Pickwik - Tome 0: Le journal du Docteur Potvin
Par Eva Giraud
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À propos de ce livre électronique
1970, Samuel de Grimwald s’ennuie en long, en large et en travers. Après avoir lu le journal du Docteur, Samuel fera tout pour que le secret soit bien gardé, quitte à débarquer à Pickwik avec sa vieille chatte Mildred.
À PROPOS DE L'AUTEURE
Eva Giraud, née en France en 1988, a grandi à Rouen, où elle est revenue vivre après quelques années à Toulouse. Après avoir été danseuse de feu, pigiste et bien d’autres choses, à 26 ans, elle décide de créer avec une amie une association de promotion artistique et culturelle dans laquelle elle anime des ateliers d’écriture, dont la marraine n’est autre qu’Amélie Nothomb.
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Aperçu du livre
Pickwik - Tome 0 - Eva Giraud
CHAPITRE 1
Samuel de Grimwald se trouvait « trop anglais ». Il ignorait qu’un jour on lui attribuerait le charme excentrique d’un Professeur Einstein. Toujours courtois et de bonne humeur, il lui était difficile de participer au fonctionnement relationnel que ses collègues trouvaient naturel chez Betjeman Éditions. Il était bien trop coincé. Il ne manquait pas de répartie, mais avait toujours peur d’aller trop loin. Blesser quelqu’un lui aurait été insupportable. S’il avait osé, un jour, renvoyer la balle au lieu de simplement sourire d’un air entendu, on lui aurait pourtant trouvé beaucoup d’humour. Indubitablement, Samuel était d’une profonde et indécrottable gentillesse qui l’empêchait de faire preuve d’esprit et le frustrait au plus haut point.
Comme beaucoup de monde, en fin de journée, Samuel avait le même rituel : rentrer chez lui en transports en commun. Souvent, il laissait sa place à une femme enceinte ou d’âge honorable. Debout, il se décalait un peu pour ne pas gêner l’homme à sa droite et patientait en observant les gens. Ils n’avaient pas l’air épanouis ; mais qui l’a à l’heure de pointe dans un métro bondé ?
Avec une constance paisible, chaque jour, Samuel allait travailler. Il possédait une maison qu’il remboursait chaque mois et une vieille chatte un peu rondouillarde qui l’écoutait parler à longueur de soirée ; il passait Noël en famille et avait la possibilité de partir en vacances au moins une fois par an. Le seul bémol était l’ennui. Il n’avait pas vraiment de grand rêve. Tout au plus un objectif auquel il consacrait ses soirées. Quelques années plus tôt, un camarade d’Université avait évoqué son rêve de construire une cabane dans les arbres pour habiter plus près du ciel. Une idée qui lui plaisait bien, mais pour laquelle on lui avait refusé un deuxième crédit bancaire. Alors Samuel économisait et, pour patienter, construisait ses propres cabanes : des maquettes détaillées, faites de bâtonnets de bois qu’il récupérait depuis des mois.
Manger trop de glaces incommodait son estomac. Il s’en tenait donc à un nombre raisonnable et glanait le reste à droite et à gauche, selon les occasions. Lorsqu’il voyait quelqu’un avec un bâtonnet en main, tout prêt à se laisser jeter dans la première poubelle venue, au milieu du parc ou sur le bord d’un trottoir, il prenait son courage à deux mains et demandait poliment au gourmand s’il pouvait récupérer le bâton. On le regardait d’un air interloqué, se demandant s’il fallait craindre cet inconnu bizarre ou s’il fallait simplement lui faire plaisir en lui donnant ce qui restait de la glace. À force de croiser ce regard éberlué, Samuel se considéra comme le sauveteur émérite d’une foule de petits bâtons destinés à finir lâchement abandonnés. Il évitait simplement de s’adresser directement aux enfants. Les deux fois où il avait tenté l’expérience, un passant lui avait fait comprendre que son approche s’apparentait à celle d’un kidnappeur d’enfants. Pour éviter les problèmes, il laissait donc les enfants déguster leur esquimau, les regardant de loin, se lamentant de perdre un mur porteur ou un morceau de plancher du rez-de-chaussée.
Les idées merveilleuses qui tournoyaient dans sa tête ne restaient qu’une utopie. Transformer le monde autour de lui n’était pas simple. Il aurait pu l’écrire, mais n’était pas très doué. Et il aurait préféré le transformer en vrai. Pas uniquement dans sa tête ou sur un petit carnet. En soi, le monde n’était pas si mal. Il était même parfois plutôt joli, mais assez fade.
