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Petit-Breton: Gentleman cycliste
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Petit-Breton: Gentleman cycliste
Livre électronique320 pages4 heures

Petit-Breton: Gentleman cycliste

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À propos de ce livre électronique

Rares sont les coureurs de la Belle Époque dont la renommée a franchi tous les écueils du xxe siècle pour parvenir jusqu’à nous. Combien sont-ils, ces pionniers dont le nom semble familier même au profane ? Trois, peut-être quatre : Eugène Christophe, qui s’est offert l’éternité en réparant sa fourche à Sainte-Marie-de-Campan, François Faber et Octave Lapize, vainqueurs du Tour de France morts au champ d’honneur. Et, bien sûr, Lucien Petit-Breton. Ce nom, qui n’était d’ailleurs pas le sien, résonne encore voluptueusement à l’oreille des amateurs de cyclisme. Une volupté qui doit autant au charme de l’époque qu’à la vie et à la personnalité de l’homme. Pourtant, que savons-nous de lui ? Pas grand-chose… Pour beaucoup, Petit-Breton n’est qu’un nom vaguement familier auquel il est difficile d’accoler une image ou des faits. Le cycliste cachait pourtant un homme aux qualités remarquables. Photographe éclairé, aviateur, polyglotte, mécanicien hors-pair, amoureux des belles-lettres, le Breton multipliait les talents. Outre sa carrière bien remplie - l’un des plus beaux palmarès d’avant-guerre - cet ouvrage a pour vocation de faire découvrir les autres facettes de Lucien Petit-Breton, qui font de lui un archétype de son temps. Sa mort, survenue au cours de la Première Guerre Mondiale, participe de sa légende et contribue à l’inclure dans une époque qu’il aura marquée de son empreinte, rayonnant au-delà du seul sport cycliste.
LangueFrançais
ÉditeurPublishroom
Date de sortie28 mai 2020
ISBN9791023615289
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    Aperçu du livre

    Petit-Breton - David Guenel

    Prologue

    C’est la cohue ! Sitôt le dernier concurrent arrivé, la piste du vélodrome Buffalo est envahie par une foule en liesse. Tentant de se frayer un chemin parmi les spectateurs qui l’encerclent, le héros du jour ne semble pas réaliser ce qu’il lui arrive. Son regard vide semble plus le fruit de l’incrédulité que de la fatigue, pourtant bien réelle. Comment pourrait-il en être autrement après cette course longue de 24 heures ? Alors qu’il avance de plus en plus péniblement vers son clan, le champion est soudainement étreint par un spectateur. C’est son frère Paul. À cet instant seulement, il réalise la portée de son accomplissement. Il vient d’enlever le Bol d’Or, l’une des plus prestigieuses épreuves du monde. Des larmes se mêlent alors à son sourire enfantin. Oubliant le tumulte qui l’entoure, il sanglote sur l’épaule de Paul. Quelques instants plus tard, une main sépare les deux frères. Benjamin de la fratrie, le jeune Anselme veut également féliciter son frère. Et c’est lui, cette fois, qui pleure contre la poitrine de son ainé.

    Après s’être extirpé des bras fraternels et avoir reçu l’accolade de son entraîneur, il embrasse Georget. Qu’il lui aura donné du fil à retordre, le Léon ! La deuxième place de ce champion ne fait que rehausser le prestige de sa propre victoire. Enfin, soudainement épuisé, écrasé par la charge émotionnelle de ces dernières heures, il s’isole sur la pelouse au centre de la piste. Ainsi, les sacrifices consentis depuis deux ans, les échecs, la précarité… Rien de tout cela n’aura été vain. Cette soirée étouffante du 14 juillet 1904 lui offre enfin le grand succès derrière lequel il courait depuis son retour en France deux ans et demi plus tôt. Allongé, le bras droit replié sur les yeux, le garçon de 21 ans ne peut s’empêcher de repenser au chemin parcouru pour en arriver là. Il songe à ses parents, restés en Amérique. Les défis qui l’attendent sont immenses, mais il n’en doute plus désormais, il saura les relever, et fera briller haut, très haut, ce nom de Petit-Breton qu’il s’est inventé.

