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Traits chinois / lignes francophones
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Livre électronique420 pages6 heures

Traits chinois / lignes francophones

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À propos de ce livre électronique

La fin du XXe siècle a vu l’émergence de la Chine comme puissance économique, mais le monde francophone connaît l’influence culturelle de la Chine depuis bien plus longtemps. Depuis 1880, des auteurs chinois utilisent la langue française pour s’exprimer et pour élaborer des oeuvres variées, souvent polymorphes et transdisciplinaires. Cet ouvrage veut faire le point sur la francophonie chinoise et son histoire.

François Cheng à l’Académie française, Gao Xingjian prix Nobel de littérature, Yan Ming-Pei au Musée du Louvre, Ying Chen célébrée en Amérique du Nord, la communauté chinoise présente tous les signes d’une réussite culturelle éclatante au sein du monde francophone. En multipliant les approches, ce livre rend compte de la richesse des créateurs franco-chinois. Il s’intéresse aussi à des figures inconnues, comme un peintre oublié des années 1930 et une blogueuse audacieuse. Enfin, en s’aventurant sur des territoires inattendus, l’Afrique par exemple, où les Chinois communiquent souvent en français, les auteurs explorent un champ de recherche qui montre déjà des potentialités esthétiques insoupçonnées.

Ce livre est aussi une histoire d’amitiés entre quelques personnes, intellectuels, universitaires ou artistes, qui se connaissent depuis des années,partagent la même passion pour la Chine, et qui vivent sur différents continents.
LangueFrançais
Date de sortie1 juin 2012
ISBN9782760627741
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    Aperçu du livre

    Traits chinois / lignes francophones - Rosalind Silvester

    Sous la direction de

    Rosalind Silvester et Guillaume Thouroude

    TRAITS CHINOIS /

    LIGNES FRANCOPHONES

    Écritures, images, cultures

    Les Presses de l’Université de Montréal

    À Jack, dont la naissance coïncide avec la genèse de ce livre.

    À Huang Bei, Don « Sally » Xue et Zhu Yin.

    INTRODUCTION

    Rosalind Silvester

    et Guillaume Thouroude

    « Votre langue est comme une belle femme, gracieuse et souriante, qui plaît à tout le monde sans efforts, mais qui ne doit pas dire qu’elle veut plaire. » Cette phrase fut prononcée en février 1889, à la Sorbonne, par le premier écrivain chinois de langue française, le général Tcheng Ki-Tong ¹. Le discours qu’il a tenu dans le cadre de l’Alliance française pourrait constituer le geste fondateur de la francophonie chinoise: y sont déjà présentes une admiration mutuelle et une méfiance ironique qui réapparaîtront tout au long du XXe siècle parmi les Chinois qui, à un moment ou à un autre, ont choisi le français comme moyen d’expression. Dans la rhétorique de Tcheng Ki-Tong, l’ambivalence est élevée au rang d’œuvre d’art, tant le désir collectif de venger la Chine des humiliations causées par les Européens se conjugue à l’ambition individuelle d’incarner le réalisme transculturel, c’est-à-dire d’adapter les formes narratives occidentales aux mœurs et aux histoires chinoises ².

    De fait, la francophonie chinoise s’adosse à un XIXe siècle profondément conflictuel. L’arrivée brutale des Occidentaux, dont l’industrie pouvait vaincre l’armée impériale et imposer sa volonté à la Chine, a profondément affecté les Chinois dans leurs croyances, leur confiance, leur système de valeurs. Les Occidentaux, sans coloniser le pays à proprement parler, représentèrent à la fois le modèle à imiter au niveau de la technique, et l’« autre » auquel s’opposer sur le plan des valeurs. Les puissances étrangères furent, selon les situations et les forces en présence, un secours ou un danger. Cette ambivalence se retrouve dans quasiment toutes les productions culturelles des Chinois francophones du XXesiècle.

    Tcheng Ki-Tong incarne à sa manière cette archéologie de la francophonie chinoise. L’adaptation de l’écrivain aux tournures d’une langue « gracieuse et souriante » n’empêche en rien Tcheng d’être patriote et de chercher, dans ses livres, à démontrer la supériorité de la Chine. Si les successeurs de Tcheng sont moins radicaux, leur rapport à la francophonie restera malgré tout marqué par l’historicité singulière de leur pays d’origine, par la nécessité de s’en éloigner parfois, mais aussi par le poignant désir d’en chanter les beautés.

