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Les secrets de Néverak
Les secrets de Néverak
Les secrets de Néverak
Livre électronique720 pages10 heures

Les secrets de Néverak

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À propos de ce livre électronique

C’est l’horreur qui attend Henry et ses amis après la désastreuse bataille à la passe de fer. En ayant le corps et le moral brisés, Henry doit plus que jamais compter sur ses amis tandis qu’ils pénètrent en territoires étranges et inconnus. De nouvelles rencontres les attendent à chaque détour, mais comment savoir qui de ces gens sont leurs amis et qui veulent leur mort?

Désormais réduite en esclavage à Néverak, Isabelle est entourée d’ennemis et, incertaine
du sort de ses amis, elle ne peut espérer l’aide de personne. Elle doit survivre seule. Pendant ce temps, l’empereur poursuit ses plans de conquête, encouragé par la sombre prophétie révélée par le prophète —et il n’a pas oublié ceux qui l’ont offensé.

Le monde d’Atolas vous rappelle à lui, un monde où les épées et les poignards allongent et écourtent les vies, où les querelles et les amitiés décident de l’avenir des royaumes et du sort des amours, et où tous craignent la magie sauf quelques rares âmes valeureuses.
LangueFrançais
Date de sortie3 nov. 2016
ISBN9782897675110
Les secrets de Néverak
Auteur

Jacob Gowans

Jacob Gowans a grandi à Papillion, au Nebraska. Diplômé en art dramatique, il part vivre à Cleveland, en Ohio, et termine ses études de dentisterie à la Case Western Reserve University. Jacob, sa femme et leurs trois enfants vivent maintenant en Arizona, où il travaille comme dentiste pour les Services de santé aux autochtones.

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    Aperçu du livre

    Les secrets de Néverak - Jacob Gowans

    Copyright © 2015 Jacob Gowans

    Titre original anglais : A Tale of Light and Shadow - Secrets of Neverak

    Copyright © 2016 Éditions AdA Inc. pour la traduction française

    Cette publication est publiée en accord avec Shadow Mountain

    Tous droits réservés. Aucune partie de ce livre ne peut être reproduite sous quelque forme que ce soit sans la permission écrite de l’éditeur, sauf dans le cas d’une critique littéraire.

    Éditeur : François Doucet

    Traduction : Mathieu Fleury

    Révision linguistique : Féminin pluriel

    Correction d’épreuves : Nancy Coulombe, Émilie Leroux, Féminin pluriel

    Montage de la couverture : Amélie Bourbonnais Sureault

    Image de la couverture : Butch Adams Photography

    Mise en pages : Amélie Bourbonnais Sureault

    ISBN papier 978-2-89767-509-7

    ISBN PDF numérique 978-2-89767-510-3

    ISBN ePub 978-2-89767-511-0

    Première impression : 2016

    Dépôt légal : 2016

    Bibliothèque et Archives Nationales du Québec

    Bibliothèque et Archives Nationales du Canada

    Imprimé au Canada

    Participation de la SODEC.

    Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC) pour nos activités d’édition.

    Gouvernement du Québec — Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres — Gestion SODEC.

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Gowans, Jacob

    [A tale of Light and Shadow. Français]

    Un conte d’Ombre et de Lumière

    Traduction de : A tale of Light and Shadow.

    Sommaire : tome 1. [Sans titre particulier] -- tome 2. Les secrets de Néverak.

    Pour les jeunes de 13 ans et plus.

    ISBN 978-2-89767-506-6 (vol. 1)

    ISBN 978-2-89767-509-7 (vol. 2)

    I. Fleury, Mathieu. II. Gowans, Jacob. Secrets of Neverak. Français. III. Titre. IV. Titre : A tale of Light and Shadow. Français. V. Titre : Les secrets de Néverak.

    PZ23.G68Co 2016 j813’.6 C2016-941611-9

    Conversion au format ePub par:

    www.laburbain.com

    À Jake, mon petit héros.

    Prologue

    La vieille femme

    E ntre ma chambre à l’étage et la grande salle du Silver Nugget, il me semblait qu’aucune cloison, qu’aucun plancher ne me séparait des clients attablés au rez-de-chaussée. Chaque rire, chaque chope cognée sur les tables, chaque roulement de dés me parvenait avec la plus bruyante clarté. Je restai la tête sur l’oreiller presque une heure avant de renoncer à l’idée de dormir. À la lumière du foyer et de quelques bougies, j’entrepris de parcourir les textes écrits plus tôt en soirée.

    Bien vite, je me retrouvai à annoter et à détailler ce que, sous la contrainte du temps, il m’avait été impossible de retranscrire des paroles du conteur. La nuit s’étirait, et plus il se faisait tard, plus je me trouvai absorbé par la tâche. À l’aube naissante, le brouhaha des voix se fit moindre tandis que les clients pensaient à retrouver le chemin de leurs pénates. Je continuai ma lecture, ajoutant çà et là quelques notes, m’arrêtant seulement pour remplir l’encrier ou remettre une bûche dans les flammes. En certains moments, j’eus l’impression de ne pas être seul dans ma chambre, comme si le vieux conteur se trouvait là, à me dicter à nouveau les mots de son histoire.

    Je ne m’arrêtai point au lever du jour, me sentant obligé à l’achèvement de mon travail de peur qu’un trou de mémoire ne vienne m’arracher quelque détail du conte. On frappa à ma porte comme les premiers rayons de soleil venaient se poser sur ma table.

