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Le Royaume des cerfs-volants
Le Royaume des cerfs-volants
Le Royaume des cerfs-volants
Livre électronique469 pages7 heures

Le Royaume des cerfs-volants

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À propos de ce livre électronique

Des Monts d’Alsace aux volcans de Java, du quartier Marunouchi, centre de gravité de la capitale nippone, jusqu’au Monastère de Sengen au pied du Fuji Hama, les personnages de cette histoire sont à la recherche d’une chose fragile et rare qu’on nomme le bonheur. Si le bonheur est fragile, c’est qu’il peut échapper à chaque instant à qui croit le tenir, mais il est rare aussi parce que personne ne pourra jamais indiquer avec certitude où le trouver. Pour certain, il se cacherait dans le ciel impavide où passent les nuages, histoire de nous rappeler que, comme eux, nous ne faisons que passer. Pour d’autres, il serait un fruit qui se goûte dans le recueillement confiné de la prière et vaudrait promesse de salut. Certains affirment néanmoins qu’il se dissimulerait dans la beauté des choses, pour nous donner une prémonition de ce qu'est l'éternité… Qui croire ? A moins que, tout simplement, les pépites de bonheur ne soient constituées de ces petits plaisirs que nous apporte le jour qui passe, pourvu qu’on ait la sagesse de les partager avec les gens qu'on aime.
LangueFrançais
Date de sortie3 août 2015
ISBN9782312029382
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    Aperçu du livre

    Le Royaume des cerfs-volants - Pierre Gustin

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    Le Royaume des cerfs­volants

    « Je vois bien que nous ne sommes, nous tous

    qui vivons ici, rien de plus que des fantômes

    ou des ombres légères. »

    Ulysse, dans l’Ajax de Sophocle

    Pierre Gustin

    Le Royaume des cerfs­volants

    LES ÉDITIONS DU NET

    22, rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes

    © Les Éditions du Net, 2015

    ISBN : 978-2-312-02938-2

    Chapitre 1 : la guérison de Fuko

    Dans la demie clarté de la petite chambre, le temps s’éveille en paressant. Il s’étire, tergiverse, indifférent au combat que l’aube à peine née livre à l’obscurité. Vaincue, rétive pourtant à se résigner, la nuit bat en retraite, chassée par la rumeur de vie qu’on entend grossir au dehors. Elle cède pied à pied, s’accroche aux angles des murs, hésite, cherche un refuge et se ramasse, telle une bête traquée, sous la chaise où, pêle-mêle, on a jeté les habits de la veille. Sur le sol, de fines épées de lumière transpercent l’ombre ; tombées des persiennes, elles grimpent à l’assaut du lit défait, se brisent dans le désordre des draps tire-bouchonnés, pour triompher en plantant leurs drapeaux de victoire sur l’épaule du dormeur où elles tracent un tatouage léger peint à la couleur du matin.

    Tokyo, vers le milieu du mois d’avril. Dans le modeste appartement qu’il occupe depuis bientôt quinze ans à l’orée de la banlieue nord, Fuko émerge lentement d’un sommeil sans fond. L’esprit encore engourdi et les yeux clos, il songe au printemps qui arrive et se demande en frissonnant s’il finira bientôt par chasser un hiver qui ne veut pas reculer.

     « Tiens, ma première pensée n’est pas allée vers Sakura aujourd’hui ! » 

    Depuis des années, c’est la première fois qu’il ouvre les yeux sans reconnaître le visage de la jeune femme, imprimé dans la matière grise de son cerveau et encore perceptible dans la transparence de ses rêves. Cette constatation le dérange et il en éprouve une sorte de culpabilité sournoise, comme s’il venait de commettre une infidélité. On pourrait même envisager un symptôme plus grave, l’escamotage du visage chéri de sa mémoire ; ou encore, à l’inverse, l’effacement de sa propre image dans la mémoire de Sakura, empêchant ainsi la connexion habituelle entre leurs deux esprits ? Sans comprendre ce qui se trame dans les nimbes embués de ce réveil si peu banal, il a l’impression que ce jour nouveau, en se faufilant sans gêne entre les fentes horizontales des volets de sa chambre, ne ressemblera pas à ceux auxquels il s’est habitué.

    L’impression n’est pas fausse ; Fuko émerge à l’instant d’une nuit qui a duré plusieurs années, le temps nécessaire pour un long voyage confiné qui vient de se terminer sans qu’il sache où il est arrivé. Parti d’une plage de la baie d’Ise dont il avait marqué le sable de ses pas, mêlés à ceux de Sakura, le voici seul aujourd’hui devant une étendue vide, à se demander où il est.

    Malgré le désarroi de ce réveil si différent de ceux qu’il a connu ces dernières années, il a tout de même une infime certitude : pour ne pas disparaître, avalé par le trou noir du temps —la menace est réelle, il la sent roder autour de lui —, il a besoin d’ouvrir sa vie à quelque chose d’inédit. Il retrouvera peut-être ainsi le goût de former des projets. L’ennui, c’est qu’il n’a pas la moindre idée de ce que pourrait être le quelque chose en question ; il le voit seulement comme un point de départ, une rupture qui le débarrasserait des fantômes qui tiennent table ouverte chez lui depuis trop longtemps.