    Une francophonie de moins en moins secrète

    De nombreux écrivains et artistes chinois sont venus vivre en France, en Belgique, en Suisse et au Québec, tout au long du XXe siècle. Dès le XIXe siècle, en réalité, des Chinois émigrèrent à l’ouest de l’Amérique du nord, puis gagnèrent peu à peu le Québec. Pour ce qui est de l’Europe, les causes de leur venue, ainsi que le contenu de leur travail, nous rappellent de grands moments d’une double histoire alternée. Les premiers Chinois qui immigrèrent en France le firent pour des raisons liées à l’histoire de l’Europe, tandis que ceux qui migrèrent dans la seconde partie du xxe siècle paraissent essentiellement motivés par les vicissitudes de l’histoire chinoise contemporaine.

    Lors de la Première Guerre mondiale, la France a recruté une main d’œuvre de cent mille travailleurs en Chine, mais cette première vague n’a pas produit d’œuvres littéraires ou artistiques ³. Avant la « Grande Guerre », en revanche, un partenariat entre Lyon et Pékin mit en œuvre le programme « Travail-Études », et permit à des étudiants de venir en France pour suivre une formation combinant le travail manuel et le travail intellectuel. Après la guerre, ce programme se transforma en une université franco-chinoise, délivrant des diplômes valides en France comme en Chine, et formant des scientifiques, des traducteurs, des artistes et des ingénieurs. De cet Institut franco-chinois furent issus des peintres et des écrivains qui, après l’expérience illustre mais isolée de Tcheng Ki-Tong, ont formé la première véritable génération de Chinois francophones.

    La deuxième partie du XXesiècle coïncide avec des événements d’une importance considérable et témoigne d’une histoire de la Chine extrêmement instable. Survenue en 1911, la chute de l’Empire a vu la fin d’un système politique et idéologique si ancien et si ancré dans les consciences que le pays n’a pas pu négocier sans heurts la transition vers le système républicain. D’où une effervescence et un désordre constants, qui ont culminé dans l’invasion japonaise et la Seconde Guerre mondiale.

    Les événements d’après-guerre les plus significatifs pour notre étude sont ceux qui ont été les plus déterminants dans l’émigration des Chinois en Amérique et en Europe : la guerre civile entre nationalistes et communistes, l’établissement de la République populaire (1949), la Révolution culturelle (de 1966 à 1976), les événements de Tiananmen (1989), et le développement exceptionnel des années 1990 et 2000. Ces phénomènes historiques constituent aussi, naturellement, la trame de nombreux récits d’écrivains contemporains, c’est la raison pour laquelle les œuvres que nous analysons dans ce volume sont souvent affectées par les grandes mutations que la Chine a connues au cours des 60 dernières années ⁴.

    Le dernier grand événement de la Chine contemporaine est sans conteste sa récente montée en puissance sur la scène internationale, tant politique qu’économique. Ce retour progressif a coïncidé avec une véritable popularité autour de la figure des écrivains et artistes chinois francophones. Les plus grandes récompenses (prix Nobel, Académie française, Académie des Beaux-Arts, prix littéraires, expositions, rétrospectives, succès populaires) ont mis en lumière l’importance que les sociétés francophones prêtaient à des personnalités telles que François Cheng, Zao Wou-Ki, Gao Xingjian, Yan PeiMing, Shan Sa, Dai Sijie ou Ying Chen.

    Littérature dominante et langue mineure

    Inversement, les membres de la diaspora chinoise se sont ardemment investis dans la francophonie, qu’ils appréhendent de manière originale. Si l’usage de la langue française dans certaines régions du monde peut apparaître comme un choix de résistance (pour les Québécois bien sûr, mais aussi pour les Haïtiens, autrefois occupés par l’armée américaine, ou pour une partie des Belges), ou au contraire comme un état de fait oppressif et dominateur (comme le ressentent une partie des Antillais), il n’en est rien en Chine : le français n’y est pas lié directement à la problématique postcoloniale ⁵, et son usage ne semble pas résulter d’une éthique de la confrontation.

    Plus intéressant, peut-être, est alors le rapport qu’entretiennent les Chinois francophones à la littérature et aux arts les plus légitimés de la région francophone où ils finissent par habiter : alors que l’émergence de la francophonie, selon Christiane Albert, procède de « la déconstruction d’une littérature dominante ⁶ », des auteurs comme François Cheng n’adoptent pas d’attitude contestataire visà-vis de l’académisme. Leur langue très soignée est au contraire une sorte d’hommage à une forme classique. Loin de chercher à déconstruire la littérature dominante, ils cherchent à la nourrir et à s’y épanouir, reproduisant par là une certaine modalité existentielle du lettré chinois traditionnel.

