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Écrire en temps d'insurrections: Pratiques épistolaires et usages de la presse chez les femmes patriotes (1830-1840)
Écrire en temps d'insurrections: Pratiques épistolaires et usages de la presse chez les femmes patriotes (1830-1840)
Écrire en temps d'insurrections: Pratiques épistolaires et usages de la presse chez les femmes patriotes (1830-1840)
Livre électronique513 pages7 heures

Écrire en temps d'insurrections: Pratiques épistolaires et usages de la presse chez les femmes patriotes (1830-1840)

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Jusqu'ici, les historiens et les littéraires qui se sont penchés sur les Rébellions de 1837-1838 ont généralement nié l'engagement des femmes dans cet épisode révolutionnaire. Les recherches dans les archives et les dépouillements de journaux révèlent néanmoins une diversité d'actions et de prises de parole des Bas-Canadiennes, dans l'espace privé comme dans l'espace public. Ce livre présente un ensemble de 300 lettres écrites entre 1830 et 1840 par des femmes liées au mouvement patriote qui, même exclues de la sphère publique, n'évoluaient pourtant pas en circuit fermé.
Tout en décrivant les conditions matérielles, les codes et les relations sociales qui encadraient les pratiques épistolaires de l'époque, l'auteure fait état des mutations de l'écriture féminine au contact des évènements insurrectionnels et des idéaux propres au siècle des nationalités et du romantisme. Ce faisant, elle renouvelle brillamment la perspective historique et rectifie certaines idées reçues sur l'histoire littéraire des femmes et du Québec.
LangueFrançais
Date de sortie11 janv. 2016
ISBN9782760635395
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    Écrire en temps d'insurrections - Mylène Bédard

    INTRODUCTION

    Libre et codifiée, intime et publique, tendue entre secret et sociabilité, la lettre, mieux qu’aucune autre expression, associe le lien social et la subjectivité.

    Roger Chartier, La correspondance. Les usages de la lettre au XIXe siècle

    Considéré comme «un âge d’or du privé», le XIXe siècle verrait se dessiner «des cercles idéalement concentriques et réellement enchevêtrés» entre le civil, le collectif et l’intime (Ariès et Duby, 1999: 9). Dans un tel contexte, les lettres de femmes liées aux patriotes du Bas-Canada fournissent des cas exemplaires de cet arrimage entre le sujet, les écrits intimes et le social. Même si, au cours de la période insurrectionnelle, les femmes n’ont pas été appelées à participer au mouvement d’émancipation nationale1, plusieurs d’entre elles en ont pourtant subi les conséquences dans leur quotidien, que ce soit par les dommages causés à la propriété familiale, l’exil, l’emprisonnement ou la mort d’un proche. Et ces effets auront des répercussions plus importantes encore après l’échec des soulèvements. La décennie menant aux luttes armées avait vu naître, avec la formation de regroupements politiques, la politisation de la presse et la publication des débats parlementaires, une opinion publique et de nouveaux modes de sociabilité (Lamonde, 2000: 69) qui ont modulé de façon inédite les pratiques culturelles au Bas-Canada. L’une de ces pratiques est la lettre. Qu’elle soit familiale ou publique, la correspondance est imprégnée par les bouleversements de l’ordre social. Lorsque le privé devient politique, la lettre féminine, qu’elle soit adressée au mari, à la famille ou au Gouverneur, ne témoigne-t-elle pas du contexte politique, d’une rencontre du moi et de l’Histoire, susceptible d’ouvrir la voie à de nouveaux possibles en matière d’écriture?

    Comme peu de correspondances féminines ont eu un retentissement littéraire au XIXe siècle au Bas-Canada, il m’apparaissait pertinent de dresser un portrait de la pratique épistolaire des femmes afin de réévaluer leur importance quantitative et qualitative. Penser les lettres de femmes de la première moitié du XIXe siècle en termes de monument, et non de simple document, selon la distinction établie par Michel Foucault2 (1969), invite à s’intéresser aux enjeux esthétiques qui s’y déploient et à analyser les interactions avec les modèles ainsi qu’avec les productions qui leur sont contemporaines. Mon objectif est de renouveler la perspective ou de rectifier certaines idées préconçues de l’histoire littéraire des femmes, mais aussi de l’histoire littéraire du Québec du début du XIXe siècle.