    Au départ de Sakura, il a laissé se dénouer un à un les liens qui le rattachaient au reste du monde. Ce n’était même pas une volonté affirmée, la déconnexion s’est produite à son insu, sans même qu’il la souhaite. Pour sortir de cet état de petite mort, il a besoin de mouvement, d’inattendu ; la lumière qui force ses volets, les bruits de la rue, tout cela lui rappelle aujourd’hui que le monde existe et qu’il en fait partie.

    Il faut dire que jusqu’ici, tous ses dimanches se ressemblaient : invariablement, inlassablement, Fuko les consacrait à peindre. Que serait-il devenu sans la peinture ? Elle a donné un sens à ses semaines ; en lui permettant de représenter le retour de Sakura, elle l’a aidé à y croire.

    Chaque dimanche, au moment de préparer son sac pour Oyodo, le souvenir de sa mère lui revient à l’esprit. Quel que soit le temps, au lieu de profiter de sa matinée dominicale, sa mère se rendait à la messe d’Azabu qui était la paroisse la plus proche de leur domicile. Etant jeune, il l’avait accompagné quelques fois et ce n’était pourtant pas la porte à côté, cette église ! Il fallait compter trois bons quarts d’heure de train avant d’y arriver, mais la distance n’était pas un problème pour sa mère. Au contraire, le sacrifice d’une matinée de dimanche, associé à l’idée que la route serait longue, représentait déjà pour elle un commencement de prières.

    Pour Fuko aussi, la peinture aurait pu ressembler à un acte de foi s’il avait su à qui l’adresser. Depuis des années, la plage d’Oyodo lui tient lieu d’autel et c’est aux vents de la baie d’Ise qu’il fait tourner son moulin à prières, sans savoir où s’envolent les actes de foi dont il encense sa toile. Sa peinture possède la persévérance d’une incantation ; sans se lasser, rien qu’en faisant danser les brosses au mariage des couleurs, il répète la scène imaginaire avec laquelle, faute de mieux, il vit depuis dix ans et qui figure le retour de Sakura. Dans le grand fracas de l’océan, la jeune femme lui est rendue au terme d’un voyage long comme une succession d’éternités. Les vagues la déposent avec précautions sur la grève, habillée d’algues et nacrée d’écume ; elle se redresse et marche vers lui, l’eau ruisselle sur son corps et lui tresse un habit de perles qui scintille au soleil. Elle le regarde longuement avant de retourner, comme à regret, vers l’océan qui referme aussitôt sur elle ses bras d’amant ombrageux.

    Pourtant ce matin, la perspective de préparer son barda — toiles, crayons, pinceaux, chiffons, pâtes de couleurs —, la pensée de faire deux heures de train et de rentrer chez lui à la tombée de la nuit, lui donne le sentiment d’un effort inutile. Une lassitude indéfinissable instille un anesthésiant torpide dans son corps et dans ses pensées. Comme si cela ne suffisait pas, une idée bizarre, insidieusement sortie des brumes du sommeil, a germé dans sa tête en le prenant au dépourvu. Pour sa mère, ce genre de lubies était amené par des petits animaux vivant dans le monde mystérieux des fées et des lutins. Ils y formaient, disait-elle, la gent trotte-menu des souris vertes. « Comme les fées et les farfadets, les souris vertes sont des êtres invisibles, ajoutait Madame Satomi en prenant un air grave. Elles entrent dans nos pensées par nos oreilles et ressortent de la même façon, sans qu’on se soit aperçu de rien. On ne peut pas arrêter leurs vas et viens même si, au passage, les petites coquines en profitent pour nous grignoter gentiment le cerveau ». Tout cela était affirmé avec tant de sérieux que Fuko, émerveillé, imaginait la chose en se faisant de douces frayeurs d’enfant. En particulier, il se demandait comment on pouvait connaître la couleur de la robe de ces petits animaux puisqu’on les disait invisibles et il attendait, inquiet mais impatient, de recevoir un jour leur visite. Des années ont passé sans que la gent trotte-menu ne s’intéresse à lui, et brusquement ce matin la présence dans son esprit d’idées aussi bizarres lui font envisager quelque intrusion intime. L’un de ces petits rongeurs facétieux l’attendait sans doute au détour d’un rêve, avec l’aplomb de ceux qui se savent insaisissables. En lissant ses moustaches, il aura profité de la langueur où était plongé son hôte pour lui souffler le projet de rendre une visite au sculpteur de Sengen. Quelle malice aura inspiré une idée si farfelue ? Quoi qu’il en soit, l’envie de revoir Yasuda ne le lâche plus. Dérangeante, exclusive, elle s’impose à son esprit avec l’obstination d’une idée fixe.

    Entre lui et le sculpteur, une histoire d’amitié s’est écrite sans qu’il s’en aperçoive, une histoire qui, si elle a mis une année pour se construire, était destinée à durer. Dix ans plus tôt, Fuko avait conduit le sculpteur au Monastère bouddhiste de Sengen, au pied du Mont Fuji, où celui-ci avait choisi de se retirer. Cela faisait quelques mois qu’ils se connaissaient quand Yasuda Mori, au sommet de la gloire, avait pris la décision de s’exiler sans que personne n’en comprît la raison. Dieu sait pourtant qu’à l’époque, Fuko s’était creusé les méninges pour découvrir la cause de cette retraite que rien n’avait laissé présager !