    L’une des exceptions les plus notoires à cette règle, cependant, est l’écrivaine sino-canadienne Ying Chen, dont le travail fait l’objet d’une section entière dans ce volume. Bien que la structure et les idées de ses livres gagnent en complexité, l’effet linguistique général de sa prose est d’une grande simplicité loin de l’académisme littéraire favorisé par François Cheng. Le style de Ying Chen est lucide, nu, doté d’« une intensité intérieure ⁷ ». Elle entremêle les genres littéraires, tels que la poésie et le théâtre, afin d’atteindre à une forme d’écriture hautement singulière, rejoignant par là d’autres écrivains de la diaspora, comme Gao Xingjian. Reconnaissant l’égale importance des sons et du sens, elle concentre son travail sur le rythme et la musicalité de ses textes : « Je voudrais que chaque phrase, sinon chaque mot, ait un sens double ou ambigu, tout en étant clair et direct. Car c’est ainsi que je perçois la réalité ⁸. »

    Il s’agit là d’une morale de l’ambiguïté que l’on retrouve chez plusieurs auteurs chinois, et qui traverse assez largement les études réunies ici. L’incertitude centrale quant à l’appartenance communautaire irradie l’ensemble des travaux proposés dans ce volume: faut-il perpétuer des images de la « Chine éternelle » aux lecteurs francophones qui perçoivent ces écrivains comme plus légitimes pour parler de ce pays ⁹ ? Ou bien est-il possible de s’affranchir de son imaginaire national afin de créer des œuvres universelles ? Est en jeu ici la possibilité d’exister simplement comme écrivain, ou artiste, indépendamment d’un label classificatoire – « d’origine chinoise » – qui finirait par s’apparenter à un carcan ¹⁰. Si Gao Xingjian a plusieurs fois conçu des pièces de théâtre déterritorialisées ¹¹, et si ses films rejettent une affiliation trop nette à sa patrie d’origine, son ancrage dans la culture chinoise, par la matérialité même de sa pratique picturale ou par les thèmes abordés dans son travail narratif, le situe dans un espace franco-chinois assumé. En revanche, d’autres écrivains, tels que Dai Sijie ou Shan Sa ¹², ont tenté d’échapper à ce déterminisme culturel en écrivant des romans sans référence à la Chine, ou dont les références étaient traitées avec une complexité qui cherchait à prendre de la distance avec l’imagerie stéréotypée d’un orientalisme exotique. Or, la tiédeur de la réception les a convaincus de retourner à des narrations en rapport direct à la culture chinoise et à une forme d’exotisme plus conventionnel, comme si l’attente du public était trop forte à cet égard pour qu’ils puissent se sentir tout à fait libres dans leur processus créatif ¹³. Là encore, une exception s’impose avec Ying Chen qui, loin de faire reposer son travail sur ses origines, contourne la question de l’ethnicité par des éléments narratifs structurels qui lui permettent de s’attacher à la fiction pure, sans référence à un pays ou à une culture déterminés. Ses récits sont volontairement de plus en plus abstraits et universels : « En écrivant comme je le fais maintenant, j’espère être un peu moins l’ambassadrice ou la représentante d’une culture ou d’un groupe particulier. [...] En fait, depuis Immobile, je fais de la poésie ¹⁴. »

    Le terme de « poésie », entendu comme pratique qui ne cherche pas à communiquer un message, mais à faire chanter la langue ellemême, constitue en partie une motivation pour les auteurs chinois qui choisissent la langue française. En effet, cette langue a la particularité d’être à la fois très renommée du point de vue de la culture qu’elle véhicule, et faible en ce qui concerne le nombre de locuteurs chinois. La manière « poétique » d’user de la langue, pour reprendre la réflexion de Ying Chen, est non seulement une manière d’universaliser sa propre parole, pour ne pas se cantonner à être l’« ambassadeur » d’un pays, mais s’avère aussi un moyen de se rendre « mineur », dans le sens où Gilles Deleuze et Félix Guattari parlent de « littérature mineure ¹⁵ ». Car choisir le français signifie, dans une certaine mesure, ne pas choisir l’anglais. Quand Su Xuelin décide de venir en France, dans les années 1920, c’est après de longues réflexions car sa première volonté est d’aller en Amérique :

    Sans intérêt. Si je dois partir, je veux que ce soit en Amérique. La France est trop risquée, j’ai entendu dire que de nombreux étudiants-ouvriers y étaient morts de faim. De plus, le français n’est pas courant en Chine, l’étudier n’a aucune utilité ¹⁶.

