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Dictionnaire des intellectuel.les au Québec
Dictionnaire des intellectuel.les au Québec
Dictionnaire des intellectuel.les au Québec
Livre électronique569 pages7 heures

Dictionnaire des intellectuel.les au Québec

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À propos de ce livre électronique

Qui connaît vraiment les intellectuel.les hors du cercle restreint des historiens et des littéraires? Quelle mémoire avons-nous de celles et ceux qui, au Québec, eurent recours à la parole comme « mode d'action »? Qui, comme Hubert Aquin, entreprirent et entreprennent encore de « comprendre dangereusement » la culture et la société de leur époque, remuant idées et images, bousculant pouvoirs et doxa?

Ce dictionnaire est conçu pour combler les lacunes d'une mémoire collective quelque peu défaillante, mais aussi pour donner envie de lire ou de relire les textes de ces femmes et hommes passionnés par les idées, qui ont contribué - et qui contribuent toujours - à bâtir la société québécoise. On y trouvera les noms de celles et ceux qui, depuis trois siècles, interviennent sur la place publique et soulèvent des questions d'intérêt civique et politique à propos d'enjeux collectifs importants; de celles et ceux qui promeuvent ou incarnent la liberté de parole et la défendent contre différents pouvoirs et structures organisationnelles.

Ce dictionnaire comprend 137 entrées exhaustives sur des femmes, des hommes, des publications et des institutions du XVIIIe au XXIe siècle, écrites par plus de 80 spécialistes, ainsi qu'un index.
LangueFrançais
Date de sortie20 mars 2017
ISBN9782760637061
Dictionnaire des intellectuel.les au Québec

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    Aperçu du livre

    Dictionnaire des intellectuel.les au Québec - Yvan Lamonde

    Dictionnaire des intellectuel.les au Québec

    Sous la direction de Yvan Lamonde,

    Marie-Andrée Bergeron, Michel Lacroix

    et Jonathan Livernois

    Les Presses de l’Université de Montréal

    L’équipe de direction et l’éditeur tiennent à remercier pour son appoint au financement de l’ouvrage la Division de français et d’études francophones de l’École de langues, linguistiques, littératures et cultures de l’Université de Calgary.

    Mise en pages: Yolande Martel

    ePub: Folio infographie

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Vedette principale au titre:

    Dictionnaire des intellectuel.les au Québec

    (Corpus)

    Comprend des références bibliographiques et un index.

    ISBN 978-2-7606-3704-7

    1. Intellectuels – Québec (Province) – Dictionnaires français. 2. Intellectuelles – Québec (Province) – Dictionnaires français. 3. Québec (Province) – Vie intellectuelle – Dictionnaires français. I. Lamonde, Yvan, 1944- . II. Bergeron, Marie-Andrée, 1984- . III. Lacroix, Michel, 1969- . IV. Livernois, Jonathan, 1982- . V. Titre. VI. Titre: Dictionnaire des intellectuels au Québec. VII. Dictionnaire des intellectuelles au Québec.

    FC2919.D52 2017    305.5’520971403    C2017-940231-5

    Dépôt légal: 1er trimestre 2017

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    © Les Presses de l’Université de Montréal, 2017

    www.pum.umontreal.ca

    Les Presses de l’Université de Montréal remercient de leur soutien financier le Conseil des arts du Canada et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).

    ISBN papier 978-2-7606-3704-7

    ISBN PDF 978-2-7606-3705-4

    ISBN ePub 978-2-7606-3706-1

    Table des matières

    Introduction

    Circonscrire l’intellectuel.le

    L’émergence de l’espace public

    L’apport des associations culturelles: vie intellectuelle et liberté de parole

    Autonomie et indépendance

    La trajectoire des intellectuelles

    Normal.e, l’intellectuel.le?

    Mode d’usage

    Dictionnaire

    ACTION FRANÇAISE (1917-1928) / ACTION NATIONALE (1933- )

    ANGERS, François-Albert (1909-2003)

    ANTI-INTELLECTUALISME

    AQUIN, Hubert (1929-1977)

    ARCAND, Denys (né en 1941)

    ARGUMENT (1998- )

    ASSELIN, Olivar (1874-1937)

    BAILLARGEON, Normand (né en 1958)

    BARBEAU, Raymond (1930-1992)

    BARBEAU, Victor (1896-1994)

    BARRY, Robertine (1863-1910)

    BAUM, Gregory (né en 1923)

    BEAUCHEMIN, Jacques (né en 1955)

    BEAULIEU, Victor-Lévy (né en 1945)

    BELLEAU, André (1930-1986)

    BERDACHE, LE (1979-1982)

    BERGERON, Gérard (1922-2002)

    BERSIANIK, Louky (née Lucile Durand, 1930-2011)

    BLAIN, Maurice (1925-1996)

    BOCK-CÔTÉ, Mathieu (né en 1980)

    BOMBARDIER, Denise (née en 1941)

    BORDUAS, Paul-Émile (1905-1960)

    BOUCHARD, Gérard (né en 1943)

    BOUCHARD, Paul (1908-1997)

    BOURASSA, Henri (1868-1952)

    BOURGAULT, Pierre (1934-2003)

    BOUTHILLETTE, Jean (1929-2015)

    BROSSARD, Nicole (née en 1943)

    BRUNET, Berthelot (1901-1948)

    BUIES, Arthur (1840-1901)

    CENTRE CATHOLIQUE DES INTELLECTUELS CANADIENS (1950-1956)

    CHAMBERLAND, Paul (né en 1939)

    CHAMPAGNE, Dominic (né en 1963)

    CHARBONNEAU, Robert (1911-1967)

    CHARTRAND, Michel (1916-2010)

    CIRCÉ-CÔTÉ, Éva (1871-1949)

    CITÉ LIBRE (1950-2000)

    CONTRE-JOUR: CAHIERS LITTÉRAIRES (fondée en 2003)

