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Le vent se lève, il faut tenter de vivre !: Roman fantastique
Le vent se lève, il faut tenter de vivre !: Roman fantastique
Le vent se lève, il faut tenter de vivre !: Roman fantastique
Livre électronique596 pages9 heures

Le vent se lève, il faut tenter de vivre !: Roman fantastique

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À propos de ce livre électronique

Les vents des déserts l’ont façonnée. C’est une « Enfant dune » ... Ombres et lumières, fournaise et froid de pierres fendues. Pentes douces et crêtes aiguës incisant d’un impitoyable rasoir de silice la soie bleue du ciel…

Mais toujours pour Elektra, ce sentiment que quelque chose la suit, l’épie. Quelque chose qui rôde, caché. Juste là, au-delà de l’horizon de sa conscience. Quelque chose de coupant, de barbelé.
Comme l’alerte indéfinissable, mais tangible qui fait lever la tête à la gazelle en train de boire. À l’aube, au point d’eau désert. Quelques molécules de cette odeur de prédateur portées par le vent.
Une menace surgie de son passé… par-delà la mer du temps, immobile et cependant toujours en mouvement… Ondulation imprévisible d’une fascinante lenteur, irrésistible…

Ce roman traite du destin de 4 femmes - de l’arrière-grand-mère à la petite fille - et débute sur leurs terres familiales. Bourgogne, Bretagne, et Corse. Après un passage par la Chine des années 30, il emporte le lecteur dans des contrées de plus en plus étranges où rêve et réalité, vie et mort, se mêlent de façon tantôt poétique, tantôt dramatique. D’histoire de famille, Le vent se lève… Il faut tenter de vivre ! se transforme, au fil du roman, en une vaste partie d’échecs où se joue peut-être l’avenir de l’humanité…

À PROPOS DE L'AUTEUR

Cadre dans l’industrie High-Tech, l’auteur, père de 5 enfants partage son temps entre sa famille, ses obligations professionnelles et le sport. À soixante ans passés, Laurent F. Koechlin se découvre deux nouvelles passions, le triathlon et l’écriture. L’une le fait courir, l’autre rêver. Les deux révèlent son amour pour la nature, la montagne, la mer, et l’envie d’aller là où on ne l’attend pas.
LangueFrançais
Date de sortie28 oct. 2020
ISBN9782889491940
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    Aperçu du livre

    Le vent se lève, il faut tenter de vivre ! - Laurent F. Koechlin

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    Laurent F. Koechlin

    Le vent se lève…

    Il faut tenter de vivre !

    « À vrai dire, toute perception est déjà mémoire. Nous ne percevons pratiquement que le passé, le présent pur étant l’insaisissable progrès du passé rongeant l’avenir. »

    Henri Bergson

    LIVRE 1 – ELEKTRA

    « Quand sur l’abîme un soleil se repose… »

    Anté-Chapitre 1

    Le ciel est sombre.

    « Dans l’ombre qui me hante

    Où flottent à l’agonie

    Les parfums alourdis

    De mes peurs obsédantes… »

    J’ai écrit ces vers autrefois… et d’autres encore, plus terribles. Ils me reviennent parfois en tête… dans cette tête vide où souffle le vent.

    Je ne me souviens plus très bien. Il y avait de la couleur, des odeurs, des rires aussi.

    À cette époque, toutes les choses avaient encore un poids. Quand on les lâchait, elles tombaient. Étrange.

    Je savais encore écrire. Et lire. Et même penser, je crois…

    J’ai écrit ces vers maudits. Et puis un jour, ils m’ont dévorée. Pas tout de suite, non. Petit à petit. De l’intérieur. Comme un parasite grossissant en se nourrissant de son hôte.

    Ils ont commencé par mon ventre. De ça, je m’en souviens très bien. Un matin j’ai eu froid. Froid au ventre. Une sensation bizarre, une pointe de froid, là juste au creux de mon estomac. Comme un petit glaçon qui ne voudrait pas fondre. Chaque jour je sentais la glace vibrer, elle rayonnait, elle irradiait dans mon ventre. Je n’avais pas mal. Ça me chatouillait même parfois. Mais toujours ça grandissait. Je n’avais pas peur. Pas encore.

    Des mois ont passé. Des années peut-être. Et l’ombre a commencé à me hanter…

    Mais pas n’importe quelle ombre. Non. Pas une simple ombre. Juste un endroit où le soleil ne pénètre pas. Si je pouvais encore écrire, je l’écrirais avec un O majuscule. Cette ombre-là je peux la voir en pleine lumière, même quand rien ne vient faire obstacle aux rayons du soleil.

    Ça serait plutôt comme ces taches qui obscurcissent la vision des vieilles personnes. Sauf qu’elle n’est pas en moi, elle ne se déplace pas quand je tourne le regard. C’est même l’inverse. C’est moi qui me déplace quand elle tourne le regard.

    Je suis devenue sa chose. Elle me promène comme on promène son chien.

    Pourtant j’ai bien essayé de résister. Je me suis rebellée, j’ai essayé de la fuir.

    J’ai tenté de l’étrangler dans son sommeil. Je l’ai suppliée de me laisser tranquille.

    Elle a fait la sourde oreille.

    Elle m’oblige à la suivre partout où elle va. Si je refuse, elle s’allonge, m’enveloppe, plante ses crocs en moi et puis elle me déchire.

    C’est une véritable torture. Ça me fait tellement mal que je ne peux plus le supporter. J’ai même fini par prendre sa forme pour être sûre de pouvoir la suivre partout où elle va…

    Chapitre 1

    18 heures déjà… mon Dieu… je n’ai toujours rien fait aujourd’hui et il est déjà l’heure de récupérer les enfants… encore et encore… boucler les comptes de la journée, ranger, fermer la boutique, courir à l’école, vérifier les cartables… Louise, où est donc passée ton ardoise ? Paul fiche la paix à ta sœur… Lily dépêche-toi… tu rêves encore… va mettre tes chaussures… Allez hop, tout le monde dans le Land, on passe au supermarché pour faire les courses… si vous voulez manger ce soir…

    19 h 45 retour à la maison. Pas de devoirs ce soir… Ouf… demain samedi. Cuisine, dîner… j’entends Christophe qui arrive. Dépêchez-vous les enfants. Louise c’est ton tour de mettre la table.

    Paul, Paul laisse tomber la tablette… à table…

    Bonsoir, mon chéri, passé une bonne journée ?

    « … »

    Ouais… bon OK on en reparlera ce soir…

    Tout le monde à table… À TABLE !

    Mais où est encore passée Lily ? Louise, sois gentille, va la chercher, elle doit encore être au fond du jardin…

    Dîner, débarrasser, lave-vaisselle, ranger cuisine…

    21 h 30 Les enfants au lit… non… tout de suite ! Salle de bains, brosses à dents, pyjamas… câlins…

    22 h 30 Ouf… canapé Télé…

    23 h 50 Lit… câlin… Non, trop fatiguée ce soir… Dodo.