    Su ira pourtant plusieurs fois en France, apprendra la langue et étudiera dans les bibliothèques françaises pour conduire ses recherches sur la poésie chinoise classique. Preuve s’il en est de l’« utilité » internationale de cette langue, mais aussi de sa dimension littéraire, artistique, qui continue d’être vue par les Chinois du XXe siècle comme une marque distinctive du français. Mais plus le temps passe et plus le français disparaît du monde économique et de la politique internationale. S’il garde un pouvoir d’attraction au XXIe siècle, c’est peut-être dû à cette situation d’entre-deux, celle d’une langue à la fois (devenue) rare et relativement (encore) prestigieuse.

    En cela, c’est une langue qui peut servir de « cachette collective », où des écrivains s’expriment en s’assurant qu’ils ne sont pas compris de leurs compatriotes. Cela peut prendre la forme d’une révolte qui ne dit pas son nom, comme l’atteste Ying Chen : « En fait, écrire en français peut être considéré, au moins au départ, comme un geste de révolte, plutôt inconscient, contre certains éléments de l’éducation que j’ai reçue dans la langue chinoise ¹⁷.» Le conjoint, la famille, l’éducation, le parti ou l’État, nombreuses sont les instances dont il est désirable de se prémunir. On le voit tout particulièrement dans la cyberlittérature contemporaine : Cao « Neige » Dong Xue, jeune blogueuse universitaire, peut s’exprimer librement du moment que personne, dans son entourage professionnel et affectif, ne la comprend, et c’est ainsi que, grâce au filtre du français, elle parle sans crainte de ses parents, de son amoureux, de sa sexualité, de sa meilleure amie, de ses professeurs et de ses étudiants. Elle se permet même de critiquer le parti communiste et la corruption qui règne au sein de l’université ¹⁸. L’usage du mandarin serait simplement impossible pour aborder tous ces sujets, et l’usage de l’anglais l’exposerait encore trop. Le français est suffisamment inconnu des Chinois pour être ignoré des censeurs et des juges de toutes sortes, et dans le même temps, l’usage « poétique » qu’elle fait de la langue lui permet de voir se former autour d’elle une communauté de lecteurs/commentateurs sensibles et cultivés dans le monde francophone de l’Internet, aussi bien en Amérique qu’en Europe et en Afrique. Dans une Chine dominée par des relations socioéconomiques (perçues comme) anglo-saxonnes et un rigorisme moral volontiers « sinochauvin ¹⁹ », la francophonie semble tenir un juste milieu entre le secret intime et l’ouverture internationale, la liberté de parole et le débat contradictoire, le libertinage et la réflexion. Au fond, la francophonie chinoise ramène la langue française au rôle qui était le sien à l’époque prérévolutionnaire, lorsqu’elle véhiculait à la fois une morale du plaisir décadent et un système de pensée politique subversif. Cette proximité inattendue entre la littérature chinoise actuelle et l’Europe des Lumières est sans doute l’aspect le plus étrange et le plus séduisant de la francophonie chinoise postmaoïste.

    Voyages, multiculturalisme et intégrations diverses

    Qu’ils voyagent sur place, virtuellement, ou qu’ils émigrent, les Chinois francophones ont en commun de s’inscrire dans une anthropologie de la mobilité ²⁰. Le père fondateur de la francophonie chinoise, le général Tchen Ki-Tong, cherche précisément à faire la synthèse entre les deux cultures qu’il juge culturellement supérieures, par le récit d’un voyage le long du fleuve bleu (le fleuve Yangtsé), l’antique bassin de la Chine traditionnelle. Ce même espace du fleuve bleu est à nouveau celui que choisit Gao Xingjian lorsqu’il fuit le pouvoir central de Pékin. Dans les années 1980, ses voyages dans les montagnes du « sud-ouest », aux sources du Yangtsé, lui inspireront La montagne de l’âme et seront pour lui l’occasion de se distancier de la culture impériale centralisatrice, au profit d’une culture alternative, minoritaire, encore baignée de chamanisme. Gao y trouve l’occasion de puiser dans une certaine tradition chinoise des armes pour résister au pouvoir et à la censure de Pékin. Le choix du nomadisme, de la fuite et de la fragilité antihéroïque le met en situation de réussir un exil sans nostalgie et sans amertume ²¹.