    D’ALLEMAGNE, André (1929-2001)

    DANSEREAU, Fernand (né en 1928)

    DANSEREAU, Pierre (1911-2011)

    DE KONINCK, Charles (1906-1965)

    DELVAUX, Martine (née en 1968)

    DENEAULT, Alain (né en 1970)

    DESBIENS, Jean-Paul (1927-2006)

    DESSAULLES, Henriette (1860-1946)

    DESSAULLES, Louis-Antoine (1818-1895)

    DION, Gérard (1912-1990)

    DION, Léon (1922-1997)

    DU CALVET, Pierre (1735-1786)

    DUMONT, Fernand (1927-1997)

    DUMONT, Micheline (née en 1935)

    DUPUIS-DÉRI, Francis (né en 1966)

    ÉCOLE DE MONTRÉAL (1950- )

    ÉMOND, Bernard (né en 1951)

    FABRE, Hector (1834-1910)

    FALARDEAU, Jean-Charles (1914-1989)

    FALARDEAU, Pierre (1946-2009)

    FEMMES AU XIXe SIÈCLE

    FERRETTI, Andrée (née en 1935)

    FERRON, Jacques (1921-1985)

    FOURNIER, Jules (1884-1918)

    FRÉCHETTE, Louis (1839-1908)

    FREITAG, Michel (1935-2009)

    GAGNON, Charles (1939-2005)

    GAGNON, Madeleine (née en 1938)

    GARNEAU, François-Xavier (1809-1866)

    GÉRIN, Léon (1863-1951)

    GLEASON-HUGUENIN, Anne-Marie («Madeleine») (1875-1943)

    GODBOUT, Jacques (né en 1933)

    GODIN, Gérald (1938-1994)

    GRAND’MAISON, Jacques (1931-2016)

    GRIGNON, Claude-Henri (1894-1976)

    GROULX, Gilles (1931-1994)

    GROULX, Lionel (1878-1967)

    HARVEY, Jean-Charles (1891-1967)

    HERTEL, François (1905-1985)

    INCONVÉNIENT, L’ (depuis 2000)

    INSTITUT CANADIEN DE MONTRÉAL (1844-1885)

    JACOB, uzanne (née en 1943)

    JASMIN, Judith (1916-1972)

    LANCTÔT, Aurélie (née en 1991)

    LANGEVIN, André (1927-2009)

    LANGLOIS, Godfroy (1866-1928)

    LAPOINTE, Jeanne (1915-2006)

    LAROSE, Jean (né en 1948)

    LaRUE, Monique (née en 1948)

    LAURENDEAU, André (1912-1968)

    LAUZON, ADÈLE (née en 1931)

    LÉGER, Jean-Marc (1927-2011)

    LE MOYNE, Jean (1913-1996)

    LEROUX, Georges (né en 1945)

    LÉTOURNEAU, Jocelyn (né en 1956)

    LÉVESQUE, Georges-Henri (1903-2000)

    LIBERTÉ (1959- )

    LUSSIER, André (1922-2016)

    MAINMISE (1970-1978)

    MAINTENANT (1962-1974)

    MARCHAND-DANDURAND, Joséphine (1861-1925)

    MARIE-VICTORIN (1885-1944)

    MESPLET, Fleury (1734-1794)

    MICONE, Marco (né en 1945)

    MIRON, Gaston (1928-1996)

    MONET-CHARTRAND, Simonne (1919-1993)

    NADEAU-DUBOIS, Gabriel (né en 1990)

    NEPVEU, Pierre (né en 1946)

    NEVERS, Edmond de (1862-1906)

    NIGOG, LE (1918)

    PARENT, Étienne (1802-1874)

    PARTI PRIS (1963-1968)

    PELLETIER, Gérard (1919-1997)

    PELLETIER, Jacques (né en 1944)

    PERRAULT, Pierre (1929-1999)

    PIOTTE, Jean-Marc (né en 1940)

    QUÉBÉCOISES DEBOUTTE! (1971 et 1974)

    RELÈVE, LA et LA NOUVELLE RELÈVE (1934-1948)

    RICARD, François (né en 1947)

    RICHLER, Mordecai (1931-2001)

    RIOUX, Marcel (1919-1992)

    RIVARD, Yvon (né en 1945)

    ROCHER, Guy (né en 1924)

    RUMILLY, Robert (1897-1983)

    RYERSON, Stanley Bréhaut (1911-1998)

    SAINT-JEAN, Idola (1880-1945)

    SAINT-MARTIN, Fernande (née en 1927)

    SCOTT, Frank Reginald (1899-1985)

    SEYMOUR, Michel (né en 1954)

    STRARAM, Patrick (1934-1988)

    SUFFRAGISTES (1907- )

    TARDIVEL, Jules-Paul (1851-1905)

    TAYLOR, Charles (né en 1931)

    TEMPS FOU, LE (1974; 1978-1983; 1995-1998)

    TÊTES DE PIOCHE, LES (1976-1979)

    THÉORET, France (née en 1942)

    TRUDEAU, Pierre Elliott (1919-2000)

    VALLIÈRES, Pierre (1938-1998)

    Études sur l’intellectuel.le québécois.e

    Tableau chronologique

    Avant 1900

    1900-1930

    1930-1945

    1945-1960

    Après 1960

    Après 1980

    Collaboratrices et collaborateurs

    Introduction

    Qui connaît vraiment les intellectuel.les du Québec hors du cercle restreint des historiens et des littéraires1? Quelle mémoire avons-nous de tous ceux et celles qui, au Québec, eurent recours à la parole comme «mode d’action», de tous ceux qui, comme Hubert Aquin*, entreprirent de «comprendre dangereusement» la culture et la société de leur époque, et d’intervenir dans l’agora, remuant idées et images, bousculant parfois pouvoirs et doxa? Ces passionné.es des questions partagées (donc conflictuelles) tendent à glisser, avec leur héritage, hors de la culture commune. Sans doute est-ce là un phénomène croisant l’évanescence du sentiment historique, propre au «présentisme» postmoderne, et la difficulté propre à l’histoire des intellectuel.les, qui se conçoivent d’abord au présent, en fonction des discours contemporains, bien davantage que comme personnages historiques, éléments d’un patrimoine à partager, à étudier, à critiquer. Il n’y a donc pas lieu de s’emparer de ce fait pour fournir du grain à moudre aux moulins de l’autoflagellation québécoise.

