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Écrire le temps: Les tableaux urbains de Louis Sébastien Mercier
Écrire le temps: Les tableaux urbains de Louis Sébastien Mercier
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Livre électronique407 pages5 heures

Écrire le temps: Les tableaux urbains de Louis Sébastien Mercier

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Figure emblématique du tournant des Lumières, Louis Sébastien Mercier (1740-1814) est l’auteur d’une oeuvre abondante qui fascine par son étonnante modernité. Mercier, qui s’autoproclame « hérétique en littérature », pose sur le monde un regard neuf, débarrassé des anciennes hiérarchies.

Dans son oeuvre panoramique, formée du Tableau de Paris et du Nouveau Paris, il arpente les rues de la capitale à la recherche de « matière à ses crayons » : il croque sur le vif la vie urbaine, les scènes du quotidien et les moeurs parfois étranges des habitants. Les deux oeuvres donnent à voir une ville qui change à vue d’oeil, qui ne cesse de déborder de ses enceintes, une ville qui, devenue le théâtre d’une grande révolution, se réinvente et réécrit son histoire.

Geneviève Boucher est professeure au Département de français de l’Université d’Ottawa. Elle a publié de nombreux articles et comptes rendus sur l’oeuvre de Louis Sébastien Mercier et sur l’imaginaire révolutionnaire.
LangueFrançais
Date de sortie7 nov. 2014
ISBN9782760634466
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    Aperçu du livre

    Écrire le temps - Geneviève Boucher

    Introduction

    Si le xviiie siècle est le théâtre d’une révolution politique, scientifique et littéraire, il met aussi en branle une révolution temporelle. La valeur philosophique inédite qu’acquiert le présent pendant cette période d’optimisme et de croissance bouscule les imaginaires du temps et remet en cause les vieilles allégeances au passé. N’ayant plus à être subordonné à un passé glorieux enfoui dans des siècles lointains, le présent fascine les contemporains et devient un objet littéraire à part entière. On cherche à le décrire, à le comprendre, à saisir les rapports complexes qu’il entretient avec le passé et à imaginer son déploiement dans l’avenir.

    À l’instar des Lesage, des Marivaux ou des Diderot qui, tout au long du siècle, ont injecté à la littérature une dose de réalisme, de plus en plus d’écrivains prennent le parti de la contemporanéité et s’attachent à décrire le monde qui les entoure en faisant fi des prescriptions classicisantes et en remodelant les canons esthétiques. Louis Sébastien Mercier (1740-1814) est sans doute l’un des plus importants représentants de ce courant. Prenant à bras le corps la vie parisienne du siècle finissant, son œuvre panoramique, composée du Tableau de Paris¹ (1781-1788) et du Nouveau Paris² (1798) dresse un portrait inédit de l’activité de la capitale et met au jour les multiples temporalités qui composent l’espace urbain. Ces deux œuvres, dont l’écriture s’étend sur dix-sept ans, donnent à voir une ville qui change à vue d’œil, une ville qui ne cesse de déborder de ses enceintes, une ville enfin qui, devenue le théâtre d’une grande révolution, se réinvente et réécrit son histoire.

    Dès l’ouverture du Tableau de Paris s’affirme l’ambition de faire émerger un nouveau savoir sur Paris en peignant sa «physionomie morale». Mercier se défait des lunettes aveuglantes de l’habitude et, armé d’un regard perçant, il parcourt les rues de la capitale, observe les mœurs de sa population et tente de décrire, dans ses multiples rouages, le fonctionnement de la société. Il aborde la ville dans sa pluralité physique et morale, à travers de courts chapitres disposés de manière relativement désordonnée, souvent même aléatoire. L’immense succès commercial que connaît le Tableau dès sa première publication encourage Mercier à ajouter de nouveaux volumes aux deux volumes initiaux, de telle sorte que, d’année en année, l’œuvre prend de l’ampleur, jusqu’à compter douze volumes en 1788³. À l’affût des nouveautés et des scènes inédites, Mercier court littéralement après le temps. À une époque où la ville se transforme à un rythme effréné et où le temps semble s’accélérer, l’auteur tente désespérément de faire coïncider son livre avec l’état actuel de la capitale, ce qui le condamne à une réactualisation perpétuelle et l’oblige à ajouter sans cesse de nouveaux tableaux à ceux déjà parus.

