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Chroniques victoriennes: Nouvelle fantastique
Chroniques victoriennes: Nouvelle fantastique
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Livre électronique357 pages4 heures

Chroniques victoriennes: Nouvelle fantastique

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À propos de ce livre électronique

Angleterre, XIXè siècle. La Reine Victoria règne sur ce qui est l’un des plus vastesempires au monde, centre de grands bouleversements et d’avancées technologiques, et la capitale, Londres, voit son visage changer radicalement. Mais c’est aussi la misère, la famine et la peur au quotidien pour des milliers de personnes qui vivent dans des taudis entassés dans les faubourgs et les hameaux alentours, car des tueurs se tapissent dans la pénombre pour porter de la détresse qui règne dans les ruelles malfamées de la ville. Ce n’est hélàs pas le pire qui puisse arriver aux londoniens. Il se murmure que des créatures hideuses et maléques errent la nuit à la recherche de victimes : des monstres sanguinaires qui se repaissent d’enfants, d’adultes, et qui semblent invincibles. Dans les bas fonds crasseux ou au plus profond de la Tamise se cachent des horreurs à la solde d’une puissance millénaire : l’Ombre. La seule solution pour contrer ces menaces ? Le Cercle, cette mystérieuse organisation qui regroupe des agents équipés des meilleures innovations techniques, et qui encadrent des enfants aux facultés psychiques surprenantes : ensemble, ils représentent le dernier rempart contre les créatures lâchées par les forces démoniaquesde l’Ombre.
LangueFrançais
ÉditeurOtherlands
Date de sortie2 juin 2021
ISBN9782797302109
Chroniques victoriennes: Nouvelle fantastique

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    Aperçu du livre

    Chroniques victoriennes - Tim Corey

    The Twins

    (1800)

    Matthew et Thomas Woodward avaient passé une bien mauvaise journée. Avaient-ils au moins déjà connu un bon moment depuis leur venue au monde, dix années plus tôt ? Le quotidien des deux jumeaux n'avait, jusqu'à présent, été qu'un enfer, qui avait malheureusement peu de chances de s'améliorer un jour.

    Leur père, Samuel Woodward, vivait tout autant de rapines que de menus travaux. S'il avait déjà été difficile pour lui, du temps de sa jeunesse, de récolter quelques pences par jour pour un dur labeur lorsqu'il vivait au centre de Londres, sa vie tourna au cauchemar lorsqu'il fut chassé du jour au lendemain par son logeur, auquel il louait une simple et misérable chambre chichement meublée. Sans travail, il avait vécu à la rue quelques semaines avant de se rendre compte qu'il n'était pas le bienvenu dans ce monde qui n'était plus le sien. Samuel était encore jeune, même si son visage buriné et crasseux affichait clairement dix bonnes années de plus que son âge réel. Mais il était encore fort à la tâche, et ne rechignait pas à travailler jour après jour, durant de longues heures, souvent plus de douze d'affilée sans qu'aucune pause ne lui soit permise. Usé, éreinté, il ne se plaignait pas car il gagnait quelques sous qui lui permettaient, deux à trois fois par semaine, de se payer un bon repas chaud, seul et unique dîner qui devrait lui fournir les forces jusqu'à ce qu'il rassemble de nouveau la somme d'un penny avec lequel il pouvait se sustenter convenablement. Hélas, le destin, qui s'acharnait déjà sur l'homme, en vint à lui jouer un mauvais tour : il se blessa sérieusement à la main, faisant de lui un diminué ; le travail ne vint plus, et même dans les faubourgs les plus minables on le regardait de travers.

    Il avait donc migré vers l'East End, là où s'entassaient déjà toute la misère du monde, mais où sa condition et son apparence ne choqueraient pas la populace qui survivait dans ces cloaques.