    Nous n’avons pas entrepris la rédaction de ce dictionnaire pour réparer une blessure symbolique, comme Garneau écrivant son Histoire du Canada contre le rapport Durham, mais pour combler diverses lacunes. Il y a en effet un net contraste entre le dynamisme des travaux sur l’histoire intellectuelle québécoise et, plus généralement, sur l’histoire culturelle et littéraire – travaux qui ont permis d’étudier et de critiquer sous de nouvelles perspectives les grandes et petites figures de cette histoire – et l’extrême rareté des publications synthétisant les acquis de ces recherches universitaires auprès d’un plus large public. De même, le relatif désintérêt envers l’apport spécifique des intellectuelles reconduit malheureusement la marginalisation subie de leur vivant. Par ailleurs, nous espérons susciter le désir de lire ou de relire leurs textes. Quiconque s’aventurera dans leurs pages découvrira des chefs-d’œuvre d’argumentation, des formules ciselées avec brio, des images contraignant le lecteur à relancer sa réflexion, mais aussi, il faut l’avouer, des trésors de mauvaise foi, de cette splendide mauvaise foi qui arrache le sourire des sympathisants et fait grincer des dents les adversaires.

    Fabriquer un dictionnaire des intellectuel.les au Québec fait surgir de multiples problèmes, intellectuels, historiques, politiques voire éthiques. Quelques mots d’explication sur les décisions que nous avons prises, parfois au fil de longues discussions, permettront de préciser la perspective générale de ce dictionnaire, notre manière d’aborder la notion «d’intellectuel», d’éclairer les phases qu’a connues son histoire au Québec, et d’élire celles et ceux que nous avons voulu présenter. L’histoire officielle a longtemps écarté les femmes du monde des idées et des groupes intellectuels; elle les a retirées, même, de l’action politique. Mais cela ne veut pas dire pour autant qu’elles ne se sont pas regroupées, qu’elles n’avaient pas d’idées et ne participaient à aucun mouvement social; loin de là. Ce dictionnaire vise à le rappeler.

    Circonscrire l’intellectuel.le

    L’extrême variété et le faible degré de cohésion des définitions de «l’intellectuel» proposées dans les travaux savants, au cours du dernier demi-siècle, peuvent donner le tournis2. Ceci découle, entre autres, des variations habituelles entre les approches: la sociologie des intellectuels, l’«intellectual history», l’histoire sociale, l’histoire culturelle des intellectuels, l’histoire des femmes, pour ne mentionner que celles-ci3, découpent chaque fois de manière distincte l’objet à étudier, souvent en fonction des traditions disciplinaires, «nationales» et souvent genrées. Mais surtout, la forte connotation idéologique, déployée de façon dichotomique, brasse en sous-main des conceptions tantôt héroïsantes, tantôt péjoratives, unies par leur normativité: le «grand homme» s’engageant au nom de la Vérité et des valeurs «universelles» pour guider la masse confuse des contemporains s’opposant au rhéteur «pelletant des nuages» tout en méprisant l’inculte plèbe. Aussi voit-on Christophe Charle refuser de recourir, dans son «essai d’histoire comparée» à une «définition unique», refus polémique, dans la mesure où il s’oppose frontalement à la définition défendue par l’histoire «culturelle» des intellectuels, sous la gouverne de Pascal Ory et Jean-François Sirinelli.

    Pour définir la spécificité québécoise, il peut être tentant d’adopter ce dernier modèle. Élaborée dans de nombreux travaux, plus particulièrement dans la synthèse Les intellectuels en France. De l’affaire Dreyfus à nos jours et dans le Dictionnaire des intellectuels français de Julliard et Winock, cette approche érige comme paradigme constitutif l’engagement zolien dans l’affaire Dreyfus, marqué par le célèbre «J’accuse!» de l’écrivain dans L’Aurore du 13 janvier 1898. Dans cette perspective,

    l’intellectuel sera un homme du culturel, créateur ou médiateur, mis en situation d’homme du politique, producteur ou consommateur d’idéologie. Ni une simple catégorie socioprofessionnelle ni un simple personnage, irréductible. Il s’agira d’un statut, comme dans la définition sociologique, mais transcendé par une volonté individuelle, comme dans la définition éthique, et tourné vers un usage collectif 4.

    Du fait même de la prégnance du pôle français dans l’histoire culturelle québécoise, ainsi que du retentissement médiatique international suscité par l’affaire Dreyfus, c’est dans son sillage que la première occurrence du substantif «intellectuel» apparaît au Québec, en 1901, dans un texte du sociologue Léon Gérin5. Se proposant de dégager «la loi naturelle du développement de l’Instruction populaire» et du «progrès intellectuel», ce dernier estime que l’enseignement ne produit au Québec qu’«une classe d’intellectuels brillants plutôt que sérieux6». Comme tant d’autres intellectuels, en particulier les «retours d’Europe», Gérin sera sévère, envers ses contemporains et le niveau intellectuel général de la culture québécoise.

    Le contexte, on le voit aussi bien que ce dernier, n’est pas celui de la IIIe République. Pas d’affaire Dreyfus ni de lois Combes au Québec (mais de larges cohortes d’ecclésiastiques venus de France pour fuir ces lois). De même, le degré d’autonomisation des sphères culturelles, face aux forces hétéronomes de l’État ou de l’Église, ne saurait se comparer à celui atteint par le champ littéraire français sous la Troisième République. Malgré les effets constitutifs de l’histoire intellectuelle française dans les discours et les pratiques, nous n’avons pas emprunté cette voie, jugeant que le cas français est une exception historique, plutôt qu’un modèle théorique apte à être transposé.

