétique de l’hospitalité», p. 213.

    17. J. Derrida, Béliers. Le dialogue ininterrompu: entre deux infinis, le poème, Paris, Galilée, coll. «La philosophie en effet», 2002, p. 74.

    18. J. Derrida, «Prière d’insérer», Mal d’Archive. Une impression freudienne, Paris, Galilée, coll. «Incises», 1995; rééd., 2008.

    19. J. Derrida, «Débat», dans Mireille Calle-Gruber (dir.), Hélène Cixous, croisées d’une œuvre, Paris, Galilée, coll. «La philosophie en effet», 2000, p. 466.

    20. J. Derrida, «Introduction», dans Parages, Paris, Galilée, coll. «La philosophie en effet», 1986, p. 15; rééd., 2003, p. 15.

    I

    Jeter une ligne

    Je me trouve ici parmi les philosophes et les poètes – et je ne suis ni l’une ni l’autre. D’où mon embarras, mon inconfort devant cet impossible entre-deux. C’est pourtant à partir (à me départir?) de ce «ni… ni» que j’esquisserai ces pas hésitants. «La poésie pense-t-elle?» Pour répondre à une telle question, il faudrait bien entendu prétendre savoir ce qu’est «penser» – vertigineuse question, abîme à la vérité – et surtout, peut-être, savoir suspendre ce savoir avant de jeter une ligne comme on se jette à l’eau: avant le savoir, me murmure encore une autre voix, il faudrait aussi savoir rêver – tout autre programme – une telle question. Car en ce sens le poème ne pense pas. Il est ce qui se fait sans qu’on le fasse: c’est cela qu’il faudrait approcher ici, en une ligne comme en cent.

    En arrière-plan de ce premier fragment, comment pourrait-on éviter d’entendre les voix de Mallarmé et de Blanchot, de Mallarmé dans Blanchot, comment ne pas faire revenir cette affirmation, «l’une des plus glorieuses de Mallarmé» selon Blanchot, qui dit peut-être tout en se taisant, en deux mots seulement: «fait, étant» («Impersonnifié, le volume, autant qu’on s’en sépare comme auteur, ne réclame approche de lecteur. Tel, sache, entre les accessoires humains, il a lieu tout seul: fait, étant»1)?

    Croisement de l’être et du faire, qu’est-ce qui a lieu dans le poème, le poème qui, soulignons-le encore, a lieu tout seul?

    [Cette affirmation] rassemble, en elle, sous une forme qui porte la marque de la décision, l’exigence essentielle de l’œuvre. Sa solitude, son accomplissement à partir d’elle-même comme d’un lieu, la double affirmation, juxtaposée en elle, séparée par un hiatus logique et temporel, de ce qui la fait être et de l’être où elle s’appartient, indifférente au «faire»; la simultanéité donc de sa présence instantanée et du devenir de sa réalisation: dès qu’elle est faite, cessant d’avoir été faite et ne disant plus que cela, qu’elle est2.

    Ces lignes, quant à ce sujet de la pensée du poème, peuvent-elles être dépassées, poussées plus loin? Pouvons-nous faire autrement que de repasser par elles aujourd’hui? Tout a peut-être été dit, et si économiquement, si elliptiquement dans ce saut de deux mots: «fait, étant».