    Depuis cet épisode, ils ne se sont plus revus. Dix ans déjà ! L’occasion ne s’est pas présentée mais, à dire vrai, Fuko n’a pas cherché à la susciter et, aujourd’hui, il s’en fait le reproche. Peut-être en voulait-il un peu à Yasuda de l’avoir abandonné dans le désert bruyant de la grande Cité ?

    Avec étonnement, ce matin, Fuko découvre combien, durant tout ce temps, la présence de son compagnon lui a manqué. Le besoin de revoir Yasuda avait certainement couvé en lui jusqu’à ce que la souris verte ne s’amuse à remuer la braise.

    Mais brusquement il s’inquiète. Et si Yasuda n’était plus à Sengen ? Quand il l’avait laissé là-bas, le sculpteur paraissait tellement étranger au monde où il entrait, insolite et perdu au milieu de ces moines qui pensaient avoir trouvé le chemin de l’éternité dans le désert de la solitude et sous l’épais voile du silence. Il est vrai qu’à cette époque, où qu’il aille, Yasuda Mori paraissait étranger. Il n’y avait que dans son atelier du quartier Marunouchi, où il régnait sur un peuple silencieux d’atlantes et de déesses, qu’il paraissait vivre chez lui.

    Pourtant, en dépit de son chagrin, Fuko avait tenu à accompagner son ami jusqu’à sa retraite, peut-être avec l’idée de retarder le moment de la séparation.

    Quand ils s’étaient engagés sur la route de Sengen, on entrait dans les premières journées de mai. La nature sortait de sa léthargie en frissonnant sous l’ardeur d’un soleil renaissant. Dans l’air, mille senteurs infusaient, que le nez ne parvenait pas à isoler tant elles semblaient intriquées, formant avec le reste — les insectes, la brise, la tiédeur du sol humide — un courant de vie qui filtrait à travers les pores de la peau et se glissait dans l’épaisseur de la chair, la remuant en profondeur comme on travaille une terre stérile pour lui rendre sa fécondité. De cette escapade, Fuko a conservé dans sa mémoire deux impressions qui, par leur force, ont effacé toutes les autres.

    Une odeur d’abord, qu’il ne sait pas comment qualifier sinon qu’elle lui paraît encore aujourd’hui être l’odeur de la vie. Elle était amenée par le mélange d’une multitude de parfums épars, si puissants qu’ils donnaient par moment l’impression d’étouffer, faisant craindre de ne pas ouvrir assez largement le nez pour laisser pénétrer la puissante énergie qui cherchait son chemin jusqu’aux poumons. Il se souvient qu’il avait eu l’impression d’une seconde naissance, où les entrailles de la Terre eussent remplacé le ventre de sa mère. Ce n’était plus un petit être fragile qui venait au monde en vagissant, c’était l’avènement d’un homme qui puisait sa force dans un courant de vie dont il n’était qu’une goutte microscopique.

    Attachée à ce bonheur olfactif, une image flotte encore dans son esprit, comme l’illusion d’une île après un naufrage. On y distingue un champ planté de cerisiers en fleurs à perte de vue… Une île de corolles blanches perdue dans un océan d’azur. Associée aux parfums et leur donnant un contour, l’image subsiste en lui depuis tout ce temps, exerçant sur son esprit la fascination d’un repère pendant la longue traversée où il s’est embarquée depuis.

    S’il ferme les yeux, il retrouve ce verger qui courait à la rencontre de l’horizon et, aussitôt, les effluves de cette journée lointaine lui reviennent au nez. Les bouquets de cerisiers formaient une immense traîne de mariée qui donnait à cette matinée l’allure d’une fête paysanne. C’était un voile de gaze ondulant le long des coteaux endimanchés, comme un gigantesque cerf-volant livré à la fantaisie du vent.

    Saluant les deux amis muets, les branches bougeaient doucement au passage de la voiture, qui ouvrait devant elle une mer de fleurs d’hyménées. Chaque pétale jetait devant leurs yeux émerveillés une éclaboussure de couleur et l’on eût cru cette eau mouvante jaillie droit du pinceau de Monet.

    Loin devant eux, impassible, la silhouette massive du Mont Fuji les regardait venir. Le mastodonte cachait son visage derrière un masque blanc et, coiffé d’un bonnet de nuages légers, il ressemblait à quelque acteur du théâtre no qu’une étrange mise en scène eût enturbanné à la mode orientale.

    Sous ce regard hautain, Fuko s’était senti insignifiant, incurablement dérisoire, misérable détail dans ce tableau dont il ne pouvait que pressentir la grandeur, minuscule instant de vie perdu dans des années lumières d’indifférence. Encore maintenant, il retrouve dans son souvenir l’image de la Montagne Sacrée qui les toisait avec le suprême détachement d’une déité lassée par l’inconstance et la frivolité des hommes. Face à elle, ce jour là, il avait compris qu’il n’était à peu près rien et qu’une fois privé de son ami, il serait moins encore.

    Depuis cet ultime voyage, les deux compagnons se sont tout de même adressés quelques lettres, de loin en loin, histoire de se persuader qu’ils ne seraient pas complètement seuls tant qu’ils seraient amis. Ces rares échanges visaient plus à rassurer la cordée qu’ils formaient sur la raide paroi du Temps, qu’à se donner l’un à l’autre des informations sur l’ascension qui les menait, chacun sur leur versant, vers un avenir que Fuko, quant à lui, ne voyait pas comme une crête lumineuse mais plutôt comme une vallée de misères.