    Il faut noter, au surplus, que peu de définitions prennent en compte la réalité spécifique des femmes et leur intégration difficile, tant au politique qu’au vaste monde des lettres et des idées. Plusieurs facteurs contribuent à en expliquer la cause: les conditions matérielles (la difficile acquisition de l’autonomie financière, l’absence d’une «chambre à soi»), les conditions politiques (la non-reconnaissance du statut de citoyenne, l’impossibilité de voter aux élections provinciales jusqu’en 1940 et l’accès difficile au pouvoir) et enfin la dévalorisation générale de la parole des femmes dans les médias et des sujets dits «typiquement féminins», pour ne pas parler de la justification d’un conflit de nature «anthropologique» entre intellectualité et féminité. L’inégalité structurelle dans l’accès au capital symbolique nous a contraints à aménager notre conception, ainsi que ses variations historiques, pour qu’une apparente «neutralité» ne nous conduise pas à reconduire, par la «magie» de la théorie, cette inégalité. Nous avons pour ce faire mis l’accent sur la «fonction-intellectuel», pour reprendre le vocabulaire foucaldien, plutôt que sur le statut, ce qui a entraîné l’inclusion de cas de figure très éloignés les uns des autres − d’Idola Saint-Jean à Denise Bombardier…

    La définition «classique» d’Ory et Sirinelli pose par ailleurs des problèmes de «grandeur» et de temporalité: poser que l’intellectuel.le est «un homme ou une femme qui applique à l’ordre politique une notoriété acquise ailleurs» est grandement problématique pour tous ceux dont la notoriété est d’abord venue de leur activité comme intellectuel.le et non pas d’une activité préalable. C’est le cas, par exemple, de la plupart des «jeunes» animateurs de revue: la renommée d’Hubert Aquin, de Paul Chamberland, de Gérard Pelletier ou de Fernande Saint-Martin ne précède pas leurs publications dans Liberté, Parti pris, Cité libre ou Châtelaine, elle en découle plutôt.

    Cherchant, à la manière de Jacques Le Goff, à ne pas «sépare[r] la visée sociologique qui fait apparaître la cohérence du type, des structures, de l’étude historique, qui met en valeur les conjonctures, les changements, les tournants, les ruptures, les différences7», nous avons cherché à élaborer une définition opératoire assez forte pour donner consistance et cohérence aux principaux traits retenus, mais assez souple pour tenir compte des spécificités de l’histoire québécoise et des modifications de statut des différentes catégories sociales (en particulier pour les femmes). À l’instar de Benoît Denis qui distingue littérature engagée et littérature d’engagement8, et se dote avec cette dernière d’une catégorie lexicalement non piégée, qui lui permet de remonter à Pascal et à Voltaire, nous avons détaché le «nom», l’étiquette «d’intellectuel.le», telle que mobilisée dans les discours, et les fonctions associées à cette dénomination sociale, quitte à devoir affronter le défi d’un anachronisme éventuel.

    Nous privilégions dans ce dictionnaire l’approche d’une «fonction-intellectuel», à la manière de cette «fonction-auteur» que décrivait Michel Foucault, «caractéristique du mode d’existence, de circulation et de fonctionnement de certains discours à l’intérieur d’une société9»; la «fonction-intellectuel» correspondrait ainsi à une reconfiguration des discours s’affrontant dans l’espace public. Ainsi, quand l’histoire d’une idée, d’un discours s’avère liée de près à un acteur (individu, revue, institution), c’est le signe que cette personne, cette revue, cette institution ont assumé la fonction-intellectuel de façon marquée et durable. Il importe cependant d’historiciser cette «fonction», pour distinguer des phases qui, à chaque fois, redéploient autrement, pour et par ces figures intellectuelles, les rapports entre l’État, l’Église, l’école, le marché, les classes sociales, les sexes et l’espace intellectuel.

    Envisageant l’émergence de la catégorie des intellectuel.les, comme «nouveau mode de perception des hiérarchies et des dynamiques sociales fondé sur la détention d’un capital symbolique10», nous avons mis l’accent sur la constitution progressive d’un espace social spécifique, émergence étroitement liée à la consolidation d’un capital symbolique distinct, source d’une autorité nouvelle, susceptible d’être opposée aux pouvoirs régaliens. Schématiquement, la fonction-intellectuel est ainsi assumée par des personnes ou des instances (associations, revues) tenant un discours critique, médiatisé (dans la presse, notamment) et porteur d’idées novatrices.

    L’intellectuel.le se définit ainsi par sa relation constitutive à la notion d’espace public, au sens habermassien de «sphère publique bourgeoise», espace discursif distinct de l’État et de l’Église qui permet à tout acteur11 de se prononcer en public sur les questions communes, les enjeux de la Cité (par opposition aux enjeux d’ordre «privé», affaires économiques comprises). Cela implique comme corollaire que l’intellectuel.le est lié.e à l’imprimé (le livre, le journal, la revue, les brochures), avant d’être plus généralement associé aux médias. Ceci exclut l’intellectuel.le de cabinet, qui écrit des discours pour le Prince ou agit en coulisses, mais aussi l’acteur qui prend la parole «en fonction de son statut», de sa position dans les appareils de pouvoir: l’évêque émettant un mandement, le député s’adressant à ses électeurs ou à ses pairs, le juge prononçant un verdict, l’éditorialiste faisant son boulot. Nous rejoignons ainsi, quoique par de tout autres voies, la distinction opérée par le Dictionnaire des intellectuels français entre l’intellectuel.le et le «professionnel» du monde politique. En même temps, cette approche nous permet de considérer la diversité des dispositifs et des lieux de discours investis par les femmes.