    Alors que Mercier, à la fin de 1788, croyait avoir brossé un tableau exhaustif de la vie parisienne, la Révolution arrive et modifie si radicalement le visage de la capitale que le Tableau tombe en désuétude: dès le mois de décembre 1789, à peine un an après la publication du douzième volume, Mercier décrète qu’il est entièrement à refaire⁴. Saisi par le tourbillon révolutionnaire, il suspend l’écriture de cette nouvelle œuvre pendant la phase extrême de la Révolution, puis reprend son projet vers 1796. Le Nouveau Paris paraît deux ans plus tard⁵. L’œuvre, qui dresse un panorama des nouvelles mœurs et fournit l’une des premières histoires de la Révolution, se présente d’emblée comme la suite actualisée, voire comme le substitut, du Tableau.

    Mais, malgré une continuité indéniable, les enjeux moraux, politiques et esthétiques se déplacent d’une œuvre à l’autre. Pour Mercier, il existe un lien de consubstantialité entre le texte et son référent, Paris: cela implique que si Paris change, le texte doit également changer dans son style, sa forme et sa texture mêmes. Puisqu’une réalité nouvelle exige une langue nouvelle, Le Nouveau Paris ne peut reproduire la facture du Tableau: son ton, son style et sa rhétorique s’imprègnent du contexte ambiant. Dans l’avant-propos du Nouveau Paris, Mercier va jusqu’à conseiller aux jeunes auteurs de «fai[re] [leur] idiome, car [ils ont] à peindre ce qui ne s’est jamais vu⁶». Comme la poétique, le traitement du temps connaît des inflexions majeures: dans cette œuvre postrévolutionnaire, les instances de l’axe temporel acquièrent un statut nouveau et font émerger des représentations inédites. Les thèmes, les formes et les tropes à travers lesquels s’exprimait la conscience temporelle sont remaniés en même temps que la visée de l’œuvre qui, en plus de décrire la ville nouvelle, cherche à esquisser une histoire de la Révolution et à comprendre les rouages complexes de cet événement inouï. Par leurs rapports de continuité et de rupture, le Tableau de Paris et Le Nouveau Paris nouent un réseau complexe de tensions temporelles et agissent comme une caisse de résonance des multiples configurations de la conscience historique.

    À des degrés divers, on pourrait d’ailleurs dire que l’ensemble de l’œuvre de Mercier, qui s’étend sur les cinq décennies de transition entre l’apogée des Lumières et le début du romantisme, répond à des impératifs d’ordre temporel. La carrière du polygraphe s’inscrit effectivement sous le signe de l’innovation poétique et, à ce titre, elle soumet l’écrit aux exigences encore informulées de la contemporanéité.

