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Dictionnaire d'esthétique: Les Dictionnaires d'Universalis
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Dictionnaire d'esthétique: Les Dictionnaires d'Universalis

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Les plus grands spécialistes pour comprendre l'esthétique

Près de 170 articles proposent un panorama des thèmes et concepts propres à la philosophie de l'art, à ses courants et à son histoire : art abstrait, art figuratif, baroque/classique, beau, collectionnisme, exotisme/mondialisation, œuvre d’art, paysage, perspective, portrait, etc. Cet ouvrage concerne également les philosophes qui ont marqué cette discipline (Daniel Arasse, Henri Focillon, Ernst Gombrich, Émile Mâle, Erwin Panofsky, J.J. Winckelmann, etc.), en proposant une approche de leur vie et de leur pensée, ainsi que de leurs œuvres principales.
Parmi les auteurs du Dictionnaire d’esthétique : Pierre Bourdieu, André Chastel, Nathalie Heinich, Georges Didi-Huberman, Louis Marin.

L'ouvrage de référence immanquable dans le domaine de l'esthétique !

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LangueFrançais
Date de sortie20 mars 2017
ISBN9782341007016
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    Dictionnaire d'esthétique - Encyclopaedia Universalis

    Dictionnaire d'esthétique (Les Dictionnaires d'Universalis)

    Universalis, une gamme complète de resssources numériques pour la recherche documentaire et l’enseignement.

    ISBN : 9782341007016

    © Encyclopædia Universalis France, 2019. Tous droits réservés.

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    ACADÉMISME


    Introduction

    Le terme « académisme » se rapporte aux attitudes et principes enseignés dans des écoles d’art dûment organisées, habituellement appelées académies de peinture, ainsi qu’aux œuvres d’art et jugements critiques, produits conformément à ces principes par des académiciens, c’est-à-dire par les membres des écoles, qu’ils soient professeurs, étudiants ou partisans de leurs méthodes. Ce mot se rapporte donc à un milieu et aux produits de ce milieu. Comme les académiciens ont presque toujours adapté leur enseignement au goût de chaque époque, l’académisme n’est pas un style historique ; pour la même raison, ce n’est pas non plus un mouvement artistique.

    Dans une acception plus commune, le terme sert à décrire des œuvres d’art habiles, intellectuellement ambitieuses, mais sans succès. C’est là utiliser le terme dans un sens péjoratif pour décrire les échecs des écoles, ce sens nie ou ignore les contributions faites par les académies à l’art occidental. Génie et talent sont innés, ils peuvent être raffinés par l’entraînement, mais non créés par des cours. Néanmoins, la peinture et la sculpture sont des arts manuels, et il faut bien en apprendre les techniques quelque part. Jusqu’à ces derniers temps, les académies avaient sagement limité leurs leçons à des connaissances objectives pouvant se réduire en règles et préceptes, et se démontrer par l’exemple. Que cette formation favorisait les talents plutôt qu’elle ne les écrasait est prouvé par la vitalité continuelle et la grande habileté technique d’artistes formés dans des académies depuis le XVIIIe siècle. La plupart des plus grands innovateurs du début du XXe siècle furent ainsi formés.

    Le programme d’études des académies de peinture fut élaboré aux XVe et XVIe siècles par les artistes eux-mêmes, pour faire face aux exigences de la peinture humaniste de l’histoire. La formation traditionnelle des élèves n’avait pas assez insisté sur l’étude de la forme humaine. Les premières académies consistaient en réunions amicales de jeunes artistes, qui se rassemblaient durant leurs loisirs, pour s’enseigner mutuellement de nouvelles méthodes ou pour s’entraîner au dessin sur des modèles vivants. Les techniques de dessin qu’ils développèrent demeurèrent le fond de l’enseignement académique jusqu’à une époque récente. S’il existe un trait constant de l’art académique, c’est l’utilisation de la forme humaine comme véhicule premier de sens et d’expression.

    Le danger de tout système d’enseignement est que les professeurs risquent de devenir des pédants et les habiletés techniques des règles. Une attitude critique, purement légaliste, en est souvent le résultat, produit d’esprits étroits plutôt que trop exercés, qualifié fréquemment d’« académisme ».

    Les académies sont encore la source principale de la formation artistique. Le programme d’études est plus intuitif, d’une organisation moins rationnelle qu’auparavant, et leurs étudiants sont moins soumis à la discipline. L’ironie veut que cette atmosphère de liberté soit encore occasion d’intolérance envers des styles autres que ceux qui sont en vogue à l’heure actuelle.

    1. L’évolution de la formation académique. L’apprentissage

    Avant la fin du XVIe siècle, époque où furent fondées les académies, sculpteurs et peintres ne pouvaient apprendre leur profession qu’en étant « apprentis » de maîtres accrédités par la corporation locale. Ce système fonctionnait efficacement dans la plus grande partie de l’Europe, depuis environ 1350, et continua de pair avec le système académique jusqu’à la Révolution. On avait légalement défini la période d’apprentissage comme étant un stage pratique ; l’apprenti était plus un aide à la production qu’un étudiant. Celui-ci accomplissait des travaux serviles, et exécutait tout d’abord les besognes les plus élémentaires de la routine d’atelier. Il préparait les outils et matériaux, et apprenait à dessiner en copiant sur le cahier de modèles de son maître. En fait, avant la fin de son apprentissage, il travaillait aux ouvrages ébauchés par son maître et les finissait. Les œuvres d’artistes formés à ce système témoignent naturellement d’une uniformité locale dans les techniques, matériaux, style et iconographie.

    Ce système, qui se perpétuait facilement de lui-même, se heurta en Italie, au XVe siècle, au mouvement humaniste. Cet enthousiasme pour l’Antiquité fut aussi ressenti par les peintres, qui essayèrent d’égaler les réalisations artistiques des Anciens, parfois seulement connues par les textes. On découvrit – ou plutôt, on ressuscita – la perspective ; l’anatomie et les draperies des statues antiques furent étudiées, et les dieux furent remis à l’honneur. En Toscane, le style narratif acquit un ton nouveau d’unité et de conviction.

    Un grand nombre de ces nouvelles techniques étaient si complexes et si difficiles que seuls des spécialistes pouvaient les enseigner ; il est certain qu’on n’avait pas le temps de les étudier durant les heures productives de l’atelier. L’habitude de fonder des académies de peinture – qui consistèrent d’abord en petits groupes d’études, puis devinrent des écoles spéciales privées que dirigeaient les peintres eux-mêmes, et dans lesquelles on pouvait apprendre les nouvelles méthodes et théories – s’étendit largement. Vers 1550, même les peintres les plus médiocres d’Italie étaient capables d’exécuter des prouesses de raccourci, perspective, et de maîtriser la lumière, avec un brio qui aurait confondu les plus grands génies du siècle passé. Ainsi, longtemps avant que les académies officielles ne fussent fondées, leur programme d’enseignement avait été élaboré et fixé.

    2. La formation de la théorie académique

    Une théorie humaniste de l’art fut inventée ou exprimée pour la première fois, avec une clarté remarquable, par Leon Battista Alberti dans son traité Della pittura, écrit aux alentours de 1435. Comme aucune théorie antique de l’art, susceptible de servir de modèle, n’avait survécu, l’humaniste Alberti appliqua la théorie antique de la littérature à l’art. Le but de la peinture, comme celui de la poésie, était de procurer enseignement et plaisir, mais l’enseignement venait d’abord. On demandait aux peintres de choisir des scènes ou thèmes d’un contenu moral élevé, comparables à ceux que des poètes et rhéteurs utiliseraient. Comme le rhéteur, qui devait remuer son auditoire, l’artiste devait faire ressentir à son public les émotions exprimées par les personnages de ses tableaux.

    Suivant la méthode des manuels de rhétorique, Alberti divisa son thème, la peinture, en trois parties. La première avait trait à la compositione, ce qui ne voulait pas dire, comme de nos jours, l’arrangement des masses et des lignes à la surface, mais, comme dans la théorie rhétorique, le développement de la narration sous son aspect le plus logique, le plus naturel. Dans ce champ conceptuel, l’histoire et sa présentation, sous forme visuelle, sont inséparables, synonymes. Ainsi, le choix du thème et sa représentation mentale sont la préoccupation fondamentale de l’artiste.