    C’est un voyage beaucoup plus complexe qui est à l’œuvre, pour le coup, avec les Chinois qui émigrent en terre francophone africaine. Là aussi, on retrouve un même sens du nomadisme et de la fragilité apparente des individus, afin d’échapper aux contradictions du pouvoir, ou tout au moins dans le but de s’assurer une certaine stabilité dans un environnement fluctuant. En Afrique plus qu’ailleurs, la francophonie chinoise semble s’affirmer dans une double capacité à s’intégrer dans une société donnée, tout en constituant une culture à part, au point que les Chinois sont souvent perçus par les Africains comme se tenant volontairement à l’écart ²². Benoît Carrot parle de cette francophonie chinoise comme du lieu d’un « entretrois » culturel, non pas un face-à-face entre la Chine et la France, ou la Chine et l’Afrique, mais une rencontre tripartite entre la culture chinoise, la langue française et les us et coutumes africains : à la différence des expatriés occidentaux, les travailleurs chinois apprennent même des langues vernaculaires pour, au final, produire les conditions d’une culture inédite, qui prend forme notamment dans la musique et les arts plastiques. En définitive, dans cet « entre-trois » culturel, la francophonie chinoise révèle peut-être son originalité la plus profonde, qui consiste en une pratique renouvelée du multiculturalisme.

    Tous les Chinois dont nous étudions les œuvres dans ce volume ne vivent pas, en effet, « entre deux » cultures, mais dans une pluralité dont il faut tenter la description : la culture chinoise majoritaire, la diversité présente en terre chinoise ²³, l’Occident dans son ensemble, perçu comme anglophone d’abord, puis le pays francophone dans lequel ils s’établissent, etc. Leur vie entre plusieurs cultures les détermine donc à produire, individuellement et collectivement, non un courant, mais un travail multiculturel dont la première manifestation est l’aspect pluridisciplinaire. À côté de l’écriture, François Cheng et Shan Sa pratiquent notamment la calligraphie ; beaucoup d’entre eux ne veulent ni ne peuvent abandonner l’encre de Chine, qui est peut-être plus présente chez les auteurs chinois de la diaspora que chez ceux qui sont restés au pays. Si Gao a obtenu le prix Nobel de littérature, il est aussi connu comme peintre, et lui-même se perçoit comme un artiste polyvalent et voit dans l’art du cinéma des potentialités qui répondent à ses désirs de création ²⁴. Le cinéma est aussi un moyen d’expression favorisé par Dai Sijie. Plus que d’autres communautés diasporiques, les Chinois francophones appréhendent l’écriture non comme une fin en soi, mais comme une posture de création ouverte sur d’autres formes d’expression artistique et d’autres manières d’être.

    Cet ouvrage voudrait donc contribuer à l’élaboration d’une cartographie de la création francophone d’origine chinoise à travers la diversité de ses pratiques. Pour ce faire, les articles réunis ici présentent le triple mérite de couvrir l’ensemble de ce phénomène culturel en allant des origines littéraires à la cyberécriture actuelle ; de privilégier une diversité des approches, avec des études littéraire, cinématographique, ethnologique, comparatiste, philosophique, muséographique et psychanalytique ; et enfin d’ouvrir la problématique de la francophonie chinoise à une véritable originalité de traitement et de corpus. Ainsi, des études synchroniques et diachroniques coexistent pour donner de la profondeur à ce volume: toujours centré sur des allers-retours entre la Chine et la francophonie. Ce travail multiple présente à la fois un reflet des tendances nouvelles des champs concernés et une porte d’accès à des recherches futures sur ces échanges culturels spécifiques.

    Présentations des articles

    La première section du livre tâche de faire l’historique de la francophonie chinoise aujourd’hui en associant, à travers trois chapitres bien distincts, les Chinois qui ont engendré des rapports créatifs avec la langue française depuis le XIXe siècle et celles et ceux qui continuent d’adapter la littérature franco-chinoise au contexte contemporain du XXIe siècle.

    Yinde Zhang propose, dans « La francophonie chinoise d’aujourd’hui et l’héritage du général Tcheng Ki-Tong», rien moins qu’un essai de généalogie de la francophonie chinoise, avec une réflexion sur l’œuvre et la vie du général Tcheng Ki-Tong, premier Chinois à avoir écrit des livres en français. Mais comme son titre l’indique, l’article se projette dans une historicité extrêmement problématique, celle de Chinois qui utilisent le français au moment où la langue chinoise devient de plus en plus internationale. Zhang accompagne le lecteur dans un parcours qui pointe les différentes apories de la francophonie chinoise: celle de la comparaison culturaliste, telle que pratiquée par le général Tcheng, mais aussi celle d’une illusoire « désinisation », afin d’en mieux souligner les promesses incarnées par les voix de Ying Chen et de Gao Xingjian notamment.

