Le sel de nos bouches: Thriller
Par Hervé Genot
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À propos de ce livre électronique
Valentin joue dans les bars et restaurants de la région avec son groupe. Il fait la connaissance d’un producteur qui lui propose un concert dans une belle salle pour commencer. Joan, elle, décide d’exposer. Valentin se propose d’aller travailler à l’usine pour quelque temps et rapporter un peu d’argent pour préparer l’exposition. Un jour, alors que rien ne présageait un tel événement, Joan et Ingrid disparaissent sans explications. Valentin et Sven partent à leur recherche. Ce livre, en forme de mini-intrigues, raconte la vie, les démons, la folie ordinaire, les trahisons de ce petit monde d’artistes, la manière que ces hommes et ces femmes ont de se compléter si c’est possible. Comme une multitude de lignes qu’on croit parallèles pour finalement découvrir qu’il n’en est rien.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Hervé Genot est installé à Nice depuis trente ans. Passionné de littérature et d’écriture, il publie un premier recueil de poèmes à l’âge de 22 ans principalement inspiré par un voyage en Polynésie Française. En 2019, il publie la biographie de son père. Musicien, auteur-compositeur-interprète, il se produit dans différentes formations dans toute la France depuis vingt ans. Le sel de nos bouches est son premier roman.
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Aperçu du livre
Le sel de nos bouches - Hervé Genot
Hervé Genot
Le sel de nos bouches
« Reste sur tes gardes et le pire pour toi
ne sera qu’un jour ordinaire. »
Anonyme
I
Bien calé sous le parasol, je regardais la mer tranquillement, un café à portée de la main. Le soleil était à la verticale, la chaleur torride. De là où j’étais, j’entendais, d’un côté, le doux gazouillis du réfrigérateur, et de l’autre celui des cigales dans les genêts. Jusque-là, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes, et pourtant n’est pas Candide qui veut. Il devait être deux heures de l’après-midi et je venais juste de me lever. Les soirées étaient difficiles en ce moment. J’avais mis un caleçon vert pomme et mon seul projet de la journée était d’aller me baigner dans une heure ou deux. Jusque-là tout allait vraiment bien.
Elle est arrivée les bras chargés de paquets. À l’expression de son visage, j’ai tout de suite compris que je commençais à m’endormir.
– Merde ! Qu’est-ce que tu fous ? elle a gémi.
– Bah… Rien de précis.
Songeur, je me suis gratté une oreille et j’ai passé une main sur ma barbe de quatre jours. J’ai pensé que dix secondes auparavant, j’étais un homme libre, que je n’avais pas de femme, que la mer était bleue et que le ciel était limpide. Mais tout ça c’était révolu. Elle a posé ses paquets devant le frigo et elle est revenue me voir les mains sur les hanches :
– Et mes toiles ? Et mes tubes ? Tu les as achetés ? !
Avant de lui répondre, j’ai cru opportun de glisser un regard plus amer encore que mon café qui refroidissait tranquillement dans sa tasse. J’en attendais un conseil mais il ne m’a pas entendu.
– Merde… j’ai dit.
– T’assure pas une bille. Tu crois pas que j’ai assez de boulot ? Qu’est-ce que t’as fait ce matin ?
– Pas grand-chose. Si, j’ai bu deux cafés.
Elle a passé une main légère dans ses cheveux. Au loin, sur la mer, je distinguais une voile blanche minuscule et le Cap, plus à l’ouest, qui s’étirait majestueusement dans l’eau. Elle aurait été ma mère, je crois qu’elle m’aurait collé une baffe. Je me suis levé, j’ai attrapé ma tasse et je l’ai vidée d’un trait.
– Ok ! j’ai dit, ok, j’ai oublié. J’y vais.
J’ai passé un tee-shirt en vitesse, pris mes clefs au vol et je suis sorti de la maison les cheveux encore ébouriffés. Pendant ce temps, Joan remplissait le frigo de nourriture. Une chose était sûre, avec elle, je ne mourrai jamais de faim ni de soif à moins de négocier une grève au nom des concubins martyrs. Régulièrement, elle prenait les billets que je déposais sur l’étagère et elle s’occupait du reste.
J’étais déjà devant la voiture quand elle est arrivée en courant. Elle m’a saisi un bras et j’ai failli tomber à la renverse.