    Comme la plupart des auteurs de sa génération, Mercier pratique plusieurs genres – littéraires ou non – et embrasse une multiplicité de sujets et de disciplines. Après des débuts peu remarqués en poésie d’inspiration classique⁷, il publie en 1763 Le Bonheur des gens de lettres, un discours à travers lequel s’expriment des idées poétiques novatrices et dans lequel la fonction sociale de l’écrivain est affirmée avec force – conformément au discours des Lumières, l’écrivain est présenté comme un guide, un éclaireur⁸. À la fin des années 1760, Mercier se consacre au théâtre, genre avec lequel il connaîtra un succès honnête: dans toute sa carrière, il écrira une cinquantaine de pièces, dont les plus connues sont Jenneval, Le Déserteur, L’Indigent, Jean Hennuyeux, La Brouette du vinaigrier, La Destruction de la Ligue et Le Ci-devant noble. La plupart de ces pièces s’inscrivent dans la lignée du drame bourgeois, dont il contribue, avec Diderot, à élaborer la théorie¹⁰. Durant la décennie 1770, il multiplie d’ailleurs les discours, souvent volontairement polémiques, sur la littérature, l’histoire et la science, genres qu’il pratiquera, avec un goût croissant pour la provocation, jusqu’à sa mort en 1814¹¹. En 1771, il revisite le genre de l’utopie, inauguré par Thomas More, en créant, avec L’An 2440, la première uchronie¹². Dans cette œuvre, la perfection sociale n’est plus le résultat d’un déplacement spatial, mais bien d’un déplacement temporel: conformément à l’enthousiasme progressiste, c’est dans l’avenir que réside la promesse d’une société parfaite. Dans le genre narratif, outre ce roman, Mercier se livre surtout à l’écriture de courtes histoires, comme celles qui sont compilées dans ses Songes et visions philosophiques ou dans ses Fictions morales¹³. Mêlant le genre narratif à celui du tableau, il publie entre 1784 et 1786 Mon bonnet de nuit¹⁴, un recueil de tableaux littéraires et de réflexions diverses à travers lesquels s’exprime une sensibilité que l’on pourrait qualifier de baroque. Cette œuvre, qui est rééditée huit fois du vivant de l’auteur, est écrite parallèlement au Tableau de Paris, dont elle est en quelque sorte le versant nocturne¹⁵. Si Mercier, qui fait paraître le Tableau entre 1781 et 1788, attend dix ans avant de publier sa suite (Le Nouveau Paris), c’est notamment parce qu’il s’engage activement dans la vie politique pendant toute la période révolutionnaire. Élu député à la Convention en 1792, il appuie les Girondins en 1793, ce qui lui vaut d’être emprisonné pendant la Terreur. Libéré après la chute de Robespierre, il revient à la Convention en décembre 1794 et devient membre du Conseil des Cinq-Cents en 1795. Dans le prolongement de son activité politique, Mercier, constamment à la recherche de formes qui lui permettent d’appréhender le temps présent, explore les nouvelles possibilités qu’offre le journalisme. Dès le début de la Révolution, il fonde avec Carra les Annales patriotiques et littéraires de la France auxquelles il contribue régulièrement d’octobre 1789 à octobre 1793, puis de 1794 à 1796¹⁶. Il collabore également à plusieurs autres périodiques, dont Le Spectateur national, La Tribune des hommes libres, La Sentinelle et La Chronique du mois. En 1801, il entend dynamiser la langue – et, plus largement, la littérature – avec sa Néologie, un dictionnaire de mots nouveaux par lequel il entend produire sur la langue un effet aussi important qu’a eu la Révolution sur la société.

    L’œuvre de Mercier jouit à l’époque d’un succès considérable: L’An 2440 connaît onze éditions du vivant de l’auteur et Mon bonnet de nuit, huit; le Tableau de Paris se vend à 100 000 exemplaires dans toute l’Europe et figure, selon Robert Darnton, parmi les meilleures ventes de la Société typographique de Neuchâtel¹⁷. La fin de la carrière littéraire de Mercier a moins d’éclat: l’auteur perd beaucoup de sa crédibilité lorsqu’il se lance dans une étonnante polémique contre Newton et Copernic, dont les thèses sont pourtant admises en France depuis plusieurs décennies¹⁸. Malgré ces excentricités, il continue à siéger à l’Institut national, qui a remplacé l’Académie française, et il y fait des contributions importantes, tant dans le domaine de la littérature que de la philosophie (il est notamment l’un des premiers à présenter l’œuvre de Kant en France)¹⁹.

    Si chacune des œuvres de Mercier contribue à sa manière à donner à l’art poétique un souffle nouveau et à renouveler la sensibilité esthétique, aucune ne joue avec l’imaginaire temporel autant que le diptyque que forment le Tableau de Paris et Le Nouveau Paris. Parce qu’elles sont directement en prise sur le réel, qu’elles ont une visée totalisante, qu’elles se déploient dans le temps et qu’elles jouissent d’une rare liberté formelle, ces deux œuvres impliquent un dialogue avec l’imaginaire temporel, dont elles contribuent à moduler et à reformater les représentations²⁰.