    — Dieu du ciel, monsieur Freeman ! s’exclama Benjamin Nugget, propriétaire de l’établissement. N’avez-vous pas fermé l’œil de la nuit ?

    — Le sommeil m’aura sans doute abandonné, expliquai-je. Que me vaut votre visite, cher monsieur ?

    — Le petit-déjeuner, pardi ! fit monsieur Nugget dans un sourire tout jovial qu’il accompagna d’un grand rire éclatant.

    Malgré la faim qui me tenaillait, je déclinai poliment son offre, refusant de me permettre cette distraction qui m’arracherait à mon travail ; d’ailleurs, je doutais d’avoir l’argent pour payer le repas.

    C’était l’après-midi quand je tournai enfin la dernière page de manuscrit, posai mon travail et, soupirant, me levai pour aller d’un pas mal assuré jusqu’à mon lit. Dès l’instant où ma tête se posa sur l’oreiller, je sombrai dans un profond sommeil.

    Quand je rouvris les yeux, il ne restait plus aucune trace des lumières du jour. Le conteur reviendrait sous peu reprendre l’histoire là où il l’avait laissée. Je bondis hors du lit, m’habillai à la hâte et quittai prestement ma chambre, mon matériel d’écriture ramassé à la va-vite, pêle-mêle dans mes mains. Il s’en fallut de peu que je brise plusieurs encriers — et me rompe le cou — en dévalant les marches à la course. Arrivé dans la grande salle, je pus difficilement croire à la foule qui se massait là. Toutes les places étaient prises, et des gens debout faisaient tapisserie le long des murs. Un chahut emplissait la pièce, fort comme le rugissement d’un lion.

    J'aperçus Benjamin non loin des cuisines ; yeux voilés, il regardait les clients qui entraient encore, et ceux déjà attablés à qui l’on servait plats et boissons. À cette allure, l’endroit ne pourrait bientôt plus accueillir une seule personne de plus, assise ou debout.

    — Bonsoir à vous ! salua Benjamin à mon approche. Une grande soirée en perspective, n’est-ce pas ? dit-il en se frottant les mains dans son tablier pour ensuite secouer la mienne. Comment avez-vous trouvé la chambre ?

    — Fort confortable, lui dis-je. Et propre, de surcroît.

    — Bien sûr ! C’était ma femme qui s’occupait que tout soit net quand nous avons ouvert l’auberge, mais aujourd’hui, j’embauche de l’aide pour nettoyer.

    — Et de l’aide compétente, à l’évidence. Cela dit, si la soirée s’avère aussi bonne que vous l’espérez, vous aurez demain les moyens d’engager un roi pour faire vos chambres !

    Le voile qui brouillait les yeux de Benjamin Nugget s’épaissit et un sourire allant s’élargissant se peignit sur son visage.

    — Ce conteur que j’ai invité, c’était peut-être la meilleure décision que j’ai jamais prise. Avez-vous réussi à terminer votre travail ?

    — En effet.

    — Auriez-vous faim ? demanda-t-il.

    — En temps et lieu. Pour l’heure, je m’avoue un besoin autrement plus urgent.

    — Ici, le client est roi ! Dites, et je vous donne satisfaction.

    — Hier, à mon arrivée, il n’y avait pas foule et me trouver une table où travailler n’a pas été simple. J’ai bien peur d’avoir dormi plus que mon dû…

    Et pour faire appel à ses bons sentiments, j’attirai son regard vers les encriers et le papier que je peinais à tenir dans mes mains.

    Benjamin s’appuya sur les talons.

    — Oui, c’est effectivement un problème. Et combien seriez-vous prêt à payer ?

    — Que voulez-vous dire ?

    — Je doute fort que nous trouvions ce soir un client prêt à céder sa place par simple gentillesse. C’est peut-être debout contre le mur que vous devrez travailler… à moins de pouvoir payer.

    — Mais je n’ai plus un sou !

    — Calmez-vous, monsieur Freeman ! s’empressa-t-il de me rassurer. Je plaisantais. Attendez-moi une petite minute et je vous trouve une place.

    L’aubergiste alla de table en table et parla à bon nombre de clients qui eurent pour lui cette réponse de secouer la tête. Les discussions animées et les éclats de rire m’empêchaient d’entendre ce qui se disait. J’avalai difficilement ; si au moins il m’était resté une ou deux pièces en poche. Inquiet, je m’imaginai installé à même le plancher, étalant mes papiers.

    Benjamin Nugget revint et essuya la sueur qui lui mouillait le front.

    — Vous êtes un jeune homme bien chanceux. Il y a une dame (sans doute plus vieille que les roches d’Atolas elles-mêmes) qui accepte que vous vous assoyiez à sa table. L’ami qu’elle attendait s’est désisté.

    Je suivis Benjamin et nous nous frayâmes un chemin parmi la foule. Dans la salle pleine à craquer, la fumée des pipes s’élevait en volutes et une odeur prenante mêlait les effluves de bière et de nourriture à celles, corporelles, de trop de gens entassés. Je gardai mes encres et mes papiers serrés contre ma poitrine. D’une prière silencieuse, je remerciai ma chance, puis jurai qu’on ne me reprendrait plus à ce manque de ponctualité.