– T’oublies pas quelque chose ? elle m’a demandé.
J’ai pas eu le temps de répondre qu’elle m’avait déjà passé une main autour du cou. Elle s’est collée contre moi et elle m’a embrassé sauvagement.
– T’as pris la liste ?
J’ai commencé à rouler dans un nuage de poussière, en sifflotant et en cherchant à tâtons un CD dans la boîte à gants. J’ai jeté un œil en direction de la mer, elle était toujours là. J’étais sûr d’une chose : Joan était une fille formidable.
À vrai dire, ce n’était pas une corvée d’aller chercher du matériel pour elle. J’éprouvais même une certaine joie à transporter ses pinceaux, ses toiles et autres dissolvants. C’était concret, particulièrement vivant à mes yeux. Je savais qu’un jour sur le tissu, il y aurait des portraits, des paysages ou que sais-je encore ? Et puis c’était Joan tout entière que j’aidais. J’étais un peu son mécène et parfois il m’arrivait de penser que je l’inspirais.
Elle s’occupait de tout à la maison et cette maison elle vivait, elle était bel et bien habitée. Cette fille était une maniaque de la propreté, pas de l’ordre, mais de la propreté. Je pouvais toujours installer un bordel innommable sur la table, il fallait pourtant que la maison soit propre, qu’il y ait toujours dans l’air une vague odeur de produit d’entretien, qu’elle soit aérée, que les draps soient blancs, que les oreillers soient frais, que cette baraque respire. Parfois je me disais que j’étais un gros con de macho. Un symbole du sacro-saint modèle patriarcal qui veut que madame soit derrière les fourneaux histoire de la fermer. J’avais du mal à m’en défaire.
Malgré tout je n’étais pas un fanatique de l’aspirateur, mais il m’arrivait assez souvent de l’aider et généralement ça finissait par une bataille d’eau ou d’oreillers. On était quitte pour tout recommencer.
J’avais mis un moment avant de lui dire de venir habiter chez moi. J’avais plutôt été méfiant au début. Des Joan, j’en avais vu défiler deux ou trois et ces histoires-là m’avaient rudement compliqué l’existence. Je m’étais rendu compte à cette époque, que partager ma vie revenait en quelque sorte à donner les trois quarts du gâteau à l’autre. Surtout quand, au bout du compte, je voulais reprendre ce qui m’appartenait. Cette Joan-là n’était pas comme les autres. C’est un peu comme si on avait conclu un marché tacite. Elle avait pris pension chez moi. En échange, elle tenait la maison et surtout elle peignait, à ma grande satisfaction, même si je n’avais pas forcément l’œil averti du peintre.
Je suis sorti de la boutique les bras encombrés de paquets et le montant de la facture en travers de la gorge. C’était pas donné tous ces trucs-là. Être artiste était une chose, être riche en était une autre. J’ai balancé les sacs sur la banquette arrière. La chaleur devenait insupportable et j’adorais ça, mais j’avais trop soif pour résister à une bière bien fraîche.
Je me suis jeté dans le premier bar venu. J’ai abaissé le bras comme si je tenais la manette et le type a compris tout de suite. Le doux liquide a coulé dans ma gorge avec une telle facilité que je n’ai pas pu m’empêcher de commander un autre verre. Au dehors la ville grouillait et d’une manière générale les gens me paraissaient heureux.
Ici, c’était l’été toute l’année. Le vent, et il y en avait souvent, était tiède et chargé d’un sable fin qui vous arrachait la gorge. Ou bien il transportait une douce odeur d’ambre solaire dans un été perpétuel. En vérité, les gens riaient parce qu’il y avait du soleil à faire exploser tous les thermomètres et il était plutôt difficile d’être triste avec un climat pareil. Enfin… Moi je fonctionnais comme ça.
Je me suis assis derrière le volant de la voiture et dans une chaleur suffocante, j’ai roulé une cigarette. Je crois que j’aurais donné ma guitare et mon ampli avec pour une décapotable. J’ai ouvert toutes les vitres en grand et j’ai déboîté sagement.