    Bien que, dans certaines histoires de la littérature québécoise, on tende à perpétuer l’association entre le genre épistolaire et le genre féminin, on dénombre peu de modèles d’épistolières. Dans son Court traité sur l’art épistolaire qui paraît en 1845, Jean-Baptiste Meilleur sanctionne cette association en invitant ses lecteurs à prendre pour modèles Madame de Maintenon et Madame de Sévigné. Par la suite, les histoires littéraires convoqueront aussi des femmes dans les chapitres consacrés à la littérature personnelle, mais elles n’en retiennent – pour la plupart – que deux, soit Marie de l’Incarnation et Élisabeth Bégon3. L’Histoire de la littérature québécoise de Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge, parue en 2007, ne fait pas exception; quelques pages y sont consacrées à ces deux épistolières, mais aucune des femmes de mon corpus ne figure dans l’ouvrage. Quant à La vie littéraire au Québec, elle retient, pour la période qui nous intéresse, cinq épistoliers dans son chapitre réservé aux écrits intimes, dont une seule femme: Julie Bruneau-Papineau. Même si cette correspondance féminine est une des rares mentionnées dans les histoires de la littérature québécoise, l’étude de sa réception montre que c’est d’abord pour l’éclairage qu’elle apporte à la trajectoire biographique de son mari, en somme pour sa valeur historique, qu’elle a été retenue. À ce propos, les chercheurs de La vie littéraire au Québec soulignent qu’«[i]l ne faut donc pas chercher, dans ses lettres, des effets de littérarité, l’épistolière n’ayant pas une grande pratique de l’écriture et ne disposant que de peu de temps pour s’adonner à cette activité» (Lemire et al., 1992: 409). Or, en considérant que «les classiques québécois se trouvent plus probablement dans des textes qui échappent aux catégories habituelles du littéraire» (Melançon, 2004: 42) et que l’événement insurrectionnel tend à redéfinir «les contours même de la littérature» (Deluermoz et Glinoer, 2015: 6), il faut reconnaître que l’épistolaire constitue un terreau à investiguer, et plus encore dans le cadre de recherches portant sur la première moitié du XIXe siècle. Le premier «recueil des meilleurs écrits publiés en Canada» (Huston, 1982 [1848], t. I: 19), le Répertoire national, reconnaît dès 1848 la valeur littéraire des écrits personnels. En retenant les dernières lettres de Chevalier de Lorimier, James Huston oriente la lecture de cette correspondance en l’édifiant en un objet littéraire. Cependant, la consécration de cette correspondance n’a pas entraîné de dépouillements comparables du côté des pratiques discursives des femmes de la même période. Seule la thèse de Julie Roy (2003), «Stratégies épistolaires et écritures féminines: les Canadiennes à la conquête des lettres (1639-1839)» esquisse un portrait global des trajectoires dans les pratiques épistolaires des femmes, de la lettre privée à la lettre publiée dans la presse. Or les recherches de Roy se distinguent, d’une part, par une étude sur la longue durée, soit de l’époque de la Nouvelle-France jusqu’au milieu du XIXe siècle, et de l’autre, en ce qu’elles ne prennent pas en considération les lettres adressées à Ludger Duvernay, important imprimeur et rédacteur de journaux patriotes, ni les requêtes féminines aux autorités coloniales, qui permettent, selon moi, de mieux comprendre la diversité des pratiques et des stratégies, et d’explorer d’autres cas de figure que celui de l’épistolière bourgeoise. Certes, les correspondances au long cours semblent davantage le fait des femmes de la bourgeoisie, mais les missives plus ponctuelles, celles adressées aux autorités notamment, proviennent de femmes de toutes origines et sont donc plus représentatives de l’ensemble de la société. En étudiant la décennie 1830-1840, force est de constater que l’événement a été une incitation à l’écriture et qu’à la suite de l’exil ou de l’emprisonnement de plusieurs patriotes, les femmes ont pris la plume.

    Cette mise à l’écriture éclaire non seulement l’histoire littéraire, mais aussi le récit historique de la période, en témoignant de l’engagement des femmes dans les Rébellions. Dans Les patriotes de 1837-1838 de Laurent-Olivier David, publié près de cinquante ans après les troubles, on rencontre ici et là des figures féminines en périphérie des événements ou encore dans l’après-coup. À l’intérieur de ce cadre, on les voit affolées, dépouillées de leurs biens, fuyant leur maison victimes de la répression du régime colonial ou alors, à la fin de l’année 1838 et au début de 1839, au pied de l’échafaud. D’autres apparaissent cependant parce qu’elles ont aussi laissé des écrits. Intégrées au récit historique, ces quelques lettres de femmes ne sont pas considérées pour elles-mêmes, mais servent plutôt de faire-valoir au destin de leur époux et visent à exacerber le tragique de leur fin, confortant ainsi la mission patriotique d’édification de héros nationaux. Ce discours sur l’inscription des femmes dans les événements trouve des échos dans les études contemporaines qui ne retournent pas aux sources archivistiques. Si Allan Greer explique l’absence des femmes dans le récit historique des Rébellions par leur absence dans les sources, affirmant qu’on «commettrait une grave erreur en croyant que les préjugés qui ont présidé à la constitution des sources constituent l’unique source de ce silence. Les femmes ne sont pas totalement absentes de ces sources, mais lorsqu’elles y apparaissent, c’est généralement dans une position d’opposition aux patriotes et à l’insurrection» (Greer, 1997: 195), il faut peut-être remettre en doute non pas le parti pris des chercheurs, mais plutôt le questionnement qui fait exister ces documents en tant que sources. Car, qu’elles soient éditées ou à l’état manuscrit, les lettres féminines écrites entre 1830 et 1840 recèlent des traces du rapport que les Canadiennes ont entretenu avec les événements et constituent un lieu où les femmes «construisent des représentations du monde qui est le leur et investissent de significations plurielles, contrastées, leurs perceptions et leurs expériences» (Chartier, 1991: 9).