    NAISSANCE D’UNE VOCATION (1882-1902)

    I

    Octobre 1888. Le soleil est de plomb sur Buenos Aires. La brise qui pénètre dans l’embouchure du Rio de la Plata permet tout juste de rendre la chaleur supportable. Comme à chaque fois qu’un navire en provenance d’Europe accoste, le port de la grande cité est en ébullition. Plusieurs agents du service sanitaire sont montés à bord et inspectent une première fois les passagers de troisième classe. Au pied de la passerelle, les services migratoires attendent, tandis que des dizaines de débardeurs, de récents migrants pour la plupart, se tiennent prêts à décharger la marchandise. Descendant du pont supérieur du navire, Clément Mazan et son épouse Désirée n’ont pas un regard sur l’agitation de la jetée. Après trois semaines de navigation, ils se hâtent de regagner la terre ferme, pour donner enfin corps à leur rêve d’Amérique. Bousculés par des passagers encore plus impatients qu’eux, ils se fraient un passage dans les coursives. Instinctivement, Désirée serre contre sa poitrine sa fille Gabrielle, âgée de quatre mois. Dans les bras de Clément, Zoé, deux ans, s’est endormie malgré l’effervescence qui règne autour d’elle.

    « Nous y sommes ! » La phrase qui sort de la bouche de Clément, qui se voudrait conquérante, est surtout empreinte de soulagement. Et le regard qu’il échange avec son épouse est davantage empli d’appréhension que de défi. Le premier pied posé sur le sol argentin ne produit pas le soulagement espéré. Le répit sera pour plus tard. Pour l’heure, la masse qui s’écoule du bateau pousse inexorablement, le jeune couple doit suivre le mouvement. Outre les deux petites filles, ils prennent garde à ne pas lâcher la malle qui constitue leur seul bagage. Ils n’ont emporté avec eux que le strict nécessaire aux premiers mois de leur installation en Argentine : l’outillage de Clément, quelques effets personnels et quelques objets de valeur. Si tout se passe bien, le reste leur sera envoyé dans quelques mois, quand leur situation dans la capitale argentine sera établie.

    Depuis 1876 et la Loi Avellaneda, du nom du président argentin sous laquelle elle a été adoptée, l’Argentine est devenue l’un des principaux pays d’immigration du monde. En facilitant l’intégration des nouveaux venus, cette loi doit inciter un maximum de personnes à s’installer dans le pays. Dotée de territoires immenses, la jeune république peine en effet à se développer faute de main-d’œuvre. Tout nouvel arrivant se voit donc offrir d’alléchantes perspectives : un toit pour les cinq premiers jours, une formation professionnelle pour qui le souhaite, un accompagnement pour la recherche de travail, et même des terres sous certaines conditions. Pour être sûr que la nouvelle de ces avantages traverse l’Atlantique, l’État argentin a envoyé plusieurs émissaires sillonner l’Europe pour diffuser l’information.

    Le port est désormais fourmilière. Dans une interminable file indienne, Clément et Désirée piétinent en direction de l’Hôtel de l’Immigrant. Depuis leur débarquement, ils n’ont échangé que quelques mots. La fatigue, la nervosité et une tension quasi palpable dans l’atmosphère leur nouent la gorge. Par chance, Gabrielle dort dans les bras de sa mère, et Zoé, qui s’est réveillée, promène calmement ses grands yeux ébahis sur ce monde nouveau qui l’environne. Perdus dans leurs pensées, les parents regardent sans le voir l’auguste bâtiment fraîchement inauguré vers lequel on les dirige. Étrange polygone à seize côtés, il remplace un petit bâtiment vétuste qui ne permettait plus d’accueillir les arrivants dans de bonnes conditions. Il faut plus d’une heure à la famille pour en atteindre l’entrée principale, pourtant distante de seulement quelques hectomètres. Ici, on examine de nouveau chaque voyageur, mais le flux est tel que l’examen reste sommaire. On s’assure en priorité que les arrivants sont âgés de moins de 60 ans, valides et non porteurs de maladie contagieuse. C’est plus tard et autre part que leur avenir sera tranché.