    Un autre partage se dessine, une fois que l’espace intellectuel se structure et que la différenciation entre ses composantes mène à la progressive autonomisation des champs littéraire, artistique, universitaire: les interventions qui concernent essentiellement les débats internes au sein de ces secteurs discursifs et s’adressent aux pairs n’ont pas été retenues par nous. Malgré l’admiration éprouvée pour André Belleau, nous ne pouvons souscrire à l’équation pure entre écrivain.e et intellectuel.le qu’il a proposée dans un texte célèbre, approche qui dissout radicalement toute distinction entre l’histoire intellectuelle et l’histoire littéraire. Certes, écrivain.e et intellectuel.le retravaillent tous deux les discours contemporains, mais la destination aléatoire, la tension entre l’énonciation et la signature, ainsi que la dimension esthétique du travail sur le langage opéré par l’écrivain.e n’équivalent pas, absolument et dans tous les cas, à l’écriture immédiatement adressée aux contemporains et à la primauté du discours argumentatif de l’intellectuel.le. Soulignons de nouveau qu’il s’agit là d’une définition opératoire, devant permettre de dresser une liste des principales figures d’intellectuel.les de l’histoire du Québec: les zones grises, de transition entre intervention littéraire ou «savante» et intervention intellectuelle au sens restreint du terme, sont nombreuses et complexes; nous en avons tenu compte.

    Il convient enfin, avant de schématiser notre proposition, puis de la déployer historiquement, de préciser que le statut symbolique qu’attribue à un acteur donné l’exercice de la fonction-intellectuel ne présume pas de la «valeur» relative de ses interventions discursives. Être de discours, l’intellectuel.le peut tout aussi aisément que quiconque s’avérer misogyne, sexiste, raciste, homophobe ou anti-intellectuel.le. Pire encore: certain.es doivent une partie de leur impact sur l’histoire des discours à la légitimation de ces idées. Nulle volonté, dans notre entreprise, d’effacer ces taches de notre galerie de portraits. Emprunter la perspective du dictionnaire, avec la nécessité d’opérer un tri sévère dans le bassin de candidatures potentielles, n’implique par ailleurs pas davantage la reconduction d’une conception élitiste. À la lumière des critiques adressées par Deleuze, Foucault ou Rancière à la figure «autoritaire» et «christique» de l’intellectuel.le parlant «au nom des autres», il importe de redire qu’il ne s’agit pas d’un être d’exception, mais de la manifestation concentrée, établie dans la durée, d’une «intellectualité» partagée, inhérente à la condition humaine.

    L’ensemble de ces considérations, théoriques, historiques et éthiques, nous amène ainsi à définir l’intellectuel.le figurant dans ce dictionnaire comme celle ou celui qui:

    intervient publiquement, selon l’état et le développement de l’espace public, de façon relativement intense et fréquente;

    intervient sur une question ou des questions d’intérêt civique et politique (société civile), à propos d’enjeux collectivement significatifs;

    promeut, défend et incarne la liberté de parole contre différents pouvoirs et structures organisationnelles (la politique partisane, le pouvoir temporel de l’Église, les autorités coloniales, l’État, les idéologies);

    a laissé des traces écrites servant à l’identifier et à le ou la suivre12.

    Évidemment, nous avons dû traiter divers cas problématiques et quelques contre-exemples, source de recadrage théorique et de débats internes.

    L’émergence de l’espace public

    Contrôlant de près, en France même, le domaine de l’imprimerie, l’autorité royale ne permit pas son développement en Nouvelle-France. Les salons, trop peu nombreux et trop étroitement liés à l’aristocratie et à l’administration locales, ne favorisèrent pas davantage la constitution d’un contre-pouvoir intellectuel fondé sur la libre circulation des discours. Ce n’est qu’à la fin du xviiie siècle qu’un espace public s’établit au Québec, grâce à l’arrivée dans la colonie de l’imprimerie (1764) et de la presse, puis du parlementarisme, ainsi que la prise de conscience d’enjeux internationaux, comme les révolutions française et américaine, qui touchent le Bas-Canada. La croissance d’une bourgeoisie professionnelle – qui dépasse en effectif les membres du clergé au début du xixe siècle – engendre une nouvelle classe politique qui prendra la plume et discourra sur les hustings.

    Fleury Mesplet et Valentin Jautard, tous deux impliqués dans La Gazette du commerce et littéraire et de Montréal (1778), amorcent dès la fin du XVIIIe siècle le recours à la presse pour critiquer les appareils et le discours dominants. Leur exemple montre cependant que l’exercice de la parole publique est une liberté à conquérir, l’objet d’un combat politique et judiciaire: les deux hommes goûtent à la prison du pouvoir colonial britannique. Les journaux, après cette première escarmouche avec le pouvoir, continueront tout au long du XIXe siècle de lutter pour faire de leurs pages un lieu où débattre librement des décisions des autorités et des destinées collectives, mais bien d’autres journalistes seront condamnés au cachot ou contraints par la censure d’abandonner leur publication. Il y eut ainsi, à côté des instances proprement politiques, la fragile esquisse d’un espace distinct, structuré par la parole, les conflits d’idées; peu autonome économiquement ou institutionnellement et politisé de part en part, du fait des liens étroits entre les journaux et les forces s’affrontant dans l’arène parlementaire, cet espace public fragile est animé par des acteurs sans titres autres que leur signature: ces Du Calvet, Garneau et Parent furent nos proto-intellectuels13.