    Au XIXe siècle, la bourgeoisie naissante, et celle du Bas-Canada ne fait pas exception, s’approprie la pratique de la correspondance et l’adapte à ses besoins de distinction. Dès 1845, l’auteur du premier traité épistolaire canadien affirme l’importance de maîtriser cet art, gage d’une bonne éducation: «Après l’étude de la grammaire et de l’orthographe, il n’en est pas qui soit moins indispensable, en général, que celle de l’art épistolaire.» (Meilleur, 1845: III) La question de l’art épistolaire évoque toute une série de lieux communs et de formules convenues qui traversent les âges, mais cette pratique demeure, malgré tout, profondément ancrée dans son contexte. Outre les événements insurrectionnels qui incitent de nouveaux locuteurs à prendre la plume, l’époque romantique marque aussi une rupture dans les usages de la correspondance comme le souligne Brigitte Diaz: «Du Grand Siècle au siècle des Lumières et a fortiori au siècle romantique, les épistoliers, à l’écoute de leur propre voix, répudient progressivement l’exercice convenu de l’épistolaire conversationnel et mondain pour inventer de nouvelles règles du jeu plus excitantes. Refusant de faire allégeance dans la lettre aux formes d’énonciation autorisées, ils vont au contraire l’aménager en espace de dissidence où faire advenir une parole singulière.» (Diaz, 2002: 29) Il devient par conséquent nécessaire de comparer les lettres de femmes à ces écrits intimes masculins qui ont permis à Marie-Frédérique Desbiens (2005) de reconnaître une première vague romantique au Canada – dès la décennie 1830 –, car cette comparaison serait susceptible de dégager une autre image de l’épistolière. Desbiens a montré que les patriotes prennent la plume pour prolonger le combat après l’échec des Rébellions, mais personne n’a encore poussé l’investigation du côté des écrits laissés par celles qui n’ont jamais eu que la plume pour combattre, c’est-à-dire les femmes patriotes. Quoique l’on retrouve les motifs de l’ennui, de l’abandon et de la mélancolie dans les lettres féminines de la période, on ne peut les ramener à un modèle unique qui n’offrirait que peu de variantes depuis Élisabeth Bégon (Lettres au cher fils, 1748-1753). La dramatisation de soi et l’exacerbation du moi pourraient avoir d’autres causes que l’ennui de l’être cher, comme c’est le cas pour Bégon. Étudiant l’art de la lettre en contexte romantique, Marie-Claire Grassi aborde la dimension intime du romantisme qui trouve dans la lettre un territoire privilégié: «Parallèlement à l’agitation politique, l’exaspération des passions devient un mode d’expression et de René aux Confessions d’un enfant du siècle, la croyance en un moi devient une réalité qui ose s’affirmer. La lettre témoigne de cette crise.» (Grassi, 1994: 26-27) Certes, les épistolières étudiées ne peuvent s’identifier à la posture romantique d’homme de lettres et d’homme d’État, mais l’image de soi que construisent ces femmes mériterait d’être lue à la lumière de la réévaluation du romantisme canadien et de sa dimension politique (Desbiens, 2005). La période révolutionnaire semble marquée par l’irruption de possibles romantiques permettant aux patriotes du Bas-Canada, qu’ils soient hommes ou femmes, de profiter de l’instabilité ambiante pour s’affirmer comme sujet.

    Dans cette perspective, la présente étude analyse la construction de l’image de soi à travers un corpus de 300 lettres de femmes liées au mouvement patriote du Bas-Canada entre 1830 et 1840. Elle s’intéresse aux effets du contexte politique sur cette pratique épistolaire, sur la rhétorique ainsi que sur la figure de l’épistolière. Elle entend montrer comment ces femmes, exclues de la sphère publique, s’approprient et modulent les codes de la lettre de manière à négocier les conditions d’acceptabilité de leur discours politique. C’est à partir des outils de l’analyse du discours et notamment de la notion d’ethos, définie par Dominique Maingueneau et Ruth Amossy comme l’image discursive du locuteur qui se construit dès lors qu’un sujet prend la parole, que j’examinerai comment fonctionne l’autoreprésentation dans les lettres, quelles stratégies discursives orientent cette construction d’une image de soi et de sa légitimation.

    Selon Christophe Charle, la micro-histoire «décèle des stratégies là où autrefois, on ne voyait que des états de fait ou des logiques simples». Il précise en outre que les stratégies

    sont en effet tout à la fois déterminantes et déterminées, autonomes au sein d’un espace social et hétéronomes par rapport à un espace social plus englobant. De ce fait, on ne doit pas réserver l’utilisation du concept aux seules élites ou aux classes dominantes supposées plus libres de leurs mouvements. Les travaux d’histoire ouvrière, par exemple, ont mis en évidence des stratégies de résistance variables face à un système donné de contrainte patronale. […] Il s’agit toujours de rapport à la nécessité et de réaction au hasard, donc de stratégies. (Charle, 1993: 55-56)

    Cette étude s’inscrit dans la mouvance des travaux qui contribuent à renouveler l’histoire littéraire en tenant compte des enjeux de l’histoire culturelle, dont celui des représentations et des sensibilités, et par la prise en compte de nouveaux corpus, plutôt que par l’analyse des œuvres ou des auteurs consacrés4. Depuis les années 1980, de nombreux projets de recherche se sont intéressés à la littérature personnelle, aux écrits intimes des écrivains et aux marges de l’œuvre. En parallèle à ces grands travaux sur les archives d’écrivains, on retrouve d’importantes synthèses historiques sur l’art épistolaire et cette prise en considération des correspondances permet notamment de dé-linéariser l’histoire de la littérature par l’exhumation de documents qui révèlent des écarts vis-à-vis de la norme ou de nouveaux acteurs de la vie littéraire, dont des femmes. Tout en laissant concrètement la parole à ces femmes, il s’agit donc de mettre à contribution les méthodes propres à l’histoire littéraire et culturelle et à l’analyse du discours pour observer ce «que dit la lettre, qui ne soit pas que l’écho trivial de ce qui s’écrit ailleurs en littérature, dans l’espace public» (Biron et Melançon, 1996: 8). Loin de vouloir aplanir les différences entre les épistolières et de prétendre que les qualités esthétiques sont les mêmes dans chacune des lettres du corpus, je souhaite au contraire signaler la diversité des pratiques et des styles. Comparer les lettres entre elles permet d’une part de vérifier le plus ou moins grand respect qu’elles témoignent à l’égard des codes épistolaires et des hiérarchies sociales, et d’autre part de distinguer les mouvements d’infléchissement vers un style plus personnel.