    La seconde partie de la peinture est la conscrittione c’est-à-dire le dessin. En discutant cette question, Alberti donnait la première explication des lois de la perspective linéaire qui nous soit parvenue. La dernière partie, ricevere di lumi, ou couleur, est regardée comme un apport utile au dessin, l’addition finale qui doit donner la vérité au tableau.

    La division d’Alberti demeure le fondement de la théorie de l’art et de l’enseignement académique, même après que Lessing aura séparé les théories poétiques et artistiques dans son Laocoon (1766). On sentait que la composition était trop personnelle pour qu’elle pût être enseignée, on laissait à l’étudiant le soin de l’étudier chez d’autres maîtres. La couleur avait presque toujours été la partie la plus faible, la plus négligée de la formation académique. Mais tout ce qui avait trait au dessin – perspective, proportion, anatomie, mouvement, draperie, cadre, décor, etc. – pouvait se réduire à des règles et techniques. En fait, durant des siècles, la plupart des académies furent simplement des écoles de dessin.

    La vraisemblance qu’Alberti demandait pour convaincre l’œil, devait toujours être une ressemblance idéale de la nature. On étudiait la nature, mais, au lieu de la copier telle qu’elle était, on en choisissait le meilleur aspect pour former – dans son esprit ou sur la toile – une nature idéale, la « belle nature », comme on en vint à l’appeler. Les maîtres de l’Antiquité avaient atteint cette fin de présenter une nature perfectionnée, et leurs œuvres pouvaient guider les élèves. Aussi, dessinaient-ils alternativement d’après le nu, et d’après des moulages de l’antique, et cela jusqu’à une époque récente.

    3. Une théorie universelle de l’art

    Les divisions d’Alberti dérivaient d’une ancienne méthode descriptive, appelée définition et division. Cette méthode aidait l’auteur à être ou à paraître complet, et le disciplinait à ne traiter qu’une question à la fois. Au Moyen Âge, cette méthode survécut dans la mesure où elle pouvait faciliter l’acquisition de techniques, et il existait des manuels – ars ou « art » – qui réduisaient le sujet à des lois et préceptes facilement appris. Certains humanistes de la Renaissance – malgré la nature aprioristique de la définition initiale – utilisèrent la méthode comme un instrument de description scientifique. Ce qui peut nous paraître un malentendu était la conséquence logique de la croyance chrétienne à la subordination divine de l’univers. Toute chose ou question devait seulement être correctement située dans le plan divin (interprété comme un système hiérarchique néo-platonicien ou lulliste) pour être comprise.

    Le premier ars de peinture complète le Trattato dell’arte della pittura de Gian Paolo Lomazzo, publié à Milan, en 1584, élargit le cadre apologétique d’Alberti, et insère la peinture dans la cosmologie chrétienne.

    Lomazzo glorifie l’activité intellectuelle du peintre. Pour lui, concevoir un tableau historique est analogue à un exercice de contemplation : après la lecture et l’étude, le peintre s’isolait, de préférence dans l’obscurité. Il se concentrait alors sur son sujet jusqu’à ce qu’il pût voir le tableau dans sa tête. À partir de cette idée, il passait rapidement au « croquis de l’idée », qui le guidait, à travers des études consécutives (d’anatomie, de mouvement, d’expression, de costume, de perspective, etc.), jusqu’à ce que son œuvre fût finie. Ainsi, Lomazzo sanctifie pratiquement ce qui n’avait été qu’une routine d’atelier, et formule la routine académique – et son vocabulaire – pour les siècles futurs. Le programme académique enseignait les techniques de dessin nécessaires pour transformer le disegno interno en un disegno esterno. Les lois de l’exécution, et la facilité de l’artiste à les suivre, l’aident à objectiver son idée dans son intégrité, sans perdre aucune fraîcheur. Mais, en tant qu’artiste, son acte le plus important, c’est la formation de l’idée dans son imagination.

    Pendant deux ou trois siècles, presque toute la pensée académique, lois et procédés, put s’insérer quelque part dans le cadre du traité de Lomazzo, soit comme accomplissement, correction ou remplacement, mais on ne pouvait mettre en question le cadre lui-même sans que le rôle de Dieu dans l’univers le fût aussi. Quand la pensée académique devint dogmatique, on réduisit les choses à des règles absolues, elle le fut rationnellement à l’intérieur de ce cadre. Nous ne pouvons pas admirer les résultats, nous pouvons tout au moins en comprendre la genèse. Nous ne devons pas oublier avec quelle finesse et bonheur ce système théorique fut développé par Roger de Piles et mis en ordre.

    4. Les académies en tant qu’institutions

    Les premières académies furent instituées par des artistes eux-mêmes : c’étaient alors des associations honorifiques destinées à valoriser la dignité de l’art. Les artistes prirent pour modèle les autres académies, scientifiques ou littéraires, du XVIe siècle. Former de jeunes artistes semblait découler de leurs activités, ainsi que l’initiative d’expositions et l’attribution de bourses. Ces écoles institutionnalisèrent la formation exigée par la théorie artistique de l’époque et n’accordèrent que peu d’attention à la pratique de l’apprentissage. En conséquence, à leur début, il ne peut être question de la nature antiartistique et néfaste des académies de peinture. Par exemple, en 1664, Gian Lorenzo Bernini – membre de l’Académie de Saint-Luc à Rome – visite les cours de sculpture de l’académie nouvellement fondée à Paris. Ses commentaires aux étudiants furent aussi séditieux et originaux que le prêche d’un évêque à un groupe de confirmés.

    5. Le grand âge des académies

    Les deux premières académies de peinture (Florence et Rome) furent fondées au XVIe siècle ; quelques autres au XVIIe siècle, y compris l’académie française. Le XVIIIe siècle est l’âge où les académies furent vraiment florissantes. La plupart des princes, grands ou petits, d’Europe fondèrent des académies dans leurs États. L’absolutisme monarchique était en harmonie avec la théorie rationnelle des académies. Le programme d’enseignement demeure nominalement identique durant trois siècles, aussi bien dans les cours de théorie que dans les classes de dessin. Le système d’apprentissage fournissait encore la plus grande partie de la formation pratique.

    Dans ces institutions officielles, la direction était plutôt relâchée. En beaucoup d’académies, les cours théoriques étaient irréguliers ou complètement omis, et les professeurs de dessin venaient rarement dans leurs classes. Le programme d’enseignement, qui avait été élaboré afin de favoriser l’exécution de tableaux historiques, s’était tellement systématisé en routines et règles qu’il avait perdu sa raison d’être. On enseignait aux élèves dans des leçons indépendantes comment dessiner des mains et des pieds ou des bouches et des yeux, etc. Ils perdaient de vue l’unité interne d’expression qu’une forme devait avoir. Leurs peintures, en particulier leurs tableaux historiques – avec des sujets choisis pour faire la preuve d’habiletés techniques plutôt que pour faire naître des émotions – ressemblaient à des assemblages d’études séparées, ce qu’elles étaient d’ailleurs.

    Néanmoins, on produisit de bons artistes d’une grande compétence technique et les courants variés de la pensée du XVIIIe siècle – du néo-classicisme de Rome et de Madrid au rococo de Venise et de Paris – se maintinrent parallèlement et même à l’intérieur de ce système académique.