    Benjamin n’avait pas menti. La femme n’avait plus que la peau sur les os, et un nid de cheveux blancs au sommet de la tête. La robe qu’elle portait, cependant, était fort jolie. Sur la table, devant cette dame, un repas copieux lui avait été servi. Elle sourit en m’apercevant, sourire qui creusa davantage son visage ridé, mais agréable au regard. Je lui souris en retour et acceptai la place laissée libre face à elle. La scène était tout près. Je n'aurais pas pu espérer mieux.

    — Merci infiniment, dis-je d’une voix forte que n’enterrait pas le bruit ambiant, après quoi je me mis à arranger mes papiers.

    — Mais de rien, répondit-elle, ses yeux brillants et enjoués. Je suis heureuse d’avoir de la compagnie.

    — Je vous suis très obligé. Sans vous, j’aurais sans doute fini sur le toit à écouter l’histoire par un trou dans les bardeaux.

    Elle s’esclaffa d’un rire franc.

    — Pardonnez-moi, mais je ne crois pas vous avoir vue hier.

    — J’étais tout au fond de la salle. Mes genoux n’ont plus la prime jeunesse, mais je ne voulais pour rien au monde manquer le spectacle. Surtout pas cette histoire-là.

    Mon estomac, criant famine, gargouilla si bruyamment que nous l’entendîmes tous les deux.

    Sourire aux lèvres, elle avança son assiette vers moi.

    — Oh ! non, mais merci. Je suis ici pour travailler, et non pour le plaisir.

    — Oui, c’est ce que je vois, répliqua-t-elle en lorgnant du côté de mes papiers pour ensuite pousser un peu plus l’assiette vers moi.

    Acceptant son offre, je mangeai en respectant les convenances, dans la mesure du possible, mais étant affamé, je dus enfreindre quelques règles sans m’en apercevoir. Elle me regarda manger et on aurait dit qu’elle se souvenait de moments où la vie l’avait poussée, elle aussi, à se montrer vorace comme moi. De temps à autre, elle passait les doigts dans ses cheveux pour les peigner, ajustait ses vêtements ou jouait avec un pli de sa robe. Ces gestes me rappelaient ma sœur aînée, quand elle s’arrangeait en prévision d’une soirée de banquet. Je ne le remarquai pas immédiatement, mais le silence s’était emparé de la grande salle.

    Le rythme distinctif de petits coups de canne sur le plancher se fit entendre et la foule s’écarta devant le nouveau venu. Toutes les têtes se retournèrent pour voir la figure voûtée du conteur. Je vérifiai une dernière fois mon matériel : tout était prêt et en ordre. La vieille femme eut pour moi un autre sourire avant de porter son attention sur le vieil homme qui passait tout près de notre table.

    Lorsqu’il s’assit enfin et appuya sa canne contre la chaise grinçante, il y eut un bref remue-ménage dans l’assistance, les spectateurs trouvant leurs aises avant que ne commence cette autre soirée qui s’annonçait aussi fascinante que la première. Je m’étonnai de constater que mon cœur battait vite. D’une profonde inspiration, j’essayai de me calmer.

    — De l’eau, s’il vous plaît, dit le conteur, comme il l’avait fait la veille.

    Benjamin, chope déjà prête dans les mains, vint le servir. Le vieil homme accepta gracieusement la chope et, posément, la porta à ses lèvres, y buvant avec un plaisir si évident que j’en eus moi-même la gorge sèche. Ses yeux passèrent sur la foule et s’arrêtèrent un bref instant sur moi, comme le soir précédent. Un frisson d’excitation courut le long de mon échine.

    De sa voix profonde et portante, il prit la parole, des mots comme un roulement de tonnerre, et bientôt, sa voix se posa, claire, régulière, captivante.

    — Hier, je vous ai parlé d’amour, d’amitié et des puissants liens que ces deux sentiments savent forger. Vous avez été nombreux à croire que mon histoire s’achèverait avec ces mêmes mots qu’à vos enfants vous prononcez le soir au coucher, ces mots que vous dites au moment de les mettre au lit : « Et ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. »

    » La réalité est tout autre. En vérité, avec les plus pures amours viennent les plus éprouvantes épreuves. Et c’est à force d’être éprouvé que l’amour trouve sa pureté.

    » Cette purification s’opère de bien des façons. En fait, il existe autant de manières qu’il y a d’amoureux, qu’il y a de profondes amitiés. Nombreux sont ceux à qui la chance sourit et qui trouvent un véritable sens à leur vie. Ils sont tout aussi nombreux, dans un moment de faiblesse, à renoncer à ce trésor précieux, y préférant les petits bonheurs futiles, faux et dangereux. Ils tournent le dos à l’amour, parfois par peur de sa toute-puissance, de sa beauté, d’autres fois parce qu’ils ne comprennent pas sa magnificence ; autrement plus désolant, il y a ceux qui ne se considèrent pas méritants d’une émotion aussi belle et simple.

    » Dans les épreuves de nos vies, le Seigneur de tous les mondes semble nous tester. De ce que j’en comprends, ces épreuves, c’est l’occasion de tester l’amour et l’amitié que nous éprouvons les uns pour les autres. Et ces épreuves s’abattent parfois comme l’orage dans nos vies, nous fouettant, nous harcelant jusque dans nos derniers retranchements.

    » J’ai parlé hier de ceux qui utilisent à la légère les mots de l’amour et de l’amitié. L’orage dont je vous parle brisera ces gens, les emportera dans ses bourrasques et les recrachera loin des leurs, isolés dans la solitude. Cependant, pour ceux qui tissent des liens solides et profonds, ces moments éprouvants seront l’occasion de resserrer, de purifier et de renforcer ces liens… malgré l’ouragan de l’épreuve et des souffrances.