    Pour prendre acte de la complexité de l’arrimage entre le moi, les pratiques de l’intime et le social, il importe de dépasser certaines cloisons qui persistent entre l’écriture dite privée et l’imprimé. Malgré le nombre florissant de travaux sur la presse, la question des usages et des expériences de lecture des périodiques demeure un pan de la recherche encore peu exploré5. Or, une lecture croisée des lettres de femmes et de la presse permet de prendre connaissance des représentations du féminin qui circulent dans le discours public ainsi que de la sensibilité des épistolières à l’actualité. Elle permet aussi de voir comment les poétiques épistolaire et journalistique s’influencent mutuellement au moment où le premier texte signé par une Canadienne, qui se présente comme écrivaine, est publié dans la presse.

    Par ailleurs, l’étude des conditions matérielles révèlent des tâtonnements dans l’écriture qui nuancent le lieu commun de l’épistolaire féminin, selon lequel, depuis l’exemple consacré de la marquise de Sévigné, l’écriture de la lettre procède au fil de la plume, sans un travail sur le style qui serait contraire à l’exigence de naturel et de spontanéité. Pourtant, même dans le cadre d’une correspondance familiale, les épistolières font un retour sur leur lettre avant l’envoi et peaufinent leur style. Aussi, l’espace laissé vacant dans l’en-tête, les alinéas ainsi que l’investissement des marges sont autant d’éléments qui nous permettent de restituer les conditions de la pratique épistolaire à une époque donnée en plus de nous fournir des renseignements sur les codes qui régulaient cette forme d’écriture. Ces caractéristiques nous permettent également de déceler des relations de pouvoir, en dévoilant le respect plus ou moins grand que l’épistolière voue à son destinataire.

    Dans la constitution du corpus, les bornes temporelles et l’appartenance au milieu patriote faisaient partie des critères de sélection, puisque l’ancrage de ces lettres dans le contexte insurrectionnel permet d’observer les effets de l’événement sur les pratiques d’écriture (fréquence, censure, imbrication du personnel et du politique, etc.), mais aussi, et surtout, sur la prise de conscience de soi du sujet écrivant. Au cours de la période insurrectionnelle, l’éloignement de plusieurs proches et la crainte que le courrier soit surveillé par les autorités coloniales viendront modifier les conditions de la pratique épistolaire familiale. Lorsque la lettre est le seul support pour attester qu’un époux ou un fils est encore en vie ou qu’elle est le dernier recours pour obtenir la grâce d’un proche condamné à mort, elle acquiert alors une portée fondamentale. Que ce soit par les moyens de diffusion du courrier utilisés, par le choix des interlocuteurs ou par ses élans pathétiques, il est possible de voir le sillon que laissent les événements insurrectionnels dans la lettre. Celle-ci est modulée par plusieurs déterminations sociales, par un certain nombre «de pratiques en usage, d’automatismes, de codes, qui dépendent étroitement de facteurs sociaux et culturels et de normes fortement inscrites dans l’histoire» (Haroche-Bouzinac, 1995: 14). Bien qu’il ait été impossible de trouver, malgré mes efforts, des informations sur le milieu familial et l’éducation de chacune de ces femmes, les lettres sont là pour confirmer qu’elles savent, dans la plupart des cas, lire et écrire6. Si certaines lettres au Gouverneur ne semblent pas avoir été écrites par des femmes, mais par un magistrat ou un écrivain public, elles ne sont toutefois pas exclues du corpus. D’une part, elles offrent une représentation de la lettre féminine publique; de l’autre, elles proposent une image du féminin en tant que sujet d’une requête politique. Enfin, ces lettres nous font d’autant plus apprécier celles des femmes qui osent prendre la plume en leur nom pour interpeller les autorités coloniales. Selon Michèle Riot-Sarcey, «[l]a lettre publique donne à comprendre le statut des femmes, leur place dans la société. […] Celles qui s’exposent ainsi se comportent en sujets politiques qui refusent les représentations attachées aux identités sexuelles.» (Riot-Sarcey, 1998: 225) De même, les lettres de Marguerite Lacorne-Viger ne sont pas écartées du corpus bien qu’elles aient été retranscrites par son mari7. Si elles ne sont pas toujours reproduites dans leur intégralité et qu’elles ont pu être modifiées par Jacques Viger, journaliste, homme politique et grand collectionneur, on a là la correspondance d’une grande bourgeoise, reconnue pour avoir de l’esprit et du discernement. Par ailleurs, la sélection des extraits retranscrits nous renseigne sur ce qui intéresse un époux, ce qu’il juge digne d’être retenu dans la correspondance de sa femme. Comme l’auteur de la Saberdache, recueil de 43 volumes composé de renseignements historiques, de correspondances et de notes diverses, copie également ses propres réponses aux lettres de son épouse, ces dernières esquissent un portrait plus global de l’échange et permettent de combler certaines lacunes.