    Comme le siècle qui le fabrique, cet imaginaire est composé de représentations plurielles qui se relaient tout en entretenant des rapports de tension. Les discours oscillent entre l’imaginaire du progrès et celui du retour, entre l’idée de perfectibilité et celle de décadence, entre la construction et la destruction. Dès le début du xviiie siècle, voire la fin du xviie, le modèle linéaire vient se superposer au modèle cyclique, qui supposait une alternance entre des périodes creuses et des périodes fastes censées rejouer l’âge d’or antique. Le champ de l’avenir, qui se limitait auparavant à une vague répétition, est désormais ouvert à une perfectibilité illimitée, assurée par une «raison triomphante [qui] garantit le progrès perpétuel²¹». En phase avec le présent et ouverte sur l’avenir, l’idéologie du progrès entend inaugurer un temps neuf, débarrassé des références religieuses. Ce nouvel imaginaire temporel se développe tant sur le terrain des belles-lettres que sur celui de la philosophie, de l’histoire et de la politique²². Des premiers balbutiements de l’idée de progrès chez Perrault à l’enthousiasme progressiste d’un Kant ou d’un Condorcet, qui défendent le principe d’un progrès général de l’humanité, le temps s’ouvre à un nouvel horizon, qui ne se situe plus en amont, mais en aval. L’ouverture vers l’avenir se manifeste également dans le champ politique. Plutôt que de chercher simplement à se maintenir, l’État doit désormais viser une amélioration continue: pour Jean Marie Goulemot, la politique, à partir du xviiie siècle, «n’est plus dur désir de durer, opposition à l’écoulement et à l’usure, mais volonté d’instaurer un ordre plus juste²³». Ce modèle d’une histoire linéaire dont les hommes sont les principaux artisans entraîne l’idée que les limbes de l’histoire sont terminés et que l’âge de l’émancipation est arrivé²⁴.

    La Révolution amplifie et exalte cette foi dans le destin collectif: dans le discours des révolutionnaires, tout se passe comme si les lumières de la raison étaient enfin descendues sur le peuple et l’avaient incité à construire une société démocratique²⁵. Mais, si la Révolution voit culminer l’idéal progressiste, elle ouvre également une brèche dans l’histoire du progrès humain, car, plutôt que d’intégrer l’héritage des générations antérieures (transmission indispensable à tout progrès), elle coupe les ponts avec le passé en ce qu’elle prétend instaurer une ère entièrement neuve. Tout au long du xviiie siècle, le présent a semblé se détacher progressivement du passé, mais il faut attendre la Révolution pour que ce détachement soit ressenti comme irréversible. Pour se débarrasser d’un passé incommodant parce qu’indissociable de la référence monarchique, on se met à détruire les symboles et les monuments de l’ancien monde et l’on instaure le calendrier républicain pour officialiser l’inauguration d’un temps neuf. Le décompte des années est repris à zéro et de nouvelles unités de mesure du temps sont imposées. Avec la Révolution se développe ainsi, comme l’écrit François Furet, un «nouveau type de pratique et de conscience historiques²⁶».

    Pour des théoriciens de l’histoire comme Michel de Certeau, Philippe Ariès et Éric Méchoulan, c’est précisément cette propension à se dissocier du passé qui inaugure la conscience historique moderne²⁷. Plutôt que de contempler «le miroitement indéfini du passé dans tous les faits et gestes du présent²⁸», le «régime moderne d’historicité²⁹» exige au contraire que le passé soit rendu étranger au présent. Si l’histoire moderne commande la différenciation du présent et du passé, cela implique que «ce n’est plus le passé qui rend intelligible le présent, c’est le présent qui invente des modèles d’intelligibilité du passé³⁰». C’est tout au long du xviiie siècle, et surtout après 1789, que s’installe dans l’imaginaire collectif cette conscience temporelle. Déjà les encyclopédistes mesuraient l’altérité du passé à l’aune des avancées scientifiques de leur temps; chez les révolutionnaires, cette cassure est à la fois plus profonde et plus radicale. Dans le discours des contemporains, la rupture est à ce point consommée que le monde nouveau ne semble même pas émaner du monde ancien, comme si les deux étaient absolument sans commune mesure. Daniel S. Milo insiste sur l’ampleur de ce fantasme de rupture qui donne naissance non seulement à des projets isolés comme le calendrier républicain, mais aussi à des constructions conceptuelles de plus grande envergure comme la notion moderne de siècle. Après la cassure révolutionnaire qui clôt le xviiie siècle, «le présent s’arrache pour ainsi dire au passé, même récent³¹» et, pour la première fois, «le tournant du siècle est vécu comme un tournant tout court³²». Autour de 1800 naît ainsi le siècle comme unité historique: c’est désormais cette unité, issue d’un vif sentiment de rupture, qui servira à définir collectivement l’expérience temporelle.