    » Quand nous nous sommes quittés, hier, nous avions raconté les six semaines d’un périple ayant amené Isabelle Oslan et Brandol au nord, jusqu’à Néverak, sous la garde des soldats d’élite de l’empereur Ivan Krallick. Il nous faut maintenant retourner auprès de leurs amis, Henry, Maggie, James et Ruther, qui entament la traversée de la Forêt de fer. Wilson les avait bien avertis. Ils connaissaient les rumeurs, mais préféraient ne pas les croire. Or, la forêt maudite ne sera qu’une des nombreuses épreuves dont je vous ferai la narration ce soir, tandis que nous poursuivons notre chemin sur un sentier de lumière et d’ombre…

    Chapitre 1

    Le supplice d’Henry

    H enry s’éveilla et se découvrit dans le noir, souffrant. Il avait une douleur cuisante à la tête. Son bras droit était engourdi et couvert d’enflures, et ses côtes le faisaient souffrir à chaque respiration. Pourquoi avait-il aussi mal ?

    Il roula sur le côté et espéra trouver Isabelle, mais il était seul. Il n’entendait aucun bruit, à l’exception des roues sur la route cahoteuse. Fermant les yeux, il se rappela la large lame d’une épée qui s’abattait sur lui. Haletant, il rouvrit les yeux et se redressa pour s’asseoir, ce qui déclencha comme des explosions dans son corps, lui causant d’atroces douleurs à l’épaule, à la tête, à la poitrine.

    — Isabelle ? appela-t-il. Maggie ?

    La voiture s’arrêta brusquement et Henry alla se cogner contre la banquette, blessant son corps déjà meurtri. Des bruits de pas se firent entendre, la porte s’ouvrit à la volée, laissant apparaître le visage de Maggie éclairé à la lumière d’une torche. Elle semblait harassée de fatigue et soulagée à la fois.

    — Henry, fit-elle en se jetant sur lui dans une étreinte, mais il cria de douleur et elle le libéra aussitôt. Je m’excuse. Tes blessures. J’oubliais. Nous étions tellement inquiets !

    — Ouais, l’ami, confirma Ruther en arrivant derrière Maggie. Tu pourrais penser à avertir, la prochaine fois que ça te prendra de dormir cinq jours durant. James, lui, il a au moins eu la politesse de se réveiller au troisième jour.

    — Puis-je avoir un peu d’eau ? demanda Henry.

    Ruther s’empressa de répondre à sa demande en tendant une gourde qu’Henry entreprit de vider jusqu’à la dernière goutte, l’eau lui coulant aux commissures des lèvres et dans le cou.

    — Merci. Je me sens tellement… tellement…

    — Et tu fais autant pitié à voir, commenta Ruther. Peut-être même plus.

    Henry voulut rire, mais s’en trouva incapable.

    — Où sommes-nous ?

    Les traits de Maggie s’assombrirent.

    — La Passe de fer. À presque six jours dans la traversée.

    — Comment te sens-tu ? s’enquit James. Nous t’avons fait boire de l’eau mélangée à du miel ces derniers jours, mais je doute que tu aies la force de monter à cheval.

    Juste à s’imaginer sur le dos de Cadence, Henry fut pris d’étourdissements.

    — Je veux seulement dormir. Tout me semble… difficile et terrible.

    — On t’a transpercé le corps à la pointe d’une épée, raconta Maggie. Et nous pensions que tu perdrais ton bras.

    Des bribes de souvenirs commençaient à lui revenir. La bataille à l’entrée de la Passe de fer. Des soldats, beaucoup de soldats. Le combat avait été une lutte sans espoir. Il s’était tellement mal battu.

    — Comment… avons-nous gagné ? demanda-t-il.

    Personne ne prit l’initiative d’une réponse. Ruther posa la main sur le bras de Maggie, lui demandant de s’écarter. Il avait un œil tout bleui et bouffi, mais il souriait quand même. Son sourire n’avait pas la joie et la largeur qu’on lui connaissait d’habitude, mais il était néanmoins là, sur son visage.

    C’est alors qu’Henry se rappela que Ruther ne devait pas se trouver là. Il l’avait chassé du groupe.

    — Qu’est-ce… commença-t-il. Quand es-tu…

    — C’est une longue histoire, mon ami, expliqua Ruther. Et si tu veux tout savoir, nous n’avons pas gagné. Les soldats ont pris ce qu’ils voulaient et nous ont épargnés.

    — Ce qu’ils voulaient… répéta Henry pour qui toute cette histoire ne rimait à rien et, désorienté, il secoua la tête, mais le geste lui fit presque perdre connaissance. Je suis ici pourtant…

    S’écoula ensuite un long moment où personne n’osa répondre, et Henry redouta bientôt le pire. Il n’avait pas encore entendu la voix d’Isabelle. Il n’avait pas aperçu Brandol.

    Comme s’il lisait les pensées d’Henry, Ruther parla, et sa voix se brisa.

    — Ils ont été capturés. Je suis désolé, mon ami, mais on les a amenés. J’ai bien essayé… j’ai tenté de les empêcher de prendre Isabelle… Mes flèches n’avaient pas autant de portée. Je n’ai rien pu faire. Et Brandol…

    — Brandol n’a eu que ce qu’il méritait, déclara James, sale traître !