    Les 300 lettres qui composent mon corpus se répartissent donc d’abord entre cinq correspondantes: Julie Bruneau-Papineau (106 lettres), Rosalie Papineau-Dessaulles (46 lettres), Marguerite Harnois (34 lettres), Marie-Reine Harnois (15 lettres) et Marguerite Lacorne-Viger (12 lettres). Les lettres de ces cinq épistolières seront centrales puisqu’elles présentent le double avantage de la quantité – elles produisent 213 des 300 lettres retrouvées – et de la durée. À cela s’ajoutent 43 lettres d’épistolières diverses adressées à la famille ou aux proches et, finalement, 44 lettres aux autorités coloniales demandant la libération d’un mari, d’un fils ou d’un neveu emprisonné ou réclamant des indemnisations pour les dommages causés par la répression. Or, bien que généralement écrites avec moins d’aisance, les lettres ou requêtes adressées par des femmes d’origine plus modeste n’ont pas été exclues ou discréditées sous le prétexte d’une «mythologie de la belle lettre, de la lettre bien écrite qui guette assez sournoisement le chercheur surtout celui qui se dit d’appartenance littéraire8» (Bossis, 1994: 12-13). Au contraire, la variété de ce corpus invite à réfléchir aux potentialités de l’épistolaire qui ont incité de nombreuses Canadiennes, de degrés d’instruction et de milieux sociaux diversifiés, à investir cette forme d’écriture à des fins politiques.

    La présence dans ce corpus de correspondances soutenues et de missives occasionnelles permet également de saisir comment se négocie la construction de l’image de soi à court et à long terme. Dans les correspondances régulières et continues, les relations d’autorité, d’égalité ou d’infériorité s’expriment en un processus dynamique qui peut être modifié, réajusté, infléchi à chaque lettre en fonction de la plus moins forte adhésion du destinataire aux positions proposées par l’échange. Tout en révélant les codes qui régulent la forme épistolaire et les relations sociales au cœur du XIXe siècle, cette recherche entend faire état des mutations que subissent les usages de la lettre au contact des événements insurrectionnels certes, mais aussi des idéaux propres au siècle des nationalités et du romantisme.

    De manière générale, la lettre de l’épouse au mari éloigné (siégeant à la Chambre d’assemblée, emprisonné ou en exil) doit transmettre les nouvelles de la famille. Cette fonction utilitaire de l’écriture épistolaire implique la mise en scène de la domesticité. Or, dans le contexte des Rébellions de 1837-1838, les épistolières vont associer des considérations sociales et politiques aux nouvelles familiales. Qu’elles soient tirées de leur correspondance, des journaux ou encore du bruit de la rumeur, les informations politiques insérées dans les lettres familières amènent les épistolières à élaborer une rhétorique particulière pour négocier les conditions d’acceptabilité de leur discours. Cette rhétorique d’imbrication du personnel et du public se réfère-t-elle aux normes discursives du genre épistolaire et à celles du genre sexué ou incite-t-elle plutôt les épistolières à inventer une nouvelle manière d’écrire par une modulation des codes et des formes? La construction d’une image de soi qui prend l’autre à témoin se reflète-t-elle aussi dans la recherche d’un style d’écriture plus personnel?

    Pour apporter des éléments de réponse à ces interrogations, cette étude s’organise en trois grandes parties. Un premier chapitre se consacre à la manière dont ces femmes investissent la lettre pour se façonner un ethos discursif. Le survol du contexte socio-historique ainsi que des manifestations patriotiques des femmes permet de constater que la période 1830-1837 au Bas-Canada se révèle intense en activités politiques et culturelles et que les femmes contribuent à cette effervescence prérévolutionnaire. En effet, il faut admettre que, contrairement à ce que prétend Allan Greer, les femmes ne sont pas absentes des sources archivistiques et leurs témoignages ainsi que ceux des patriotes masculins font voir la diversité de leur engagement et la ferveur qui les animait. L’examen de ces manifestations qui marquent une politisation des pratiques et des usages permettra de déterminer les conditions qui ont rendu possible l’émergence d’une prise de parole politique, voire revendicatrice, dans les productions épistolaires de Canadiennes appartenant au milieu patriote. Il s’agit de voir comment, à l’intérieur des normes du genre discursif qu’elles pratiquent et des déterminations liées au genre sexué et à la classe sociale, ces épistolières négocient et instaurent des zones de compromis entre des représentations contraignantes et leur volonté d’affirmation. La tension entre deux modèles discursifs du féminin, soit le modèle républicain qui exclut les femmes de la politique et le modèle religieux qui insiste sur leur responsabilité dans la transmission des idéaux chrétiens, est vécue différemment par les unes et les autres et varie aussi en fonction du destinataire à qui elles s’adressent.

    Le deuxième chapitre se concentre plus spécifiquement sur la négociation des frontières entre les catégories du privé et du public. Comme la division entre ces deux champs tend à se radicaliser au XIXe siècle (selon un principe de complémentarité: l’un est ce que l’autre n’est pas), des stratégies devront être déployées dans l’écriture pour mettre en évidence le caractère arbitraire de l’exclusion politique des femmes et de cette répartition sexuelle des sphères d’activités. Or, dans les faits, les événements et la répression affectent la séparation des catégories du privé et du public. Par leur contenu et leur mode de circulation, les lettres s’avèrent une forme privilégiée pour saisir la porosité des frontières entre ces deux catégories. La présence de la presse dans la lettre ou du discours public par l’écho de la rumeur tend une passerelle entre le domestique et l’espace public. Pour comprendre dans quelle mesure le journal constitue une fenêtre sur l’événement et pour observer comment la posture de la lectrice de la presse détermine celle de l’épistolière, il faut, dans un premier temps, repérer toutes les références à la presse que contiennent ces missives et aller lire, dans un deuxième temps, les journaux qu’elles ont lus. En outre, les déplacements (voyages, exil, etc.), nombreux au cours de la période, fournissent aux Canadiennes l’occasion de se représenter en mouvement et à l’extérieur du foyer. En modifiant le point de vue, ce changement de position influe sur la fréquence et le contenu des missives en plus de favoriser la mise en place d’une nouvelle perspective sur soi et sur le social.