    Clément et Désirée regardent nerveusement autour d’eux. Autant par curiosité que pour croiser un regard amical, qu’il provienne d’un fonctionnaire argentin ou d’un migrant, comme eux. Au cours de la longue traversée, ils ont eu le temps de se lier avec quelques personnes qui partageaient leur situation. Des Français, pour l’essentiel, puisqu’ils ne parlent aucune autre langue. Mais ce sont surtout des Italiens, des Polonais ou des Espagnols qui ont embarqué à leurs côtés. Passer trois semaines en mer pour traverser l’Océan Atlantique, cela force à réfléchir. Entrent alors dans la tête tout un tas d’idées sur lesquelles on aimerait ne pas s’arrêter. Le doute, qui les habitait discrètement depuis leur résolution de quitter la France, a tranquillement pu coloniser leurs esprits inoccupés. Et les discussions que Désirée, mais surtout Clément, ont engagées avec les autres passagers ne l’ont pas dissipées. D’un naturel inquiet, Clément était surtout préoccupé par la différence entre sa propre situation et celle des autres passagers. Pour la plupart, ils ne laissaient derrière eux que malheurs et mauvais souvenirs. Agriculteurs sans terre, ouvriers sans travail, parias politiques ou anciens condamnés, ils quittaient sans regret une Europe qui n’avait rien à leur offrir. Sans pudeur, ils détaillaient les innombrables raisons qui les poussaient à partir. Clément, quant à lui, laisse derrière lui une situation enviable. Horloger de métier, il possédait un commerce rentable à Plessé, bourgade situé à une cinquantaine de kilomètres au nord de Nantes. Sans être fortuné, il disposait d’un train de vie que beaucoup de Français pouvaient lui envier en cette fin de

    xix

    e siècle. Membre de la petite bourgeoisie provinciale, rien ne le poussait à l’exil. Certes, une déconvenue lors des législatives de 1885 avait blessé son amour-propre, quand la liste à laquelle il avait prêté son nom avait été sèchement battue. Une défaite électorale, même sans être tête de liste, n’est jamais facile à assumer dans un petit village de campagne. Mais enfin, il s’agissait-là d’un revers d’une importance toute relative. Sa prise de position, durant la campagne électorale, pour les paysans les plus défavorisés, et donc indirectement contre l’élite locale, lui avait aliéné une bonne partie de sa clientèle, qui se comptait justement parmi cette élite. Les affaires avaient donc ralenti depuis, mais était-ce une raison pour tout abandonner ? Maintes fois, au cours de la traversée, alors qu’il était accoudé au bastingage, Clément s’est demandé s’il avait fait le bon choix. S’était-il laissé bercer par l’illusion de la prospérité ? N’était-ce pas présomptueux de vouloir troquer son statut de petit notable local pour celui, plus enviable, de membre de la haute société nationale, fût-elle d’une nation lointaine ?

    Désirée ne partage pas ces doutes. Abreuvée depuis son plus jeune âge à la fontaine des voyages grâce aux livres, elle voit dans cette aventure le moyen de devenir enfin actrice de son existence. Elle sait que son rôle sera crucial dans les semaines et les mois à venir. Sociable, cultivée, dotée d’un sens pratique à toute épreuve, elle sera l’indispensable bras sur lequel Clément pourra se reposer. Si son mari a l’impression d’être à l’initiative de ce nouveau départ, Désirée sait que la vérité est autre. C’est elle qui, innocemment, a un jour laissé sur le buffet un document dans lequel était vantée la vie en Argentine. Lorsque Clément, quelques semaines plus tard, a émis l’idée d’un exil, sans l’envisager sérieusement, c’est encore elle qui, par son enthousiasme, a permis à cette idée de faire son chemin dans l’esprit encore effarouché de son époux. Si elle est là aujourd’hui, Désirée le doit beaucoup à sa propre volonté. Elle en est fière, même si son esprit est obscurci par une image qui ne la quitte pas, celle de ses trois fils, Paul, Lucien et Anselme, qu’elle a laissés derrière elle. Téméraire, le couple n’a toutefois pas souhaité embarquer ses trois aînés dans cet exil plein d’incertitude. Et alors qu’ils attendent dans la chaleur de cette interminable après-midi, elle ne peut qu’admettre que c’était la bonne décision.