    Dix ans déjà… Sakura s’était évanouie sans laisser la moindre trace. Je n’étais pas remis de la volée de bois vert que je venais de recevoir. Qui tenait le manche de la cognée, voilà le mystère ? Un démon vindicatif qui aurait détecté dans mon passé quelque tâche rédhibitoire et décidé de me la faire payer ? Un destin aveugle et sans dessein, indifférent à mon malheur ? Quoi qu’il en soit, s’il y avait faute de ma part, elle devait être bien lourde pour justifier un traitement aussi cruel ! Punition ou hasard, les coups avaient bel et bien porté. J’étais atteint, brisé, rompu, incapable de réagir à cette bastonnade dont les raisons m’échappent encore. Tant de malheurs m’avaient frappés durant cette maudite année ! De retour au Japon, je me sentais étranger chez moi et je savais pourquoi. Certes, j’y retrouvais ce que j’avais laissé en partant : des montagnes sourcilleuses couvertes de forêts secrètes, des campagnes immuables autour de villes en néon, mais très vite j’avais compris que mon pays ne serait jamais plus ce que j’avais connu. Quelque chose y avait changé. La terre où j’avais grandi ne m’était plus familière, une sourde crainte me la rendait hostile. Seuls les nuages me rappelaient encore parfois le passé. Il leur arrivait de prendre les traits d’un visage chéri, dont je me souvenais mais que je cherchais en vain. Les rues étaient vides, vides les musées, déserts les jardins d’Ueno, inhabité l’appartement que j’occupais et qui, autrefois, retentissait du rire de celle que j’aimais. L’absence de cette figure laissait autour de moi un trou béant qui dévorait tout le reste. Partout le vide était vertigineux et ce lieu — ma patrie pourtant — avait l’inhospitalité d’une terre d’exil. Je languissais de Sakura…

    Pour commencer, il y avait eu l’odieux stratagème imaginé par l’esprit tortueux de son Maître et directeur de thèse, le trouble Akihito Massu. Poussé par le désir de reconquérir Sakura, qu’il avait fréquentée quelques années plus tôt, cet homme au cœur ombrageux s’était mis en tête d’éloigner Fuko du Japon. Ourdissant une odieuse machination que le jeune homme, trop naïf, n’avait pas su déjouer, il l’avait envoyé à l’autre bout du monde pour lui faire préparer sa thèse de doctorat.

    Au lieu de s’ouvrir à Sakura de la correspondance qu’il venait de découvrir et qui la compromettait, l’élève d’Akihito Massu avait hâtivement conclu à la duplicité de sa compagne sans oser lui parler. Dès lors, un ver s’était introduit dans leur bonheur et la vie du couple s’était rapidement transformée en enfer. Le voyage en Europe, perfidement proposé au jeune homme par son Maître — il s’agissait d’enquêter sur la vie du célèbre peintre graveur Martin Schongauer — avait fourni à Fuko le prétexte qu’il cherchait pour s’enfuir. Il ignorait que la décision de partir, au lieu de procéder de sa seule volonté, lui avait été adroitement suggérée par son directeur de thèse. Gavé de théorie, mais aussi novice dans les affaires de cœur qu’inexpérimenté dans les choses de l’art, Fuko s’était tout bonnement laissé berner. Une succession de drames devait naître de cette erreur et son existence entière en avait été définitivement bouleversée.

    Paris et les musées d’Europe le consoleraient, croyait-il, des déboires sentimentaux qu’il s’efforçait de fuir. Cela faisait si longtemps qu’il rêvait de Giverny et de Monet, du Louvre, des Unterlinden et de la Fondation Beyeler ! A Colmar, encore bouleversé par ce qu’il laissait derrière lui, il avait fait la connaissance d’un homme attachant, un certain Horace Leverten. 

    La Vierge au Buisson de Roses, en bénissant leur rencontre dans l’ombre fraîche de l’ancienne Eglise des Dominicains, avait accompli un vrai miracle. Contre toute logique, elle avait rapproché le jeune étudiant japonais, passionné d’art, et le vieux notaire alsacien qui coulait une retraite confortable dans un désœuvrement où se mêlait beaucoup de nostalgie. Mis à part Martin Schongauer, il est sûr que ces deux-là n’avaient rien en commun. Pourtant, un lien fort s’était aussitôt établi entre eux. Pour couronner une amitié aussi inattendue, le vieil Horace avait offert à Fuko, dans un élan de sincérité, le sésame que le garçon venait chercher à Colmar : la clé que les experts de la peinture européenne au quinzième siècle cherchaient depuis toujours et qui ouvrait la porte de ce qu’ils appelaient « l’énigme Schongauer »{1}.

    Curieusement, le hasard avait voulu que cette clé ouvrît aussi le registre où se trouvait tracée la lignée dont le vieux notaire lui-même était issu. Le secret des origines de la famille Leverten reposait depuis des siècles dans un document écrit vers 1475 de la main du célèbre maître graveur, peu de temps après qu’il eût quitté Colmar pour s’installer de l’autre côté du Rhin, dans la riche Cité de Breisach.