    À l’instar du pionnier Tcheng Ki-Tong, Su Xuelin (1899-1999) est la première femme chinoise à entreprendre des études supérieures en partant à l’étranger à une époque où les femmes commencent à intégrer l’université. Jacqueline Estran décrit son parcours à l’Institut franco-chinois de Lyon et sa formation à l’École des Beaux-Arts de 1921 à 1925. De cette expérience, retranscrite d’abord dans un roman, Jixin (Des épines dans le cœur, 1929), puis dans de nombreux textes autobiographiques, Su Xuelin fera l’une des principales sources de sa création littéraire et de sa réflexion. Se livrant à un constant travail sur la différence – travail de mise à distance et de prise de conscience – elle montre qu’au-delà de la différence, il y a le dialogue avec soi et le monde.

    Le chapitre d’Ileana Daniela Chirila sur la littérature transculturelle franco-chinoise sert, pratiquement, à introduire ce groupe d’écrivains connaissant un grand succès populaire et critique. En tenant compte des débats théoriques soulevés par le contexte d’acculturation, tels que la mondialisation, le postcolonialisme et le cosmopolitisme, elle situe ces textes dans la littérature française contemporaine. Les qualités esthétiques propres à cette écriture sont prises en considération aussi afin de les distinguer d’autres œuvres produites par des écrivains d’origine non-francophone. De cette manière, Chirila examine des facteurs externes et internes qui se présentent dans la problématique de l’assimilation/dissimulation et elle propose l’idée que les écrivains franco-chinois dépassent cette ambiguïté en se réclamant de plusieurs traditions à la fois.

    Les études de l’œuvre de Gao Xingjian connaissent une recrudescence depuis quelques années. En témoigne d’ailleurs la constitution d’une section entière consacrée uniquement à son travail dans ce livre. L’entretien que Gao nous a accordé apporte un éclairage inédit sur son travail créatif car il prend pour axe d’approche le cinéma. Gao y révèle que le cinéma fait partie de sa culture et de ses pratiques depuis les années 1960, qu’il est passé par une connaissance théorique du cinéma russe avant de découvrir la « nouvelle vague » avec retard, à la fin de la Révolution culturelle. Il a réalisé deux films à ce jour, La silhouette sinon l’ombre et Après le déluge. Cet entretien lui offre l’espace nécessaire pour développer sa conception d’un art total, libéré du carcan narratif, où se mêlent l’écriture, la peinture, la danse, le théâtre et le chant.

    Nathalie Bittinger, à partir de là, examine l’œuvre de Gao sous l’angle de l’usage libre des formes et des genres, et dans la pluridisciplinarité de sa recherche. Pour la première fois, un article de recherche se penche sur le travail cinématographique de Gao, qui permet au lecteur qui n’aurait pas eu l’occasion de voir les films en question, d’y entrer et de saisir les tendances esthétiques fondamentales qui y sont à l’œuvre.

    Pour terminer la section consacrée à Gao, Guillaume Thouroude considère La montagne de l’âme sous l’angle du « récit de voyage ». Ce genre littéraire permet une relecture de Gao dans le cadre d’une créativité en prise sur le réel (ou sur le factuel) plutôt que sur la fiction. Thouroude articule la conception deleuzienne du « nomadisme» à la notion d’individualité errante et fragile telle que la dépeint Gao, afin de dépasser l’apparent rejet de la politique qui est à l’œuvre dans La montagne de l’âme, et au contraire pour esquisser une théorie politique de l’« intermédiaire », entre la France et la Chine, mais aussi entre la figure de l’étranger et celle du citoyen intégré.

    Autre écrivain à qui nous consacrons une section entière, Ying Chen fait l’objet d’une attention critique toute particulière. La migration de Ying Chen de Shanghai au Québec en 1989 lui inspira ses deux premiers textes qui traitent du dépaysement physique et psychique. Elle a été classée, par conséquent, parmi les écrivains de la littérature minoritaire. Sa résistance à cette classification – et même à toute classification – se manifeste dans ses romans à partir de 1998 et s’exprime surtout à travers une narration dépourvue de tout repère spatio-temporel. En définitive, les trois chapitres de la section consacrée à Ying Chen mettent l’accent sur cette imprécision culturelle voulue.

    Dans le premier, Gabrielle Parker suit les balises que l’auteure pose sur son parcours esthétique dans ses essais et suggère que les frontières sont sinon absentes de son œuvre, du moins floues – que ce soit entre une forme et une autre, un endroit et l’autre, une époque et une autre. Explorant ainsi le concept de l’« écart », Parker met en lumière les thèmes de l’exil, du décalage littéral et métaphorique, de l’entre-deux et des traces laissées par la vie antérieure et par l’arrière-pays intellectuel. La trace se transforme en trait lorsqu’elle considère l’écriture et les langues de Ying Chen, en notant que son passage du chinois au français non seulement n’est pas accompli, mais pourrait être irréalisable. À jamais entre deux voix, donc, c’est dans cet écart infiniment variable que l’auteure poursuit sa quête du traduisible.