    Avec l’émergence, précaire, de cet espace, même les adversaires de son émancipation, réfractaires au libéralisme politique comme aux idées des Lumières, vont fonder des journaux et participer aux débats, contribuant malgré eux à sa consolidation. L’Église catholique échappera longtemps à cette critique, mais l’État, ses gouvernants, ses rouages, sa nature même, devint objet légitime de débat. Cependant, au cours de cette évolution, tous les acteurs ne sont pas jugés dignes du privilège de prendre la parole dans l’espace public: il en va ainsi pour les femmes, reléguées, par la constitution même d’une sphère sociale commune, à la sphère privée, et plus particulièrement à l’espace domestique, conçu comme lieu d’affectivité sans intellectualité. Il y eut de ce fait un décalage historique, un obstacle majeur, à la prise de parole par les femmes dans l’espace intellectuel, pour revendiquer la «fonction-intellectuel». Les recherches récentes ont cependant pu montrer que plusieurs femmes tentèrent, à leur manière, d’agir sur les discours, dans les espaces «privés» des échanges épistolaires ou des salons, participant ainsi, selon les moyens dont elles disposent, aux débats publics14.

    L’apport des associations culturelles:

    vie intellectuelle et liberté de parole

    À compter de l’Acte d’Union (1840), avec la hausse de la scolarisation, la multiplication des journaux et l’essor des associations culturelles, l’espace public prend une nouvelle expansion, favorisant la distinction progressive (mais encore faible) entre vie politique, journalisme et vie intellectuelle. La pratique de l’association est d’abord celle des anglophones de Québec et de Montréal, les francophones adoptant cette forme de sociabilité durant la décennie 1840 et la mettant en valeur jusque vers 1880. L’association culturelle offre un nouveau lieu de parole qui conjugue l’oralité de la conférence publique et du débat avec la culture de la presse et de l’imprimé dans sa salle des périodiques et sa bibliothèque15.

    L’homme de discours médiatisé se retrouve fréquemment dans ces associations qui diffusent la presse, y publient les conférences qui y sont faites et où le débat civique ou idéologique prévaut, réfléchi dans des brochures ou des journaux au contenu idéologique fortement marqué. Sauf Louis Fréchette et Edmond de Nevers, les tenants d’un discours public animent ce phénomène de l’association, de la seconde moitié du XIXe  siècle: ces Buies, Dessaulles, Fabre, Parent et Tardivel incarnent ainsi, sous les yeux mêmes du public, la figure de l’intellectuel, figure encore exclusivement masculine. Car si elles sont admises comme «public» aux soirées de ces associations culturelles ou littéraires, les femmes n’ont pas voix au chapitre, à l’exception de Manoël de Grandfort, Française de passage à Montréal, qui fait trois conférences publiques à l’Institut canadien en 1855 et qui en deviendra membre correspondant. Elles se trouvent ainsi cantonnées dans la sphère privée, aussi bien comme élaboratrices de discours que comme objets de discours.

    Avec l’Institut canadien de Montréal, l’intellectuel québécois trouve une première légitimité, en tant que manifestation publique et collective d’un discours critique – une légitimité certes contestée, mais d’autant plus grande qu’elle est vivement attaquée. L’Institut donne d’ailleurs le ton au mouvement associatif: dans le choix des journaux, des livres et des romans sélectionnés, dans le contenu des conférences. Le combat sans merci livré par l’épiscopat québécois, sous l’égide de Mgr Bourget, contre l’idée d’un espace intellectuel échappant à son autorité, mène à la condamnation papale et, à terme, à la fermeture de l’Institut (1885). Il devient évident qu’à compter de cette période, le principal adversaire du «pouvoir spirituel» revendiqué par l’intellectuel.le sera l’Église, bien davantage que l’État.

    Il n’y aura plus, après ce conflit, de fronde directe contre l’Église, du moins pas avant plusieurs décennies. La hausse de la scolarisation, l’établissement d’une formation universitaire francophone (Université Laval, en 1852, Université Laval à Montréal en 1878), la poussée de l’urbanisation et l’émergence d’une bourgeoisie francophone favorisèrent de diverses manières la multiplication des pratiques culturelles «professionnelles».

    Autonomie et indépendance

    On voit ainsi, à partir de la fin du XIXe siècle, des acteurs de la scène intellectuelle esquisser l’autonomie des sphères artistique, littéraire ou scientifique. Cette «autonomisation» s’accomplit d’abord dans la pratique, sans offensive concertée, appuyée sur des discours et sans revendication d’une quelconque «fonction-intellectuel». Ce fut le cas, par exemple, de l’École littéraire de Montréal (fondée en 1895). Des universitaires initient parallèlement des domaines de spécialisation, espaces de discours destinés aux pairs, pendant que d’autres jouent sur les deux tableaux, universitaire et intellectuel, comme Édouard Montpetit et, surtout, l’abbé Lionel Groulx, qui sera la figure intellectuelle par excellence du premier tiers du XXe siècle.

    D’autres acteurs, enfin, prolongent ou maintiennent les pratiques antérieures, dont celles du journalisme à cheval sur le littéraire et le politique, comme Olivar Asselin, Jules Fournier et Henri Bourassa. La relation constitutive de ceux-ci (et de Groulx) à l’élaboration du discours nationaliste met en lumière un trait significatif, qui doit être pris en considération dans l’analyse de l’histoire intellectuelle. Pour reprendre la distinction de Joseph Jurt sur le champ littéraire, les intellectuel.les nationalistes vont privilégier la constitution d’une indépendance, intellectuelle, politique, économique, face aux pouvoirs coloniaux ou étrangers, plutôt que la défense de l’autonomie artistique, intellectuelle, scientifique, face à l’Église ou à l’État. Il nous a ainsi fallu tenir compte, dans notre tri comme dans notre définition, des cas d’intellectuel.les catholiques ou d’anti-intellectuel.les. Au Québec, on l’aura relevé, l’intellectuel.le s’est souvent construit.e dans le dénigrement, en particulier dans les décennies allant de la fin de l’Institut canadien de Montréal à la Deuxième Guerre mondiale.