Je roulais lentement et le vent qui s’engouffrait me caressait le visage en répandait une agréable odeur de thym tiède. Je savourais d’autant plus ces moments de solitude que j’appréhendais systématiquement mes retours à la maison. À chaque fois je me posais cette question : « Qu’est-ce qu’elle va encore inventer ? » Joan était un oiseau imprévisible et elle rythmait parfois ma vie avec un peu trop de brutalité. À tel point qu’il m’arrivait de regretter le bon vieux temps du célibat, bercé par les mille gestes finement calculés au fil des jours, que rien ne pouvait bousculer. Dieu que la vie était douce, un peu raide parfois le soir venu, mais qu’elle était douce cette vie-là que rien ne pouvait dérégler vraiment.
À part elle peut-être.
Elle n’a pas bronché quand je me suis planté devant elle avec tous ses machins dans les bras. Elle peignait les fesses à l’air, uniquement vêtue d’un tee-shirt, assise sur son tabouret au fond de la pièce. Derrière elle au travers de la baie vitrée la lumière du dehors plongeant dans ses cheveux. Elle avait l’air soucieuse. Elle suçait le bout de son pinceau en regardant son œuvre. Je me suis avancé vers elle et j’ai tout laissé sur la table de fortune qui lui faisait office d’atelier.
Je me suis ensuite offert le luxe de poser mes mains sur ses épaules et, de là où j’étais, je pouvais voir quelques rayons mordorés riper sur ses cuisses. Elle a levé la tête pour me regarder, l’air absente et j’ai hésité entre la tendresse et la fermeté. Finalement, au bout d’un quart de seconde, j’ai opté pour la deuxième solution. Je n’ai même pas pensé à regarder son tableau.
Parfois, il n’était pas aussi facile que ça de passer à l’acte. Je lui ai retiré son pinceau de la bouche, j’ai laissé traîner mes mains jusqu’à ses hanches et je les ai remontées en lui arrachant son tee-shirt. Je l’ai fait pivoter, je me suis mis à genoux et j’ai plongé mon nez dans son ventre. Elle a poussé un soupir délicieux et j’ai pensé que la vie, depuis que Joan vivait chez moi, était un véritable conte de fées. Ça durait depuis quelques mois et le pire de tout c’est que je commençais à y croire.
II
Bien entendu, c’est toujours Fred qui mettait le plus de temps à s’accorder. En revanche, dès qu’il était parti on ne pouvait plus l’arrêter. C’était le soliste, discipliné, scolaire un peu coincé avec de temps en temps des éclairs de génie. Sa manière de faire nous déconcertait. Je commençais à m’impatienter, le bar était bondé, c’était pire que dans un métro aux heures de pointe et presque tous les regards s’étaient posés sur nous. C’était l’endroit le plus branché de la ville, au bas mot deux cents personnes tous les soirs en permanence dans la salle.
– Tu le trouves ton La ? j’ai demandé.
Il m’a fait un signe de la main, tout concentré qu’il était sur son accordeur. On attendait plus que lui. La foule n’était pas encore en délire mais pas loin, à cause sûrement de tout cet alcool qui circulait dans les veines. Je ne parle pas du reste, des autres produits.
Nous étions en super forme et pour ma part, c’est vers ces heures-là, dix heures du soir, que j’émergeais. En vérité ma journée de travail débutait là, à l’aube de la nuit, si l’on peut dire, et si on ne voulait pas se faire virer il fallait assurer tous les soirs. Et quatre soirs par semaine on assurait. J’en étais même surpris. C’était un engagement fou, aucun groupe de la région n’avait le même.
J’avais déjà un peu tourné et par expérience je savais qu’un groupe c’était plutôt difficile à maîtriser. Un musicien, ça allait, mais ce n’était pas à proprement parler un groupe, deux, ça pouvait bien coller, trois, si on était soudé comme les cinq doigts de la main, je voulais bien y croire, quatre et plus ça tenait de l’exploit.
Au Bird on était quatre parfois cinq avec Sven au saxophone ténor et on venait tous pour la même chose : la musique. Le sang coule dans les veines, la musique aussi. C’est un flot régulier, une sensation, un partage, une fusion, une pulsation surtout. On rêvait. Pour dire toute la vérité, les gens ne venaient pas vraiment pour les textes mais plutôt pour la musique, parce qu’il y en avait une bonne poignée sur cette terre qui aimait se déglinguer la cervelle avec une dizaine de bières, se faire bouillir les hormones à regarder fixement une paire de fesses se balancer et se ronger les ongles sur une musique colorée, puissante et rythmée. C’est pour ça que les bars nous engageaient, nous les musiciens.