    — James ! intervint Maggie. Ne dis pas des choses comme ça. Il ne mérite pas de mourir.

    James répondit d’une voix froide d’amertume :

    — Si, il le mérite. Il mérite le châtiment des traîtres. Et j’espère qu’il l’aura.

    Henry n’écoutait plus. Dans ses oreilles bourdonnaient des mots qui disaient qu’Isabelle n’était plus avec lui. Il se devait d’aller la chercher. À n'en pas douter, elle était tout près. Il allait partir à cheval la récupérer. Il rampa vers la portière et écarta Maggie et Ruther du bras, celui encore valide.

    — Henry, s’écria Maggie, où vas-tu…

    — Où est Cadence ? demanda-t-il, repérant aussitôt son cheval une fois la voiture contournée ; ses jambes le supportaient mal et il pensa qu’elles étaient en coton et non faites de chair et d’os. Cinq jours ? cria-t-il à ses amis tandis qu’il courait vers Cadence. Comment avez-vous pu voyager sans elle pendant cinq jours ? et il cria les derniers mots comme une condamnation. Ça veut dire qu’Isabelle se trouve à dix jours de moi !

    — Henry, arrête ! le supplia Maggie

    — Tu ne peux pas partir à cheval dans ton état, dit James.

    — Regarde-moi faire !

    Henry voulut se hisser sur le dos de Cadence, mais son bras droit refusait d’obéir. Impossible de le relever pour attraper la bride ou le pommeau de la selle. De la main gauche, il chercha une prise pour s’agripper, mais Cadence regimba.

    — Allez, mon gars, l’encouragea Henry en lui caressant la crinière. Il faut que tu m’aides.

    Inutile de s’obstiner : Henry ne pouvait pas monter son cheval. Dépité de cette constatation, il tourna vers ses amis un regard implorant.

    — Néverak. On les emmène à Néverak. Nous devons empêcher ça. L’empereur fera d’Isabelle sa concubine. Et qui sait ce qu’il fera à Brandol ?

    — Il le tuera, affirma James. Tout le monde pense qu’il est toi.

    — Pourquoi penserait-on une chose pareille ?

    — Parce que je le leur ai dit. Il te ressemble, Henry. L’empereur ne saura pas faire la différence. Brandol sera exécuté, et l’empereur ne nous pourchassera plus.

    Henry avait beau cogiter, il ne trouvait pas les mots pour répondre. Son corps tremblait d’émotion et sa bonne main serrait si fort la bride de Cadence que le cuir aurait pu lui couper la peau.

    — Brandol fera des aveux ! L’empereur saura qu’il y a erreur sur la personne !

    — Peut-être qu’il ne le croira pas, suggéra James. Peut-être qu’il voudra croire que tu es un lâche. Ça lui faciliterait la vie. Et pour te protéger, Isabelle jouera le jeu.

    — Ce n’est pas à elle de mentir ! J’empêcherai l’empereur de la voir !

    Ce disant, Henry tourna sur les talons et partit vers l’ouest, en direction de Blithmore, ses foulées l’amenant presque au pas de course.

    Cadence trottait à côté d’Henry qui n’avait pas lâché la bride. Dans son état, ses amis le rattraperaient vite. Ses jambes étaient faibles, et il trébucha bientôt. Henry s’était mis à pleurer quand ses amis et sa sœur arrivèrent à sa hauteur.

    — Je vous en prie, ne m’empêchez pas. Il faut aller chercher Isabelle. Il le faut…

    James et Ruther aidèrent Henry à se relever et le ramenèrent à la voiture ; Henry se laissa pendre mollement dans leurs bras.

    — Il faut qu’il mange, dit Ruther.

    — Nous n’avons presque pas avancé aujourd’hui, objecta James.

    Le regard que Maggie décocha à James le fit taire. Ruther alla s’asseoir à côté d’Henry, prêt à l’attraper si jamais il décidait de s’enfuir à nouveau. Or, Henry n’en avait pas la force… pas encore. Maggie prépara une assiette qu’elle vint poser dans les mains de son frère, et tandis qu’Henry mangeait, James prit la parole.

    — Pour autant que je sache, les gardes d’élite de l’empereur ne nous ont pas suivis. J’ai chaque jour fait une ronde pour couvrir nos arrières, et je n’ai vu aucun signe de leur présence.

    — C’est sûr, ils ont capturé Isabelle ! argua Henry.

    — Quand bien même, des gardes pourraient nous attendre. L’empereur pourrait avoir des espions ou des soldats campés à l’entrée de la passe, s’attendant à ce que nous rebroussions chemin.

    — Il a eu ce qu’il voulait, souffla de lassitude Henry. Pourquoi posterait-il des hommes pour nous surprendre au détour ?

    — Tu crois vraiment que l’empereur est stupide ? s’interposa Ruther. Il n’aurait aucun scrupule à nous tuer si nous remettions les pieds à Blithmore.

    — Pourquoi nous avoir laissé la vie sauve, dans ce cas ? demanda Henry.

    — Je ne sais pas, admit James. Je n’ai jamais rien vu d’aussi bizarre.

    — Isabelle, c’est quand même ta sœur. Comment peux-tu accepter l’idée qu’elle serve l’empereur et ses bas désirs ?