    Vendredi soir, quelque part en Bourgogne, à quelques encablures d’Avalon. Temps maussade, printemps pourri.

    Elektra, ce soir, comme presque tous les autres soirs, a le cœur rempli de tendresse devant ses trois enfants endormis… et une boule dans la gorge quand elle pense à sa vie et au destin qui l’a fait atterrir ici, à plus de cinq cents kilomètres de la mer. Dans cette Bourgogne à la terre lourde, aux maisons de pierres blanches, et aux paysans roulant les R…

    Elle regarde Christophe, déjà endormi à ses côtés, presque beau dans son sommeil enfantin… mais tellement loin de ses rêves de jeune fille… un petit effort et elle pourrait presque se persuader qu’il y a encore de l’amour entre eux.

    Enfin lui, il y croit encore… toujours attentionné après plus de vingt ans de vie commune. Fleurs, petits mots sur l’oreiller, cadeaux au retour des déplacements professionnels, coups de fil à 16 heures, « Oh pour rien… juste comme ça… pour prendre de tes nouvelles ma chérie… » Sexe durci sous son pyjama samedi à 7 h 45… mains croisées derrière la tête et sourire béat à 7 h 58…

    Déjeuner dimanche chez Belle-Maman à Dijon. Février à la montagne chez Belle-Maman à Valmorel. Pâques… Pâques, ça dépend… parfois chez la sœur à Lyon… parfois à la maison « mauvaise année, tu comprends… pas les moyens… ».

    Et puis août… ah août… enfin… chez Pierre, papa, dans la « maison jaune », les pieds dans l’eau à un jet de galets de la pointe du Monteno. Au bout de la presqu’île de Rhuys – Morbihan – Bretagne.

    Tout près de la porte qui conduit de la « petite mer » à la grande… Là où, debout sur la terrasse, on voit passer les bateaux, au près serré, luttant contre le courant, leurs équipages de fourmis jaunes affairées, concentrées dans le ballet impeccablement réglé des virements de bord répétés… Parfois, quand le vent porte au sud, on entend même le claquement furtif d’un foc qui faseye, échappé des mains rougies d’un équipier rêveur.

    Et puis le vent, toujours le vent. Celui qui murmure, crache, hurle, c’est selon… celui qui apporte l’odeur de la marée, le bruit des vagues, celui qui caresse, fait vibrer, qui donne la chair de poule la nuit sous les étoiles…

    Le vent qui rabote aussi, arrache, vrille les nerfs, fait fuir à l’abri derrière les fenêtres calfeutrées. Celui qui ploie les arbres sous une main aussi invisible qu’impitoyable.

    Le vent qui punaise les mouettes sur la moquette bleue du ciel, ailes tendues, bec fendant la tempête, glissant immobiles sur un tapis volant de courants d’air en furie…

    Là, et seulement là, Elektra vit… Tout lui parait beau, léger, à sa place… Les enfants, les courses, la plage, la vaisselle. Tout devient naturel. Même Christophe redevient acceptable… Presque légitime…

    Mais pour l’heure rien d’aussi réjouissant, juste la vie de tous les jours. La vie d’une petite ville de province. Étouffante, répétitive. Celle qui donne insensiblement envie de remettre chaque matin les mêmes vêtements confortables… Mais un peu avachis… Comme l’âme d’Elektra…

    Avachie, voilà, c’est ça. Une vie avachie dans un confort bourgeois sans surprises. Personne qui vous surprend, personne à surprendre… toujours les mêmes rituels… tellement prévisibles… rien d’insupportable, sans cris ni pleurs. Pas de haine, de déchirements, de raccommodages sur l’oreiller. Non rien de tout ça. Juste un long et désespérant tunnel de bonheur conjugal. Quelque chose d’à peu près aussi appétissant qu’un tiramisu après la quinzième cuiller… Quel contraste avec ce qu’Elektra imaginait quand, enfant, elle se projetait dans un futur forcément lumineux et grandiose…

    Il faut bien reconnaître qu’Elektra n’est pas une femme qui passe inaperçue. Connaissant son père et sa mère, comment pourrait-il en être autrement…

    La quarantaine virée depuis quelques années, elle en parait à peine trente-cinq. 1m76, elle coiffe souvent ses longs cheveux châtain clair en hauteur au-dessus de sa tête ce qui lui donne encore plus d’allure. Tout à la fois fine et puissante, les hanches étroites. Petits seins haut placés et épaules carrées. Elle a deux petites fossettes à la base du dos. Elle n’est pas d’une beauté de top model, mais dès qu’elle entre dans une pièce tout le monde la regarde… les femmes pour la détester immédiatement… les hommes pour avoir envie de prendre son visage de madone entre leurs mains… Visage posé sur un cou gracile… un rêve de guillotine… Elle parait glisser à la limite du monde réel, un éternel sourire aux lèvres… ce type de sourire dont on ne sait pas s’il est une marque d’aise ou de gêne… Elle semble aspirer tout l’air qui l’entoure s’excusant d’être là… juste de passage. Entre deux portes… Quand elle vous regarde, son regard est d’une bienveillance extrême, mais il passe à travers vous pour se perdre dans une sorte d’horizon lointain. Un horizon qui n’appartient qu’à elle…

    Puis, si vous avez de la chance, elle vous adresse la parole d’une voix chaude, un ton en dessous de ce à quoi vous vous attendiez… quelque part entre hautbois et clarinette. Elle ne sacrifie à aucun des rites de conversation policée, bien séante, et entre immédiatement dans la sphère personnelle de son interlocuteur. Sa familiarité étonne tout d’abord, puis très vite vous vous sentez enveloppé comme par un voile étrange… il vous faut faire un effort pour ne pas perdre le fil, car elle le coupe à loisir, prenant plaisir à vous dérouter… mais non. En fait ses pensées sont comme la trame d’une étoffe pliée et repliée sur elle-même, soie effilochée par endroits et puis ailleurs dense et dure. Dure comme de la toile à voile ancienne raidie par le sel… mais toujours pli sur pli… Elle vous laisse entrer pour y tourner, retourner. Lorsque vous croyez avoir atteint le cœur de ce labyrinthe mouvant, le dernier écran de tissus s’évanouit. Il vous laisse face au vide d’un paysage aussi étrange que déroutant…

    Pour certains, elle est toujours là à vous regarder, souriant de ce petit sourire chaud, mais légèrement narquois qui vous serre le cœur… pour les moins chanceux, elle a déjà disparu vers un autre monde. Il ne vous reste plus alors que le souvenir d’une mélodie pour alto trop vite évanouie dans le vent…