    Le manuscrit avait toutes les allures d’un testament et Martin Schongauer l’avait rédigé alors qu’il sentait sa fin approcher. Il le destinait à Blanche, la femme qu’il avait à la fois tant et si mal aimée, celle à qui il voulait offrir, avec son art, rien moins qu’une part d’éternité. Il n’avait pas compris qu’en formant ce projet insensé, il signait un pacte avec le diable. Ce qu’il prenait pour une preuve d’amour ressemblait beaucoup à un péché d’orgueil dont ses proches et lui-même devraient payer le prix durant le reste de leur vie.

    Tandis que Fuko se redresse sur sa couche défaite et que ses yeux demis ouverts reconnaissent avec peine les objets familiers qui l’entourent, ses souvenirs s’enchaînent avec une précision étonnante, comme si le passé avait brusquement pris le pas sur le présent. Il se rappelle avec quelle incrédulité il avait reçu les confidences d’Horace, et la surprise que ce dernier lui avait réservée pour achever de le convaincre de sa parenté avec le Beau Martin…

    S’il avait été roi, le bougre, on l’eut probablement gratifié du sobriquet de « facétieux » ! Chaque fois que ses yeux, qu’il avait couleur de la glycine aux dernières heures de la journée, se mettaient à pétiller, jetant autour de lui des pluies d’escarbilles bleutées, on pouvait être sûr qu’il préparait une de ces farces dont il avait le secret.

    Quelle énorme surprise, cette vision soudaine, au moment où la porte de la maison d’Horace s’était ouverte en grand devant le jeune homme timide qui venait d’en manœuvrer le heurtoir ! Elle avait laissé Fuko proprement sidéré ! 

    Le vieux notaire l’avait invité à dîner ce soir là. « Vous verrez, vous ne regretterez pas votre soirée » avait-il promis d’un air mystérieux. Fuko avait d’abord cru à une fanfaronnade, soupçonnant que cette exagération était destinée à l’appâter. Mais non, la surprise était bien là, ô combien déroutante ! La Vierge au Buisson de Roses avait surgi devant lui comme dans un rêve ! Il avait sursauté avant de rester pétrifié. Certes, elle possédait les atours et les façons d’une jeune femme moderne, mais son visage était à s’y méprendre celui de la Vierge de l’Eglise des Dominicains, ce visage qu’il connaissait pour être allé l’admirer chaque jour depuis qu’il était arrivé à Colmar !

    Non, vraiment, jamais il n’oubliera cette première fois, quand Marie lui était apparue sur le pas de la porte. La ressemblance était stupéfiante. La jeune femme se tenait devant lui, fraîche et souriante ; on eût cru la Vierge elle-même, qui l’accueillait dans la maison d’Horace ! La preuve que voulait lui donner son hôte était bien là, debout devant lui, irréfutable.

    Ce fameux jour, ébahi par sa découverte, Fuko ignorait encore qu’il deviendrait, malgré lui, l’un des acteurs de cette vieille histoire de famille qui s’apprêtait à rejoindre la sienne, si mal engagée au demeurant depuis qu’il avait quitté le Japon. Mais surtout, il ignorait que le pire restait à venir. Jamais il n’aurait imaginé, à l’instant où Marie lui était apparue, qu’il lui faudrait apprendre la disparition de Sakura, subir la mort tragique de son ami Horace, affronter l’accusation terrible de l’avoir assassiné et, pour couronner le tout, qu’il apprendrait la duplicité d’un Maître adulé.

    Tout de même, qui aurait imaginé qu’un professeur tel que lui, estimé de tous, critique d’art réputé, ne fût guère plus qu’un fieffé brigand ? Nous, ses élèves, pénétrés d’admiration pour son immense savoir, nous le jugions esthète quand il n’était que prédateur ! Son goût pour les œuvres d’arts n’était pas différent de sa voracité notoire pour la chair des femmes. Dans les deux cas, il agissait avec le même appétit, la même soif de possession, quel que fût le prix à payer. Curieux homme tout de même, éperdument amoureux de la beauté au point de vendre son âme pour elle, et complètement insensible aux règles élémentaires de la morale. Avec cela, assez roué pour offrir une image respectable à ses étudiants, ses collègues et ses admirateurs… Traqué par toutes les polices, qui peut dire où il est aujourd’hui ?

    Heureusement Marie était là, qui veillait. Avec une étonnante sollicitude, elle avait tiré Fuko de la mauvaise passe où il s’était aventuré. La mort de son père avait subitement fait de l’adolescente capricieuse une jeune femme volontaire et résolue. Médusé, Fuko avait assisté à la mutation. Malgré son chagrin, en dépit de son mari et de l’amour qui l’attachait à son petit Pierre, Marie n’avait pas hésité à s’envoler pour Tokyo, pressée de confondre le Maître retors. Une double croisade, qu’elle avait entreprise pour rendre justice au père qu’on lui avait pris et pour laver son ami des accusations qui pesaient sur lui…

    Au reste, Fuko n’a jamais compris comment Marie, seule dans une ville dont elle ignorait jusqu’à la langue, était parvenue à se faire inviter chez un homme qu’elle ne connaissait pas.

    Avec une frayeur rétrospective, il avait appris qu’elle s’était introduite dans le bureau d’Akihito Massu, qu’elle avait fouillé sa corbeille à papier, trouvé les preuves qu’elle cherchait, pour finir par obtenir l’inculpation de l’universitaire. Le policier français — l’expert en cocottologie dont Marie et lui se moquaient parce qu’il entretenait sur son bureau une bassecour de gallinacées faites de papiers mouchoirs usagés — avait été bluffé comme lui par la façon dont la jeune femme était arrivée à ses fins.