    — Ça m’est intolérable, Henry. Mais rien ne nous servirait d’agir sur un coup de tête. Comment l’aiderais-je, si je suis mort ?

    Henry chercha une réponse, mais toute réponse lui échappait, et faute de mieux, il se tourna vers Ruther dont l’œil paraissait plus enflé à la lumière de la torche.

    — Qu’est-ce qui t’est arrivé au visage ? lui demanda-t-il.

    — James, répondit Ruther dans une grimace. Il a perdu la tête en se réveillant. Quand il m’a vu, il m’a frappé en plein visage. Je me suis effondré sur place et il a tourné de l’œil aussitôt.

    — Moi, ça m’a bien fait rire, raconta Maggie qui souriait à James.

    Henry s’irrita que Maggie, Ruther et James puissent badiner dans un moment pareil, mais la dernière chose qu’il voulait, c’était leur faire des remontrances. Il devait rester dans leurs bonnes grâces. Quand il aurait repris des forces et recouvré l’usage de son bras, il leur ferait faux bon et irait secourir Isabelle.

    — Où en sommes-nous dans la traversée de la passe ?

    Les sourires s’effacèrent tout d’un coup.

    — Nous progressons à très faible allure, avoua James.

    — C’est le cas de le dire, acquiesça Ruther, et sur son visage, la flamme des torches faisait des jeux d’ombre et de lumière. Les premiers jours, nous nous sommes arrêtés souvent pour nous occuper de toi et de James. Je t’ai nourri ; Maggie a changé tes pansements. Et pour seul remerciement, j’ai eu droit à cet œil au beurre noir…

    — Nous avons peut-être parcouru le quart du chemin, précisa James. En fait, c’est difficile à évaluer. Ici, il n’y a aucun repère sauf les ruisseaux qui coupent à travers le sentier. Ces derniers jours, on a croisé des chariots… abandonnés…

    — Des voyageurs dont il ne restait que les squelettes, ajouta sombrement Ruther.

    — Ruther ! siffla méchamment Maggie.

    Un quart du chemin parcouru ? C’était trop peu. À ce rythme-là, Henry estima qu’ils n’atteindraient pas la frontière pappalonienne avant quinze jours.

    — Quand nous aurons franchi la passe, nous nous dirigerons au nord en longeant la forêt. Il faudra éviter les villes et les espions qui pourraient s’y trouver.

    Maggie et Ruther échangèrent un regard embarrassé.

    — Ça pourrait bien marcher, se hasarda à dire Ruther. De toute manière, il nous reste amplement le temps de réfléchir à la meilleure stratégie.

    Henry comprit qu’on ne le prenait pas au sérieux. Si ses amis faisaient la sourde oreille, il ne voyait pas d’autre choix que d’agir seul. Il retrouverait Isabelle par ses propres moyens. Posant son assiette, il s’étira et bâilla.

    — Je suis épuisé, leur dit-il. Je vais essayer de me reposer, si vous n’y voyez aucune objection.

    Maggie, James et Ruther furent prompts à donner leur approbation. Henry les écouta parler tandis que la voiture se remettait à rouler. James et Ruther devaient chevaucher près de Maggie, car Henry pouvait clairement entendre leurs voix.

    — Tu ne lui as pas parlé de « tu sais quoi », disait Maggie.

    — J’étais censé dire quoi, au juste ? demanda Ruther. « Hé ! Henry, je suis vraiment désolé que ça n’aille pas bien. Oh ! et en passant, on entend tous des voix ! » Depuis quand c’est à moi seul d’annoncer les mauvaises nouvelles ?

    — Il l’apprendra tôt ou tard, conclut James, sa voix presque inaudible tant elle était grave. Son bras m’inquiète. Il aurait depuis longtemps dû en retrouver l’usage.

    Henry essaya de plier le bras, de le remuer un tant soit peu, mais rien n’y fit. Il sentit le pincement de l’angoisse qui faisait son nid au creux de son ventre. Et s’il perdait définitivement l’usage de son bras ?

    Une racine ou une bosse dans la route fit cahoter la voiture et un objet tomba de la banquette face à celle où Henry s’était allongé. Il écarta les couvertures et trouva sur le plancher de la voiture le fourreau où son épée était rangée. Il ramassa l’arme et la regarda. Les souvenirs de la bataille à la passe se mirent à passer en boucle devant ses yeux clos. Il se rappela la manière atroce dont il avait manié l’arme. Le garde d’élite l’avait seulement épargné parce qu’il avait ordre de le ramener vivant. Mais plutôt que lui, c’était Brandol qu’on avait fait prisonnier ; les gardes avaient été bernés, mais tout était la faute d’Henry.

    — Isabelle, Brandol, mes amis, murmura-t-il. Je suis tellement désolé.

    C’était la décision d’Henry d’emprunter la passe ; c’était par sa faute que Brandol, le traître, avait été entraîné dans leur fuite ; c’était par manque d’expérience qu’il n’avait pas su défendre Isabelle. Combien de décisions fâcheuses avait-il prises pour les mener vers un échec aussi cuisant, vers une telle catastrophe ? Il était incapable de les compter, même s’il les voyait toutes clairement. Des larmes coulèrent de ses yeux tandis qu’il sanglotait en silence.

    Il pouvait encore tout arranger. Il savait ce qu’il lui restait à faire.