    Ainsi en est-il de son enveloppe physique… mais que se passe-t-il à l’intérieur ? Que trouve-t-on au centre du labyrinthe de soie ? Il importe déjà de comprendre qu’il ne saurait y avoir de centre… ou plus exactement qu’il y en a une multitude. Les vents des déserts d’Afrique ont façonné une « enfant dune »… ombres et lumières, dômes et creux, fournaise et froid de pierres fendues, pentes douces et crêtes aiguës incisant d’un rasoir de silice impitoyable la soie bleue du ciel… mais surtout mer immobile et cependant toujours en mouvement… ondulations imprévisibles d’une fascinante lenteur…

    Telle était Elektra, enfant, carrefour de tous les contrastes. Océan minéral sculpté par les vents. Perpétuelle recomposition…

    Et puis il y a eu Pierre. Son père ne l’a vu naître qu’à l’âge de cinq ans… avant cela elle n’était à ses yeux qu’une chrysalide en devenir… quelque chose d’incompréhensible, de gluant et sourdement palpitant. Fœtus externalisé greffé sur les bras de la femme qu’il avait aimée jadis… Puis un jour l’incroyable s’est produit. Cet être embryonnaire a tourné vers lui un regard pénétrant, s’est lové dans ses bras en prononçant ses premières paroles réellement intelligibles. « Mon papa d’amour, je t’aime plus que tout au monde »…

    Il a soudain compris que ce qu’il avait pris jusqu’alors pour de l’amour n’était en fait que désirs et feux de paille. Il a compris que le seul vrai Amour, l’Amour inconditionnel, infini, tenait tout entier dans ce petit être fragile, palpitant au creux de ses bras…

    Dès cet instant, inlassablement, jour après jour, il s’est mis à sculpter son enfant-dune d’une main aussi douce qu’obstinée. Polissant le sable jusqu’à lui donner l’éclat métallique des lames japonaises mille fois repliées sur elles-mêmes, imprimant à jamais dans l’acier de son âme le profil irisé des dunes de son enfance…

    14 h 30, Elektra ouvre la boutique… il est temps. La pluie vient de s’arrêter, faisant luire les pavés de la rue piétonne, et les touristes commencent à déambuler.

    Ouf. Tout est en ordre. Chacun des mille petits jouets délicatement posés sur les étagères attend… Ils attendent l’enfant sage passant par là, tendant le bras pour dire « Maman, Maman c’est celui-là que je veux… dis s’il te plait… dis oui… ». Et puis il y a les autres. Ceux qui ne sont pas sages… mais alors pas sages du tout. Ceux qui ordonnent, trépignent, attrapent tout pour tout essayer sans jamais être satisfaits. Ceux qui ont déjà tout, et qui en veulent encore. Bref, ceux que déteste Elektra. Mais à eux aussi, elle se force à sourire. À parler calmement comme pour tenter de désamorcer la grenade qui menace de tout emporter. Et elle arrive toujours à gagner la partie, parce que son sourire finit inévitablement par allumer cette petite lumière au fond des yeux des galopins les plus endurcis… Ils redeviennent de beaux enfants attentifs. Et du jouet le plus simple, elle fait un mirage scintillant, désirable. Une promesse de plaisir pour l’imaginaire enfantin qu’elle connaît si bien…

    Pour l’instant il n’y a personne. Elektra fait donc comme d’habitude. Elle s’assoit à la grande table de bois qui trône au milieu de son magasin, se met à dessiner d’une main distraite avec ce stylo à l’encre dorée qu’elle aime tant. Elle laisse sa main courir après son esprit… Courir sur le papier en délicates volutes qui se chevauchent comme tant de vagues, mues par un éternel désir de mouvement, puis irrémédiablement séchées sur place par ce papier qui les boit et les immobilise…

    Elle rêve… Se rêve en femme libre, sans attaches… Elle s’imagine mille vies. Mais son regard ne voit que le cadre banal de sa vitrine ouverte sur ce bout de rue piétonne qu’elle connaît par cœur et qu’elle commence à détester tant il lui rappelle le poids de ses choix…

    Un homme attentionné, travailleur, mais sans fantaisie… trois enfants merveilleux, mais qui lui pompent toute son énergie vitale en une étreinte aussi douce que mortelle. Un chien qui la regarde d’un air triste comme pour lui dire « tu vois, c’est ça la condition du meilleur ami de l’homme… » Alors le moral d’Elektra se met à ressembler aux oreilles du chien… et les vagues sur le papier finissent en tourbillons d’évier mal débouché…

    Soudain quelqu’un entre dans la boutique.

    Un homme suivi d’une jeune fille aux yeux bleus. Un père et sa fille à n’en pas douter. Elektra se dépêche d’enfiler son meilleur sourire afin de leur proposer son aide… La jeune fille s’explique. Elle cherche un cadeau pour son frère et sa sœur, jumeaux de six ans et demi…

    Lui, plutôt bel homme. La cinquantaine, visiblement assez sûr de lui. Il s’assoit à la table. Regarde à l’entour et son regard se fixe sur les vagues d’Elektra… Elle s’en rend compte et une bouffée de chaleur s’empare d’elle, mais il est trop tard… il l’observe sans rien dire, juste un petit sourire aux lèvres… elle se sent nue devant cet homme qu’elle ne connaît pas… elle en a presque honte. Puis la jeune fille la sauve d’un naufrage annoncé en lui demandant le prix de ces petits avions en carton que l’on fait voler avec un élastique… 15,70 €… elle décide d’en prendre deux tout en racontant à Elektra qu’elle vit en Angleterre, à Oxford, qu’elle rentre de temps en temps voir son père à Paris. Donc elle a deux demi-frères et une demi-sœur qu’elle voit très peu… Père et fille échangent un regard lourd de sous-entendus… Elektra devine un passé familial couturé et sans doute assez mal cicatrisé. Il se remet à la regarder, mains posées sur les genoux… Il a de belles mains, larges et puissantes. Et toujours ce sourire sous un regard intense… et des lèvres, mon Dieu. Des lèvres qu’Elektra aimerait sentir sur sa peau…

    Elektra prend le papier pour emballer les avions d’une main maladroite… Elle, la reine des emballages cadeaux tirés au cordeau, n’arrive à produire que deux misérables baluchons pathétiques. Il la regarde toujours. Elle rêve de ses mains au bas de son dos… Le ruban lui échappe des mains en roulant par terre… la bérézina totale. Elle se sent transpercée lorsqu’il ramasse le rouleau et le lui tend, avec un sourire franchement amusé… Leurs mains se frôlent… Il l’a fait exprès… C’est sûr, elle en mettrait sa main à couper…