    Tout en affirmant que l’intellectuel.le «critique» s’est historiquement constitué.e, au Québec, par la dénonciation du cléricalisme et la valorisation de la (libre) raison, nous reconnaissons que des clercs ont conjugué, de façons diverses, le temporel et le spirituel, et que d’autres ont critiqué «les causes cléricales du cléricalisme». Il faut faire place autant à l’abbé Groulx qu’au père Georges-Henri Lévesque ou qu’à Jean Le Moyne. Il faut aussi faire place aux anti-libéraux opposés à la constitution de l’espace public. Ce sont des anti-intellectuel.le.s d’un point de vue idéologique, certes, mais qui sont cependant des intellectuel.les malgré eux ou elles, sociologiquement, dans la mesure où le recours à la plume, aux journaux, aux essais est leur arme pour combattre la liberté de presse, la liberté de parole, l’autonomie de la littérature ou des arts face au clergé ou à la censure.

    La revendication publique d’autonomie artistique, littéraire ou scientifique ne devient un combat ouvert, structurant la vie intellectuelle, qu’à compter du Nigog (1918). Résolument opposés à l’inféodation de la littérature, de l’art et de la science aux impératifs nationalistes, les collaborateurs du Nigog vont construire un discours défendant avec âpreté l’autonomie de l’Art et de la critique, tout en visant à «éduquer» le public, rejoignant ainsi les intellectuel.les qui dénoncent le «retard» culturel ou intellectuel du Québec par rapport à la France (Asselin, Gérin, Montpetit). Ils n’abordèrent jamais des enjeux directement politiques ou sociaux (préférant les médiations littéraires et artistiques, par exemple au sujet de la guerre), toutefois leur prise de parole collective a compté, dans l’histoire des intellectuels, car elle a bâti le discours le plus cohérent en faveur de la pleine autonomie des sphères culturelles. Victor Barbeau et Robert Charbonneau, entre autres, en seront les héritiers.

    La trajectoire des intellectuelles

    La fin du XIXe siècle voit enfin une première cohorte de femmes investir l’espace public et y tenir un discours médiatisé, affrontant, pour ce faire, des obstacles spécifiques et plus nombreux que ceux qu’ont dû surmonter leurs confrères. Par le journalisme, la fiction et l’essai, ainsi que la création d’associations féminines (le Montreal Council of Women est fondé en 1893) puis la lutte politique pour l’égalité des droits (dont celui de vote), les femmes négocient leur «contournement» de l’assignation patriarcale à la sphère domestique et au rôle de mère ou d’épouse. D’où le fréquent recours aux pseudonymes ou la récurrente affirmation de modestie, qui entrent en contradiction performative avec l’autorité symbolique inhérente à la publication. La prise en charge de «pages féminines», manifestation médiatique des «questions domestiques», et les interventions sur les sujets sociopolitiques «en tant que» mères et épouses sont pour nombre de chroniqueuses les premières formes d’intervention publique, sources d’une grande notoriété.

    C’est le cas, entre autres, pour Joséphine Marchand, qui fonde la première revue établie sur la parole féminine, Le Coin du feu, et qui prend position pour une meilleure instruction des femmes, ainsi que pour Anne-Marie Huguenin (Madeleine) et Robertine Barry. Dans ses chroniques publiées sous le pseudonyme de «Françoise», de 1881 à 1900 dans La Patrie, Barry s’aventure à prendre position sur des sujets d’actualité politique. Sa «Chronique du lundi», à la une, élabore un discours à teneur résolument libérale et moderne. Poussant un cran plus loin l’indépendance éditoriale, elle fonde Le Journal de Françoise (1902-1909) qui accueillera les articles d’autres femmes. Elle est ainsi, avec Madeleine (fondatrice de La Revue moderne en 1919), une des rares femmes dirigeant une revue impliquée dans les débats intellectuels, avant Fernande Saint-Martin et Nicole Brossard. La figure emblématique de ces femmes de discours médiatisé est Éva Circé-Côté (1871-1949), qui se bat pour des causes comme les droits des femmes, l’instruction gratuite et la laïcisation de l’espace public, s’attaquant dans Le monde ouvrier à la «supposée incapacité intellectuelle et civile» des femmes. Emblématique pour nous, cependant, car elle doit s’exprimer sous de nombreux pseudonymes, qui la condamnent longtemps à l’oubli.

    Paradoxalement, c’est en tant qu’exclues de la sphère politique, du fait de l’absence de droit de vote, que quelques-unes des plus importantes militantes du début du XXe siècle se font connaître comme intellectuelles. Les résistances crispées au suffrage féminin, maintenues jusqu’en 1940, conduisent en effet les Carrie Matilda Derrick, Marie Gérin-Lajoie, Idola Saint-Jean et Thérèse Casgrain à multiplier les manifestations publiques, pendant plusieurs décennies. La parole de l’intellectuelle se situe ainsi fréquemment au carrefour de l’action militante et de l’action intellectuelle.

    Du fait de cette intégration collective des femmes dans l’espace public, que leur accession aux études supérieures contribue à faciliter, femmes et hommes se retrouvent au tournant du siècle engagés les uns aux côtés des autres dans les débats. Cependant, cet espace est fortement «genré» et l’espace des possibles, sur le plan des discours et des trajectoires, est étroitement balisé pour les femmes. Il s’agit d’abord, pour elles, de prendre la parole, et le seul fait qu’elles la prennent entraîne des modifications dans l’accès au capital symbolique et la division du travail discursif. La participation des femmes à l’espace public, condition nécessaire à leur reconnaissance comme intellectuelles, n’est cependant pas une condition suffisante: il faut aussi que l’objet de leurs discours suscite l’intérêt de leurs pairs et que leurs prises de position comptent dans les luttes entre discours. Des textes anti-suffragistes de Bourassa aux ironies «de bon ton» sur le féminisme dans Liberté des années 1980, en passant par les réactions au numéro de Cité libre sur les femmes, ce combat est constant. Voilà pourquoi l’accès à la «fonction-intellectuel» ne saurait être construit de la même façon pour les femmes16.

    Normal.e, l’intellectuel.le?