    Personne n’avait compris comment elle s’y était prise ; d’ailleurs Marie était restée très secrète sur la question. Une chose pourtant était claire : son entreprise téméraire avait pleinement réussi, et sans cet exploit, Fuko croupirait peut-être encore dans l’ombre des prisons françaises, sur l’autre hémisphère, à quelques dix milles kilomètres de son pays.

    Un sourire furtif glisse sur le visage de l’homme qui s’éveille progressivement, tandis qu’il s’assied sur le bord du lit, les coudes plantés sur les genoux et la tête entre les mains, une tête lourde, pesante, chargée des souvenirs de cette année terrible dont il n’a pas fini de porter le poids.

    Faut-il pourtant que le bonheur soit timide pour se montrer après dix ans ! Car au fond — je m’en rends compte maintenant — pendant cette période terrible, malgré toutes les déconvenues que j’ai subies, j’aurai tout de même goûté quelques moments heureux.

    Certes, l’amitié d’Horace avait été trop brève mais, rencontrée alors que Fuko sombrait dans le naufrage de son bonheur sabordé, elle lui avait apporté une aide précieuse. Et comment oublier Beyeler, Marie surtout, si fragile au milieu des hommes de Giacometti ? Une complicité s’était installée entre elle et lui, tandis qu’ils discutaient de tout et de rien. A n’en pas douter, on pouvait y deviner les prémices d’une solide amitié… avec quelque chose de plus, quelque chose d’indicible, un fil ténu qu’il n’avait pas voulu saisir.

    Oui, il s’en rend compte aujourd’hui, pendant ces quelques mois passés dans la lointaine Alsace, les épreuves qu’il avait subies n’avaient pas empêché quelques moments de félicité, des pépites de bonheur qu’il devait à ces deux là, les descendants de Martin, les Leverten père et fille.

    Encore maintenant, quand il songe à ce passé si présent, Fuko éprouve un sentiment indéfinissable. Cela ressemble à du regret, une sorte de mauvaise conscience dont il n’arrive pas à distinguer très précisément le motif et qui dégage des relents de lâcheté, laissant présumer un vieux reste de honte qui pourrirait quelque part, dans un recoin de sa mémoire. Pour peu qu’il se penche et scrute un peu mieux ses gouffres intimes, il découvre au fond du puits le reflet d’un visage qui flotte. Fermé comme un reproche, le visage le fixe sans parler, il reconnait Marie et, face à cette image, Fuko se demande si, en quittant précipitamment Colmar après cette lamentable affaire, il n’a pas rompu quelque serment tacite.

    Non, considérer que je me serais rendu coupable d’un vilain reniement serait excessif. A la rigueur, on pourrait m’accuser d’un mensonge par omission. Comme si j’avais gardé par devers moi quelque chose qu’il aurait fallu avouer, un secret dont j’aurais été porteur, qui appartenait autant à Marie qu’à moi-même d’ailleurs, et qu’elle désirait entendre par ma bouche. Mais si, encore aujourd’hui, je ne parviens pas à savoir ce qu’attendait Marie, comment comprendre pourquoi je suis resté muet ? Et puis enfin, je n’étais pas le seul à être concerné ; Marie aussi pouvait parler ! Mais peut-être, comme moi, ignorait-elle ce qu’elle avait à dire ?

    En vérité, que pouvait faire Fuko après que Marie lui eut évité la prison, sinon la remercier avant de retourner dans son pays ? Marie n’était pas seule, elle possédait une famille. Qu’aurait-elle fait d’un étudiant en art plastic dans son ombre ? Fuko était une pièce rapportée, sans doute un peu encombrante si l’on considérait la succession de malheurs qu’il traînait derrière lui, sans compter les mauvais souvenirs que sa présence rappelait nécessairement à la jeune femme. Leur histoire ne pouvait se terminer qu’ainsi, par un élan brisé, sans même qu’il y eut promesse à attendre.

    Mais au moins, n’eût-il pas été plus convenable qu’il achevât le portrait de Marie et du petit Pierre avant de s’enfuir ? De cette façon au moins, il aurait honoré l’engagement qu’il avait pris auprès d’Horace. Pourquoi ne l’avait-il pas fait ? Quelque chose l’en avait empêché, mais quoi ? Sans doute qu’à cette époque, le désir de retrouver Sakura restait si vif qu’il effaçait tous les autres. L’espoir insensé qu’elle reviendrait avait grandi en lui au détriment du reste, un peu comme un arbre, en croissant, épuise la terre qui l’entoure jusqu’à la rendre stérile à tout autre plantation. A cette époque, il n’y avait pas de place dans son jardin pour une autre fleur que Sakura.