    Enfin tout rentre dans l’ordre, la jeune fille reprend ses paquets et se dirige vers la porte. Il ne la suit pas pour autant… il fait encore un tour de la boutique comme pour marquer son territoire… pour un peu il urinerait contre le cheval à bascule qui trône au fond du magasin. « Non, mais quel prétentieux ! »… Elle fait semblant de ne rien voir, mais lui, il sait… Il sait qu’elle n’en perd pas une miette et la regarde en prenant son temps… « Qu’il aille au diable ! »

    Les voilà sortis dans la rue qui, soudain, n’a plus du tout la même allure que d’habitude… Rétrécie, penchée avec cette perspective faussée des tableaux du Douanier Rousseau…

    Elektra se rassoit et ferme les yeux. Mon Dieu, elle tangue. Se retrouve à nouveau dans ce monde imaginaire qui l’envahit parfois, sans qu’elle ne puisse rien contrôler. Elle a dix ans et court dans les dunes de son enfance… son père est devant. Elle court pour le rattraper, mais n’y parvient pas… Alors elle crie. Aucun son ne sort de sa bouche et il s’éloigne inexorablement… Elle tombe dans le sable chaud en sanglotant… Puis, épuisée, elle ouvre les yeux dans un effort surhumain, et se retrouve assise dans la boutique avec des vagues de papier chiffonné au creux de sa main droite…

    Elle suffoque et va dans l’arrière-boutique pour se passer de l’eau sur le visage… « Non, plus jamais ça… » Eau et larmes se mélangent… Elle décide de fermer boutique et monte dans son Land Rover hors d’âge pour rouler droit devant, dans la campagne. N’importe où. Seulement droit devant…

    Elle roule à tombeau ouvert, comme d’habitude, les yeux pleins de larmes. Son père lui manque. Elle voudrait tant qu’il soit à ses côtés pour lui dire quoi faire… Il lui parlerait de sa voix chaude et profonde, la calmerait comme à chaque fois. Lui prendrait le menton, déposerait ce « baiser de petite souris » qu’elle adore tant, juste là, à la base du cou. Comme chaque soir, autrefois, lorsqu’il était à la maison et venait lui dire bonsoir… Mais aujourd’hui, rien de tel. Juste un océan sombre au bord duquel elle vacille. Un océan peuplé de fantômes qui l’appellent… elle ne comprend pas les mots qu’ils prononcent, mais ils lui sont étrangement familiers…

    Et comme à chaque fois, ce poème sinistre qui lui revient en mémoire… par vagues successives…

    Dans l’ombre qui me hante

    Où flottent à l’agonie

    Les parfums alourdis

    De mes peurs obsédantes

    Je croise des regards

    Que le soleil aveugle

    Sombres masses où se meuvent

    Tant de fantômes hagards

    Où vont-ils sans chaleur,

    Sans remords et sans peine ?

    Âmes perdues et vaines

    Oppressantes rumeurs

    Il n’est plus de destin

    Pour eux jamais qui vaille

    La fureur des batailles

    Ne leur signifie rien

    Ils me frôlent de leurs doigts

    Écœurantes haleines

    J’en devine la haine

    Et me tourne vers toi

    Me faudra-t-il encore

    Tant de peines alanguies

    Pleurer toutes ces vies

    Pour embrasser ton corps

    Alors viennent les heures

    Des ombres menaçantes

    Dans une longue attente

    Mon Dieu, la louve a peur !

    Je sais trop qu’à l’aurore

    À jamais disparus

    Corps et âme perdus

    Nous sombrerons alors

    Elle ne sait pas d’où peuvent lui venir ces vers terribles, mais ils sont là tels des corbeaux planant au-dessus d’elle… Elle sent un gout de bile dans sa bouche et pourtant elle n’a pas vomi… Pas cette fois…

    Et elle finit enfin par calmer sa respiration et serre le volant, très fort, puis commence à ralentir. Elle s’arrête sur le bas-côté et pose son front perlé de sueur sur le dos de ses mains aux jointures blanchies par l’effort.

    Elle ne sait pas où elle se trouve. Fait lentement demi-tour. Reprend la route vers le premier carrefour. Et réalise alors qu’elle est à plus de cinquante kilomètres de chez elle.

    Elle hésite puis décide de rentrer. Il est six heures et demie, la voisine va bientôt passer déposer les enfants.

    Heureusement, ce soir, Christophe n’est pas là. Parti à Paris pour négocier elle ne sait quel contrat, et passer la soirée chez ses parents qu’elle déteste. Ils ne se privent pas de le lui rendre du reste…

    Tant mieux. Elle ne pourrait pas affronter son regard tendre et débordant de normalité… Celui du chien fera bien l’affaire ce soir… Lui non plus ne comprend rien, mais au moins il ne pose pas ces questions idiotes qui ponctuent presque invariablement chacune de leurs retrouvailles…

    De retour chez elle, Elektra se gare sur les graviers qui entourent une maison de pierre un peu austère. Un corps de ferme recyclé en logis d’habitation par l’exode rural qui gangrène les campagnes françaises. La bâtisse a cette sévérité des maisons « de travail ». On y sent la sueur et l’opiniâtreté de tant de générations de paysans bourguignons attachés à leur terre. La pierre de calcaire blanche se pique de lichens et porte à de multiples endroits des traces d’usure, qui sont autant de témoins muets de son passé laborieux… Pierre d’angle lacérée par la chaîne de générations de chiens de garde hurlants indistinctement après autant de générations de soldats harassés, de postiers à vélo, de curés porteurs des derniers sacrements, de livreurs de bois, de saisonniers apeurés, de colporteurs, de bouilleurs de cru, d’installateurs de télévision, de conseillers du Crédit Agricole, d’agents immobiliers dépités, d’huissiers porteurs de mauvaises nouvelles… Margelle de puits aux angles adoucis par les millions de seaux d’eau puisés bien longtemps après que les robinets aient fait leur apparition dans la ville voisine…

    Une maison de peines et de labeur. Aujourd’hui transformée par la magie contagieuse d’une famille heureuse. Plus de boue, de soue à cochons, de fumier entassé au milieu de la cour. Plus de chiens enchaînés, de poules divagantes, de tracteur hors d’âge… Non, plus rien de ce qui faisait la raison d’être des fantômes du passé…

    Aujourd’hui il n’y a que fleurs, gazon, cabane dans le grand arbre, vélos abandonnés contre le mur ensoleillé, que fenêtres à doubles vitrages flanquées de volets aux couleurs satinées, table de ping-pong trônant au milieu du hangar aux poutres vernies, Braque de Weimar, le poil brillant, couché lascivement sur les dalles douces qui bordent la piscine… Pivoines, roses, glycines. Explosion d’hortensias à l’ombre des murs en pierres sèches soigneusement jointurées. C’est un triomphe de confort bourgeois-campagne qui pourrait aisément servir de toile de fond à n’importe quel film de Chabrol. Mais avec, il faut bien l’avouer, quelques touches incongrues échappées d’un plateau voisin où se tournerait un remake de Jour de Fête de Jacques Tati…

    Et bien sûr, régnant en maitres sur cette acre de campagne familiale, on trouve les enfants d’Elektra… Respectivement Louise et Paul, jumeaux de onze ans et Lily, petite dernière de sept ans.