    La question de l’universel, soulevée dans la majorité des textes de Ying Chen en raison du manque de références temporelles et culturelles, se hisse au niveau de thème principal dans Un enfant à ma porte (2009), selon l’analyse de Rosalind Silvester. Un enfant trouvé, adopté à titre non officiel par la narratrice et son mari, provoque un fort attachement au présent et mène à une contemplation approfondie de l’avenir. Mais le texte s’avère beaucoup plus qu’un simple récit de filiation, présentant les circonstances personnelles et idiosyncratiques d’une famille dont la mère est réincarnée plusieurs fois, car l’auteure traite simultanément de préoccupations concernant l’humanité en général dans le XXIe siècle. On a affaire ici à une sorte de manifeste social prônant, d’un côté, une revalorisation du rôle de la mère et avertissant, de l’autre, de la disparition de notre espèce.

    Marie-Christine Lambert-Perreault porte son attention sur Le mangeur (2006) dans lequel Ying Chen s’éloigne encore plus des points de référence concrets et passe quasiment au genre fantastique en présentant une narratrice consommée, au sens propre, par son père. Lambert-Perreault soutient l’idée que la nourriture, qu’elle soit objet de convoitise, instrument relationnel ou vecteur d’une identité familiale, est un motif récurrent dans l’œuvre de Ying Chen et que la signification de l’avidité orale atteint son paroxysme dans ce texte. L’auteure cite des aliments plutôt que des mets culturellement identifiables, ce qui réfute l’idée d’une origine unique et contribue à « contre-orientaliser » l’Extrême-Orient sur le terrain littéraire. S’appuyant sur des théories courantes dans la sociologie et la psychanalyse, Lambert-Perreault envisage enfin certaines pratiques alimentaires représentées dans la production de l’auteure comme des fantasmes d’incorporation mélancolique, tributaires de son expérience migratoire.

    La section suivante propose des chapitres plus ouverts sur la plurivocité de la francophonie chinoise.

    Une approche allant du contenu littéraire au cadre théorique est entreprise par Rosalind Silvester dans le chapitre suivant. La discussion se concentre sur quatre textes de François Cheng et de Ya Ding dans lesquels la spiritualité, thème dominant, est perçue comme un trait intégral de l’identité chinoise, ou bien comme une des « essences » de la sinité. Cette appréhension des textes, correspondant aux prémisses de l’idée d’« orientalisme » (telle que conceptualisée par Edward Saïd), est à la base de cette étude qui cherche, en définitive, à renouveler les idées sur la représentation du natif et de l’exotique. Vu que la spiritualité relève souvent du surnaturel dans ces textes, Silvester renvoie à un modèle littéraire qui existe déjà, celui du « réalisme magique ». Les textes de François Cheng et de Ya Ding s’en différencient à cause de l’absence d’une dimension politiquement subversive. Par la suite, Silvester emploie la dénomination de « réalisme surnaturel » pour évoquer les caractéristiques singulières de ces textes.

    Il va de soi qu’une des caractéristiques fondamentales de la création chinoise francophone concerne les brouillages et les disjonctions de l’interstice culturel. Les enchevêtrements temporels corollaires, auxquels s’intéresse Nathalie Bittinger, se propagent abondamment dans Le livre d’un homme seul de Gao Xingjian, Le dit de Tianyi de François Cheng et Par une nuit où la lune ne s’est pas levée de Dai Sijie. Riches de représentations temporelles et historiques conflictuelles, ces œuvres s’attachent à mettre en texte et en fiction des pans de l’histoire chinoise et les déracinements qu’elle a pu engendrer. Ce faisant, elles se fondent sur des processus complexes d’intrication, d’hybridation et de recréation. Bittinger nous montre, en fin de compte, comment les codes mémoriels sont ici intimement liés aux codes scripturaires.

    L’entre-deux culturel se fait entendre, également, dans le chapitre de Roland Carrée sur le film français Le voyage du ballon rouge, réalisé en 2007 par le Taïwanais Hou Hsiao-hsien. Les chassés-croisés entre les représentations de la France et de la Chine sont au centre du film, œuvre de commande du Musée d’Orsay et réalisé en hommage au célèbre moyen-métrage français tourné par Albert Lamorisse (Le ballon rouge, 1956). Hou nous invite à tracer les correspondances entre plusieurs couches (d’espaces, de langues, de cultures), qui pourraient signifier la France et la Chine, où les différences, sous la caméra portée par le ballon rouge du cinéaste, entrent finalement en harmonie. Carrée propose qu’après la mise en évidence de certains écarts, le cinéma – tout comme nous l’avons constaté avec la littérature – permet un possible rapprochement entre les deux pôles.