    Enfin, le troisième chapitre s’intéresse aux rapports qu’entretiennent les épistolières à l’écriture, aux modèles épistolaires ou rhétoriques enseignés et au répertoire des pratiques littéraires. Les épistolières investissent ainsi des postures préexistantes qu’elles s’approprient pour assumer un discours qui ne va pas nécessairement de soi. Si elles qualifient leurs lettres de «griffonnages9» ou dénigrent leurs propos, c’est souvent après avoir abordé des sujets qui s’éloignent du champ des compétences reconnues au féminin. Pour déterminer l’usage qu’elles font de ces modèles, c’est-à-dire observer si elles s’y conforment ou les transgressent et, le cas échéant, en quelles occasions, il faut passer en revue les manuels et traités de la correspondance et de l’art oratoire. Cette recension permettra aussi de constater s’il y a une image de l’épistolière qui est véhiculée à l’époque et, si c’est le cas, de la caractériser. On sait par exemple que les lettres de Madame de Sévigné circulent beaucoup au cours de la période. Afin de ne pas isoler les pratiques discursives des femmes et de faire de leurs écrits une production marginale au sein de l’histoire littéraire, il s’agira, dans cette dernière section, de mettre en relation ces lettres de femmes avec les écrits intimes masculins de la même période. Cette comparaison permettra de déterminer si elles présentent, elles aussi, les marques d’un romantisme canadien naissant. Aussi, je me pencherai plus attentivement sur la trajectoire d’Odile Cherrier, la seule épistolière du corpus à publier dans la presse, afin de cerner les possibles littéraires qui s’offrent alors aux Canadiennes. La production de Cherrier permet également de saisir comment l’interaction des poétiques épistolaire et médiatique favorise l’accès à l’écriture publique des femmes.

    Avant de plonger dans ce vaste corpus et de replacer ces lettres dans le contexte qui les a vues naître, une brève présentation des principales épistolières s’impose. Parmi elles, Julie Bruneau-Papineau (1795-1862) fait figure d’infatigable épistolière avec ses 310 lettres retrouvées, lesquelles s’échelonnent sur près de quatre décennies d’écriture, soit de 1823 à 1862, l’année de sa mort. De cette production discursive, on dénombre, pour la période 1830-1840, 106 lettres réparties entre sept interlocuteurs issus du cercle familial. Appartenant à la bourgeoisie de Québec du tournant du XIXe siècle, Julie Bruneau-Papineau a, dès son jeune âge, gravité dans l’univers parlementaire de cette ville puisque son père, marchand de profession, était aussi député à la Chambre d’assemblée. Après avoir fait des études chez les ursulines de Québec10, elle se marie en 1818 à celui qui deviendra le chef du Parti patriote, Louis-Joseph Papineau. En tant qu’Orateur de la Chambre d’assemblée qui siégeait alors à Québec, Louis-Joseph est constamment absent du foyer domestique, établi à Montréal. Sans cesse séparés en raison de la vie parlementaire, de missions politiques, des Rébellions et de l’exil, les époux compenseront cet éloignement par une importante correspondance. Pour Julie Bruneau-Papineau, la famille et la politique semblent inextricablement liées et sa production épistolaire témoigne de cette profonde imbrication. Ses lettres regorgent de considérations sur la politique et la vie parlementaire, qui s’insèrent – souvent sans transition – dans le flux des nouvelles familiales.

    Partageant cette même culture de l’épistolaire, sa belle-sœur, Rosalie Papineau-Dessaulles (1788-1857) écrit au moins 108 lettres11 en près d’un demi-siècle d’écriture. Comme le notent Georges Aubin et Renée Blanchet dans leur introduction à l’édition de cette correspondance: «Ses premières institutrices ont dû être sa mère et sa tante Victoire, deux femmes à la morale figée dans l’absolu et où il y a peu de place pour l’incertitude et le doute. La tante Victoire est une des premières institutrices de la Petite-Nation ainsi qu’une épistolière inlassable. Rosalie apprend à écrire un français non sans fautes, mais correct, émaillé de mots du terroir.» (2001: 12) Des 108 lettres recueillies, 45 sont rédigées au cours de la décennie étudiée. Si Julie Bruneau-Papineau s’adresse principalement à son mari entre 1830 et 1840 (62 des 106 lettres lui étant destinées), il en va autrement pour Rosalie Papineau-Dessaulles, la seigneuresse de Saint-Hyacinthe. Veuve dès 1835, elle destine près de la moitié des lettres écrites au cours de la période à sa belle-sœur, Julie Bruneau-Papineau. Survenue dans la tourmente qui suit la publication des 92 Résolutions, la mort de son mari, Jean Dessaulles, député modéré qui accède au Conseil législatif en 1832, explique peut-être l’intégration de considérations politiques plus affirmées dans la correspondance de Papineau-Dessaulles. Par ailleurs, la réciprocité des sentiments patriotiques qui unit les belles-sœurs constitue certainement un motif à l’élection de cette destinataire comme principale interlocutrice et à l’inscription d’un discours politique dans l’échange. Contrairement à Julie Bruneau-Papineau, Rosalie Papineau-Dessaulles semble jouir de moins de temps non seulement pour l’entretien de sa correspondance, mais également pour la lecture des journaux et les réunions de société. Outre ses obligations seigneuriales, Papineau-Dessaulles s’occupe de toutes sortes d’œuvres charitables12 en plus de prendre soin de ses enfants et neveux en pension au séminaire de Saint-Hyacinthe. Correspondante vespérale, la seigneuresse doit trouver le temps de l’écriture sur ses heures de repos. Dans bien des occasions, ce n’est pas l’heure de la poste qui interrompt sa lettre, mais le «sommeil [qui la] gagne». Le manque de temps n’aura toutefois pas raison de son besoin de correspondre: Rosalie Papineau-Dessaulles écrira la plupart de ses 108 lettres après les événements insurrectionnels aux membres de la famille de Louis-Joseph Papineau, exilés aux États-Unis ou en Europe.