    *

    Je n’ai jamais, de ma vie, écrit, je crois, un poème. Honte d’être conduite à cet aveu (je dis: je crois, car faudrait-il tout de même tenir compte – mais alors comment? – de tous ces poèmes naissants, tournoyants, «en pensée seulement», jamais posés sur le papier?). Pourtant, de les avoir jetées, ces choses à peine pensées, sur le papier me remplirait tout aussi sûrement de gêne. Il est difficile de savoir si c’est de placer le poème trop haut ou d’entrevoir qu’il vient, au contraire, du plus bas, si cette topologie-tropologie est encore pertinente, d’un lieu littéralement insupportable, sans fond ni point d’appui, où le langage, «privé la plupart du temps de contenu, à peine organisé en mots3», laisse venir une phrase – ce peut être un vers – qui cherche à se former selon une certaine diction, un rythme, une prosodie, mais qui ne se laisse jamais prendre dans une phrase, encore moins dans le poème. C’est là qu’il faudrait commencer à penser dans ou avec le poème, là où l’inavouable demeure toujours intact, même lorsque c’est dit, comme l’écrit Jean-Luc Nancy au sujet de Blanchot: «Ce qui est inavouable n’est pas indicible. Au contraire, l’inavouable ne cesse d’être dit ou de se dire dans le silence intime4», dans ce qui m’intime ce silence. Comme une aphasie native, blessure de naissance, ne se laissant jamais oublier dans chacun des mots qu’elle porte.

    Me tombe sous la main ce «Post-scriptum» de Philippe Lacoue-Labarthe qui tente peut-être de faire le deuil des mêmes «repentirs»:

    J’éprouve, bien entendu, une certaine gêne devant ces pages: comme toujours «après», mais aussi parce qu’elles étaient initialement destinées à être lues, en des circonstances précises, et, sauf pour quelques-unes, à «passer» ainsi. Je crains également, bien entendu, qu’on les perçoive comme «poétiques», et il est vrai que j’exècre ce qu’on range de manière emphatique sous le nom de «poésie». Mais dans l’un et l’autre cas, rien de très grave ni de très important: c’est un risque (minime) à courir5.

    Et puis, même sans avoir «signé» un poème: cela ne dispense certes pas de le penser.

    *

    Un philosophe me dit au sujet de ce titre: les mots, la formule sont français, mais la question est allemande. J’entrevois déjà le chemin tout tracé (la voie obligée?) empruntant la filière germano-romantique, de Schlegel et Hölderlin à Heidegger jusqu’à Celan, «chemin impossible, chemin de l’impossible», tout ce qu’il y aurait à dire, au moins à rappeler, pour être le moindrement sérieux et responsable devant un tel titre, «La poésie pense-t-elle?», quant à «L’origine de l’œuvre d’art», au grand discours de la Dichtung comme mise-en-œuvre-de-la-vérité, au lien poésie-pensée en tant qu’originaire et fondamental, etc. Ce serait une réponse possible, nécessaire même, propre en tout cas à faire sentir les passages (et l’intraduisible) entre les langues, entre l’allemande et la française dans leur manière même de réfléchir leur rapport à la poésie6 (par exemple, chez Heidegger une certaine idéalisation de la poésie affirmée d’autorité contre la littérature, «vagabondage de l’esprit inventant çà et là ce qui lui plaît», «laisser-aller de la représentation et de l’imagination aboutissant à l’irréel»: que de problèmes dans ce partage et cette élection exclusive de la seule poésie à l’essence et à «l’avènement de la vérité de l’étant»7). La langue, la pensée, la poésie: que pourrais-je ajouter à ce débat, sauf à faire résonner ici l’admirable «Réponse de Paul Celan à une enquête de la librairie Flinker, Paris (1961)»:

    Votre question porte sur la langue, sur la pensée, sur la poésie: vous la posez en termes succincts – permettez-moi de donner à ma réponse une forme tout aussi succincte.

    Le bilinguisme dans la poésie, je n’y crois pas. Le double langage – oui, ça existe, aussi de nos jours chez divers artistes, j’entends acrobates, de la parole, en particulier chez ceux qui en heureuse conformité avec l’évolution du marché culturel savent se donner la réputation d’être aussi bien polyglottes que polychromes.

    La poésie: c’est chaque fois une seule fois l’envoi de son destin à la langue. Et donc ce n’est pas – permettez-moi ici une vérité triviale, mais de nos jours, n’est-ce pas, la poésie, comme la vérité, ne se perd que trop

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