    Si le modèle progressiste et le fantasme de la table rase dominent, ils ne chassent pas pour autant la conception cyclique de l’histoire, qui continue à habiter le discours, tant avant qu’après la Révolution. Même les textes fondateurs de l’idéologie progressiste ne rompent pas définitivement avec le modèle cyclique. Perrault, dont Le siècle de Louis le Grand marque le début d’une des phases de la Querelle des Anciens et des Modernes, considère l’évolution de l’humanité comme «une sorte d’oscillation ou d’ondulation ascendante³³» et Voltaire, plutôt que de concevoir une perfectibilité infinie, pose, dans Le siècle de Louis XIV, des paliers de perfection entre lesquels viendraient s’insérer des périodes plus sombres. À la fin du siècle, les conceptions cycliques de l’histoire resurgissent également à travers l’angoisse de la perte, la hantise de la destruction ou les questionnements sur le sens de l’histoire³⁴. Même le discours révolutionnaire, qui prétend rompre définitivement avec le passé, mobilise amplement le modèle cyclique: les révolutionnaires cherchent des modèles dans un passé prestigieux (l’Antiquité ou les «origines nationales») et vont puiser, souvent inconsciemment, leurs pratiques, leurs rituels et leurs modes de pensée dans le passé monarchique que, précisément, ils rejettent.

    * * *

    Les discours, qu’ils soient littéraires ou pas, font bien plus que reconduire l’imaginaire ambiant: ils le font bouger en y injectant des significations nouvelles, des associations inédites, des modulations conceptuelles; ils le troublent en en faisant ressortir les apories et les impasses; ils génèrent des représentations inédites par le biais de divers procédés symboliques ou formels³⁵. C’est ce travail de réinvestissement sémantique que l’on tentera de cerner en explorant, dans ses configurations multiples, l’imaginaire temporel de Mercier tel qu’il s’exprime dans le Tableau de Paris et Le Nouveau Paris.

    Si la critique a surtout retenu l’extraordinaire engagement de Mercier dans le monde contemporain, son œuvre n’en demeure pas moins tendue entre les deux extrêmes de l’axe temporel, entre un passé qui est tantôt rejeté, tantôt appelé et un futur qui apparaît soit comme l’horizon du progrès, soit comme le point-limite de l’histoire. On suivra les inflexions de la temporalité dans l’œuvre panoramique en prenant acte des apories qui s’y expriment et en tentant de dégager, pour chaque cas de figure, les conceptions de l’histoire qui y sont rattachées. Comment concilier l’idéologie du progrès et l’imaginaire des ruines? L’exigence de contemporanéité et la nostalgie des civilisations perdues? Ces configurations multiples de la sensibilité temporelle seront d’abord étudiées en elles-mêmes, puis confrontées à la rupture révolutionnaire, qui sépare le Tableau du Nouveau Paris et qui modifie sensiblement la manière de se rapporter au temps historique. L’un des objectifs de ce livre est de déterminer si l’imaginaire temporel est entièrement réinventé entre le Tableau et Le Nouveau Paris ou si, en dépit du discours des révolutionnaires sur la rupture de 1789, il s’inscrit sous le signe de la continuité – et si oui, dans quelle mesure. Il s’agira d’analyser sous quelles formes et selon quelles modalités la conscience temporelle est représentée dans chacune des œuvres, d’en saisir les enjeux et de mesurer les changements entraînés (ou non) par la Révolution sur les plans esthétique, idéologique et historiographique.