    Comme Julie Bruneau-Papineau et Rosalie Papineau-Dessaulles, Marguerite Lacorne-Viger (1775-1845) appartient au très influent réseau Viger-Papineau-Lartigue-Cherrier. Elle fait des études, sans doute auprès des dames de la Congrégation de Notre-Dame, avant d’épouser le militaire John Lennox avec lequel elle voyage en Angleterre, à la Barbade et en Jamaïque. Après la mort de ce dernier, elle épouse en secondes noces Jacques Viger, qui sera le premier maire de Montréal (1833-1836). Après leur union, le couple Lacorne-Viger s’installe rue Bonsecours à Montréal et entretient des liens étroits avec ses voisins, Louis-Joseph Papineau et son épouse. Marguerite Lacorne-Viger et Julie Bruneau-Papineau noueront d’ailleurs une relation d’amitié: «Vivant la même solitude, elles se visitent régulièrement, échangent leurs correspondances, lisent les journaux et discutent ensemble des affaires du gouvernement.» (Roy, 1999: 62) La correspondance échangée entre les époux pendant les sessions parlementaires a été retranscrite en partie par Jacques Viger dans sa Saberdache et n’est plus accessible autrement. L’inventaire qu’a réalisé Fernand Ouellet de la Saberdache recense 89 lettres adressées par Marguerite Lacorne-Viger à son époux. On n’en compte pas moins de 37 seulement pour les années 1830-1834. De celles-là, Viger en retranscrit 12 au long, les 25 autres faisant seulement l’objet d’une mention «Lettre de Mme Viger» avec la date et, parfois, le sujet de la missive. En d’autres occasions, les thèmes abordés dans la lettre ne sont pas relevés, Viger se contentant de noter: «Rien à extraire.» Femme lettrée et mondaine, Lacorne-Viger entretient, outre sa correspondance, un album et collabore à ceux de son époux. Elle est aussi l’auteure d’une chanson amoureuse dédiée à Jacques Viger. Marguerite Lacorne-Viger tient également un salon fort apprécié qui réunit régulièrement chez elle un cercle de notables et d’hommes politiques.

    Le parcours et la pratique épistolaire de Reine (1798-1844) et Marguerite (1801-1868) Harnois se distinguent de ceux des épistolières précédentes. Respectivement épouse et belle-sœur de Ludger Duvernay, imprimeur, éditeur et propriétaire du journal La Minerve, les dames Harnois appartiennent davantage à la petite qu’à la grande bourgeoisie, souvent seigneuriale. Contrairement aux trois autres épistolières, elles ne semblent pas avoir de domestiques à leur service. Or ce qui les caractérise plus particulièrement, c’est que leur pratique épistolaire s’inscrit exclusivement après les insurrections de 1837, et que les préoccupations politiques n’en constituent pas un enjeu aussi central qu’il l’est dans les autres correspondances mentionnées. Elles ne s’adressent en outre qu’à un seul et même interlocuteur, Ludger Duvernay, alors en exil aux États-Unis. Les dames Harnois ne sont toutefois pas les seules à écrire à Duvernay. Plusieurs épistolières s’adressent à ce dernier à titre de directeur de journal. Sa cousine, Élodie Loiseau-Chalon, une institutrice, Nathalie Nolin, et une abonnée de La Minerve, la veuve Normand, lui écrivent tour à tour pour qu’il fasse paraître des articles en faveur d’un individu ou des annonces de service ou encore pour qu’il envoie des livraisons du Patriote canadien, la feuille qu’il fonde pendant son exil aux États-Unis. Duvernay sert aussi d’intermédiaire entre des patriotes expatriés et leur famille.

    Après le départ de Duvernay, Reine Harnois et les cinq enfants du couple quittent Montréal avec Marguerite pour se réfugier à Rivière-du-Loup, aujourd’hui Louiseville, d’où elles écriront la plupart des 50 lettres adressées, entre 1838 et 1839, au patriote exilé. La correspondance complète des dames Harnois, comme celles des épistolières précédentes, est certainement plus importante que la cinquantaine de lettres retrouvées puisque celles-ci renferment des allusions à d’autres échanges épistolaires avec des membres de la famille et des amis. Par exemple, on sait que Marguerite est liée d’amitié et échange des lettres avec Adèle Berthelot-La Fontaine et Marie Glackmeyer. De plus, la gestion des souscriptions de La Minerve élargit le bassin des interlocuteurs de Reine et Marguerite Harnois. Faute d’informations biographiques qui permettraient d’éclairer davantage le parcours des dames Harnois, la maîtrise de l’orthographe et de la syntaxe, ainsi que la présence récurrente de ratures constituent autant d’éléments qui indiquent que l’éducation reçue est inférieure à celle dont ont bénéficié les dames Papineau et Viger. Bien que l’orthographe ne soit pas uniformisée au XIXe siècle au Bas-Canada, force est de reconnaître, et les chapitres qui suivent le montreront, que les lettres des sœurs Harnois sont écrites dans un français beaucoup plus approximatif que celles de Julie Bruneau-Papineau et de Louise-Amélie Panet. Enfin, plusieurs facteurs complexifient l’analyse et la compréhension de cette correspondance qui ne permettent pas toujours de distinguer laquelle des deux sœurs est la véritable auteure des missives13. La maladie qui affecte les dames Harnois pendant la période constitue, par exemple, un des principaux facteurs qui m’incite à envisager la possibilité d’une écriture à relais.