    Grâce au vieux notaire en charentaises et à son espiègle de fille, Fuko avait percé l’énigme du Beau Martin. Les Leverten, en lui révélant la vérité sur la vie de leur ancêtre, lui avaient permis de comprendre le malheur dont s’était nourri le génie de ce grand peintre. Mais le secret que cherchaient les experts ne s’arrêtait pas, comme Akihito Massu l’avait cru, à l’amour que Martin vouait à Blanche. Il allait bien au delà du seul destin d’un couple d’amants et tenait dans une vérité que Fuko avait découverte à cette occasion : avant d’être un art majeur, la peinture est un regard qui ne veut pas finir, un de ces désirs d’éternité qui ressemble à l’amour. Dans ce monde où tout passe, à peine le regard de l’amant a-t-il trouvé ce qu’il cherche que la crainte de le perdre s’empare de lui. Alors s’impose la nécessité de l’art, succédané d’éternité. L’histoire du Beau Martin avait enseigné la modestie à Fuko. Depuis cette époque, il a compris que l’artiste ne crée rien mais se borne à effacer de son modèle ce qui est périssable, la marque des heures, par touches successives, et chaque touche est un péché contre les dieux, ombrageux de leur droit régalien à l’Eternité. Oui, Fuko doit au Beau Martin d’avoir appris cela, que le pinceau du peintre sert seulement à chasser les heures qui tournent en essaim autour des gens qu’on aime.

    Cette découverte lui avait permis de comprendre pourquoi, dès leur première rencontre, il avait désiré faire le portrait de Sakura. Le destin de Martin Schongauer lui avait révélé quels liens mystérieux l’art établit avec l’amour. Il s’était aperçu que pour peindre bien, il est nécessaire d’aimer fort. La raison de l’œuvre tient d’abord à cela, au désespoir de voir ceux qu’on aime emportés par la course du temps. La valeur mesurée par les marchands n’est qu’un reflet lointain de ce prix infiniment plus important, et tant pis si les experts comme Akihito Massu ne le comprennent pas. Lors de son séjour en Alsace, Fuko restait trop attaché à Sakura pour peindre une autre femme. Malgré le différend qui l’avait éloigné de Sakura, il n’avait qu’une idée en tête : la tirer des griffes du Temps.

    Mais alors, pourquoi s’était-il engagé aussi imprudemment à répondre à la commande d’Horace ? Etait-ce par manque d’honnêteté ?

    Bah ! J’étais jeune et meurtri quand Horace m’a demandé d’exécuter le portrait de Marie tenant le petit Pierre dans ses bras. Sa proposition ne s’adressait pas à l’étudiant dépité qui se tenait devant lui mais au peintre que je n’étais pas encore. En quittant Sakura, j’avais perdu ma raison de vivre. Avec beaucoup de finesse, Horace m’en proposait une nouvelle, mais les circonstances en ont décidé autrement.

    Les circonstances… les circonstances… j’utilise ce mot comme s’il justifiait tout ! En même temps je sens grouiller en lui comme un vivier sibilant de petites lâchetés qui produisent ensemble un vacarme assourdissant ?

    Maintenant Fuko s’est levé du lit où il était assis. A tâtons, il s’approche de la fenêtre, ouverte sur les volets clos. D’un seul mouvement, il pousse les deux battants de bois. Un flot de lumière inonde aussitôt la chambre, charriant avec lui tous les arômes du printemps. C’est une vague qui le secoue de la tête aux pieds, comme une gifle, et qui achève de l’éveiller.

    Hum… je dévorerais un bœuf ce matin, avec une citerne de thé pour faire passer les cornes ! Ca fait bien longtemps…

    Les pieds nus parce qu’il aime sentir les dents froides du pavé mordre dans ses chairs amollies par la moiteur du lit, Fuko pénètre dans la cuisine, décroche une casserole, la remplit d’eau, allume le gaz, saisit la boite de thé dans le buffet…

    Chaque jour il répète les mêmes gestes comme un automate mais, ce matin, sans savoir pourquoi, tout le ramène au vieil Horace. Dans le kaléidoscope qui tourne dans sa tête, une image se fige. On y voit le vieux notaire penché sur ses fourneaux, occupé à mitonner la spécialité qu’il réservait aux festins d’amitié : la saucisse fumée au chou rouge. Un jour, sur le ton de la confidence, il avait révélé à Fuko les dessous de sa recette, « un secret que les Leverten se transmettent de génération en génération avec le même soin jaloux que celui de leur descendance, avait-il ajouté de l’air le plus sérieux du monde : on met une pomme coupée en quatre dans le chou pendant la cuisson pour absorber son acidité. »

    Transporté par le souvenir de la gastronomie alsacienne revue par son ami, Fuko s’essaie un instant à imiter le pas glissant du vieux monsieur qui cuisinait pour lui.

    C’était ainsi qu’il se déplaçait quand il était heureux, avec l’élégance aérienne du patineur… Dix ans depuis la tragédie ; quelque trente six mille cinq cent journées qui ne reviendront plus, pour faire un compte rond ! Et moi, à quoi m’a servi tout ce temps ? Ueno, qui m’avait connu étudiant, me voit aujourd’hui pontifier dans l’habit sévère du maître de conférence. Pourtant, ce sont toujours les mêmes bâtiment, le même décor austère, les mêmes couloirs grouillant de potaches surexcités, les mêmes salles d’études, les mêmes restaurants universitaires dont on sort enivré par les odeurs tenaces de friture. A y bien regarder, hormis la parenthèse alsacienne, je n’ai rien changé à ma vie, je suis seulement passé de l’autre côté dans les amphithéâtres. Malgré toutes ces années, je suis resté un étudiant et, face à ceux qui m’écoutent, c’est moi que j’observe !

    Est-ce ainsi qu’on arrête le temps, en limitant sa vie à un effet de glace ?