    Ils sont tout à la fois le bonheur, l’âme et les démons qui peuplent ce paradis sur terre.

    Sans eux, tout cela ne signifierait rien. Il n’y aurait là qu’étalage stérile de patrimoine inutile. Gâchis de bonheur conjugal inutilisé, condamné à une lente décoloration, comme la médaille du mérite agricole du grand-père sous sa cloche de verre.

    Mais grâce à Dieu, et aussi un peu au hasard pour Lily, ils sont là et bien là…

    Aujourd’hui, la grande affaire c’est l’anniversaire de Lily. Sept ans depuis hier. Elektra a soigneusement préparé en cachette une fête avec tous les enfants du voisinage, sans oublier Paul et Louise.

    La nouvelle bicyclette bleue est cachée au fond de la grange et chacun a confectionné son cadeau pour la petite fille.

    Mais que c’est dur d’imaginer ce qui plaira à Lily ! Personne, en vérité, ne sait réellement ce qu’elle pense. Le regard qu’elle porte sur le monde qui l’entoure semble ne contenir aucune des vérités communément admises dans un univers enfantin normal.

    Alors forcément, face à l’unité granitique du couple de Paul et Louise, qu’elle a rebaptisé « PouéLou », elle a bien des raisons de vivre une vie un peu à part. Mais tout de même, de là à disparaître comme elle le fait des après-midis entiers. Sans que personne, jamais, ne parvienne à retrouver sa trace avant qu’elle revienne échevelée, et crottée jusqu’aux oreilles…

    Par mesure de rétorsion au sobriquet dont elle l’a affublée, l’entité « PouéLou » a décidé de la surnommer « Lilypalà ». Il n’est pas rare de les entendre s’invectiver de la sorte au plus dur des batailles quotidiennes qui font s’affronter les deux camps.

    Même les parents ont fini par adopter cette terminologie usuelle, mais avec infiniment plus de tendresse, comme le ferait un botaniste pressé pour nommer une plante au nom savant imprononçable.

    La préparation bat son plein avec l’aide indispensable d’Odette, la voisine irremplaçable. Celle qui va chercher les enfants tous les soirs à la sortie de l’école, et les ramène vers 7 heures à la maison.

    Odette, paysanne au cœur d’or massif, déçue par un fiancé qu’elle a fini par découvrir déjà marié en son lointain pays d’origine. Gouvernante du curé de Sainte-Colombe, son frère, pendant plus de trente ans. Puis mariée sur le tard à un paysan du cru, aux mains calleuses, et au cœur qui ne l’était pas moins… Il avait toujours pensé qu’un bon contrat de mariage habilement rédigé par un notaire né de la même terre que lui valait infiniment mieux qu’un contrat de travail aux charges ruineuses et générateur de revendications insensées.

    Alors Odette, trop contente de trouver un peu d’humanité avec la famille d’Elektra, ne cesse de rendre service à cette femme et à ses enfants. Elle qui aurait tant aimé en avoir à elle toute une ribambelle, comme elle aime à le dire, regarde s’animer devant elle ce petit théâtre familial.

    Elle les aime tous à sa façon. Bourrue et solidement ancrée dans une morale de vie toute campagnarde. Et ce qu’il y a de bien avec cette philosophie de terroir, c’est que jamais elle ne fait défaut. Des centaines de générations de paysans, tous confrontés aux mêmes saisons, aux mêmes contraintes, aux mêmes turpitudes, aux mêmes bonheurs. Ils ont peu à peu transformé ce qui n’était au début qu’une morale fruste, à la limite du monde animal, en un magnifique catéchisme profane adapté à toutes les situations possibles et imaginables. Une moissonneuse-batteuse-lieuse des âmes et des corps, transformant la plus broussailleuse des situations en une botte de paille de comportements ancestraux, parfaitement rectangulaires, et soigneusement emballés d’une ficelle de bon sens paysan imparable…

    Et aussi étrange que cela puisse paraitre au premier abord, vu leur différence fondamentale d’essence, c’est auprès de cette Odette-là, et de personne d’autre, que la fantasque et rêveuse Lily a trouvé une infatigable confidente, aussi discrète que compréhensive.

    Tous ces efforts conjugués, sans oublier le concours inespéré du ciel enfin redevenu bleu, laissent donc augurer une fête à nulle autre pareille. Ballons, drapeaux, papier crépon et couronnes de fleurs des champs tressées donnent au jardin une allure de fête que n’aurait pas reniée le Jacques Tati du studio d’à côté…

    Elektra est partout. Elle encourage chacun et, après un dernier coup d’œil au jardin ainsi transformé, bat le rappel de ses troupes et déclare ouverte la fête d’anniversaire de Lily.

    Mais de Lily, pas la moindre trace ! Telle une mariée renonçant au dernier moment à rejoindre l’autel sacrificiel, Lily a disparu dans un de ces trous connus d’elle seule. Lily s’est évanouie dans la mer jaune et verte du champ qui borde le fond du jardin…

    Elektra connaît sa fille par cœur. Une telle mésaventure ne la surprend qu’à moitié. Elle a tôt fait de transformer ce qui aurait dû être un cauchemar, pour n’importe quelle maman citadine, en un jeu de piste improvisé.

    Chasse au Dahu à couettes, safari bourguignon à travers champs… Ce ne sont pas moins d’une vingtaine de petits chasseurs qui s’élancent, telle une volée de moineaux, à la poursuite de la fugueuse de sept ans.

    Il ne reste que l’entité PouéLou pour regarder, un peu blasée, toute cette agitation en s’accoudant à la fenêtre de la cabane dans l’arbre, échangeant à voix basse les pronostics d’usage sur l’issue probable de la traque.

    Ainsi sont ratissés méthodiquement le champ du père Louis, le val du gros chêne, la ferme de la maison rose et même le bois du Saint-Laurent là-haut près du château d’eau et de son cimetière paisible.

    Toujours pas la moindre trace de Lilypalà la bien nommée.

    Il ne reste plus à Elektra qu’à rappeler les enfants d’un long signal convenu de sa corne de brume, survivante d’une vie bretonne précédente. Se résignant à jouer son dernier joker, elle lance sur la piste de la fugueuse le plus impitoyable des limiers. Odette.