Il souhaita une bonne nuit à sa chère Mildred et partit se coucher. En se glissant sous les couvertures, il constata que sa chatte, qui l’avait devancé, squattait déjà son oreiller. Il posa la tête juste à côté pour ne pas la déranger.
La voisine se mit à bouger ses meubles au milieu de la nuit. Le bruit des coins en bois cognant contre son mur le réveilla. Mildred sembla outrée qu’on interrompe son sommeil. Samuel s’en fichait : au moins, elle vivait sa vie. Espiègle, d’une énergie constante et redoutable, Marie était une gentille jeune femme de vingt-quatre ou vingt-cinq ans, visiblement assez friande de nouvelles découvertes. Elle semblait vouloir tout essayer. Une ou deux fois par mois, elle déplaçait ses meubles, probablement pour avoir l’impression d’habiter un nouvel endroit. Elle se mettait parfois en tête d’apprendre les claquettes, le russe, et même la flûte. En règle générale, elle laissait tomber aussi vite qu’elle avait commencé. La vie de Marie lui donnait le tournis. Et il l’enviait, aussi. Une simple histoire de caractère, assurément. Il ferma les yeux et s’imagina sur un grand séquoia, dans une maison perchée emmitouflée de guirlandes lumineuses et de décorations tintinnabulant dans le vent. Sa sœur avait raison de le trouver fleur bleue.
CHAPITRE 2
Naviguer entre les différents services de Betjeman pour vérifier les échéances avait fait défiler la matinée. La chaîne éditoriale était un rouage complexe et bien huilé. Dans le cas contraire, c’était la catastrophe assurée. Une mission qui permettait à Sam, si ce n’est de s’amuser, au moins de s’occuper de manière agréable. Faire un tour au comité de lecture pour lui rappeler les consignes, recontacter les correcteurs pour les sommer de faire vite, passer au bureau des graphistes… Eux, c’étaient les plus intéressants. Les plus détendus aussi. Samuel les aimait bien et, paradoxalement, se montrait moins à l’aise avec eux qu’avec tous les autres. Chaque fois qu’il les entendait discuter, il se demandait si leur vocabulaire finirait par lui parler un jour. Ces messieurs passaient leur temps à lui raconter des « blagues de graphistes » auxquelles il souriait poliment, persuadé qu’elles étaient très drôles, mais incapable de saisir tout à fait leur sens. Régulièrement, il se disait qu’il finirait par commander un ouvrage spécialisé pour apprendre une bonne fois pour toutes le jargon et pouvoir rire avec eux. C’était quand même un comble : habituellement doté d’une mémoire presque absolue, Sam n’était pas capable de retenir le moindre mot prononcé par ses collègues du département.
Vers midi, le directeur éditorial lui demanda de le remplacer au pied levé pour un déjeuner avec l’égérie de la Maison, Sylvia Glenn. Anthropologue reconnue et superstar, Sylvia écrivait « pour passer le temps » des romans à suspens au cours de différentes époques. Le prochain aurait pour décor une tribu maya, idéale selon elle pour cacher un peu d’horreur au milieu du splendide. Le but de ce déjeuner étant de laisser entendre à l’auteure qu’elle pourrait négocier son à-valoir. C’était bien sûr parfaitement faux, mais, si on le lui refusait d’office, on la savait capable de « faire sa diva » et d’aller voir ailleurs. Samuel tenta de s’esquiver, mais le directeur insista lourdement : il ne vou-lait confier cette opération délicate à personne d’autre. D’abord, pour la confiance qu’il lui accordait et, surtout, parce que Samuel de Grimwald promenait un visage si doux que personne ne s’en méfiait. Betjeman refusait catégoriquement d’y aller lui-même : il ne parvenait plus à garder son calme devant les frasques insupportables de Sylvia Glenn.
User de diplomatie était un exercice facile. Il suffisait de rester agréable et patient, sans rien promettre. Sam n’en était pas fier, mais il savait y faire. Son caractère aimable et effacé lui permettait au moins d’avoir l’air compréhensif sans avoir à se forcer. Sylvia Glenn, extrêmement intelligente et légèrement manipulatrice, passait effecti-vement pour quelqu’un de capricieux. Avoir du succès au point de ne pas pouvoir faire deux pas sans être sollicité pouvait sans doute monter à la tête de n’importe qui. Sam s’était souvent demandé s’il aurait apprécié ce genre de vie pleine d’avantages : une situation financière plus que confortable, des privilèges partout où on pose les pieds, des gens prêts à se mettre en quatre pour nous satisfaire… Mais ça voulait dire aussi très peu d’intimité, les feux des projecteurs inquisiteurs à la moindre erreur et, surtout, des relations faussées par le doute : qui la fréquentait par réelle amitié, qui était là par intérêt ? Il lui fallut peu de temps pour être à peu près sûr de ne pas vouloir d’une vie pareille. La seule chose qu’il enviait à cette femme, c’était son exubérance naturelle. Il avait toujours rêvé de se permettre un caractère plus enjoué.