    A Ueno, certains ont prétendu que Fuko avait remplacé Akihito Massu après que celui-ci eut mystérieusement disparu. Administrativement parlant, la chose n’était pas possible car si le Maître avait libéré un poste de Professeur, Fuko avait été recruté sur un poste d’assistant. Néanmoins, il était fatal qu’à Ueno on prît le raccourci de croire à la substitution et, pour tout le monde, il était juste que l’élève remplaçât le maître retors qui avait voulu l’éliminer. Il s’agissait d’un retournement de situation qui ne manquait pas de piment et, généralement, les gens trouvent rassurant que le hasard établisse un équilibre entre les joies et les peines pour qu’à la fin le gentil triomphe du méchant.

    A part cette glorieuse nomination qui n’était qu’un heureux retour des choses, que dire de la vie de Fuko au long de ces dix dernières années ? Les gens d’Ueno eux-mêmes, qui le voient chaque jour, n’en connaissent que la partie visible. L’essentiel demeure tapi dans l’ombre d’une existence routinière, aussi monotone qu’un long sommeil traversé de songes oiseux. Les dimanches, à force de guetter, il croit apercevoir dans la mouvance des confins où le ciel et la mer se rejoignent, le visage de celle qu’il attendait. La nuit, dans la lumière froide de la lune, c’est encore le même mirage qui le tient éveillé. Ces apparitions fugitives suffisaient jusqu’ici à entretenir son espoir et il se nourrissait d’elles.

    Tant d’heures se sont passées à guetter une silhouette improbable sur une plage déserte, à l’endroit où leur amour avait un jour déraillé sans prévenir ! Pourquoi le destin avait-il ainsi renversé leurs existences, faisant d’eux des machines folles lancées sur des trajectoires désunies ? Cette question, mille fois posée, n’a plus sur lui l’effet dévastateur qu’elle possédait hier. Il s’interroge. Comment savoir par quels mécanismes secrets, par quelles sinuosités intérieures, il a retrouvé la lumière après cette longue, longue marche souterraine entreprise il y a dix ans ?

    Fermé à l’idée de dieu, il aura vécu dix années de pure ferveur où la réalité n’avait pas sa place. Serait-ce cela, la foi ? Toute une décade à nier l’évidence, inlassablement, les pèlerinages rituels à Oyodo, toutes ces années de prières à invoquer le ciel et la mer comme on entre en religion, et ce matin dérangeant où, lui qui n’a jamais cru, il éprouve l’impression d’avoir fini de croire…

    A quoi aura servi tant de ferveur, pourquoi ces heures gaspillées ? Mais faut-il parler de ferveur ? Après tout, ces dix ans n’étaient peut-être qu’un étourdissement, tout simplement la perte de conscience consécutive à un knock-out ?

    Les Forces Obscures, comme dirait son ami Yasuda, n’ont pas voulu entendre les prières de Fuko. Le mur d’azur ne s’est plus jamais ouvert pour lui rendre Sakura. La jeune femme n’est pas revenue du mystérieux voyage qu’elle avait entrepris au pays où le ciel se marie avec la mer. L’aller lui a suffit, elle ne s’est pas encombrée d’un billet de retour. Depuis son départ, l’horizon est demeuré vide, réduit à un espace incertain, une ligne brumeuse écrasée entre deux lointains fongibles, indifférents l’un et l’autre à sa douleur. Rien ! Pendant tout ce temps, Fuko n’a rien vu venir, pas même un message enfermé dans une bouteille que les vagues auraient poussée sur le sable pour donner matière à son espoir, et quand il tournait le dos à la plage pour rejoindre son petit appartement, le Mont Fuji continuait à jouer avec les nuages, insensible à son désespoir.

    Ce matin, à peine tiré des mailles du sommeil, sur le chemin qui mène du lit à la table du déjeuner, après un rapide plongeon dans la fraicheur saturée des senteurs de printemps, Fuko vient de comprendre que Sakura ne reviendra plus. Cette certitude s’impose à lui soudainement, après dix ans d’un espoir insensé, tandis que l’eau fumante coule sur les brisures de thé vert pour leur rendre la vie.

    C’est drôle, l’idée qu’elle soit perdue à jamais m’est devenue supportable. Hier, je n’osais pas m’y arrêter, de peur d’en mourir, et aujourd’hui c’est à peine si je m’en trouve affecté. La fidélité ne serait-elle pas ce que je croyais, une eau toujours fraîche au fond du puits de la mémoire ? Une source intarissable qui frissonne au souffle de la pensée ? Un peu de temps, dix années à peine, aurait suffit à soigner une blessure que je croyais fatale ? Bien sûr, l’image de Sakura restera fichée en moi, enkystée dans mes souvenirs, cousue entre les lèvres d’une longue cicatrice qui ne s’effacera plus. Je continuerai de l’effleurer avec le doigt, mais au moins aura-t-elle perdu son effet paralysant. Et la grande horloge repartira peut-être, m’entraînant à nouveau dans la ronde des vivants…

    A la pensée de tout ce temps perdu, il se dit qu’une fois de plus, le pragmatisme de Marie a eu raison des embrouilles où il s’est laissé enfermer. A coup sûr, il aurait mieux fait de prendre exemple sur elle. A la mort de son père, Marie a déjoué la grande aspiration goulue qui cherchait à l’entraîner dans les remous de son passé. Avec toute l’énergie dont elle est capable, elle a su éviter les pièges de la mémoire. Un coup de talon bien appuyé lui aura suffi pour remonter à la surface et tourner le dos à une jeunesse de petite reine

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