    La dernière section est une ouverture à des terrains frontaliers de la recherche universitaire, et à des types d’écriture créative qui entrent en résonance avec les problématiques abordées dans cet ouvrage. Que ce soit la voix d’une jeune Chinoise qui écrit son journal électronique en français, celle d’une artiste-muséographe qui dévoile l’histoire d’un tableau franco-chinois inconnu, ou celle d’un philosophe qui tente pour la première fois de faire l’ethnologie des Chinois en Afrique francophone, ces chapitres ont tous en commun d’inventer une langue, propre à mettre en forme des sensations, des œuvres et des échanges humains complètement ignorés jusqu’à présent par la critique.

    Cécilia de Varine nous fait découvrir un tableau peint à Lyon en 1935, par Chang Su Hong, tableau qui gisait depuis dans les réserves du musée des Beaux-Arts de Lyon, et qu’elle s’est ingéniée à faire connaître, à exposer et à célébrer. Les recherches qu’elle a menées sur ce peintre et ce tableau ont conduit la médiatrice culturelle à Shanghai et à Lyon pour dévoiler tout un pan de la francophonie chinoise au xxe siècle. Mais son texte ne s’arrête pas là; le tableau représentant une femme malade, Cécilia de Varine se met en scène elle-même comme femme malade et tisse un réseau de lignes narratives et de sujets de réflexion qui nous introduisent musicalement dans un aspect institutionnel inédit de cette francophonie: la muséologie, le patrimoine, la médiation culturelle et les échanges internationaux entre musées.

    Cao Dong Xue accepte ici de reproduire des extraits de plusieurs blogues, écrit au jour le jour, depuis 2005. Dans ce texte faussement naïf, le lecteur est invité dans l’intimité d’un dortoir d’étudiantes, à l’université de Nankin. Au travers de scènes qui explorent la constitution de l’identité personnelle d’une jeune Chinoise, se jouent d’autres enjeux, plus globaux, qui intéressent ce volume au premier chef: l’enseignement du français et de la littérature française en Chine et le rôle des langues étrangères. Mais c’est cet étrange lieu de socialisation, le dortoir, qui forme le centre et la force du texte de Cao. Le choix de la langue française est sans doute conditionné par ce contexte de collectivité incessante. L’espace linguistique semble compenser le manque d’espace de vie.

    Benoît Carrot ouvre la question de la francophonie chinoise à l’Afrique. Habituellement étudiée sous un angle économique, la présence chinoise a aussi une portée culturelle qu’il est difficile d’évaluer, compte tenu de la discrétion de la population chinoise, et de l’absence de toute littérature sur ce sujet. Cependant, au-delà des préjugés des uns et des autres, on assiste à une fascinante rencontre fondée sur une double « contemplation », que Carrot définit en ayant recours à la tradition philosophique chinoise. L’aspect pionnier de cet article oblige Carrot à se situer à la frontière de plusieurs protocoles discursifs: reportage, ethnologie africaniste, essai philosophique, sinologie. La francophonie chinoise se découvre ainsi de nouveaux hérauts involontaires, tel un chanteur de makossa chinois dans un restaurant de Yaoundé.

    ¹ Voir l’article de Yinde Zhang, «La francophonie chinoise aujourd’hui et l’héritage du général Tcheng Ki-Tong », dans ce volume.

    ²  Tcheng Ki-Tong, Le roman de l’homme jaune, Paris, Charpentier, 1891.

    ³   Yin de Zhang,« Francophonie et anglophonie chinoises »,dans Littérature comparée et perspectives chinoises, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 89-120.

    ⁴   Voir à ce sujet l’article de Nathalie Bittinger, « Enchevêtrements temporels et recompositions textuelles chez François Cheng, Gao Xingjian et Dai Sijie», qui parcourt les formes variées de temporalité et d’historicité dans les œuvres des trois écrivains.

    ⁵  Voir dans cet ouvrage l’article de Ileana Daniela Chirila, « La littérature transculturelle franco-chinoise, ou comment réinventer la République des lettres?», qui discute les tentatives d’inclure la Chine dans les débats autour des études postcoloniales au sein des « French studies » américaines et britanniques.

    ⁶  ChristianeAlbert (dir.), Francophonie et identités

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