En fin d’après-midi, il se rappela qu’il devait contacter un jeune homme pour lui dire que son roman serait accepté, mais qu’il faudrait le retravailler. C’était ce qu’il préférait dans son métier : entendre la joie mêlée de stupeur au bout du fil, quand il annonçait à un amateur qu’il avait franchi la première étape. En partant, il emmena un manuscrit : passée la première sélection du comité de lecture, Samuel validait ou rejetait. C’était en partie pour ça qu’il ne lisait pas pour le plaisir : il avait assez à faire avec les dizaines de manuscrits que Betjeman Éditions recevait chaque mois.
Sur le chemin du retour, il constata tristement que les Esquimaux se faisaient de plus en plus rares. Les petits bâtons ne survivaient pas à toutes les saisons.
Sa voisine rentra en même temps que lui. Avec son pantalon « pattes d’éph » et son tee-shirt orné d’un gigantesque papillon, elle fit sourire Samuel. Elle soupirait devant une enveloppe vert pomme.
— Des factures ?
— Non, un vieil ami un peu têtu, dit-elle en secouant la tête, faisant bouger les coccinelles qui pendaient à ses oreilles.
— Jolies boucles. Vous semblez aimer les demoiselles à pois.
— Une vieille habitude. Quoi que je fasse, elle revient, confirma-t-elle en souriant avant de lui montrer le pendentif caché sous son tee-shirt. Celle-ci ne me quitte jamais.
Samuel n’y connaissait pas grand-chose en bijoux, mais ce pendentif lui parut très ancien. Ils se saluèrent poliment et elle rentra chez elle. Samuel se dirigea vers la boîte aux lettres de son autre voisin direct, Monsieur Stéphane. Deux enveloppes à la main, il sonna à la porte avant d’entrer pour traverser le jardin. Monsieur Stéphane ouvrit sa fenêtre, sortit à peine la tête et le remercia chaleureusement.
— Attendez deux minutes, j’ai quelque chose pour vous !
Il revint quelques secondes plus tard avec une boîte de petits gâteaux.
— Vous m’avez sauvé la vie ces dernières semaines ! Ma sœur revient dans quelques jours, mais si vous avez le temps… j’aurais besoin d’une ou deux petites choses à l’épicerie.
— Dites-moi ce qu’il vous faut, j’y passerai demain.
Samuel repartit chez lui avec une liste. Monsieur Stéphane avait une quarantaine d’années et ne sortait plus de chez lui depuis douze ans. Sam ignorait ce qui avait déclenché une telle peur : la seule idée de mettre un pied dehors pour récupérer son courrier lui provoquait des crises d’angoisse phénoménales. Sa santé mentale paraissait pourtant saine. Qui plus est, c’était un homme charmant. Mais quand il sortait la tête par la fenêtre pour dire bonjour à son voisin, il balayait du regard autour de lui. Il lui avait fallu quatre ans pour accepter que Samuel s’approche de son jardin. L’un et l’autre apprivoisés, c’était lui qui s’occupait des courses et du courrier en l’absence de sa sœur. Sans oublier le jardin : n’ayant lui-même qu’une petite terrasse sans intérêt, il entretenait avec plaisir les plantes de son voisin. Au moins comme ça, depuis sa fenêtre, Monsieur Stéphane pouvait profiter d’un peu de verdure.
N’ayant jamais osé demander plus de précisions de peur d’être impoli, Samuel laissait son imagination assouvir une curiosité retenue. Monsieur Stéphane devait se sentir bien seul, dans cette jolie prison aux grandes fenêtres.
À peine rentré chez lui, la sonnerie du téléphone le fit sursauter. Sa sœur insista pour qu’il vienne manger chez leur mère le dimanche suivant.
— Ça fait trop longtemps, ça lui fera plaisir de nous voir tous les deux.
Samuel accepta, plus par devoir que par envie. En raccrochant, il céda à Mildred, qui le fixait d’un air accusateur, fermement décidée à voir ses croquettes se multiplier d’une façon ou d’une autre.