    Les représentations de la temporalité chez Mercier seront abordées à travers trois grands axes, qui correspondent aux types de relations temporelles. Une première partie, intitulée «Faire revivre le passé», s’attachera à saisir par quels moyens Mercier, adoptant un regard rétrospectif, intègre le passé au présent qu’il décrit. On verra d’abord en quoi la ville, parce qu’elle fait cohabiter en un même lieu de multiples strates temporelles, déploie une forme d’épaisseur historique. Une telle insertion du passé dans le présent pose toutefois problème et oblige les contemporains à développer des stratégies de gestion qui impliquent la reconduction de certains aspects du passé et le rejet de certains autres, qu’il s’agisse de l’héritage antique ou du passé national récent. Une deuxième partie, intitulée «Imaginer l’avenir», consistera à déterminer comment Mercier construit fictivement le futur. Malgré l’optimisme des Lumières, c’est paradoxalement en termes de destruction et de dégénérescence que l’auteur envisage l’avenir: toute construction devant fatalement être détruite un jour, la ruine est le seul horizon véritable du présent. Avec la Révolution, ce pessimisme se dissipe quelque peu: l’enthousiasme face aux événements fait envisager une régénération totale et radicale de la société. Plusieurs modèles temporels se chevauchent alors et complexifient les modes d’accession à la société nouvelle. Enfin, une troisième partie, «Écrire l’histoire du temps présent», se consacrera au projet merciérien de décrire le monde actuel dans ses ondulations et ses perturbations les plus récentes. Il sera d’abord question des conséquences de l’exigence d’actualité: comment les œuvres contemporaines, dans leur forme, peuvent-elles prendre en charge la modernité ambiante? Comment Mercier parvient-il à consigner par écrit une ville sans cesse mouvante? Comment, toujours décalé par rapport au présent, arrive-t-il à saisir ce temps qui s’accélère? Après la dimension fugitive, c’est à la conservation du présent par le discours que s’attachera le dernier chapitre, qui cherchera à comprendre par quelles opérations Mercier, après la Révolution, arrive à faire du présent, pourtant encore hermétique, un objet historique en même temps qu’esthétique.

    1. Louis Sébastien Mercier, Tableau de Paris, Paris, Mercure de France, coll. «Librairie du bicentenaire de la Révolution française», 1994 [1781-1788], édition établie sous la direction de Jean-Claude Bonnet, 2 tomes. Désigné dans cet ouvrage par l’abréviation TdP.

    2. Louis Sébastien Mercier, Le Nouveau Paris, Paris, Mercure de France, coll. «Librairie du bicentenaire de la Révolution française», 1994 [1798], édition établie sous la direction de Jean-Claude Bonnet. Désigné dans cet ouvrage par l’abréviation NP.

    3. Après une première publication du Tableau de Paris en 1781 (en deux volumes) chez Samuel Fauche à Hambourg et Neuchâtel, Mercier change d’éditeur et publie les deux volumes initiaux de même que les dix autres volumes à Amsterdam entre 1782 et 1788.

    4. Louis Sébastien Mercier, Adieux à l’année 1789, Paris, janvier 1790.

    5. Le Nouveau Paris est publié à Paris chez Fuchs à la fin de l’année 1798 (6 vol.); en 1807, Mercier fait paraître avec ses collègues et amis allemands (en langue allemande uniquement) un «Nouveau Tableau de Paris»: John Pinkerton, Carl-Friedrich Cramer et Louis Sébastien Mercier, Ansichten der Haupstadt des französischen Kayserreichs vom Jahre 1806, Amsterdam, Kunst und Industrie Comptoir, 1807-1808, 2 vol. Il est dommage que cet ouvrage n’ait toujours pas fait l’objet d’une traduction française: il pourrait apporter un éclairage précieux sur Le Nouveau Paris et, plus largement, sur l’œuvre révolutionnaire du polygraphe.

    6. Louis Sébastien Mercier, Le Nouveau Paris, op. cit., p. 19.

    7. Il écrit, au début des années 1760, une série d’héroïdes inspirées d’Ovide et ayant pour sujet des épisodes de l’histoire antique.

    8. «Entendez-la, cette voix forte et puissante, qui comme un tonnerre qui roule dans la nue, réveille les esprits qui sont engourdis: non, ce n’est plus un homme, c’est un Dieu tutélaire qui s’est chargé des intérêts de la patrie, et qui défend la cause honorable de l’humanité; d’une main il foudroie le vice, de l’autre il dresse des autels à la vertu; il a déployé toute l’indignation d’une âme sensible contre d’injustes tyrans; il rejette le cri insensé de l’opinion pour faire parler la voix immortelle de la raison» (Louis Sébastien Mercier, «Le bonheur des gens de lettres», repris dans Mon bonnet de nuit, Paris, Mercure de France, 1999, édition établie sous la direction de Jean-Claude Bonnet, p. 1025).