    La chance, cependant, lui sourit, lorsqu'il rencontra de nuit une certaine demoiselle, qui pour quelques pences lui permit d'abuser de son corps sous une porte cochère. Lui qui se sentait moins que rien, avait retrouvé la vigueur de sa jeunesse entre les bras de la prostituée, et s'était presque senti revivre au contact de sa peau. Pourtant la jeune dame, bien que de visage agréable, était vêtue de haillons gras et sales, déchirés et sans valeur. Mais elle avait réussi tant bien que mal à arranger l'ensemble pour lui donner un certain charme, en tout cas suffisant pour attirer les pauvres hères et se procurer de quoi se nourrir et, parfois, quand la chance lui souriait, de se trouver un logement pour la nuit. La pauvresse, encore dans sa pleine jeunesse, subissait de plein fouet les turpitudes de la vie dans ces quartiers abandonnés, juste derrière les murailles médiévales qui cerclaient encore la ville même de Londres. La Tamise, qui bordait l'East End par le nord, délimitait un territoire délaissé par les bonnes gens, où s'entassait toute la misère du monde. Trop de malheurs accumulés au même endroit, pour si peu de travail. Certaines femmes, plus heureuses, plus adroites peut-être, avaient eu l'occasion de se voir embauchées dans quelque atelier de confection, près des grandes halles de tannage ; mais la proche toxicité de ces entrepôts ne leur laissait que peu de chance de vivre longtemps. Au moins pouvaient-elles plus facilement se loger à la nuit, parfois même se payer un morceau de pain ou même une mauvaise soupe.

    La plupart, malgré tout, en était arrivées à ne plus savoir que faire pour survivre dans ces rues désolées, au milieu d'une populace toujours plus miséreuse et nombreuse ; beaucoup se prostituaient, il n'était pas rare de croiser sur le même trottoir, battant le pavé, la mère et la fille, qui tentaient par là de ramener un peu plus d'argent afin de leur procurer le minimum vital. Hélas, tapiner dans des quartiers aussi mal-famés, où toute la population souffrait de pauvreté extrême et ne connaissait pas les rudiments de la propreté, ne favorisait pas le commerce de leurs charmes. Alors elles se vendaient pour trois fois rien, ne pouvant se permettre d'être regardantes. Bien souvent elles se retrouvaient troussées rapidement par des hommes avinés, sûrement porteurs de maladies, et qui n'hésitaient pas à les insulter et leur donner quelques coups tandis qu'ils les besognaient sous la pénombre d'un porche.

    Samuel, une fois arrivé dans l'East End, n'avait pas échappé à ce rituel. Dormant bien souvent à même le sol, dans des ruelles insalubres, il avait souvent pour compagnie quelques pauvres individus, vieux ou jeunes, qui n'avaient pas non plus d'endroit où loger. Dérobant au quotidien de quoi grignoter un peu pour ne pas mourir de faim, il se permettait de temps de temps de détrousser un malheureux, laissant ce dernier sans aucune ressource. En ce début de 19ème siècle, dans ces quartiers où s'entassait toute l'infortune de la capitale, il en était ainsi : dérober ou être dérobé, voler au plus faible que soi pour pouvoir tenir quelques jours de plus.

    Son cœur avait donc été ragaillardi par sa rencontre charnelle avec la charmante Charlotte. Certes il ne fallait pas être trop regardant sur la propreté de la jeunette, mais lui-même était loin d'être irréprochable sur ce plan. Et puis, elle n'avait pas fait la fine bouche en voyant sa main repliée sur elle-même, et avait accepté son client sans broncher.

    Samuel s'était surpris, entre deux ou trois travaux près des quais, à se demander ce qu'il devait faire des quelques pennies qu'il avait en poche : se sustenter pour reprendre des forces, ou filer voir la douce pour obtenir une autre sorte de nourriture. Ce fut avec de plus en plus de régularité qu'il fila retrouver Charlotte qui, dès qu'elle le voyait pointer sa hure sale et noircie, savait qu'elle allait pouvoir au moins avoir un client ce soir-là.

    Pendant un certain temps, il ne vint plus la visiter, et la jeune femme se demanda ce qui était advenu de son régulier, craignant qu'il ne soit mort, étalé dans ses frusques crottées, et que l'on passe à son côté sans seulement avoir un regard pour le malheureux. La vie ici était tellement difficile que personne ne prenait le temps, ni n'avait l'envie, de s'appesantir sur les difficultés d'un autre : il fallait d'abord et avant tout tenter de survivre, peu importait l'avenir du voisin.