    Alors bien sûr, flair de bull-terrier, instinct d’inspecteur des impôts, Odette ne perd pas de temps en vaines poursuites épuisantes pour son grand âge. Elle sait, avant même de s’élancer, où se trouve l’enfant… C’est tellement simple pour elle qui brosse chaque jour les vêtements de la petite. Elle qui vide ses poches de tous les restes improbables amassés lors de ses divagations champêtres… Et justement, depuis trois jours maintenant, reviennent obstinément dans l’inventaire de la collecte d’Odette des brins de paille blonde, ainsi que des poils noirs fichés sur les avant-bras de son sweat-shirt. Il n’en faut pas plus à Odette pour foncer droit sur la grange du gros Célestin où elle sait que, de mémoire de garde champêtre, les chattes de la Louise viennent mettre bas tous les étés.

    Et bien sûr, elle y découvre Lily couchée entre les bottes de paille, la chatte noire sur ses genoux et cinq petites boules de poils soigneusement blotties, les unes contre les autres, dans un nid creusé à même la paille…

    – Lily, ma Lily, tu sais que tout le monde te cherche…

    – Mouais…

    – C’est ton anniversaire aujourd’hui… Ta mère s’est donné beaucoup de mal pour tout préparer.

    – Oui, je sais. Mais moi j’ai rien demandé… Les chatons sont nés hier et ils m’ont appelée pour que je m’occupe de leur mère… Elle est très fatiguée, tu sais…

    – Tu parles aux chats toi maintenant ?

    – Non, c’est eux qui me parlent… La nuit quand je dors…

    – Eh, dis donc, arrête de raconter des salades… Quand tu dors, tu dors… Je t’ai assez regardée roulée en boule dans ton lit pour savoir.

    – Oui je sais… Je t’ai vue moi aussi… quand je fais semblant… Parce qu’ils me parlent et que je ne peux pas dormir…

    – Et si tu arrêtais de te moquer de moi et qu’on rejoigne les autres ?

    – Mouais… N’empêche qu’ils me parlent… De toute façon tout le monde me parle quand je dors… Même que des fois ça me fait mal à la tête et puis le matin j’arrive plus à me réveiller…

    – Allez, file on y va…

    La fête peut enfin commencer… Tourbillon de joies enfantines baigné dans la lumière d’une après-midi dorée. Gâteaux au chocolat piquetés de Smarties multicolores, ballons qui éclatent et genoux qui saignent. Sources fraiches et traces de pieds d’enfants qui s’évanouissent sur la pierre chaude… Cris et chuchotements. Secrets et comptines lancées dans le vent au rythme des pétales de marguerites qui s’effeuillent…

    Odette qui veille à tout.

    Entité PouéLou négociant sa dette de jeu au fond de la cabane fermée à double tour…

    Et Elektra penchée sur ce monde joyeux qu’elle a créé, mais qui ne peut s’empêcher de se demander pourquoi il lui semble qu’il lui manque toujours quelque chose. Sans jamais réussir à comprendre quoi…

    Les jours passent. Ce soir Elektra est à nouveau seule dans son lit… Christophe est quelque part en voyage d’affaires. Elle se prépare à passer encore une de ces nuits tranquilles entre tisane et bon bouquin… Une de ces « nuits de mamie » comme elle les appelle.

    Les enfants sont couchés. Dans la maison enfin redevenue silencieuse, Elektra tisse le cocon dont elle va faire son nid pour la nuit qui s’annonce.

    Anté-Chapitre 2

    « Je croise des regards

    Que le soleil aveugle

    Sombres masses où se meuvent

    Tant de fantômes hagards… »

    … Partout où elle va… mais où va-t-elle cette ombre ? C’est ce que je n’arrive pas à comprendre. Elle semble suivre un chemin précis. Jamais elle n’hésite, ne serait-ce qu’une fraction de seconde. Mais sans cesser de faire demi-tour, de tourner en rond, de zigzaguer comme une folle. On dirait une feuille morte prise dans un maelstrom. Un simple objet ballotté par les éléments. Mais que j’essaie de lui échapper et aussitôt je sens une conscience féroce se ruer sur moi pour me forcer à nouveau à la suivre.

    J’ai fini par perdre tout sens de l’orientation. Je ne sais plus où je suis.

    Je me souviens. Au début il y avait un bord de mer. Une sorte de côte. Une longue bande de terre où venait mourir une mer étrange.

    Cette mer n’était agitée d’aucune vague. Pas la moindre ondulation. Pas le plus petit frémissement. Comme si chaque molécule d’eau pesait une tonne et qu’aucune tempête au monde n’arriverait jamais à la soulever.

    Je l’ai tout de suite appelée la mer morte. Ensuite j’ai compris qu’il n’en était rien. Ce n’était pas la mer morte, mais la mer des morts. Elle en était remplie. Ils flottaient entre deux eaux. Parfois isolés, parfois agglutinés en grappes compactes. Mais dérivant toujours dans la même direction. Vers le nord. Enfin vers ce que je croyais être le Nord.

    Longue procession de cadavres presque translucides. Tous en parfait état et absolument nus. Pas le moindre vêtement, ornement, ni bijou d’aucune sorte. Tous tendus vers un but mystérieux. Certains avaient le visage tourné vers la surface. Je pouvais voir leurs traits parfaitement calmes, sereins serait plus juste. Il en émanait un sentiment de plénitude, comme si leurs yeux grands ouverts contemplaient le ciel en une sorte de béatitude tranquille.

    Je les enviais dans leur transhumance silencieuse et ondulante. Je restais longtemps ainsi sur la rive à les regarder passer, sans bouger. J’étais fascinée. Ils me semblaient presque vivants. Seulement endormis. Je me suis approchée pour les voir de plus près.

    Puis j’ai plongé ma main dans l’eau. Elle était froide. Tellement froide que j’ai immédiatement eu le sentiment d’avoir à nouveau une vraie main. Je la voyais, là, juste sous la surface. Elle bougeait. Mes doigts répondaient à ma volonté, mais je n’avais aucune sensation en retour. Rien ne remontait à mon cerveau de cette main qui semblait coupée du monde. Et puis je me souviens d’un corps d’enfant qui dérivait un peu à l’écart des autres. Il passait, me frôlant, alors je l’ai saisi. Je n’avais aucune idée en tête. J’ai agi par pur réflexe et l’ai tiré hors de l’eau.

    Il en est sorti comme on sort d’un rêve. J’ai vu ses yeux s’agrandir et son visage, si beau, s’est soudain transformé. Comme frappé de stupeur. En une fraction de seconde l’effroi a remplacé la stupeur et j’ai assisté, impuissante, à la transformation d’un ange en démon. Le corps parfait de cet enfant de dix ans s’est aussitôt mis à pourrir à une vitesse stupéfiante. Avant même que je ne réalise ce que je venais de provoquer, il ne fut plus que débris et poussière, formant une tache sombre sur la grève uniformément grise.

    J’aurais dû en être bouleversée. J’aurais dû ressentir une culpabilité absolue d’avoir détruit ainsi un être aussi merveilleux. Mais je ne ressentais rien. Aucune émotion. Juste de la curiosité pour ce qui venait de se dérouler là, devant mes yeux.