    6. Les réformes du XIXe siècle

    Les doctrines d’individualisme et de liberté personnelle bouleversèrent l’absolutisme politique longtemps avant qu’elles ne produisissent un changement dans les académies. Ces « philosophes » de la fin du XVIIIe siècle, en attaquant la thèse selon laquelle génie et art pouvaient être soumis à des lois, avaient tourné en dérision les académies ; mais les artistes de l’époque semblaient heureux au sein de ce système. Il fallut attendre la remontée de l’idéalisme académique avec le mouvement réaliste au milieu du XIXe siècle, pour que des artistes se rebellent. Après une certaine résistance, les académies acceptèrent le réalisme, mais dans un style objectif plutôt que subjectif. Pour les professeurs du réalisme académique du milieu du siècle, le réalisme entrait dans l’exécution, non pas dans la conception d’une peinture : ils ne dressaient pas leur chevalet devant la nature pour se mettre ensuite au travail, mais commençaient avec une idée, puis travaillaient d’après la nature, avec seulement plus de précision qu’auparavant. Les études de mouvement et d’anatomie de chevaux par Gérome, Meissonier et Thomas Eakins sont bien connues. Leurs tableaux historiques devinrent presque surchargés d’une précision qui, parfois, rendait l’ensemble insignifiant ou anecdotique. Progressivement, ces artistes s’intéressent de plus en plus à ce qu’ils voient et moins à ce qu’ils imaginent. Poursuivant un renouveau de l’iconographie profane de la Hollande du XVIIe siècle, ils produisirent, dans la lancée de Daumier, un style d’une grande chaleur et précis dans divers genres : scènes, bains, chasse et sports, vie sociale en public et au foyer. Les thèmes qu’ils développèrent devinrent des modèles pour la peinture de genre et la figure. L’objectivité de méthode et de vision, la perfection de la technique firent sortir de bons professeurs de ce groupe d’académiciens dans la seconde moitié du siècle ; ils sont tous célèbres pour la variété des styles qui se développèrent parmi leurs étudiants, car la plupart des chefs d’école du début du XXe siècle venaient de leurs académies : Picasso, Braque, Matisse, Léger, Kandinsky, Marc, Nolde, Beckmann, Klee, de Chirico, Mondrian, Dali, même la doctrine de l’expression personnelle semble avoir été enseignée pour la première fois par un académicien, Gustave Moreau.

    Ce problème du réalisme était seulement l’un des problèmes que les académies eurent à considérer au XIXe siècle. Vers 1800, le système des corporations avait complètement disparu, et au moment où les académies se trouvèrent remplies de gens qui ne voulaient pas être des artisans mais des « artistes », elles se trouvèrent aussi responsables de la formation totale de l’artiste, et non seulement du dessin. Dans toute l’Europe, les académies essayèrent de remplacer l’intimité du travail avec un artiste – dans le système d’apprentissage – par des cours dans lesquels des étudiants, déjà qualifiés, travaillaient un an ou plus sous la surveillance, ou même dans l’atelier, d’un professeur. Cette association étroite avec un artiste était souvent effacée par le grand nombre d’étudiants, et, pour la plupart d’entre eux, elle arrivait en tout cas trop tard dans leur développement. Au moment où on les encourageait à concevoir et à peindre des compositions tout seuls, ils étaient déjà trop attachés à des études individuelles de modèles. Les peintures historiques de la fin du XIXe siècle ressemblent souvent à des combinaisons d’études de modèles. Ceux qui rompirent avec la routine académique ou l’abandonnèrent avant la fin des cours gardèrent les mêmes habitudes sinon les mêmes ambitions : les nus de Courbet et de Renoir ont presque toujours autant l’air d’œuvres faites en studio que ceux de Bouguereau.

    7. Techniques modernes

    Les académies du XXe siècle sont presque toujours en harmonie avec leur époque, car elles doivent produire des étudiants capables de survivre dans un âge de compétition. La plupart des écoles de peinture essaient maintenant d’enseigner ce que les premiers académiciens auraient jugé incommunicable : la composition, la couleur, l’expression personnelle ; mais – et cela est assez bizarre – elles le font avec la théorie et les techniques issues d’une école d’arts industriels, celles du « Bauhaus ». Le dessin sur modèle vivant persiste presque comme un fossile dans ces institutions modernes ; ordinairement, on l’enseigne plutôt dans un cours d’introduction, avec plus de souci pour l’aspect esthétique du dessin que pour sa justesse. D’autre part, des techniques de dessin démodées sont enseignées presque intactes dans de nombreuses écoles d’art commercial.

    Les académies ne disparaîtront pas, bien que toute méthode d’enseignement entretienne une tendance au dogmatisme, et malgré nos craintes d’écraser le génie ou le talent sous les lois. La peinture et la sculpture sont encore des « métiers », et il faut bien en apprendre les techniques quelque part. Si les critiques ne s’en rendent pas compte, pour les artistes c’est un fait évident.

    Gerald M. ACKERMAN

    Bibliographie

    L. B. ALBERTI, Della Pittura, Bâle, 1540 ; On Painting, Londres, 1956

    A. BOIME, The Academy and French Painting in the 19th Century, Londres, 1971

    C. A. DU FRESNOY, De Arte graphica, Paris, 1668

    A. FONTAINE, Les Doctrines de l’art en France, Paris, 1909

    R. W. LEE, « Ut Pictura Poesis », in Art Bulletin, 1940

    J. LOCQUIN, La Peinture d’histoire en France de 1747 à 1785, Paris, 1912

    G. P. LOMAZZO, Trattaro dell’ arte della pittura, scultura e architettura, Milan, 1584

    E. PANOFSKY, Idea, Leipzig, 1924, trad. franç., Gallimard, 1989

    N. PEVSNER, Academies of Art, Da Capo Press, 1973

    R. DE PILES, Cours de peinture par principes, Paris, 1708, rééd. Gallimard, 1989

    B. TEYSSÈDRE, Roger de Piles et les débats sur le coloris au siècle de Louis XIV, Paris, 1965.

    ACADÉMISME EN PHOTOGRAPHIE


    Introduction

    Pour les historiens de la peinture et de la sculpture, l’académisme est une normalisation esthétique émanant d’un enseignement institutionnalisé. L’emploi de ce mot ne serait donc licite au regard de la photographie qu’à partir de 1929, date de la création officielle du premier cours de photographie dispensé par Walter Peterhans à l’école du Bauhaus. Cette interprétation stricto sensu confine évidemment à l’absurdité, car ce qui est fondé dans le domaine de la peinture ne saurait l’être sans autre forme de procès dans le domaine de la photographie.

    En effet, l’académisme est omniprésent au fil de l’histoire de la photographie et même repérable dès l’invention du procédé. Les premiers praticiens, Daguerre en particulier, étaient d’anciens peintres ou dessinateurs qui se sont empressés d’appliquer à la nouvelle image les préceptes en vigueur dans la peinture officielle, en particulier la peinture d’histoire. L’exemple de Jacques Louis Mandé Daguerre est à ce sujet exemplaire. Daguerre était passé maître dans l’art du trompe-l’œil. Il inventa un spectacle, le diorama, au cours duquel il pouvait, par des jeux de lumière, modifier l’atmosphère ou la composition de grandes scènes peintes des deux côtés d’une fine toile. C’est pour faciliter son travail de peintre qu’il chercha à fixer l’image de la chambre noire et, devant son insuccès, s’appropria la découverte de Nicéphore Niepce. La photographie n’était donc pas encore inventée que les règles de la peinture, telles que la perspective ou le réalisme, pesaient déjà sur son destin.

    À la fin du XIXe siècle, une production à vrai dire plus « maniériste » que véritablement académique s’est développée à la faveur du pictorialisme (1890-1914). Ce mouvement a engendré un puissant réseau d’enseignement parallèle – les photo-clubs – responsable de la régénérescence permanente de l’académisme le plus classique dans la pratique quotidienne et familiale de la photographie au XXe siècle. L’académisme y prend la forme de ce que Pierre Bourdieu a si justement appelé « un art moyen », analyse que l’on peut parfaitement appliquer à la période à laquelle cet article va se consacrer : l’âge d’or de la photographie académique en France et en Angleterre durant les années 1850-1880, marquée en effet par une parfaite adéquation entre le recours aux normes conventionnelles et la fonction éthique attribuée à la photographie.