Tout le monde y trouvait son compte, nous sur la scène et les autres qui devaient se saigner les cordes vocales pour parler et dire des choses qui, finalement, n’avaient pas besoin d’être vociférées, voire qui n’avaient aucun intérêt.
On jouait de dix heures du soir à deux heures du matin. À la fin de la première chanson on était déjà tous en nage. À croire qu’Edgar, le patron, n’avait jamais entendu parler de climatisation. Mais tout rentrait assez vite dans l’ordre parce qu’il avait de sacrées bonnes marques de bière.
C’est là que j’avais rencontré Joan. Ce soir-là, j’avais un peu forcé et elle avait dû me raccompagner chez moi. Elle avait fouillé mes poches et ouvert la porte d’entrée pendant que je lui déblatérais un pamphlet dissonant sur l’amour et la musique et les liens qui les unissaient. Et elle m’avait laissé là comme une vieille chaussette, au beau milieu de la nuit avec un rayon de lune comme compagnon.
Le lendemain matin, après avoir ingurgité une demi-douzaine de cachets d’aspirine, je compris qu’elle n’était pas comme les autres, que malgré son allure frivole, elle n’était pas femme à se faire attraper le premier soir. Il m’avait fallu deux semaines de verveine et de jus d’orange pour parvenir à mes fins. Ce fut là une belle première leçon.
Ingrid a franchi le seuil du Bird vers minuit. Je chantais la dernière chanson du premier set. On ne pouvait plus distinguer le barman derrière trois épaisses rangées de clients, agglutinés les uns contre les autres. Les verres s’entrechoquaient, des clients criaient pour commander quelque chose, les rires se mêlaient aux cris et de temps en temps on entendait, au milieu du brouhaha, une chope se briser au sol. Dehors sous la terrasse couverte faite de bois et de toile, un gros nuage gris poussière enveloppait les fumeurs.
Aux tables qui bordaient la scène, il y avait toujours une grappe de filles, disons un soir sur deux. Elles prenaient des poses, on ne savait jamais vraiment comment les interpréter. Elles ramenaient une mèche de cheveux en arrière ou elles tapotaient leur verre du bout des ongles, les yeux dans le vague. Parfois, sur un regard plus appuyé, l’un d’entre nous finissait par aller à la rencontre, à l’occasion de la pause. En général elles étaient là pour quelque chose de bien précis. Il m’arrivait d’être l’heureux élu, privilège du chanteur, celui qui lèche la scène pour en boire la sueur, mais ce n’est que très rarement que je payais l’orangeade. Un vrai musicien n’est pas un homme riche. Tous les soirs il prend son cacheton et s’en va dépenser sa peine le jour qui suit. Jusqu’au prochain cacheton. Et ainsi de suite.
Ingrid était une fille que l’on remarquait tout de suite parce qu’elle avait une chevelure abondante et ondulée qui descendait jusqu’au bas de ses fesses. J’adorais ça et je savais être très faible quand je voulais. On a laissé nos instruments se refroidir un peu et on s’est frayé un chemin jusqu’au bar. Au passage, Ingrid m’a attrapé un bras. Cette fille pétait la vie, elle avait sûrement les plus beaux yeux de la terre et je passe sur le reste. Je me demandais souvent comment Sven avait pu s’y prendre pour faire une telle beauté.
– Salut.
Je l’ai aussitôt accrochée à la taille.
– Tu me payes un verre ? j’ai proposé.
– T’es gonflé toi. Tu crois peut-être que je fais le trottoir pour payer mes études ?
– Ton père ne vient pas ? j’ai demandé.
– C’est un vieux con ! Il s’est enfermé à double tour dans son bureau.
– Il devait jouer avec nous ce soir…
– Il écrit.
Maintenant je tenais fermement le bord du comptoir dans une main et de l’autre j’essayais d’agripper le barman. Dans le sillage, Richard et Fred nous avaient suivis.
– Et Joan elle est où ?
J’ai fait un vague signe de la tête pendant que le type alignait les verres sur le comptoir. Ingrid avait la fâcheuse habitude de fixer son interlocuteur au cours d’une discussion. Ça me gênait un peu. C’était pourtant un signe de franchise et de respect.