    J’attendis qu’un second cadavre passe à ma portée et refis la même expérience avec exactement le même résultat. Une deuxième tache sombre ponctua le rivage à mes pieds. Je m’en tins là et j’eus envie de me plonger entièrement dans cette eau étrange. Tous mes efforts restèrent vains. La seule partie de mon corps que le liquide consentit à absorber fut mon avant-bras jusqu’au coude. Tout autre élément ne rencontrait qu’une surface dure, impénétrable. Un mur aussi invisible qu’infranchissable m’interdisait toute incursion au-delà du rivage.

    Une colère immense m’envahit alors. Je ne pouvais supporter de voir ces êtres passer devant moi ainsi. Il me semblait que pour eux « tout n’était que beauté, luxe, calme et volupté ». Alors même que pour moi, tout n’était que douleur, haine et confusion. Je voulus en attraper d’autres pour les réduire à nouveau en cendres, mais ils se mirent alors à m’éviter ostensiblement. J’eus beau longer la rive, leur lente procession s’infléchit pour ne plus jamais passer à ma portée.

    Je restai ainsi de longues heures, prostrée sur le rivage, la rage au ventre. Ma haine ne fit que grandir devant tant d’impuissance.

    Chapitre 2

    Et puis soudain ça arrive. Comme ça… Sans crier gare… L’iPhone d’Elektra se met à vibrer… une seule et unique vibration… une vibration solitaire comme une démangeaison subite aussitôt disparue… Elektra sait que cela ne peut être qu’un texto, car elle a programmé son téléphone ainsi. 2 vibrations : un email, 1 vibration : un SMS…

    Mais 23 h 15 ? Christophe ronfle certainement déjà quelque part dans une chambre d’hôtel 2*. Papa ? Peut-être… Mais non, il est en Afrique sur la trace de je ne sais quelle Reine de Saba à peine plus qu’adolescente… Alors qui ?

    – Bonsoir Elektra, je ne vous dérange pas j’espère… Je vous avais promis de revenir vers vous pour vous donner les références de ce livre dont nous avions parlé (!) lors de mon passage avec ma fille…

    – Euh… je ne me souviens plus très bien… mais si vous le dites…

    – Et puis je voulais vous remercier aussi.

    – Me remercier… mais de quoi ?

    – Eh bien, venu pour acheter un avion je repars avec un petit morceau de vie… j’espère qu’il ne vous manquera pas… petite bille multicolore rangée dans ma boite à souvenirs… Étrange comme en si peu de temps tant de choses si personnelles ont pu être échangées… Alors merci pour ce moment délicieux, mais malheureusement trop court… j’espère que nous pourrons nous revoir… Du reste, je repasserai peut-être vendredi soir ou samedi matin en remontant sur Paris. Si tel est le cas, je vous enverrai un petit SMS… Bon courage à vous. Je vous embrasse.

    Tels sont les premiers mots échangés entre Elektra et cet homme. Étrange. La conversation pourrait en rester là et Elektra commence à se demander ce que tout cela peut bien vouloir dire. C’est la première fois qu’elle converse ainsi avec un client. L’heure aussi a quelque chose d’incongru. Comment peut-on avoir envie d’envoyer un SMS à une commerçante à 23 heures passées ? Elle sent que quelque chose commence à pousser au fond de sa conscience… Comme une herbe bizarre, là-bas, tout au fond du jardin. Au-delà du gazon propre et bien entretenu de son univers conscient. Une herbe pas comme les autres. Même parmi les herbes folles qu’elle sait foisonner sous les frondaisons humides et obscures de ses pensées les plus intimes. Cette herbe-là ne partage aucune familiarité botanique, aucune racine commune avec ses peurs enfantines, ses fantasmes domestiques, ses folies douces… Il lui semble que quelque terreau organique humide, un humus à l’odeur musqué, a soudain éclos dans un repli du terrain. Elle se demande quel vent a bien pu y apporter la graine d’où commence à germer un végétal totalement étranger à son herbier familier…

    Soudain, son téléphone se remet à vibrer…

    – Vous êtes toujours éveillée ?

    – Oui, mais il est tard et je…

    – Je sais, mais j’ai écrit quelque chose pour vous et je ne parviens pas à trouver comment vous l’offrir. Alors je me dis qu’en vous l’envoyant comme ça… si vous ne souhaitez plus entendre parler de moi, ça vous sera facile de m’ignorer en me traitant de malade…

    – Euh… oui en effet… ya un peu de ça…

    – C’est un poème et je ne sais pas pourquoi, mais je trouve qu’il vous va bien.

    À qui va le monde…

    À ceux qui attendent et ceux qui pleurent

    Ceux qui demandent et ceux qui meurent

    Ceux qui regardent et ne voient pas

    Ceux qui se gardent et ne donnent pas

    Le monde n’est pas pour eux

    Il est triste et vieux…

    Pour tant d’autres, il n’y a rien

    Rien d’autre de bien

    Qu’un monde qui ne vaut rien

    Presque une nuit sans fin…

    Mais ceux qui chantent et ceux qui rêvent

    Ceux qui plantent et ceux qui aident

    Ceux que caresse le vent

    Ceux que bercent les amants

    Le monde est fait pour eux

    Il brille dans leurs yeux…

    Le premier réflexe d’Elektra est de couper court et d’éteindre son portable… mais elle lit le poème une seconde fois. La coïncidence entre l’évocation de « ceux qui plantent et que caresse le vent » et ses propres sensations végétales lui parait suffisamment étrange pour qu’elle suspende son geste.

    – Je suis gênée… jamais personne ne m’a écrit un tel poème…

    – Vous aimez ?

    – Oui… je me sens touchée par ces vers… ils résonnent en moi.

    – J’ai écrit d’autres poèmes… Des plus sombres et des plus ardents… Plaintes de tristesse et chants d’amour… À suivre peut-être si le cœur vous en dit…

    – Qui sait ? Peut-être si vous repassez vendredi… Si partager un café avec quelqu’un d’intensément fatigué ne vous effraie pas…

    – Non. On dit 14 h 30 ?

    – Oui…

    Mais qu’est-ce qui me prend ? Je suis en train de lui donner rendez-vous par SMS pour vendredi… Je dois être redevenue folle comme l’autre jour quand il était là à pérorer dans la boutique… Si les portables avaient existé quand j’avais quinze ans je n’aurais pas fait pire !