    Quelle chaleur ! Malgré fenêtres et portes grandes ouvertes, l’atmosphère est suffocante. Engoncé dans son costume, Clément sue à grosses gouttes. Son épouse n’est pas en reste, elle qui a tenu à se faire aussi élégante que possible avant de mettre pied à terre. Et cette soif ! Depuis combien d’heures n’ont-ils pas bu la moindre goutte ?

    « - Siguiente ! »

    Au regard du préposé, le couple comprend que c’est à lui d’avancer. Tendant ses papiers d’une main qu’il veut sûre, Clément est dévisagé par le fonctionnaire. Il n’a pas besoin de la moindre parole pour comprendre ce que pense l’Argentin. Vêtu avec élégance, le couple se distingue nettement de la masse des personnes du grand hall, comme des membres du Rotary Club égarés au milieu des défavorisés qu’ils ont l’habitude d’aider. Mais, bien vite, après qu’un médecin a sommairement examiné la famille et que leur malle a été ouverte pour une vérification rapide, le fonctionnaire replonge le nez dans sa paperasse, s’empare d’un tampon et, d’un coup sec, valide l’autorisation des Mazan de s’établir en Argentine.

    « - Siguiente ! »

    Alors que Clément serre la petite main de Zoé, Désirée, qui n’avait pas lâché Gabrielle, lui prend l’autre main pour la faire sortir du bâtiment. « On étouffe ! », souffle-t-elle en hâtant le pas. Dehors, des omnibus à cheval transportent les migrants, par vagues successives, vers leur prochaine destination. Dans cette nouvelle attente, les minutes se font de plus en plus longues pour les voyageurs. Se languir au cours de la traversée était supportable, mais ces démarches interminables, alors qu’ils sont si près du but, c’est plus qu’ils n’en peuvent supporter. Se sentant défaillir, Désirée confie Gabrielle à Clément. Le visage pâle, le regard hagard, la jeune femme est proche de l’évanouissement. À quelques mètres de là, un fonctionnaire observe cette femme d’un œil curieux. Son maintien, sa belle robe, son teint pâle, ses traits fins, la blondeur de ses cheveux, tout, chez elle, est fait pour attirer le regard d’un gaucho tel que lui. Comprenant que cette dame élégante a besoin d’aide, le jeune fonctionnaire s’en approche avec un verre d’eau. Levant les yeux vers son bienfaiteur, Désirée le remercie du regard puis vide prestement le verre. Un deuxième verre d’eau apporté par le même fonctionnaire permet aux enfants et à Clément de tromper leur soif pour quelque temps. Clément sourit à sa femme, heureux de la voir revigorée, sachant trop combien il va avoir besoin d’elle. Apprendre une nouvelle langue, créer de nouveaux liens sociaux, rétablir une situation professionnelle, autant de défis auxquels ils seront bientôt confrontés. Cette décision, qu’il croit avoir prise seul, engage terriblement toute sa famille. Depuis le départ du Havre, la culpabilité l’assaille parfois de manière féroce.