    9. Jenneval ou le Barnevelt français, drame en cinq actes et en prose, Paris, Lejay, 1769; Le Déserteur, drame en 5 actes et en prose, Paris, Lejay, 1770; L’Indigent, drame en quatre actes en prose, Paris, Lejay, 1772; Jean Hennuyer, évêque de Lisieux, drame en trois actes, Londres, 1772; La Brouette du vinaigrier, drame en trois actes, Londres et Paris, 1775; La Destruction de la Ligue, ou la réduction de Paris, pièce nationale en 4 actes, Amsterdam, 1782; Le Ci-devant noble, comédie en 3 actes, en prose, Paris, Imprimerie du Cercle social, 1791.

    10. Du théâtre, ou Nouvel Essai sur l’art dramatique, Amsterdam, E. van Harrevelt, 1773.

    11. De la littérature et des littérateurs. Suivi d’un nouvel examen de la tragédie française, Yverdon, 1778; Histoire de France, Paris, 1779-1781, 6 vol.; Portraits des rois de France, Neuchâtel, Imprimerie de la Société typographique, 1783, 4 vol.; Notions claires sur les gouvernements, Amsterdam, 1787, 2 vol.; Lettre au Roi, contenant un projet pour liquider en peu d’années toutes les dettes de l’État, soulageant […] le peuple du fardeau des impositions, Amsterdam, chez les marchands de nouveautés, 1789; De Jean-Jacques Rousseau considéré comme l’un des premiers auteurs de la Révolution, Paris, Buisson, 1791, 2 vol.; Fragments de politique et d’histoire, Paris, Buisson, 1792, 3 vol.; Histoire de France, depuis Clovis jusqu’au règne de Louis XV, Paris, Cérioux et Lepetit jeune, an X-1802, 6 vol.; Satires contre les astronomes, Paris, Terrelonge, an XI-1803; De l’impossibilité du système astronomique de Copernic et de Newton, Paris, Dentu, 1806; Satires contre Racine et Boileau, dédiées à A.W. Schlegel, auteur de «Comparaison entre la Phèdre de Racine et celle d’Euripide», Paris, Hénée, 1808.

    12. L’An 2440. Rêve s’il en fût jamais, Londres, 1771.

    13. Songes et visions philosophiques, Londres et Paris, Lejay, 1768 (une nouvelle version de cette œuvre paraît en 1788 dans Voyages imaginaires, songes, visions et romans cabalistiques, vol. XXXII, Amsterdam et Paris, 1788); Fictions morales, Paris, Imprimerie du Cercle social, 1792, 3 vol.

    14. Mon bonnet de nuit, Neufchâtel, Imprimerie de la Société typographique, 1784, 2 vol. (les tomes 3 et 4 sont publiés à Lausanne en 1786 chez J.-P. Heubach).

    15. Mercier insiste d’ailleurs sur la complémentarité des deux œuvres.

    16. L’année où il cesse de rédiger des articles pour ce journal correspond à la période de son emprisonnement, d’octobre 1793 à octobre 1794.

    17. Voir Robert Darnton, Édition et sédition. L’univers de la littérature clandestine au xviiie siècle, Paris, Gallimard, coll. «NRF essais», 1991.

    18. Voir Joël Castonguay-Bélanger, Les Écarts de l’imagination. Pratiques et représentations de la science dans le roman au tournant des Lumières, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Socius», 2008.

    19. Pour une liste complète des œuvres de l’auteur, voir «Œuvres de Mercier», dans Jean-Claude Bonnet (dir.), Louis Sébastien Mercier. Un hérétique en littérature, Paris, Mercure de France, 1995, p. 471-483.