    Quelque part, tout au fond de la forêt, la plante frissonne. Elle pousse un soupir faisant tomber une pluie de spores avides dans l’humus parfumé…

    Et la vie d’Elektra reprend son cours monotone. Heureuse, triste ou joyeuse selon ses états d’âme. Aucun évènement digne d’attention pour briser la houle lancinante des habitudes provinciales qui avaient fini par avoir raison de sa fantaisie…

    Même les éclats de la guerre larvée, mais permanente, que se livrent Lilypala et PouéLou ne lui parviennent qu’assourdis. Comme enveloppés dans une gangue de mousse isolante. Mieux encore, comme l’écho d’une bataille lointaine sur un théâtre d’opérations qu’on devine plus qu’on ne le voit. Une angoisse qui tend nos nerfs, mais semble ne jamais vouloir nous concerner tout à fait…

    Elle connait bien cette sensation familière. C’était sa manière à elle de s’éloigner des zones dangereuses. Celles que son intuition lui signale, tel l’homme de vigie veillant au grain… Elle sait qu’une tempête approche. Qu’il est temps de rentrer la toile et de fermer les écoutilles. Elle se sent pareil aux marins encalminés dans un air lourd et immobile regardant s’avancer inexorablement la barre de nuages noirs annonciatrice d’une « furie de temps ».

    Et elle aime ça… Le souvenir des murs d’eau qui se dressent à l’arrière du bateau, soulevant la poupe… La proue qui s’enfonce. Le navire qui se met à vibrer en accélérant… La peur aussi. Au moment précis où la vague passe sous la quille transformant l’étrave en charrue, cabrée, labourant l’eau grise. Prête à s’y enfourner cul par-dessus tête… Puis enfin la délivrance… La vague, passant de la poupe à la proue, dont la charge furieuse donne un instant l’impression que le bateau recule… Séance de cheval à bascule hystérique dans un tambour de machine à laver démente…

    Elle a vécu cela plusieurs fois avec son père en Atlantique. Les souvenirs de ces moments, blottie dans les bras de son père, tremblante de peur et d’excitation tout à la fois, étaient ce qu’elle avait connu de plus intense comme sensations avant qu’elle grandisse et s’ouvre aux extases amoureuses. Encore qu’à bien y réfléchir, peu de ces extases avaient en réalité réussi l’exploit d’en supplanter l’intensité. Et en tout cas aucune de celles de sa vie de femme mariée…

    Et puis c’est vendredi…

    – Ça y est je suis arrivé. Faites-moi signe quand vous êtes disponible…

    – Nous irons chercher un café plus loin…

    – OK, on se retrouve devant le magasin ?

    – Oui.

    – J’y suis.

    – J’arrive.

    De la suite Elektra ne se souvient plus vraiment… ils s’en vont chercher un café dans le salon de thé à quelques pas de là, puis s’installent à la grande table dans la boutique… Lorsqu’ils retournent au salon de thé pour prendre un jus de banane et un de fraise ils ne se vouvoient déjà plus… Il parle, parle, parle… De tout et de rien… Elle écoute, buvant son jus de fraise et de paroles mélangées… Elle aime bien sa voix calme et passionnée… Dans un glissement progressif, ils en arrivent à se raconter leurs vies respectives comme de vieux amis qui se seraient perdus de vue depuis vingt ans. Se pressant de remonter le temps pour démêler l’un et l’autre l’écheveau de leurs existences solitaires…

    Il la regarde. Intensément. Plus intensément encore qu’à leur première rencontre.

    Ce matin, sans vraiment y réfléchir, elle a enfilé son vieux jean troué et un petit chemisier blanc. Simple. Aussi désarmant que sensuel… Elle a ses bottines de cuir souple à talons plats qui lui donnent un air d’adolescente « aimant la nature et les chevaux sauvages ». Enfin, c’est le genre de commentaire pathétique que lui fait Christophe en se moquant gentiment d’elle, les rares fois où il lui arrive de faire attention à ses tenues vestimentaires. Elle sent le regard de l’homme glissant sur elle… Sensation étrange… Tactile… Telle la main d’un aveugle caressant un visage pour en deviner les formes…

    Il la contemple si intensément qu’elle peut sentir des doigts glisser sur sa joue, descendre le long de son cou, s’enrouler sur son épaule. Frôler la courbe d’un sein… La chaleur d’une paume plaquée sur son ventre la cloue sur sa chaise alors même qu’il se tient, là, de l’autre côté de la table. À deux bons mètres d’elle… Elle a beau se concentrer sur ce qu’il lui raconte, son corps oscille sous la charge de ce regard impitoyable.

    Les déchirures du jean deviennent des plaies béantes chaque fois qu’il lui arrive d’y contempler la chair offerte d’Elektra…

    Ils sont interrompus plusieurs fois par des clients, et même une amie passant pour la remercier d’avoir invité son fils à l’anniversaire de Lily.

    Chacune de ces interruptions est pour elle comme une intense bouffée d’air captée avidement par un noyé qui refait surface, un instant, avant de replonger dans le tourbillon furieux qui l’entraîne vers le fond… Mais elle sait qu’à peine le visiteur ressorti, elle retournera, consentante, à la table du supplice…

    Et puis c’est 19 heures… L’heure de fermer et de retrouver les enfants.

    Ils se lèvent, s’approchent. Leurs visages se tendent l’un vers l’autre… Ils s’embrassent sur la joue… Elle sent cette infime hésitation. Une fraction de seconde sans doute. Le moment où les lèvres de l’homme pourraient glisser sur les siennes encore entrouvertes… Elle perçoit dans son regard une lueur étrange… Elle ne fait rien pour l’encourager… Pire encore. Elle détourne sa joue pour rendre impossible toute tentative de glissade, volontaire ou non…

    Elle meurt à cet instant précis. Et se réveille lorsqu’il franchit le seuil de la boutique, laissant flotter derrière lui les seules paroles capables de la ressusciter. « À bientôt. »

    Pour la première fois depuis son mariage treize ans auparavant, Elektra se sent coupable. Elle a beau se répéter qu’il ne s’est rien passé, quelque chose au fond d’elle s’agite, qu’elle n’arrive pas à considérer comme « normal ». Elle ne peut plus ignorer la germination secrète qui prend corps. L’humus ne se contente plus de son obscur repli de terrain initial, il s’étend. Commence à recouvrir les frondaisons familières de sa conscience.

    Les spores répandues ont soif d’espace. Elles réclament plus de lumière. Plus de conscience aussi. Elles savent comment s’y prendre pour coloniser le monde qui s’offre à elles. Elles ont entrepris de synthétiser les acides aminés nécessaires à leur expansion, ayant maintenant accès à la source où puiser l’énergie dont elles ont besoin.

    Et Elektra la sent aussi cette source chaude d’où, nuit et jour, s’écoule maintenant ce qu’elle ne peut plus endiguer. Du désir.

    Elle sent sa culpabilité s’étendre. Elle a commencé par croire qu’elle ne serait qu’une goutte d’huile en suspension dans l’eau. Qu’il lui suffirait de prendre garde, de ne pas trop agiter la bouteille, pour que l’huile demeure

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