    Mais les plans du jeune homme étaient tout autres : il avait travaillé, travaillé, autant qu'il l'avait pu, ne comptant pas ses heures, effectuant des travaux que peu d'hommes du cœur de Londres même auraient acceptés, se salissant les mains, et parfois la conscience, pour obtenir quelques misérables piécettes qu'il tenait bien serrées au fond de ses poches. La conscience, ici, avait déserté les esprits depuis bien longtemps. C'était donc muni de cette petite fortune qu'il s'était présenté, le cœur battant et après s'être rapidement débarbouillé dans une flaque nauséabonde, auprès de la jeune prostituée,  toujours postée sur le même bord de trottoir. Il ne l'avait jamais vue habillée autrement qu'avec sa robe déchirée. Elle portait toujours les mêmes vêtements, qui refoulaient une odeur de vieille transpiration et d'urine, mais que la demoiselle ne pouvait sûrement pas laver, faute de moyens. Cela ne dérangeait pas Samuel qui, lui également, était aussi sale qu'un chien galeux, et ne valait sûrement pas mieux en tant qu'être humain. Cette fois-ci, alors qu'il avait pourtant l'habitude d'aborder la belle, il dut s'y reprendre à deux fois. C'est qu'il avait une idée en tête, et bien différente de celle qui le harcelait lorsqu'il venait habituellement lui tourner autour.

    Alors il s'était lancé. Ce soir-là ils n'avaient pas consommé comme deux animaux, au milieu des déchets qui s'entassaient dans la petite ruelle. Samuel lui avait payé une soupe et un morceau de pain. Elle avait même eu droit à quelques haricots et un bout de viande ; cela faisait une éternité qu'elle n'avait pas connu un tel festin, et son estomac, peu habitué à ce type de repas, la fit souffrir toute la soirée. Mais c'est ce geste qui la toucha. Il lui proposa juste après de partager une nuit, mais cette fois-ci dans une chambre qu'il pouvait payer. Bien entendu, il la dédommagerait elle aussi. La demoiselle n'avait pas refusé, gardant cependant au fond d'elle une certaine méfiance, même si elle connaissait bien le lascar, depuis le temps qu'il venait la voir. Mais comment refuser une nuitée dans un vrai lit, à l'abri, sans frissonner et trembler sous la pluie qui s'abattait telle une plaie sur les ruelles crasseuses de l'East End ?

    C'est ainsi qu'ils avaient passé leur première nuit ensemble. Samuel, heureux d'avoir trouvé un cœur à qui se confier, redoubla d'effort pour engranger quelques pences qui lui permirent de plus en plus souvent de payer une chambre à la demoiselle, jusqu'à ce qu'ils puissent prendre résidence ensemble dans une sombre masure de Hanbury Street. Une seule pièce, un lit composé de chiffons entassés les uns sur les autres, et une table de bois disposée près d'un âtre où Charlotte faisait de temps en temps une bonne soupe aux herbes qu'elle allait cueillir lorsqu'elle se sentait lasse de marteler le pavé. Le quotidien du couple changea petit à petit ; Samuel continuait à accepter tous les petits boulots qui lui tombaient sous la main, et Charlotte vendait ses charmes à qui en voulait bien.

    Un jour, elle lui annonça la grande nouvelle. Au fond d'elle elle sentait pertinemment un changement. Son corps prit des formes arrondies, ses hanches s'élargirent, ses seins augmentèrent de volume, et cela eut pour effet de lui permettre d'attirer plus de clients à la journée. Ne prenant pas de dispositions particulières pour sa nouvelle condition, elle continua autant qu'elle le put à proposer son corps aux premiers venus. Mais lorsque son ventre fut bien gonflé, tellement gonflé qu'elle ne rentrait plus dans ses vêtements crasseux, elle fut bien obligée d'arrêter son activité. Pendant un temps Samuel en fit encore plus, pour combler le manque à gagner causé par la grossesse, mais Charlotte lui promit que dès que le petit serait né, elle retrouverait ses habitudes et rattraperait le temps perdu.

    Hélas la situation s'envenima, car Samuel n'arrivait pas, malgré ses efforts, à subvenir seul aux besoins du couple. Et lorsqu'il pensait qu'ils allaient bientôt être trois, il désespérait encore plus. Alors quand par une froide soirée d'automne de l'an 1790, la demoiselle mit bas, il fut partagé entre la joie et la tristesse. Il accueillit quand même avec un grand sourire ce petit bébé, maigre et menu, qui souriait à la vie, ne sachant pas ce qui l'attendait dans le futur. Quand Charlotte se mit à hurler de nouveau, alors que Samuel berçait le nouveau-né, il sut que quelque chose n'allait pas. Elle le regarda, et ses yeux prirent soudain la couleur de la peur, tandis que de son corps sortait un deuxième enfant, jumeau parfait du premier. Samuel ouvrit la bouche, ne pouvant dire un mot. Il perdit instantanément son sourire et s'arrêta de bercer l'enfant. Une quatrième bouche, c'était trop pour lui. Il sut dès le premier moment qu'il détesterait ce deuxième garçon.