    • L’héritage de la peinture

    La plupart des photographes travaillant en France sous le second Empire sont d’anciens peintres ayant étudié dans les ateliers de Léon-Jean Gérôme, Paul Delaroche et même Ingres. Parmi eux, Gustave Le Gray, Henri Le Secq, Charles Marville et Charles Nègre ont réussi avec subtilité à nourrir leur photographie au contact de la peinture. Mais la grande majorité de leurs pairs, artistes ratés reconvertis en photographes, ne sont que de pâles imitateurs de l’art qui a, à l’époque, l’honneur des Salons. Ils ont recours à la photographie pour pallier leurs propres carences et ne retiennent du procédé que ce qu’ils ne peuvent produire eux-mêmes : l’exactitude du rendu. Tout le reste, oserait-on dire, n’est que « peinture » : poses maniérées des personnages, accumulation de draperies, toiles peintes et accessoires de grand bazar ; le tout photographié de préférence selon la technique du calotype, qui, par la texture de son négatif papier, brouille la netteté trop crue des contours et crée des effets d’atmosphère recherchés pour leur connotation « artistique ». On retiendra surtout de cette vaste production les natures mortes d’Adolphe Braun (1812-1877) ou de Charles Carey (actif de 1861 à 1880), composées à la manière des trophées antiques, ou encore les mises en scène du baron Louis-Adolphe Humbert de Molard (1800-1874) qui, comme son contemporain le Canadien William Notman, ne s’embarrasse pas de courir les bois pour saisir les chasseurs dans le feu de l’action, mais leur fait prendre la pose dans des attitudes sans équivoque. La pratique de la retouche se généralise, défendue avec ardeur par Paul Périer, vice-président de la Société française de photographie, afin que, « le procédé créateur étant mis en dehors, l’image obtenue [ait] toutes les apparences d’un dessin de grand maître ». Une telle soumission de la photographie à la peinture conduit enfin les « artistes-photographes » à revendiquer pour leur pratique une place dans le « Sanctuaire des Arts ». Le combat est amer car les peintres eux-mêmes s’opposent fermement à l’accrochage de photographies dans les Salons officiels. La photographie d’art est recluse dans les antichambres ou, pire encore, à l’occasion de l’Exposition universelle de 1855, au « palais de l’industrie ».

    Une part importante de la « photographie d’art » n’est pourtant pas destinée aux Salons. Ce sont des images nettes, sans artifice et sans retouche appelées, paradoxalement, des académies. Elles représentent des nus, masculins ou féminins, dans des attitudes certes peu naturelles mais qui, cependant, ne cachent pas leur véritable raison d’être : servir de modèles aux artistes en leur fournissant ainsi un moyen accessible de s’exercer au dessin d’anatomie. Malgré leur nom, ces images sont sans doute les moins académiques du genre. Leur fonctionnalité écarte toute fausseté, interdit de n’y voir qu’une apparence de peinture. La beauté majestueuse de l’œuvre d’Eugène Durieu (1800-1874), qui travaillait pour Eugène Delacroix, tient aussi à ceci : ses modèles ne sont ni des dieux ni des héros, ce ne sont que des modèles.

    • De l’apparence comme un des beaux-arts

    L’apparence est sans doute la notion qui définit le mieux le rapport ambigu que la photographie entretient avec la peinture. Mais cette notion doit être élargie car elle ne concerne pas seulement les aspects esthétiques de la photographie académique. En effet, l’académisme est aussi une éthique conservatrice qui impose à ses émules de répéter des schémas établis. Dans le domaine du portrait, par exemple, la photographie académique reproduit des attitudes sociales mises en place par la classe dominante, la bourgeoisie.

    La carte de visite, dont Adolphe-Eugène Disdéri (1819-1889) dépose le brevet en 1854, est un genre de portrait qui réalise un subtil compromis entre les lois du marché, les impératifs techniques et la bienséance du goût bourgeois. Elle est produite par un appareil spécial, muni de plusieurs objectifs et d’un châssis fixe ou mobile permettant d’obtenir plusieurs clichés sur une seule plaque. Le fastidieux travail de la préparation de la plaque et du tirage ne s’opère plus qu’une seule fois pour tous les exemplaires du portrait que le client obtient rapidement. Pour satisfaire aux impératifs de netteté, de reproductibilité et de rapidité, Disdéri est amené à réduire le format du portrait et à jouer sur la profondeur de champ en augmentant la distance. Le modèle est donc photographié en pied, au milieu d’accessoires choisis selon l’image qu’il veut donner de lui-même : tentures, guéridons, balustrades, éventuellement quelques livres pour mieux faire étalage de sa culture. L’attitude et le vêtement sont très soignés puisqu’ils sont chargés d’exprimer le statut social, le rang et éventuellement le pouvoir du modèle. Au contraire, le visage minuscule ne laisse rien voir de la personnalité du personnage qui n’est plus, en définitive, qu’un type, le digne reflet de la classe à laquelle il appartient. Ce n’est pas par son esthétique que la carte de visite est fondamentalement académique, bien au contraire. On peut dire qu’elle renouvelle complètement les canons hérités de la miniature. Ici, la photographie ne reproduit plus servilement les conventions de la peinture, elle reproduit seulement des conventions sociales.

    • Le réel et l’idée

    L’Angleterre victorienne, pudibonde et moralisatrice, a connu une longue tradition académique. Julia Margaret Cameron (1815-1879) est beaucoup plus célèbre pour ses portraits d’une étonnante modernité que pour ses reconstitutions théâtrales de scènes historiques ou littéraires, maniérées et désuètes, et marquées par l’esthétique préraphaélite. Mais c’est un photographe suédois travaillant à Londres, Oscar Gustav Rejlander (1813-1875), et son émule Henry Peach Robinson (1830-1901) qui ont réalisé l’œuvre la plus authentiquement académique de l’histoire de la photographie, parvenant à associer l’apparence de la peinture à l’expression d’un message fortement idéologique.

    En 1857, la reine Victoria achète à Rejlander un « tableau allégorique » qui s’intitule The Two Ways of Life. Cette vaste composition réunit de nombreux personnages autour d’un vénérable vieillard ouvrant la porte du monde à deux jeunes gens qui se dirigent vers deux chemins opposés : à gauche, le Vice et la Volupté qui mènent droit à la prostration, à la folie et à la mort ; à droite, la Religion, la Vertu, le Travail et la Paix. Au centre, au premier plan, pose la figure du Repentir.

    Le procédé mis en œuvre pour réaliser ce tableau n’est pas indépendant du message moralisateur qu’il véhicule, en ce sens que l’idée du tableau prévaut sur sa mise en forme, de même que, pour l’éthique victorienne largement nourrie de la métaphysique d’Emmanuel Kant, l’idée morale prévaut sur sa réalisation objective. « Le temps viendra, dit Rejlander, où une œuvre sera jugée pour ses mérites et non par ses méthodes de production. » Avant d’entreprendre son œuvre, Rejlander conçoit d’abord la teneur du message. Ensuite, il dessine la composition, puis, ayant choisi les acteurs et les accessoires, il les met en scène par petits groupes qu’il photographie séparément. L’œuvre finale est ainsi composée d’une vingtaine de clichés pris en atelier, combinés entre eux lors du tirage de l’épreuve positive et cimentés enfin par la pratique systématique de la retouche. Rejlander effectue donc une double opération : d’abord, il puise dans la réalité chacune des pièces du puzzle – acteurs, costumes, accessoires, etc. ; ensuite, il recompose ces fragments disparates en une nouvelle unité synchrétique parfaitement organisée pour émettre un message explicite. Cette technique ne renie pas, comme on pourrait le croire, la spécificité de l’image photographique. Au contraire, elle utilise l’« effet de réel » inhérent à chaque fragment pour mieux souligner la fonction unificatrice de l’idée. Manipuler la photographie, la fragmenter pour la reconstituer dans un nouvel ordre artificiel équivaut en somme à manipuler la réalité et à maîtriser son désordre, travail que Rejlander assimile à celui de la morale elle-même.

    La prééminence de l’idée et sa finalité idéologique (la Loi morale) sont donc la marque d’une démarche académique. Qu’on se souvienne de Gian Paolo Lomazzo, qui, en 1584, conseillait au peintre, dans le Trattato dell’arte della pittura, de s’isoler dans l’obscurité jusqu’à ce que l’image mentale du tableau lui apparaisse. Appliquée à la photographie, cette démarche permet à l’artiste non seulement d’exposer le contenu de l’idée, mais aussi de démontrer le pouvoir que cette idée exerce sur la réalité elle-même.