    Progressivement, les différentes sphères culturelles vont se différencier plus nettement, se dotant d’instances de formation, de production et de diffusion plus solides: écoles d’ingénierie et des Beaux-Arts, spécialisation et professionnalisation des disciplines universitaires, revues savantes et instituts de recherche; éditeurs, revues et prix littéraires, conservatoires, orchestres et troupes de théâtre. Avec l’accroissement de la scolarisation de nouveaux publics s’offrent à la culture de l’imprimé, en particulier par les magazines grand public, pendant que de nouveaux médias s’ajoutent à la production de «biens symboliques»: cinéma, radio, disques. Tout cela mène à une production culturelle de plus en plus importante, diversifiée et hiérarchisée, ainsi qu’à des circuits de légitimation plus solides, aussi bien du côté du «star-system» naissant, grâce à la radio, que de celui des artistes, des auteurs et des compositeurs du pôle plus «légitime». Ce lent processus, marqué par des crises et des emballements (en particulier pendant la Seconde Guerre mondiale), restructure l’ensemble de la vie intellectuelle québécoise, de l’entre-deux-guerres aux années 1950, multipliant le nombre d’acteurs, mais surtout engendrant un capital symbolique et médiatique nettement plus grand, pour l’ensemble de ceux-ci.

    Cela dote ces secteurs, séparément et comme ensemble, d’une identité sociale plus marquée et qui tend à se constituer en opposition à l’Église, au pouvoir des clercs. La progressive légitimation d’un discours distinct passe, entre autres, par des écrivains catholiques modernistes (ceux de La Relève, en particulier, qui ne comptent pas de femmes dans leurs rangs), puis par des intellectuel.les catholiques s’attaquant directement au cléricalisme (avec Cité libre surtout), sans oublier, bien sûr, la charge «épormyable» du Refus global. L’instauration puis la dissolution du Centre catholique des intellectuels canadiens, d’une certaine manière, signalent tout à la fois la volonté de garder les intellectuel.les laïques dans le «giron» de l’Église, et le fait que l’Église s’incline devant le prestige nouveau de la «fonction-intellectuel».

    La série de changements politiques, économiques, culturels et sociaux amorcés dans les années 1960 ne constitue donc pas, en ce qui concerne les intellectuel.les, une rupture aussi nette qu’on pourrait le croire. La configuration de la plupart des champs d’activité (arts plastiques, disciplines universitaires, littérature, musique, théâtre) repose déjà sur une forte autonomie, de facto ou de jure, par rapport à l’Église ou à l’État, permettant désormais à ceux qui y œuvrent de rompre, ou non, cette autonomie pour intervenir dans l’espace public. En somme, la structure générale des champs culturels et intellectuels correspond désormais au modèle mis de l’avant par Ory et Sirinelli. Mais surtout, le pouvoir symbolique collectif attribué aux intellectuel.les en fait une catégorie sociale forte, cruciale dans les métadiscours (analyses et jugements sur les débats intellectuels et politiques, la «qualité» des échanges argumentatifs). Voici l’intellectuel.le devenu.e normal.e: figure ordinaire des médias, en même temps que norme intériorisée de la vie culturelle.

    Depuis, de multiples avant-gardes ont déferlé, avec leur impératif de briser les cloisons entre l’art, la politique et la vie quotidienne; puis, un net ressac face aux «engagements» et à l’héroïsation des grandes figures intellectuelles, à compter des années 1980, a pu mener à de nouvelles alliances entre «producteurs culturels» et médias, au profit de conceptions inédites, dont celle du «chercheur-expert» par exemple. L’avènement de la télévision puis d’Internet et des médias sociaux ne semble pas pour autant avoir entraîné de restructurations de la «fonction-intellectuel» équivalentes à celles exposées plus haut. Cependant, deux changements significatifs se produisent, dans les formes prises par les figures intellectuelles ou leurs discours, depuis le relatif apogée de l’engagement des années 1960: avec Parti pris et les mouvements des années 1970, l’intellectuel.le s’affiche comme révolutionnaire, adoptant l’éthos des avant-gardes. Un de ces mouvements, celui du féminisme radical, permet l’émergence des intellectuelles comme inflexion spécifique de la fonction-intellectuel (émergence consubstantielle à la transformation, par celles-ci, des inégalités de genre, traditionnellement vues comme problème «local» ou privé, en enjeux sociopolitiques transversaux).

    D’autres transformations, évidemment, marquent l’histoire intellectuelle des quarante dernières années. Nous pourrions chercher à les synthétiser, en retraçant, par exemple, la montée de l’écologisme, dans les discours, ainsi que le ballet croisé du postmodernisme et du néoconservatisme, nébuleuses discursives qui réorientent certains axes du discours social, politisant les phénomènes culturels associés aux identités sociales. Toutefois, nous avons emprunté le cadre du récit historique, dans cette introduction, pour schématiser les étapes majeures dans la construction de la fonction-intellectuel, et ainsi préciser les réflexions sous-tendant notre sélection des grandes figures de l’histoire québécoise. Nous laissons donc à d’autres la plongée dans les méandres de l’histoire intellectuelle.

    Mode d’usage

    Les contraintes matérielles inhérentes à l’intégration de l’ensemble des notices en un seul volume, jointes à la nécessité de rendre compte du plus grand nombre possible de personnes, de types de trajectoires et de discours, nous ont mis en face de plusieurs choix difficiles, sources de longues discussions. Nos décisions susciteront sans doute de nouvelles discussions, aussi bien que les interprétations mises de l’avant par nos collaborateurs et collaboratrices. Inclure plusieurs intellectuel.les contemporain.es, en particulier pour les plus jeunes, ayant encore peu publié, est en effet une entreprise délicate, du fait des jugements contrastés à leur endroit, ainsi que de l’incertitude quant à l’impact à long terme de leurs interventions. Mais comme pour nous l’histoire s’écrit et se pense au présent, dans une tension constitutive entre le travail de recherche et la participation citoyenne aux débats, ces

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