    Enfin, ils grimpent dans un véhicule qui les mène vers le centre d’accueil. Ce premier logement en terre sud-américaine est loin d’être luxueux, mais après les couchettes de 3e classe, le confort est une notion qui s’est quelque peu estompée. Constitué d’immenses dortoirs non mixtes, contenant chacun 250 lits, le complexe peut accueillir jusqu’à 4 000 personnes simultanément. Là, isolée dans ce dortoir du bout du monde, malgré toute sa volonté, Désirée ne peut retenir quelques larmes. L’absence de ses fils lui devient soudain affreusement douloureuse. Elle s’assoit sur le rebord de sa couchette et tente de se raisonner. Rien n’y fait. À travers ses larmes, ce n’est pas Clément qui apparaît, pas plus que toutes les femmes s’affairant autour d’elle pour préparer leurs affaires. Non, ce sont ses petits, qui courent autour de l’église, se chamaillent autour de la table, réclament un dernier baiser de leur mère au coucher. Clément, qui a compris l’origine de ces larmes, pose tendrement sa main sur l’épaule de sa femme. L’instant d’après, Désirée s’est déjà reprise. Sans un mot, elle fait un léger signe de tête à Clément, se lève et entreprend de sortir quelques effets de la malle pour sa première nuit argentine.

    Le lendemain, après un réveil militaire dispensé par de grandes cloches, les deux époux se retrouvent, non sans peine, dans l’immense réfectoire. Le petit-déjeuner, gracieusement offert par leur nouveau pays, se compose de pain frais et de café au lait ou de maté. Désirée et Clément ne s’attardent guère. À peine Gabrielle a-t-elle fini sa tétée que tous les quatre se rendent dans les bureaux de l’immigration afin d’entamer les démarches pour rester à Buenos Aires. Leur projet est clair depuis le début : Clément va ouvrir un atelier d’horlogerie dans la capitale. Hors de question pour eux d’aller tenter le diable en s’installant dans la lointaine et inquiétante pampa. À Buenos Aires, ils savent pouvoir compter sur la solidarité de la diaspora française. Ces Bretons sont loin d’être les premiers français à poser leurs valises ici. Rien qu’en cette année 1888, ce ne sont pas moins de 17 000 Français qui accosteront dans le pays ; près de 70 000 pour la décennie. Si tous ne restent pas, la majorité trouve en Argentine ce qu’elle était venue y chercher et n’en repart plus.

    « Siguiente ! » De nouveau, Clément et Désirée font face à l’administration portègne. Assisté d’un Français installé depuis plusieurs années, le couple de 25 et 31 ans explique son projet. Le jeune fonctionnaire qui les reçoit manifeste sa déception de les voir rester à Buenos Aires. Il a des consignes pour favoriser au maximum l’installation dans les terres arables, distantes souvent de plusieurs milliers de kilomètres de la capitale. Mais une observation attentive de ses interlocuteurs le dissuade d’insister. Il comprend qu’il ne saurait envoyer ces citadins dans les étendues désertiques et leur accorde de bonne grâce l’autorisation de s’établir sur place. « L’État ne vous donne le droit à un logement que durant cinq jours. Passé ce délai, vous pourrez toujours bénéficier d’une formation d’agriculteurs ou de couturière », croit-il bon de préciser. « Pas de risque, marmonne Clément en sortant. Dans cinq jours, j’aurais déjà trouvé où m’installer… »

    Avec l’aide de quelques compatriotes, il trouve en effet rapidement une boutique à louer, rue Montes de Oca, qu’il commence à aménager pour son activité. Il pioche dans ses économies pour constituer le stock de pièces d’horlogerie, en neuf et occasion, qu’il juge indispensable à son nouveau départ.

    II

    En France, les garçons Mazan ont été confiés à leur tante Virginie, la sœur de Clément. Installée à Fégréac, elle est mariée à Luc Dupé, un homme droit sur lequel la famille sait pouvoir compter. Les garçons sont scolarisés dans le pensionnat religieux de Savenay, à trente kilomètres de là. Cet établissement a été choisi, car Jean-Marie Mazan, un autre oncle, y est enseignant. Ancien missionnaire en Martinique, le frère de Clément enseigne sous le nom de Frère Méréal. Il prend ses neveux sous son aile avec autant d’amour que de fermeté. Les trois frères ne retournent à Fégréac que deux ou trois dimanches par mois. Depuis le départ de leurs parents, leur univers s’est considérablement élargi. Longtemps, il était en effet confiné au seul bourg bas-breton de Plessé, en Loire-Inférieure¹. C’est là qu’ils sont nés. Il y a d’abord eu Paul, en octobre 1881, un an après le mariage des parents. Lucien a suivi le 18 octobre 1882, puis Anselme l’année suivante. Tous trois ont vu le jour au n° 3 de la rue de la Gaudin. La maison natale illustre le statut social de la famille : idéalement sise à deux pas de l’église, sa petitesse témoigne toutefois d’une opulence toute relative. Nés en l’espace de deux années seulement, les trois frères sont très unis malgré leurs caractères dissemblables. Paul, plutôt exubérant, et Anselme, plus effacé, font rapidement de Lucien leur chef de clan. Plus charismatique, le cadet de la fratrie prend déjà toute la lumière.