    Matthew grandit donc dans un certain amour, bien que précaire, au milieu d'un père qui s'était mis à boire et d'une mère qui continuait, malgré son corps déformé par la double grossesse, à tenter de ramener quelques pences pour nourrir sa famille. Thomas, lui, bien qu'il partageât le même quotidien, n'avait pas le droit au moindre mot de la part de Samuel. D'autant qu'il lui vint en tête l'idée qu'il n'était sans doute pas le père des jumeaux, mais qu'un client de passage avait dû engrosser sa femme et la fertiliser lors d'une de ses nombreuses saillies. Il commença à se montrer violent, s'en prenant à Charlotte et n'hésitant pas à la brusquer.

    Les deux enfants se rendirent vite compte que s'ils voulaient survivre dans cet univers, aussi bien au cœur de leur propre foyer que dans le misérable quartier qu'ils habitaient, ils devraient se serrer les coudes et apprendre de la rue. Ils devinrent vite spécialistes du vol à l'étalage, chipant par ci par là une pomme qu'ils se partageaient, ou même un quignon de pain que se disputaient deux pigeons faméliques. Parfois même, les jours de chance, ils arrivaient à attraper le volatile et, l'ayant tué en lui tapant la tête sur le pavé, ils le ramenaient fièrement à leur mère, qui rôtissait l'oiseau pour nourrir la famille ; ces jours-là, c'était presque Noël. 

    Les deux gamins, lorsqu'ils ne couraient pas les rues, s'étaient trouvé deux endroits où ils alternaient leur mendicité : un jour sur Commercial Street, le lendemain sur Whitechapel Street. Leur gémellité, bien que dissimulée sous leurs oripeaux crasseux, ne pouvait passer inaperçue, et souvent lorsque le premier arrivait à obtenir quelques pences, le second, un peu plus loin, ne recevait qu'un regard suspicieux dans le meilleur des cas, un coup de pied au passage la plupart du temps. Donner une fois à un gamin passait, mais lui redonner une pièce tout simplement parce qu'il avait été rapide et s'était installé quelques dizaines de mètres plus loin, il ne fallait pas pousser !

    C'est ainsi que Matthew revenait toujours avec quelques sous, et que Thomas, lui, moins chanceux, rentrait souvent les poches vides. Ce qui lui valait les reproches, les cris, et les coups de la part de Samuel, qui bien souvent était pris de boisson. Matthew avait tenté de s'interposer, une fois, mais il avait reçu en représailles une volée de baffes qui avaient rougi ses joues pendant de longues heures. Depuis, il baissait la tête  chaque fois que son frère, déjà détesté par son père, souffrait en silence sous les brutalités du paternel.

    Puis Samuel en vint à s'en prendre à Charlotte. Leur idylle avait duré plus de dix ans, la femme n'avait plus rien d'une demoiselle et sa grossesse avait définitivement mis un terme à ses charmes de jeune fille. Certes il n'était pas rare de tomber sur une prostituée de cinquante, voire soixante ans, mais il était clair qu'elle n'avait plus le même rendement. Charlotte avait d'ailleurs dû attraper quelque maladie transmise par ses clients, car de plus en plus souvent elle devait rester au lit, prise de fièvre et de poussées délirantes. Ce fut l'un de ces soirs, rentrant une nouvelle fois imbibé de gin, que Samuel trouva sa femme assise, les coudes sur la table, la tête posée entre ses mains. Elle paraissait faible et n'avait pas pu préparer la soupe qui leur servirait de repas. Alors, pris de boisson, et sans considération aucune pour l'état de santé de son épouse, il la frappa, encore et encore, même après qu'elle se fut écroulée et qu'une large tache d'un épais liquide rougeâtre eut envahi la terre brute qui composait le sol.

    Les deux enfants se précipitèrent sur leur père, tentant de calmer sa rage, mais l'homme les renvoya valser contre le mur, sans aucune précaution. Même Matthew, qu'il aimait plus que Thomas, eut droit à sa raclée. Se relevant difficilement, les jumeaux s'avancèrent vers leur mère, désormais immobile au sol. Samuel, telle une bête, les regardait, hagard, la colère au fond de lui, les poings serrés prêts à cogner encore et encore. Il ne se rendit pas compte que Charlotte ne bougeait plus.