    La photographie de Rejlander et de Robinson, ou encore celle du peintre américain Thomas Eakins, fut la première expression de la Pictorial Photography. Cette appellation, traduite de façon erronée en français par « photographie picturale », fut employée durant l’ère victorienne et même encore au début du XXe siècle. Elle recouvre une immense production qui commence avec les œuvres de David Octavius Hill et de Julia Margaret Cameron et se poursuit avec la photographie naturaliste du docteur Peter Henry Emerson, le maître à penser d’Alfred Stieglitz, lui-même cheville ouvrière de Camera Work, cette revue luxueuse qui évoque le pictorialisme américain et, partant, l’émergence du modernisme.

    Au vu de cette longue descendance, la photographie académique victorienne n’apparaît plus aujourd’hui comme une tendance excentrique et sans lendemain. Le manuel de Robinson, Pictorial Effect in Photography, datant de 1869, fut encore réédité en 1909. Nombre de photographes pictorialistes européens, parmi les plus grands, n’ont cessé d’y puiser leur inspiration. Et pourtant, le livre de Robinson n’énonce rien d’autre que les règles les plus conventionnelles de la peinture.

    Marc-Emmanuel MÉLON

    Bibliographie

    P. BOURDIEU, Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Minuit, Paris, 1965, rééd. 1974

    A.-E. DISDÉRI, L’Art de la photographie, Paris, 1862

    Pictorial Effect in Photography, Londres, 1869, rééd. New York, 1973

    A. ROUILLÉ, L’Empire de la photographie, 1839-1870, Le Sycomore, Paris, 1982 ; La Photographie en France. Textes et controverses : une anthologie. 1816-1871, Macula, Paris, 1989

    J. SAGNE, Delacroix et la photographie, coll. Format

    photo, Herscher, Paris, 1982.

    Aisthesis, de Jacques Rancière


    En 1946, Erich Auerbach publiait Mimésis, un essai qui fit date. Comme le précisait son sous-titre, l’ouvrage se proposait de décrire l’évolution de « la représentation de la réalité dans la littérature occidentale », de l’Odyssée d’Homère à La Promenade au phare de Virginia Woolf. À chaque chapitre, Auerbach partait de l’examen d’un extrait d’une œuvre qui lui permettait, comme à travers une lentille grossissante, de montrer l’évolution de l’idée de réalisme, et son importance dans notre conception de la littérature.

    L’essai de Jacques Rancière, Aisthesis. Scènes du régime esthétique de l’art (Galilée, 2012) se situe explicitement dans ce sillage, à de notables différences près. L’objet du livre est beaucoup plus étendu, puisqu’il s’intéresse aux mutations de l’art occidental en son entier, mais en choisissant un intervalle temporel plus circonscrit, qui va de l’ouvrage fondateur de Winckelmann, Histoire de l’art dans l’Antiquité (1764), jusqu’à Louons maintenant les grands hommes, de James Agee (1941). Par ailleurs, la nature des textes est volontairement disparate : on y trouve aussi bien la philosophie (le Cours d’esthétique de Hegel) que le roman (Le Rouge et le noir de Stendhal), l’essai sur le théâtre (De l’art du théâtre d’Edward Gordon Craig) que celui sur le cinéma (Dziga Vertov) ou la photographie. Pareil choix souligne le propos central du livre : le déplacement de la conception académique du beau vers ce que Rancière appelle précisément d’autres régimes esthétiques, où se formule différemment le dialogue entre l’œuvre d’art et l’expérience sensible. Dès lors, on peut dire que la succession des quatorze moments ainsi proposés décrit une mise en mouvement de l’art, une expansion radicale de son champ.

    L’originalité de Jacques Rancière est de ne pas s’appuyer dans son propos sur des œuvres canoniques de notre modernité mais plutôt de repérer la suite d’inflexions qui traduit une modification essentielle de ce qui se donne comme œuvre d’art. L’apparition de techniques nouvelles mais aussi une perception autre du corps jouent ici un rôle prépondérant.

    Les « scènes » décrites deviennent possibles à partir du moment où la notion de beau qui fondait l’art classique sur des valeurs d’équilibre et d’harmonie fait place à une esthétique du fragment, de la performance et du discontinu. Exemplaire est de ce point de vue le passage de Winckelmann sur lequel s’ouvre le livre : bien que mutilé, le torse d’Hercule qu’il décrit n’en est pas moins perçu comme doté d’une signification propre. La perfection de la représentation se trouve révoquée au profit d’une autre forme de perception, qui reconnaît l’autonomie de l’œuvre contemplée, hors de toute exigence de proportion et d’unité.

    Aisthesis « raconte » ainsi les voies explorées à partir de ce dégagement initial. Et tout comme le Mimésis d’Auerbach mettait en évidence la dissolution progressive des distinctions entre comique et sublime dans la littérature, l’essai de Jacques Rancière s’attache à montrer comment, en se tournant vers ce qui n’est pas lui, en mêlant dans un même espace idéal tableaux d’histoire et tableaux de genre, pantomime et music-hall, rythmes industriels et discontinuité de l’image, l’art en vient à introduire à une pensée inédite de l’œuvre mais aussi du monde où elle se tient.

    • La valeur d’utopie

    Le prix d’Aisthesis, en effet, est aussi de ne pas se réduire à un bréviaire d’esthétique, en intégrant une réflexion chère à l’auteur, et cela dès ses Courts Voyages au pays du peuple (1990). Remarquables à ce titre sont les deux chapitres écrits l’un à partir d’un extrait de l’Esthétique de Hegel, l’autre du Rouge et le noir. On y voit que les petits mendiants peints par Murillo tout comme la jouissance paradoxale de Julien Sorel dans sa prison y sont interprétés comme l’indice de l’accès à une liberté nouvelle, à un bonheur qui semblait jusqu’alors réservé aux puissants : « Ce bonheur se résume en une formule simple : jouir de cette qualité de l’expérience sensible que l’on atteint dès qu’on cesse de calculer, de vouloir et d’attendre, dès qu’on se résout à ne rien faire. » Comme si, à travers l’appropriation de l’otium, de ce temps pour rien qui semblait par excellence l’apanage du maître, l’œuvre d’art, productrice d’utopie, anticipait sur un autre état des choses, lui-même d’ordre politique. Et c’est très justement que Jacques Rancière rattache la découverte de ce bonheur détaché aussi bien de l’affairement du travail que des soucis de l’intrigue aux rêveries de Rousseau, étendu dans sa barque sur le lac de Bienne.

    Ainsi, Aisthesis ne se contente pas de méditer sur les métamorphoses qui, de l’« invention » du musée au débat sur le kitsch, de la danse telle que la recrée Loïe Fuller à Charlie Chaplin et au ciné-œil de Dziga Vertov, ont repoussé les limites du champ artistique et l’ont en quelque sorte réinventé. Il montre aussi comment ces extensions ont eu pour effet de remettre radicalement en question – et l’on retrouve ici la leçon d’Auerbach – la hiérarchie qui existait entre grand art et art populaire, jusqu’à les fondre dans un tout autre mode d’expression. Au terme de ce parcours, on ne trouve plus l’istoria, le grand discours dont la cohérence ordonnait la progression dramatique et se matérialisait aussi en tableaux et sculptures, mais une suite de corps souffrant et désirant, une dissémination d’objets éphémères. Aux grandes actions des hommes illustres, à la gloire et à l’allégorie, Aisthésis oppose une poétique de l’« homme sans qualités ». Les œuvres qu’il décrit imaginent toutes un corps nouveau, « réinventent par artifice les formes mêmes dans lesquelles les événements sensibles se donnent à nous et s’assemblent pour faire monde ». À l’exemple de William Morris auquel il consacre aussi de belles pages, Jacques Rancière propose une approche inédite de ce que serait à la fois un « art populaire » et un « art total ».

    Gilles QUINSAT

    ALLÉGORIE


    Introduction

    On définit généralement l’allégorie en la comparant au symbole, dont elle est le développement logique, systématique et détaillé. Ainsi, dans la poésie lyrique, l’image de la rose apparaît souvent comme le symbole de la beauté, de la pureté ou de l’amour ; Guillaume de Lorris en a fait une allégorie en racontant les aventures d’un jeune homme épris d’un bouton de rose. Il est évident qu’entre le symbole et l’allégorie, la faveur du public moderne va plutôt au premier, qui semble plus riche et plus profond. Mais cette préférence tient parfois à une conception trop étroite et trop superficielle de l’allégorie, conception dont les grammairiens du Moyen Âge sont tout autant responsables que les critiques contemporains.