    1. Actuelle Loire-Atlantique

    Privés de leurs parents et de leurs petites sœurs, les garçons sont parfois gagnés par la mélancolie, mais cela ne dure jamais trop longtemps. Bien vite, elle laisse place à l’insouciance propre à leur âge. Âgés de 5, 6 et 7 ans, eux aussi découvrent un nouveau monde, qu’ils sont bien décidés à explorer. Écolier studieux, Lucien cause peu de problèmes à ses professeurs. Avec ses traits délicats, ses pommettes légèrement saillantes, son menton en galoche et son regard franc, le jeune garçon transpire la bonté. Sa personnalité s’accorde à merveille avec son physique. Respectueux, volontaire, vif d’esprit, il charme quiconque le côtoie. La grande confiance qui l’habite, qui pourrait paraître arrogance chez un autre, semble chez lui si naturelle qu’elle n’offense personne. Dès son plus jeune âge, Lucien fait preuve d’une grande curiosité, qu’il cherche à étancher à travers toute sorte de lectures. Il dévore notamment les romans de Jules Verne. Contre l’avis de ses enseignants religieux, qui réprouvent cet auteur féru de science, Lucien parvient à se procurer certains des ouvrages de l’écrivain alors au sommet de sa gloire. Mais Jules Verne - un Nantais, presque comme lui - n’est pas le seul auteur qu’il affectionne. Il aime aussi lire les auteurs classiques du Grand Siècle et les récits de voyage. Initié à la littérature par sa mère, il conservera toujours un goût marqué pour les arts littéraires, et même une passion pour le théâtre.

    Malgré ses frères et ses lectures, le garçon se languit. Il brûle de retrouver sa mère, mais aussi de découvrir cette Amérique que celle-ci ne décrit que trop succinctement dans les quelques courriers qui leur parviennent. Chez lui, aucune appréhension à l’idée de quitter la France. Ce qui peut faire peur à un adulte n’a pas de quoi effrayer un enfant comme lui. Il faudra pourtant patienter deux ans avant de voir Désirée réapparaître à Fégréac. Elle a entrepris le voyage seule depuis Buenos Aires pour récupérer sa progéniture. Un voyage long, qui ne l’incite pourtant pas à s’éterniser en Bretagne. Quelques démarches administratives, quelques visites à la famille, pour qui elle enjolive un peu la réalité de sa nouvelle vie, et l’on rejoint le chef de famille en Argentine.