    Matthew prit le visage de sa mère dans ses mains, et constata que ses yeux ouverts s'étaient éteints et ne fixaient plus que le plafond. Alors il leva la tête, jeta un regard noir à l'homme qui n'était plus son père à présent. Il sentait monter en lui une haine pour celui qui venait de lui arracher l'amour maternel. Thomas, se rendant compte que sa maman venait de les quitter, se tourna vers Samuel et se rua sur lui. Ce dernier, loin d'être calmé, le renvoya d'un coup de pied près du cadavre.

    — Crève ! hurla alors Thomas en reprenant son souffle.

    Les deux garçons fixaient leur père sans ciller, le regard froid mais décidé.

    — Crève ! répéta le jeune détesté, alors qu'il ne quittait pas du regard le meurtrier.

    — Crève ! proféra de concert Matthew, sans aucun remords.

    Tandis qu'ils prononçaient ce simple mot, entourant leur mère décédée de leurs deux corps de jeunes garçons de dix ans, ils se rendirent compte qu'au fond de leur esprit naissait une image : sans se parler, un mot se faisait écho, encore et encore, grandissant en force et en intensité : crève ! crève ! crève !

    Sans avoir besoin de se concerter, la main droite de Matthew chercha celle de son frère, qu'il saisit fermement. Toujours les yeux fixés sur celui qui fut un jour leur père, ils voyaient en pensée le corps de ce dernier étalé au sol, inanimé. Et ce mot qui revenait sans cesse. Alors, lentement, sans jamais s'être consultés, ils entamèrent une litanie, presque inaudible, qui montait lentement en puissance : crève ! crève ! crève ! crève...

    Il répétèrent le terme, encore et encore, tandis que Samuel les regardait sans broncher ; ses yeux fixes, telles deux billes noires, dardaient de sa colère les deux gamins qui récitaient leur prière maudite. Puis il sentit, imperceptiblement, au niveau de son cœur, une misérable douleur investir son intérieur.

    Automatiquement, il porta sa main droite sur son torse, alors que la souffrance augmentait rapidement. Que se passait-il ? Il secoua la tête, tentant de reprendre ses esprits. Il avait bu plus que de raison, mais cela faisait maintenant des mois qu'il consommait bien plus de la moitié de ce qu'il gagnait dans le gin qu'il ingurgitait juste avant de rentrer chaque soir. Jamais il ne s'était senti si mal ! Une main invisible étreignit son torse, comme si on le triturait de l'intérieur, lui malaxant les organes. Il poussa un hurlement. Il s'effondra à genoux, et commença à cracher du sang.

    Les jumeaux, impassibles, continuaient leur récitation sans s'être arrêtés. Crève ! crève ! crève ! Matthew serrait la main de Tommy à s'en rendre blanches les jointures de ses doigts. Au fond de leur esprit l'image s'était maintenant fixée : pour eux Samuel était au sol, baignant lui aussi dans son propre sang, rejoignant sa bien-aimée qu'il venait de massacrer sans aucun remords. Alors ils continuèrent leur macabre litanie. Crève ! crève ! crève !

    Rien d'autre ne traversait leur cerveau. Cette seule idée les guidait désormais. Samuel hurla de nouveau, tant la douleur était atroce. Il porta la main à son cœur, déchirant sa pauvre chemise crasseuse, pour vérifier si celui-ci n'était pas sorti de sa cage thoracique, tellement la souffrance était insurmontable. Dans un dernier sursaut, il releva la tête vers les jumeaux, qui n'avaient toujours pas bougé. Leurs yeux n'exprimaient rien d'autre que la haine, la colère noire envers un être qu'ils détestaient. Thomas peut-être encore plus que son frère Matthew, car lui avait toujours été rabroué par son géniteur, et il savourait ce moment avec délectation. Samuel plissa les yeux, implorant leur pitié, mais il était trop tard. Après un nouveau hurlement, il s'écroula au sol, tandis qu'il rendait son dernier souffle.

    Sur la terre brute, sous cet homme étendu, inanimé, une large flaque rouge s'étendait, se mêlant à l’ocre naturelle, et formant un tableau macabre. Les jumeaux stoppèrent leur incantation et se lâchèrent la main. Il se regardèrent, et pour la première fois leurs visages exprimèrent la peur. Étaient-ce eux qui avaient fait cela ? Était-ce le hasard ? Ils l'avaient souhaité, voulu...