    Le mot ἀλληγορία a remplacé tardivement chez les Grecs, à l’époque de Plutarque, le mot ὑπόνοια pour désigner la « signification cachée » sous la donnée sensible du langage, par exemple dans la narration ou la description. Mais ce changement de terme s’accompagne d’une restriction de sens : on désigne par le mot ἀλληγορία une forme de l’exposé littéraire plutôt qu’une méthode d’interprétation. Les grammairiens latins ont confirmé ce point de vue en présentant l’allégorie comme une figure de rhétorique, la métaphore continuée (Quintilien).

    Trop soucieux d’étymologie, les théoriciens du Moyen Âge se contentent souvent de définir l’allégorie par un certain décalage entre ce qui est dit et ce qui est signifié : Allegoria est cum aliud dicitur et aliud significatur. D’où une certaine difficulté à distinguer, dans les Arts poétiques de Mathieu de Vendôme ou Geoffroi de Vinsauf, ce qu’ils appellent permutatio (allégorie) de ce qu’ils nomment translatio (simple métaphore). C’est chez les théologiens que nous trouvons les définitions les plus intéressantes et les plus subtiles, par exemple dans les œuvres attribuées à Raban Maur et chez Hugues de Saint-Victor : l’allégorie y apparaît comme une superposition plus savante encore que celle du sens propre et du sens figuré, ou celle de la littera et de la sententia ; à mesure qu’on s’élève dans la hiérarchie de la spiritualité, l’allégorie déploie les sens analogique, tropologique, anagogique. Ces définitions savantes cumulent, il est vrai, les inconvénients de la rhétorique et de la théologie. On doit néanmoins en tenir compte pour interpréter convenablement l’esthétique allégorique du Moyen Âge.

    Dans le domaine de l’histoire de l’art, Erwin Panofsky a montré comment l’espace de la représentation, loin de se laisser appréhender directement, devait être soumis à une analyse iconographique portant sur l’univers des images, histoires et allégories. Une telle enquête permet de déterminer comment, « en diverses conditions historiques, des thèmes ou concepts spécifiques, tels qu’ils sont transmis par des sources littéraires, ont été exprimés par des objets et événements » (Essais d’iconologie, 1939). En ce sens, l’histoire de l’art est, au moins pour partie, une histoire de l’allégorie – de ses métamorphoses et de son déclin.

    1. L’allégorie, une pensée dramatisée

    • Origines et procédés

    Cette esthétique, il ne faut pas la ramener à la seule pratique de la personnification. Cependant, c’est là le procédé le plus caractéristique, sinon toujours le plus agréable, de l’allégorie. Il prolonge une attitude primitive ou fondamentale de la pensée religieuse qui représente les forces naturelles par des divinités plus ou moins anthropomorphiques. En tout cas, à l’époque de Stace, on voit des entités morales comme Virtus, Clementia, Pietas, Natura jouer un rôle aussi important que les dieux de la mythologie latine. Les initiateurs de la philosophie médiévale font un usage constant de la personnification. Boèce figure la philosophie par une très vieille dame, Martianus Capella les arts libéraux par des femmes, Bernard Silvestre les notions philosophiques de la nature et de l’intellect par des personnages qu’on retrouvera chez Alain de Lille. La personnification suffit à animer tout un théâtre imaginaire que la sculpture et la peinture peuvent aisément fixer dans leurs images, et que le théâtre proprement dit pourra également mettre en scène. Ainsi les péchés mortels, fréquemment personnifiés par des moralistes comme le Reclus de Molliens, constituent aussi bien le sujet d’une tapisserie faite pour Charles V que celui d’une Moralité jouée en 1390.

    Cependant, l’élément proprement dramatique de l’allégorie ne doit pas être oublié. Quelques thèmes semblent avoir suffi à assurer, au cours des siècles, cette dramatisation de la pensée intellectuelle. Ainsi la métaphore du conflit (entre les passions) est exploitée dans la narration ou la représentation plus ou moins détaillée d’une guerre épique. Dès la Thébaïde, l’épopée est devenue l’expression des combats intérieurs, Pietas et Fides s’opposant à Megaera et Tisiphona. C’est évidemment la Psychomachia de Prudence qui a le plus séduit le Moyen Âge ; et l’on fera ainsi s’affronter, tantôt sérieusement, tantôt pour rire, les vertus et les vices, les disciplines universitaires, Carême et Carnage. Autres thèmes allégoriques servant à la présentation dramatique des idées morales, philosophiques et religieuses : le mariage (et l’épithalame), le voyage, le songe. De Claudien à Alain de Lille, la littérature morale cherche ainsi à s’exprimer dans une sorte de mise en scène fantastique. Les auteurs de langue française continueront cette tradition à partir du XIIIe siècle (Raoul de Houdenc, Robert Grosseteste, le Reclus de Molliens, Huon de Méry). Mais ces œuvres se distingueront par un effort vers la cohérence et l’homogénéité du thème allégorique, un souci de la description détaillée, un parallélisme plus rigoureux entre le monde naturel, matériel et le monde abstrait, spirituel : jardins, châteaux, scènes de la vie quotidienne vont constituer la structure logique du discours. À ce moment, l’allégorie ne sera plus seulement un « ornement difficile » de la rhétorique, mais une forme d’imagination caractéristique et expressive, une vision du monde.

    Cette vision du monde, on peut la situer avec plus de netteté dans l’évolution de la pensée occidentale. Il faut bien voir que l’allégorie n’est pas originellement, comme certains grammairiens l’ont fait croire, un simple procédé d’écriture, mais une forme d’investigation et d’interprétation. Dès le VIe siècle avant Jésus-Christ, elle fut pratiquée par les commentateurs d’Homère : travail de la raison sur la légende, qui a naturellement fait le jeu des sophistes. C’est pourquoi Platon se méfie de l’interprétation allégorique des mythes tout en nous proposant la sienne. Et il est vrai que la religion grecque résistait à la rationalisation d’une mythologie encore toute chargée de magie et de mystère. Quoi qu’il en soit, sous l’influence du positivisme latin, dans l’espoir de discréditer les croyances païennes tout en retenant leur sagesse, les premiers écrivains chrétiens ont eu volontiers recours à l’allégorisme. D’autre part, la mentalité juive, sous-jacente en bien des domaines de l’esprit médiéval, favorisait aussi ce penchant allégorique : ainsi l’influence de Philon d’Alexandrie et celle de Macrobe se conjuguent pour habituer la pensée des hommes à chercher des correspondances entre les différents domaines de la légende et de l’histoire.

    Mais c’est évidemment le Nouveau Testament qui donne sa caution à cette étrange aventure spirituelle qu’est l’exégèse allégorique. La typologie de saint Paul a présenté l’Ancien Testament comme un message destiné aux chrétiens, et les paraboles évangéliques ont donné l’exemple d’une présentation imagée dont les théologiens ont ensuite systématisé l’usage : avec eux, on s’habitue à fonder l’allégorie non seulement sur une analogie superficielle entre l’image et l’idée, mais sur une relation profonde, métaphysique, entre tous les événements de l’histoire et tous les niveaux de la nature. C’est au cœur même du symbolisme roman, avec tout ce qu’il retient de mystère et de surnaturel, que s’élabore l’allégorisme, religieux d’abord, mais avec des incidences profanes, puisque la conscience médiévale n’établit pas de frontière rigoureuse entre les deux domaines. Cette philosophie, dont Jean Scot Érigène est pour ainsi dire le précurseur, se définit plus nettement avec Richard et Hugues de Saint-Victor : pour eux, l’univers apparaît comme une inépuisable allégorie.