    Henry attendit que la nuit soit bien avancée et vit, quand il jeta un œil à l’extérieur, trois corps endormis autour de ce qu’il restait des braises d’un feu mourant. Sans faire de bruit, il ouvrit la portière et sortit en prenant son épée qu’il passa en bandoulière, geste peu simple qu’il réussit néanmoins à exécuter en se servant de ses dents et de sa main valide. Ensuite, il conduisit Cadence près de la voiture et se servit du marchepied pour se hisser en selle, de peine et de misère. Par chance, ses amis dormaient profondément. Henry alla finalement trottant hors du campement, fier de lui et grisé par un sentiment d’urgence ; il volait à la rescousse d’Isabelle et de Brandol.

    Les trois lunes brillaient, hautes dans le ciel, mais les arbres de la forêt bloquaient leur éclat, sauf celui d’Hallicaf, la plus grosse des trois. Henry discernait les limites du sentier d’avec la forêt qui se dressait en murs de part et d’autre. L’obscurité était telle qu’il devinait les arbres dans son chemin juste avant que Cadence ne s’y cogne le museau.

    — Où crois-tu aller comme ça, mon ami ? fit une voix dans le noir, celle de Ruther. Si c’est un baume ou des herbes médicinales que tu cherches pour guérir ton bras, tu n’en trouveras pas. Ici, il n’y a rien que les kilomètres d’un sentier désert.

    — Ôte-toi de mon chemin, dit Henry, mais James et Maggie avaient déjà pris Cadence par la bride, empêchant Henry de lancer son cheval au galop.

    — Nous voulons seulement t’aider, dit James.

    Henry planta un regard vide dans celui de James.

    — Si c’est m’aider que vous voulez, alors allez chercher les chevaux et la voiture et retournons à Blithmore. Ensemble. Maintenant.

    — Es-tu sûr que c'est la plus sage solution ?

    — C’est la seule solution possible ! riposta Henry. Comment pouvez-vous être aussi calmes ? C’est ahurissant, à la fin !

    — Elle n’est pas en danger de mort, Henry. Elle est en vie. Et c’est ce qui m’empêche de devenir fou là-dedans, dit James en se tapotant le crâne du bout d’un doigt. Ça m’aide à garder la tête froide, et c’est justement du sang-froid qu’il nous faut. Nous réchappons à peine de la bataille catastrophique à l’entrée de la passe. Nous n’avons plus d’argent, nulle part où aller et aucun plan. Sais-tu ce qu’il nous faut par-dessus tout, Henry ?

    — Quoi ? demanda âprement Henry.

    James soutint le regard d’Henry jusqu’à ce que ce dernier se détourne.

    — Notre chef.

    — Tu t’adresses à la mauvaise personne, James. Regarde un peu où mes décisions nous ont menés. Regarde-nous, enfin ! Nous sommes brisés, séparés, perdus et divisés. Cette aventure, c’est un échec du début à la fin.

    — Tu nous as menés jusqu’à la passe, Henry. C’était notre but.

    — Le but, c’était de sauver Isabelle ! s’énerva Henry. Et j’ai échoué. N’insiste pas, tu ne me convaincras pas du contraire.

    James tourna le regard vers la forêt, comme s’il pouvait y trouver quelque réponse.

    — Il faut soigner ton bras.

    — Non.

    — Ça doit être fait.

    — Ça peut attendre.

    — C’est avec cette main que tu tiens l’épée, Henry ! C’est avec elle que tu travailles le bois. Sans cette main, tu ne peux rien faire !

    — Vous serez mes épées, toi et Ruther. Et nous trouverons un médecin à Blithmore, en remontant vers Néverak…

    James attrapa Henry par la cheville et le tira en bas de son cheval. Henry chuta au sol où il roula dans la poussière. Se remettre debout lui demanda plus de temps et d’efforts qu’il l’aurait voulu.

    — N’as-tu vraiment rien compris ? s’écria James. Nous ne pouvons pas y retourner ! Nous serions tués !

    — Le chemin qui mène à Isabelle et à Brandol, c’est par là ! hurla Henry, balançant le bras gauche dans un coup de poing qui manqua lamentablement sa cible.

    James avait le visage éclaboussé de la salive d’Henry. Il s’essuya d’une main tremblante.

    — Henry, calme…

    — Ne me dis pas de me calmer ! Parce que je ne peux pas et ne veux pas ! D’ailleurs, la tempête qui me déchire l’intérieur devrait faire rage en toi aussi ! Par le Seigneur de tous les mondes, Isabelle est ta sœur !

    — Je le sais ! Alors, arrête un peu de me chauffer les oreilles avec ça ! À la première ville que nous croiserons à Pappalon, nous trouverons un médecin, nous gagnerons un peu d’argent et ensuite, nous reprendrons la route pour sauver Isabelle.

    Henry se rua sur James, qui n’eut aucun mal à l’éviter, d’un simple pas de côté. Henry porta la main à son épée, mais ne réussit pas à la tirer au clair. Il avait passé le fourreau dans son dos de manière à dégainer de la main droite, non de la gauche.

    Henry releva la tête. Sous la gorge, il avait l’épée de James, mais encore dans son fourreau. D’un petit coup à la gorge, James souligna l’évidence :

    — Tu es mort.

    Fou de rage, Henry écarta l’arme, mais James, d’un coup de pied, fit à nouveau mordre la poussière à Henry. James appuya l’épée contre la poitrine d’Henry.

    — Mort encore.