    20. C’est pourquoi la présente étude se limitera à l’œuvre panoramique de Mercier et exclura par exemple L’An 2440, qui présente certes des similitudes avec l’œuvre panoramique et qui met en jeu des questions relatives à la temporalité, mais dont la dimension fictive fait qu’elle se situe dans un paradigme différent et qu’elle déploie des représentations de nature différente. Cela dit, cette œuvre sera souvent mobilisée comme corpus secondaire, au même titre que les Songes et visions philosophiques et Mon bonnet de nuit.

    21. Jochen Schlobach, «Pessimisme des philosophes? La théorie cyclique de l’histoire au 18e siècle», Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, 155, 1976, p. 1971.

    22. Voir Judith Schlanger, «Les débats sur la signification du passé à la fin du xviiie siècle», dans Le Préromantisme: hypothèque ou hypothèse? Actes du Colloque de Clermont-Ferrand, 29 et 30 juin 1972, Paris, Klincksieck, 1975, p. 576.

    23. Jean Marie Goulemot, Le Règne de l’histoire. Discours historiques et révolutions xviie-xviiie siècle, Paris, Albin Michel, coll. «Bibliothèque Albin Michel Idées», 1996, p. 325.

    24. Voir Judith Schlanger, loc. cit., p. 578.

    25. C’est ce modèle explicatif que retient Condorcet dans la neuvième époque de son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1793).

    26. François Furet, Penser la Révolution française, Paris, Gallimard, coll. «Folio histoire», 1978, p. 46.

    27. Voir Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 9; Philippe Ariès, Le Temps de l’histoire, Paris, Seuil, coll. «L’univers historique», 1986, p. 35 et Éric Méchoulan, Pour une histoire esthétique de la littérature, Paris, Presses universitaires de France, coll. «L’interrogation philosophique», 2004, p. 28.

    28. Éric Méchoulan, op. cit., p. 28.

    29. Voir François Hartog, Régimes d’historicité, présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003.

    30. Éric Méchoulan, op. cit., p. 34.

    31. Daniel S. Milo, Trahir le temps (Histoire), Paris, Les Belles Lettres, coll. «Pluriel», 1991, p. 32.

    32. Ibid., p. 33.

    33. Jochen Schlobach, loc. cit., p. 1975.

    34. Voir Jean Marie Goulemot, op. cit., p. 348.

    35. Voir Pierre Popovic, «La sociocritique. Définition, histoire, concepts, voies d’avenir», Pratiques, no 151/152, décembre 2011, p. 7-38.

    Première partie

    Faire revivre le passé

    Chapitre 1

    L’épaisseur temporelle

    Sous le Paris actuel, l’ancien Paris est distinct, comme le vieux texte dans les interlignes du nouveau.

    Victor Hugo¹

    Le Tableau de Paris et Le Nouveau Paris ont longtemps posé à la critique des problèmes de classification. Sous quelle catégorie générique ranger cette prose descriptive qui ne relève totalement ni du discours littéraire ni du discours philosophique? C’est sans doute le terme de littérature panoramique qui rend compte avec le plus de justesse des particularités formelles des deux Tableaux. C’est déjà sous cette appellation souple que Walter Benjamin rangeait les différents tableaux de mœurs et les physiologies urbaines qui foisonnent à partir de la fin du xviiie siècle – et surtout au xixe siècle². Parce qu’elle cherche à décrire le monde contemporain en faisant le portrait des acteurs urbains, en représentant les lieux centraux de la ville et en décodant les mécanismes qui structurent la société, la littérature panoramique est éminemment ancrée dans le présent. C’est son goût pour la contemporanéité qui incite Mercier à choisir cette forme vivante, qui permet de saisir la ville dans son actualité la plus immédiate. Mais l’espace urbain ne peut jamais être réduit à un pur présent: il donne à lire son histoire à travers sa physionomie actuelle et annonce son déploiement futur. Le présent ne règne donc pas seul: il partage la scène avec de multiples instances temporelles. Dans le Tableau, différentes temporalités s’imbriquent les unes aux autres, de telle sorte que le présent n’est jamais complètement isolé du futur qu’il prépare, ni du passé dont il porte la marque indélébile. C’est ce phénomène de cohabitation temporelle qui fera l’objet de cette première partie. Il s’agira de comprendre sous quelles formes le passé continue à habiter la

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