    • L’art du XIIIe siècle

    Si l’allégorie devient le mode d’expression privilégié au XIIIe siècle, c’est parce qu’elle répond à un mode de représentation en accord avec les tendances intellectualistes de l’époque. L’art symbolique de l’âge roman cède en effet la place à une esthétique plus systématique, plus lumineuse. On passe de l’ambiguïté des signes symboliques à un code stabilisé. La recherche et l’invention portent à la fois sur la semblance et la senefiance, arrêtant la mouvance de l’imaginaire et comblant le silence du questionnement poétique, encore figuré, dans le Conte du Graal, par l’attitude de Perceval. La Quête du saint Graal va éclairer toutes les zones d’ombre du mythe par une exégèse bavarde : des ermites prennent la parole pour tout expliquer et donner leur interprétation religieuse des aventures arthuriennes. En d’autres termes, l’art littéraire se fait plus moral, philosophique et religieux, abandonnant la suggestion, l’hésitation, la merveille poétique. Cependant, en littérature comme dans toutes les formes d’art de l’époque, le développement de la technique apporte un nouvel éclairage à la conception de l’homme et à la vision du monde. On peut donc dire que l’allégorie gothique a pris la place de la symbolique romane.

    La mentalité de l’époque est donc préparée à la double lecture d’un texte dont le sens se divise en deux systèmes cohérents, reliés par les lois de l’analogie perçue ou déduite par raisonnement. La superposition de deux champs sémantiques, parfois évidente dans la présentation iconographique, dérive en littérature de tout un apprentissage. La pratique de la fable dans l’enseignement moral ou de l’exemplum dans la prédication a préparé la réception par le public d’œuvres ainsi articulées, tandis que la parabole fournissait aux écrivains un modèle d’ajustement. Mais dans la parabole il s’agit de la succession de deux textes, tandis que l’allégorie proprement dite fait passer de l’un à l’autre en une double lecture simultanée que rend possible leur perméabilité analogique. Bien sûr, il peut y avoir doute, et sur la nature des correspondances, et sur la légitimité même de supposer un double sens : on voit ainsi des critiques s’égarer dans des interprétations réductrices pour des textes comme Perlesvaus, qu’on ramène à la vie de Jésus-Christ alors qu’on y assiste à un foisonnement de comparaisons enveloppant le sens, ce qui a pour effet d’approfondir les rapports du message religieux avec l’histoire et avec la vie. Mais l’art allégorique en littérature a élaboré tout un système d’indices et de signaux pour déclencher et orienter la double lecture. C’est ainsi que le type-cadre du songe permet le démarrage de la fiction allégorisante, un rêve ou une vision constituant des modèles de « texte » à décoder. Mais il se crée plus généralement une topique propre au genre du poème allégorique à partir des thèmes hérités de la tradition : voyage, quête, conflit, mariage. Des motifs récurrents (armes, maisons, animaux, plantes) aident à se repérer, transposant des images élaborées par le lyrisme, l’épopée ou le roman. Parmi les créatures jouant un rôle de premier plan, il faut citer naturellement le dieu Amour, associé souvent à la mythologie antique (avec Vénus, notamment), et la personnification de Fortune, où se résume la tension philosophique entre le hasard et la nécessité. Art composite, donc, que celui de l’allégorie littéraire au XIIIe siècle, mais constituant un genre facilement identifiable, encore que mal désigné par le terme dit dans les titres et les rubriques.

    À l’intérieur du genre, les œuvres peuvent être classées selon le degré de complexité dans la formule allégorique qui peut aller d’une simple démarche énumérative (les plumes de l’aile) à la composition d’un drame épique, en passant par la mise en scène d’une institution (cour et jugement). Les initiateurs du genre, au début du siècle, sont le Reclus de Molliens (Carité et Miserere, 1204-1209), Guiot de Provins (Armure du chevalier), Guillaume le Clerc (Bestiaire, 1220 ; Besant Dieu, 1226), Raoul de Houdenc (Roman des Ailes, Songe d’Enfer), Huon de Méry (Tournoiement Antechrist). Mais le chef-d’œuvre du genre est le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris (vers 1230). L’auteur multiplie les indices orientant la lecture. Il rassemble toutes les procédures allégoriques dans la perspective autobiographique, puisqu’il prétend raconter un de ses rêves, qui s’est réalisé par la suite. L’aventure est donc présentée à la fois comme personnelle et exemplaire. L’allégorie est un miroir, au sens ancien (exemple) et moderne (illustré par le mythe de Narcisse). L’espace est une figuration des séductions et des obstacles que rencontre le désir. Les personnifications constituent un inventaire de l’univers moral et amoureux. Elles gravitent autour du narrateur attiré, à travers elles, par l’image de la rose, dont le symbole unifie et enrichit le réseau des significations suggérées par les noms, les emblèmes, les actions, les descriptions, et les nombres même organisant la topique et la rhétorique (5 et 10). Le poème s’achève, d’une manière abrupte, sur un long monologue où le narrateur se lamente de ne pouvoir entrer dans la forteresse où Bel Accueil est retenu prisonnier par Jalousie. On a ainsi l’impression que la fiction allégorique rejoint la situation présente de l’auteur, qui disparaît dans le silence comme s’il était mort de douleur. Il y a dans cette construction poétique, comme dans toute architecture de l’époque, un secret, celui d’un art qui oppose un orgueilleux ésotérisme à la raison qui voudrait tout savoir.

    Au même moment, la Quête du saint Graal essaie, autour d’un autre symbole, une autre formule littéraire pour signifier le mystère religieux, essentiellement celui de l’Incarnation. Le retour à la démonstration par parabole marque en fait une régression historique de l’écriture ; elle sert alors à une tentative de récupération de la légende arthurienne, projet ecclésiastique qui inspire le grand ensemble du Lancelot-Graal, dont le maître d’œuvre était sans doute très proche de l’auteur de la Quête. Mais, comme dans le cas du Roman de la Rose, ce qui sauve la formule allégorique de la servitude idéologique (ici chrétienne, là courtoise) c’est la richesse du symbole servant de clef de voûte.

    Dans la seconde moitié du XIIIe siècle se multiplient les dits, les traités, et les grands poèmes allégoriques. S’illustrent dans le genre Philippe de Remi, Robert de Blois, Richard de Fournival, Tibaut (Roman de la Poire), Nicole de Margival (Dit de la Panthère d’amour) et Nicole Bozon. Le grand poète Rutebeuf utilise dans bon nombre de ses œuvres une allégorie simple (Complainte de Guillaume) ou complexe (Voie de Paradis). Il est de ceux qui traitent allégoriquement la figure de Renart. Mais l’œuvre la plus caractéristique, celle qui a exercé le plus d’influence, est la continuation que Jean de Meun donne au Roman de la Rose. Il fait éclater le système élaboré par Guillaume de Lorris pour construire une nouvelle machine signifiante à base de discours direct et didactique, de dialectique et de parodie. La description est réduite, chez lui, à un rôle de transition ; elle est remplacée par des scènes pour ainsi dire documentaires qui donneront au lecteur une sorte d’expérience indirecte. Ces scènes sont traitées sur un ton comique, voire burlesque, ce qui nous interdit d’y chercher un sens caché : scènes de comédie avec Faux Semblant et Malebouche, représentant des défauts humains, mais aussi avec la Vieille, personnage de meretrix hérité du théâtre latin ; scènes épiques de bataille autour du château où la psychomachia tourne à la parodie ; scènes d’adoration religieuse dont le caractère allégorique se réduit à l’usage jovial de métaphores obscènes. Il est évident que la structure du roman n’est plus dominée par la nature du symbole mais par la dialectique démonstrative. Les progrès de la scolastique, de l’intellectualisme et même d’un certain positivisme contribuent à dissocier ainsi l’image et l’idée : c’est une menace pour l’allégorie, pour l’équilibre que la littérature essaie de maintenir entre le texte comparant et le texte comparé.