    Matthew se leva et se dirigea vers le corps de son père. Se penchant, il prit son bras, le leva et le laissa retomber au sol. Aucun réflexe. Il était bien mort. Définitivement. Alors le gamin se mit à pleurer. Pleurer sa mère, pleurer son père. Il se rendait compte soudainement qu'ils se retrouvaient, lui et son frère, seuls au monde, à dix ans. Qu'allaient-ils devenir ? Matthew paniquait. Leurs deux parents décédés, seule la rue les accueillerait désormais. Leur destin était joué. Jamais ils ne quitteraient l'East End, jamais ils ne sortiraient du misérable sort réservé à tous ceux qui vivotaient dans ces quartiers miséreux. Matthew regrettait presque ses mots.

    Thomas, lui, n'avait pas bougé. Il regardait son frère qui reniflait en pleurant. Il le fixait des yeux, et pensait : « ne t'inquiète pas, frérot. Nous sommes ensemble. Et nous le resterons. » Il ne regrettait pas un seul mot qu'il avait prononcé. Il avait souhaité la mort de son père. Il l'avait voulue. Ils l'avaient provoquée, Matthew et lui. Personne ne viendrait désormais s'interposer entre eux. Il se sentait différent. Il savait qu'ils l'étaient. Il en avait eu la preuve.

    Et tandis que Matthew pleurait chaudement sur le corps de son père, Thomas, lui, souriait...

    This is the end

    (1803)

    Alexander Murphy s'était posté depuis dix minutes à l'entrée du London Bridge, sur la rive nord, dissimulé derrière un tas de planches destinées à être utilisées lors de travaux de barricadement du  pont. La tournure qu'avaient prise les événements dramatiques de ces dernières semaines avait poussé le gouvernement en place à bloquer certaines entrées qui menaient directement au centre de Londres, là où la bonne société se rassemblait.

    Que des meurtres abominables fussent commis dans les quartiers de l'East End passait encore, mais lorsque la menace s'était rapprochée de la Tamise, il avait fallu agir.

    Ce fut le 24 mai 1801 que l'on entendit pour la première fois parler des crimes : un couple de pauvres hères, sans domicile fixe, avaient été retrouvé dévoré dans les marécages de Stepney. On avait mis cela sur le compte de loups ou de quelques animaux sauvages qui s'aventuraient encore dans la région, sans susciter plus d'émoi que cela.

    Le 26 mai, ce furent pas moins de huit personnes, dont trois enfants, qui furent découvertes atrocement mutilées à l'entrée du hameau de Mile End Old Town. Mais la classe politique, là encore, balaya d'un revers de main ces morts qui ne comptaient finalement pas pour grand chose. La population des East Enders n'avait que peu de valeur, et ce n'étaient pas quelques individus en moins qui allaient bouleverser la vie londonienne.

    Dès le lendemain, le village de Ratcliff fut attaqué, la moitié de ses habitants déchiquetés, avec une telle violence que pour beaucoup d'entre eux il fut impossible de les identifier. Cette fois-ci le doute n'était plus permis, il n'y avait pas qu'un seul loup mais une meute qui, sûrement affamée, s'avançait jour après jour plus près des taudis de ces quartiers désœuvrés. Si le public n'eut pas connaissance de ces drames, c'était aussi parce que le destin des habitants de ces régions situées à l'est de la Tamise n’intéressait personne : pauvres, miséreux, crasseux, bien souvent vivant de rapines et de prostitution, ils n'étaient pas plus considérés que des animaux en qui on ne pouvait avoir confiance.

    Le 29 mai cependant, l'émoi fut plus perceptible : Whitechapel avait été touché, un bâtiment délabré qu'on avait chichement baptisé « orphelinat » fut complètement ravagé, personnel comme enfants. Lorsque le quartier de Wapping subit le 30 mai des attaques d'une sauvagerie inattendue, les gens commencèrent à se barricader chez eux. Hélas, ces rues ne contenaient bien souvent que des taudis malpropres, qui ne résistaient pas longtemps aux assauts des créatures. On parla alors de loups immenses, bien plus grands que des hommes ; certains déclarèrent même avoir croisé au détour d'une ruelle des animaux aussi grands

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