CHAPITRE 3
De ses ancêtres, Samuel avait hérité un patronyme à particule, vaguement issu d’une lointaine baronnie. Il avait eu une enfance aussi tranquille qu’heureuse, marquée par un stoïcisme constant. Chez les de Grimwald, on se contentait de mener sa vie au mieux, comme tout le monde. Le repas dominical s’était déroulé comme tous les autres : sympathique et légèrement ennuyeux. Sa mère et sa sœur étaient de parfaits exemples de Madame Toulemonde. Rien de nouveau, des conversations ordinaires autour du travail et de l’actualité. Sam les aimait énormément, mais se sentait triste chaque fois qu’il les voyait : elles lui rappelaient à quel point il se trouvait banal. Le miroir ne renvoyait que ce qu’il y avait à voir : une image douce et terne.
Sur le chemin du retour, il s’arrêta à l’épicerie pour acheter des Esquimaux. Sorti frustré du repas, il avait décidé de mêler l’utile à l’agréable. Une pénurie de petits bouts de bois l’empêchait de continuer son balcon miniature. Derrière son comptoir, Marie lui sourit d’un air complice en voyant les quatre paquets de douze glaces. Samuel rougit, lui promettant de partager, et rentra chez lui pour ranger ses morceaux de rêve.
Il s’équipa pour aller jardiner chez Monsieur Stéphane. Il était heureux d’arroser les hortensias et autres merveilles qu’il avait plantées quelques semaines avant, malgré l’envie contrariée d’y ajouter un ou deux nains de jardin. Il les trouvait amicaux, mais son voisin refusait catégoriquement. Les tout petits hommes lui « fichaient la trouille ». Il était sûr que les nains passeraient la journée à le fixer, lui donnant l’impression d’espionner. Sam entreprit de tailler la haie, se disant qu’un jour, quand il aurait construit sa cabane en taille réelle, il se trouverait un petit compagnon de jardin, pour le mettre juste à l’entrée de son terrain. Peut-être même qu’il lui fabriquerait une maison à sa taille pour le protéger des intempéries. Il s’était toujours demandé ce qu’ils pourraient bien raconter si les nains pouvaient parler. Est-ce que leurs sentiments étaient proportionnels à leur petite taille ? Aimaient-ils rester dehors à n’importe quelle saison ? Pouvaient-ils voir les humains comme une menace ou les estimaient-ils comme de véritables homologues ?
Buvant un thé après son dîner, Sam s’installa dans son fauteuil, un plaid sur les genoux. Mildred vint se lover dessus en ronronnant. Il la caressa, mais, visiblement dérangée, elle le regarda d’un œil accusateur et se leva pour lui tourner le dos. Il la laissa tranquille et alluma la radio. L’un des auteurs de Betjeman était en interview et il avait tellement travaillé pour lui avoir cette émission qu’il espérait l’auteur assez en forme pour répondre sans bafouiller. L’une des premières choses que lui avait apprises Betjeman, c’était qu’un auteur était le reflet de sa maison d’édition. Il devenait vital que ceux qui se trouvaient sous les feux de la rampe soient à la hauteur. Le jingle de l’émission s’achevait à peine. Il se dit que c’était bien triste, à même pas trente ans, de passer la soirée sous un plaid avec un litre de thé et un chat sur les genoux. Il se comportait comme un véritable petit vieux et ce n’était pas un choix : se faire des amis demandait du courage.
L’animateur radio présenta les invités : l’auteur du roman paru deux mois plus tôt et deux autres qui venaient parler de leurs essais sur les femmes dans le monde artistique, du dix-huitième siècle à aujourd’hui. L’auteur de Betjeman s’en sortait bien. On le sentait peu à l’aise au milieu des « nonobstant » et « réalisme sous-jacent » des autres invités, mais il ne se laissait pas déstabiliser pour autant et les quelques traits d’humour dont il faisait preuve le plaçaient au-dessus de la mêlée du point de vue du public. Betjeman serait heureux de l’apprendre. Il s’était souvent demandé pourquoi le milieu littéraire avait cette obsession du sérieux. Les livres n’étaient-ils pas censés aussi divertir ? Selon Betjeman, « la poussière est une valeur sûre ». Autrement dit, l’originalité n’avait de chance d’être acceptée, voire admirée, qu’une fois preuve faite de la capacité d’un auteur à rentrer dans les rangs du plus grand sérieux. Heureusement, l’époque laissait évoluer les mœurs et permettait à certains nouveaux auteurs de s’émanciper d’un cercle intellectuel fermé. Parmi ceux dont il avait la charge, un ou deux avaient réussi le tour de force d’imposer leur