    On ne saurait invoquer les mêmes critères pour apprécier l’allégorie iconographique du XIIIe siècle, puisque la parole n’y intervient pas de la même façon. On n’est d’ailleurs jamais tout à fait sûr, devant une image sculptée ou peinte, d’avoir affaire à une allégorie. Il s’agit parfois simplement d’illustrer l’histoire sainte ou les légendes qui s’en inspirent. L’allégorie intervient quand on dépasse la singularité de l’événement et de la personne pour atteindre à la généralité du vrai. C’est dans l’illustration de la sapience (science et morale) que l’iconographie nous propose des allégories, où l’on retrouve les thèmes de la littérature. Les sept vertus sont représentées par des figures féminines, le bien par un arbre avec ses sept branches (cathédrales de Paris, Amiens et Chartres) ; les vices par d’autres femmes munies d’accessoires qui les caractérisent : courtisane avec un miroir pour la Luxure, un cavalier désarçonné pour l’Orgueil, un homme avec une massue pour la Folie. La Philosophie a la tête dans les nuages, des livres sur la main droite, une échelle pour permettre de monter jusqu’à ses plus hautes spéculations théologiques. La rosace de la cathédrale devient la roue de Fortune (Amiens). Mais faut-il encore mettre au compte de la vision allégorique les scènes réalistes comme celles qui constituent le calendrier des bas-reliefs ?

    • Vers le réalisme

    L’allégorie du XIIIe siècle est un compromis fragile. La représentation de la réalité, de plus en plus précise et pittoresque, tend à recouvrir l’analogie de détails superflus. La correspondance entre l’image et l’idée risque de ne plus être exactement suivie, sinon au prix d’une ingéniosité plus soucieuse de jeu que de vérité. Le goût pour les détails concrets, en se développant à la fin du Moyen Âge, nous achemine vers une autre forme d’art, où le sujet reste allégorique, mais où l’ornement réaliste retient seul l’attention. Cette évolution est sensible dans l’iconographie. Nous évoquions à l’instant les calendriers dont les scènes sont comme une allégorie des jours, des mois, des saisons. Dans les Très Riches Heures du duc de Berry, le sujet et le cadre des enluminures sont bien allégoriques. Mais l’art semble déjà fondé sur le seul plaisir d’évoquer un certain aspect de la vie quotidienne.

    La peinture religieuse connaît d’ailleurs une même évolution, notamment sous l’influence des artistes flamands, et les scènes de Visitation finissent par traduire des psychologies très différentes. C’est peut-être dans la sculpture que l’allégorie s’accommode le mieux de cette redécouverte de la nature, et surtout de la nature humaine. Car la statuaire, tout en mettant l’accent sur l’individualité du portrait, réussit à sauver le principe de la personnification, c’est-à-dire l’expressivité et la convergence des détails. Les statues qui ornent les tombeaux aux XVe et XVIe siècles (la Tempérance avec son horloge, par exemple) constituent un commentaire pathétique de la destinée humaine telle qu’on la voit alors (tombeau de François de Bretagne). Ainsi la réflexion sur la mort, qui inspire tous les artistes, s’enrichit de toute l’expérience de la vie.

    Dans les traités d’une morale conventionnelle, dans les sermons d’église, dans les pièces de théâtre qui visent autant à édifier qu’à distraire, on retient surtout les spectacles de Moralités qui, du XIVe au XVIe siècle, offrent au bon public la pantomime de ses conflits intérieurs : « Connaissance, Malice et Puissance », « Envie, État et Simplesse », « Hérésie, Simonie, Force et Scandale », « L’Homme Juste et l’Homme Mondain », tels sont les étranges personnages alors mis en scène. La satire s’en mêle : on critique Église, Noblesse et Commun, on fustige les défauts des hommes. Tout cela avait sans doute plus de pouvoir suggestif pour un public qui devinait, derrière toutes les manifestations du mal, l’intervention du Diable. Mais le théâtre, comme la sculpture, est une forme d’art où l’allégorie survit facilement puisque la personnification rejoint l’essence même du genre : l’expression par le corps humain d’une pensée plus ou moins abstraite. À la limite, l’allégorie n’est plus qu’un signe de littérarité, comme dans la mise en scène du songe, du débat, du jugement.

    Ce qu’on voit pourtant, à la cour de Charles d’Orléans, c’est l’importance de cette vie imaginaire qui accompagne la vie réelle, animant réflexions et discussions avec des personnages, des décors gracieux et pittoresques, mais surtout chargés de suggestion analogique. Il s’établit aussi une sorte de correspondance, non plus métaphysique, mais pour ainsi dire physique, entre les événements ou les lois de la vie quotidienne, pratique et familière, et les sentiments ou les pensées de la vie spirituelle, intime et contemplative. Ainsi le moulin de la pensée, chez Charles d’Orléans, n’est plus le moulin mystique du chapiteau de Vézelay, où l’on reconnaît la concordance des deux Testaments, l’Ancien apportant le blé qui fait la farine du Nouveau. C’est un moulin familier comme on en voyait sur les bords de la Loire, avec son meunier, sa roue qui tourne, sa conduite d’eau ; et c’est en même temps le mouvement de la réflexion intérieure qui, selon le bonheur ou le malheur des temps, rend l’âme joyeuse ou mélancolique. De même cette fontaine auprès de laquelle le poète meurt de soif, cette forêt où chemine le chevalier vers une problématique hostellerie, cette nef qui transporte sa marchandise d’espérance : toutes ces images nous séduisent parce qu’elles sont à la fois descriptives et suggestives. Ainsi le poème allégorique se déploie sur deux plans ou plus. Et cette vision nous instruit, car elle nous fait découvrir des ressemblances qui suggèrent l’unité, et par conséquent la raison des choses de ce monde.

    On peut donc placer l’apogée de l’allégorie au XIIIe siècle, sans mépriser pour autant les genres qui la cultivent à la fin du Moyen Âge. Mais c’est bien, malgré tout, au XIIIe siècle que cette esthétique exprime le mieux la mentalité des hommes : moment de grâce où l’intelligence et la sensibilité permettent une vision du monde, harmonieuse et lumineuse, qui se reflète dans les allégories des cathédrales gothiques et dans celle du Roman de la Rose ; moment où la nature commence à dévoiler sa raison, et où l’homme prend sa mesure.

    • Symbole et pensée historique

    Les limites de cette vision du monde sont évidentes : elle est fondée sur le principe de la ressemblance, qui sera remis en question au cours du XVIe siècle. À tous les niveaux de l’univers, l’homme médiéval croit retrouver les mêmes signes et les mêmes sens. Chaque chose lui apparaît comme le reflet des autres, chaque être est en relation de sympathie ou d’antipathie avec les autres. Et dans ce système de rapports, le monde, au fond, demeure toujours le même. Le naturalisme qui inspire les audaces de certains philosophes repose sur la conviction d’un ordre divin et immuable de la nature. Dans une telle perspective le temps n’a pas d’importance, et l’allégorie, en dépassant la singularité de l’événement et du sentiment, peut espérer désigner la vérité.

    Ainsi l’antithèse de la pensée allégorique, c’est non pas la pensée symbolique, dont elle est une émanation et une systématisation, mais la pensée historique, qui réhabilite le pouvoir du temps. Peut-être faut-il faire remarquer ici que, malgré le rôle important joué par l’allégorie chez les théologiens, certains penseurs chrétiens ont manifesté très tôt leur méfiance à cet égard. Ils ont voulu insister, en effet, sur le caractère historique de la religion, plutôt que sur son caractère symbolique. Quoi qu’il en soit, l’esprit allégorique s’efface à l’époque de la Renaissance, devant les progrès de la science historique. Sous le signe de saint Jérôme, l’humaniste bannit de son univers les spéculations dont saint Paul semblait avoir autorisé l’audace. Saturne, où les allégoristes avaient vu le symbole du temps, redevient la figure singulière d’une mythologie désormais soumise à la critique historique : le voici à nouveau détrôné !

    Devant le culte de l’histoire, l’allégorie ne joue plus qu’un rôle épisodique et effacé dans la littérature et dans les arts, donnant parfois naissance à des œuvres académiques ou dérisoires. Il y aura des exceptions, il y aura encore des chefs-d’œuvre allégoriques. Après Dürer (« la Mélancolie », « le Chevalier et la Mort »), songeons à Prud’hon représentant « la Justice et la Vengeance divine poursuivant le Crime », à Delacroix représentant « la Liberté sur les barricades », à Baudelaire dont les fameuses « correspondances » seront souvent mises au service d’une « moralité » du mal. Réussite où l’on retrouve peut-être l’équilibre de la passion et de la raison, du signe magique et de la pensée logique.

    Il est vrai aussi que l’allégorisme tend à réapparaître sous des formes plus subtiles dès que la

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