    Bien que peu de lettres de ces femmes de la bourgeoisie aient été retrouvées pour la période qui m’intéresse, il faut dire quelques mots à propos d’Henriette Cadieux (1811-1891), d’Odile Cherrier (1818-?), d’Adèle Berthelot-La Fontaine (1813-1859) et de Virginie Ahier (1808-1876). Ces épistolières sont toutes des parentes de parlementaires engagés dans la lutte réformiste. Épouse du notaire François-Marie-Thomas Chevalier de Lorimier, patriote condamné à mort et pendu le 15 février 1839, Henriette Cadieux adresse deux lettres au cours de la période, l’une à John Colborne, la veille de l’exécution de son mari, et l’autre, le lendemain, à John Braditch Eliovith, dit le baron de Fratelin, compagnon de prison des patriotes soupçonné d’espionnage par les autorités. Quoique la signature de la veuve figure au bas de la requête à John Colborne, la calligraphie n’est pas identique à celle de la lettre au prisonnier Fratelin. Qu’Henriette Cadieux n’écrive pas elle-même sa lettre au Gouverneur surprend lorsqu’on sait qu’elle a fréquenté pendant huit ans le couvent de la Congrégation de Notre-Dame, soit de 1816 à 1824, qu’elle est donc instruite et maîtrise les codes de l’épistolaire, comme en témoigne la missive adressée au compagnon de cachot de son mari. L’exemple de Cadieux nous révèle qu’on ne peut associer le recours à un scripteur dans les requêtes aux autorités coloniales à la non-alphabétisation des pétitionnaires, mais qu’il s’agit peut-être là d’une question d’usage, une femme ne s’adressant pas directement à un homme d’État.

    Appartenant elle aussi à la bourgeoisie patriote de Montréal, Odile Cherrier, la cousine d’Henriette, écrit également une missive au baron de Fratelin, et ce, pour des motifs similaires, c’est-à-dire pour obtenir le portrait de Chevalier de Lorimier. Odile Cherrier fait partie d’une famille de lettrés. Son frère aîné, Georges-Hippolyte, est l’éditeur du roman Charles Guérin de Pierre-Joseph-Olivier Chauveau et de la revue La Ruche littéraire. Son frère cadet, André-Romuald Cherrier, est écrivain; il fait paraître plusieurs poèmes dans Le Populaire (1837-1838), journal montréalais opposé à Louis-Joseph Papineau et promouvant la littérature canadienne, et certains de ces poèmes sont repris dans le Répertoire national de James Huston. Selon Yves Garon, André-Romuald Cherrier est aussi l’auteur de «la première critique de notre premier roman» québécois, L’influence d’un livre, publiée elle aussi dans les pages du Populaire. Tout comme lui, Odile Cherrier publie ses compositions littéraires en prose et en vers, et ses traductions dans ce journal sous le pseudonyme d’«Anaïs» en 1838. Elle se marie tardivement, en janvier 1860, à l’entrepreneur Prudent Vallée.

    Adèle Berthelot-La Fontaine appartient à la même génération qu’Henriette Cadieux et Odile Cherrier, toutes les trois ont moins de 30 ans au moment des Rébellions alors que Julie Bruneau-Papineau a 42 ans, Rosalie Papineau-Dessaulles, 49 et Marguerite Lacorne-Viger, 62. Liée à la politique parlementaire, Adèle est la fille d’Amable Berthelot et l’épouse de Louis-Hippolyte La Fontaine, tous deux députés à la Chambre d’assemblée et patriotes. Avant son mariage, elle fait des études chez les ursulines de Québec. Sa parente, Julie-Geneviève Berthelot, dite Mère Saint-Joseph de la communauté des ursulines de Québec, lui transmet d’ailleurs par lettre les félicitations de ses anciennes institutrices, qui «font mille bons souhaits et leur meilleurs complimens: la mère St. Gabriel est bien satisfaite de vos abjurations; pour vue, que vous y soyez constante.» (Mère Saint-Joseph à A. Berthelot-La Fontainte, 11 septembre 1831) En plus de sa correspondance, Adèle Berthelot-La Fontaine collige dans un album des écrits de patriotes prisonniers au Pied-du-Courant. Selon Marie-Frédérique Desbiens: «Adèle Berthelot se dévoua à visiter les anciens collègues de son mari incarcérés après les insurrections et à subvenir aux besoins matériels de leur famille.» (Desbiens, 2001: 95) Ces visites lui fournissent sans aucun doute l’occasion de faire circuler son album auprès des prisonniers politiques. Malheureusement, une seule lettre de cette épistolière a été retrouvée pour la période qui nous concerne et cette lettre datée de juin 1839 la montre occupée de parures et de sorties mondaines et ne révèle aucune préoccupation politique. Cette lettre, adressée à une «demoiselle», pourrait avoir été destinée à Marguerite Harnois. En effet, les prénoms des enfants Duvernay, la mention de Rivière-du-Loup et la référence à un porte-montre confectionné par la destinataire incitent à croire que c’est à elle ou, à tout

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