    Lorsqu’il quitte la France, Lucien n’a pas encore le virus du vélo. En a-t-il seulement déjà vu un ? C’est douteux, en vérité. Si la bicyclette a parcouru bien du chemin depuis ses débuts, elle n’est en effet encore réservée qu’à une certaine élite. On estime à 50 000 le nombre de machines dans toute la France quand Lucien quitte le pays, en 1890. Dans ces conditions, difficile d’imaginer qu’une seule d’entre elles puisse se trouver à Fégréac, bourg peuplé d’à peine 3 000 âmes. Les premières courses ont bien eu lieu une vingtaine d’années auparavant, mais elles n’intéressent qu’un cercle de passionnés, situé essentiellement en région parisienne. Bordeaux-Paris, la première des grandes classiques, naîtra l’année suivant l’arrivée du garçon en Amérique du Sud. D’ailleurs, la bicyclette elle-même est encore en pleine mutation. Né en 1817 de l’esprit génial de l’Allemand Karl Drais, le moyen de locomotion à deux-roues a connu un développement erratique. D’abord adoptée par snobisme dans les hautes sphères de la société, la draisienne va être peu à peu délaissée. Trop lourde, peu maniable, inconfortable… Les griefs à son endroit sont multiples, et pour la plupart légitimes. C’est Pierre Michaux qui donnera une cure de jouvence à cet engin grâce à une révolution : la pédale, alors appelée manivelle. Parfois prêtée à Pierre Lallement, l’invention de cet accessoire est bien l’œuvre de Michaux et de son fils Ernest qui, en 1861, donne une nouvelle vie aux deux-roues grâce à ces pédales qui en facilitent énormément l’usage. Bientôt produite en quantité importante, la Michaudine sort du cercle des plus privilégiés pour gagner le cœur - et l’arrière-cour - des bourgeois les plus curieux. Avec des pédales fixées sur le moyeu de la roue avant, un effet secondaire inévitable apparaît : pour gagner en développement, les roues avant vont devenir de plus en plus grandes, jusqu’à atteindre 1,5 mètre de hauteur. C’est l’apparition du fameux grand-bi, ce curieux engin dont la pratique relève davantage de l’acrobatie que du cyclisme. Cette fuite en avant dans la taille de la roue motrice va prendre fin grâce à une nouvelle innovation décisive : la chaîne. Imaginée par Leonard de Vinci, elle fait son apparition sur les vélocipèdes grâce à l’ingéniosité de Sergent. En plus de redonner une forme plus conventionnelle au vélocipède, la chaîne permet de minimiser l’effort de l’utilisateur. La motricité est désormais l’apanage de la roue arrière, et un tour de pédale permet de réaliser une distance plus grande qu’avec un grand-bi. Le coup de pédale se fait d’autant plus soyeux que les routes s’améliorent au cours de la même période. En 1888, nouvelle avancée cruciale pour les amoureux de la petite reine². Peiné de voir son fils subir les cahots de la route avec ses roues pleines, l’Irlandais John Dunlop a l’idée de les remplacer par des pneumatiques en caoutchouc gonflables. Grâce à cette idée géniale, le rendement s’améliore considérablement. Trois ans plus tard, Édouard Michelin achèvera de convaincre les plus réticents à cette nouveauté en créant le pneumatique démontable.

    2. L’expression tire son origine d’un article du journaliste Pierre Giffard paru dans le supplément du Figaro du 4 octobre 1890 où il surnomme le vélocipède « la Reine Bicyclette »

    Lucien est très loin de la guerre technico-commerciale qui révolutionne le monde du cycle. Fraîchement débarqué en Amérique, il a retrouvé avec bonheur un père quitté deux ans plus tôt. Depuis son arrivée sur le territoire argentin, Clément Mazan n’a pas chômé. Il est parvenu à se constituer une clientèle dans sa boutique du 909, rue Montes de Oca, dans le quartier de Barracas. Quartier européanisé à la fois aisé et industrieux, parsemé de menuiseries, de chaudronneries ou de commerces, Barracas amène à l’horloger des clients qui n’ont pas grand-chose à voir avec la population rurale de Plessé. Mais avec le temps, et l’aide de Désirée, Clément est parvenu à gagner leur confiance. Son espagnol hésitant est largement compensé par son talent pour réparer les montres à gousset, monter les montres en or, ou par son aptitude à fournir des pendules de style Empire aux familles les plus aisées.

    Ses deux premières années à Buenos Aires, Lucien les passe dans une école pour garçons de la rue Santa Fé, où sont également inscrits ses frères. S’il est une chose qui diffère peu malgré les distances, ce sont les jeux d’enfants et la facilité avec laquelle les gamins nouent des amitiés. Le caractère exotique des hermanos Mazan fait d’eux des vedettes, ce qui leur permet de s’intégrer et de maîtriser rapidement

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