    Henry ne réfléchissait plus. Son seul et unique désir, c’était de faire mal à quelqu’un, d’infliger la douleur, et de n’en plus endurer lui-même. Toutefois, avant même le geste de se relever, James frappa du plat de son épée le bras encore sain d’Henry, puis lui asséna un coup de talon au torse avant de lui mettre un genou dans les côtes. Tirant Henry par les cheveux, il lui plaça l’épée sur la gorge.

    — Mort, mort, mort ! Tu vois bien que blessé, tu ne vaux rien. Tu n’es pas l’ombre d’un sauveur pour quiconque et tu es même un dangereux boulet pour nous tous. Cesse un peu tes folies et regarde la vérité en face !

    Henry ferma brièvement les yeux.

    — Je m’excuse, dit-il enfin. Tu as raison. Je suis incapable de quoi que ce soit. Je ne suis même pas capable de me battre, pas capable de sauver Isabelle, pas même capable de diriger ce groupe.

    — Mon ami, commença à dire Ruther, mais Henry l’interrompit.

    — Non, je n’ai pas la trempe d’un chef. Je suis incapable de prendre les bonnes décisions. James, dorénavant, c’est toi qui décideras pour le groupe. Je nous ai menés dans ce bourbier. Et maintenant, à toi de nous en sortir.

    Henry et James se regardèrent longuement, mais Henry était catégorique : il ne reviendrait pas sur sa décision, et James finit par hocher la tête.

    — Je vais me charger des décisions jusqu’à ce que tu sois remis.

    Henry savait que ce moment n’arriverait jamais. Désormais, il était libéré de la responsabilité qui lui pesait tant depuis la fuite de Richterton.

    James présenta une main serviable à Henry qui la refusa. Il se leva de lui-même et revint en marchant jusqu’à la voiture, vaincu et humilié. Tant de mauvaises décisions… Tout arrivait par sa faute.

    — J’imagine que personne n’a sommeil, déclara Maggie. Autant en profiter pour reprendre la route.

    — Je donnerais mon bras droit pour sortir de cette maudite forêt, ronchonna Ruther, remarque qui lui valut un coup d’œil furieux de la part de Maggie, et Ruther de se frapper le front, comprenant son choix de mots douteux. Désolé, mon ami, s’excusa-t-il à Henry, la langue m’a fourché…

    S’enfermant dans le silence, Henry se servit cette fois encore du marchepied pour se remettre en selle. Un regard jeté à la voiture fit remonter à la surface de vieux et mauvais souvenirs, de ceux qu’Henry croyait à jamais oubliés. Les malheurs qui semblaient aujourd’hui s’acharner sur lui trouvaient peut-être là leur cause, dans des choix faits des années plus tôt. Le sort en avait peut-être été jeté depuis les mauvaises décisions de l’époque.

    « Nous ne sommes pas différents d’un bout de bois. »

    Le père d’Henry lui avait répété cette maxime toute sa vie.

    « Les blessures que nous nous infligeons et les défauts que nous développons demeurent à jamais tracés dans le grain de nos âmes. Nous en gardons la trace pour toujours. Même si nous ne la voyons plus. »

    Henry laissa sa tête pendre et lança Cadence vers l’est. Il ferma les yeux, non pas de fatigue, mais pour trouver un quelconque apaisement. Le groupe repartit dans le sentier en silence, avec James en tête. Une brise fine soufflait dans les feuilles et entre les branches, le bruissement qu’elle leur dérobait venant calmer les pensées inquiètes d’Henry. Il avait enfin trouvé une sorte de paix quand une voix se fit entendre. C’était une voix douce et grave qui venait des ténèbres dans lesquelles Henry était enveloppé.

    Henry, nous savons ton crime. Nous savons, à propos de la voiture.

    Chapitre 2

    Les voix de la forêt

    R uther n’aurait su dire s’il faisait jour ou nuit. La chose l’indifférait, d’ailleurs. Son seul souhait, c’était que la voiture continuât à rouler, car au prochain arrêt, ce serait à son tour de conduire. Avec lui dans l’habitacle, Maggie et Henry dormaient, mais mal. Agitée, Maggie parlait dans son sommeil, presque sans cesse. Ses dernières paroles, celles parmi les rares qu’avait comprises Ruther, disaient à peu près ceci : « Non, James, n’y retourne pas. N’y retourne pas ! »

    Ruther en était venu à la conclusion que le vieux Barney Dentin, l’homme de qui leur ami Wilson avait appris les légendes de la Passe de fer, avait parlé à tort et à travers. Personne ne savait la vraie nature de la passe. Personne ne connaissait la véritable mesure des horreurs qui vous y harassaient. Personne. Et si quelqu’un avait su, la nouvelle se serait répandue comme une traînée de poudre, et aucun être sain d’esprit n’en aurait tenté la traversée. Pas étonnant que les soldats de l’empereur n’aient pas soupçonné qu’Henry et son groupe emprunteraient la passe ; pas étonnant qu’ils ne les aient pas suivis dans la forêt. Ils en étaient à leur dixième jour dans la passe, et Ruther aurait tout donné pour qu’ils aient eu la sagesse d’emprunter une autre route. N’importe quelle autre route.

    Avec les vitres fermées, Ruther n’entendait pas les voix, mais bizarrement, il les sentait comme un vent qui, sans bruit, lui aurait soufflé dans le dos. Le sommeil ne lui était d’aucun secours. Il rêvait des rêves d’épouvante, et souvent les cris d’Henry le réveillaient en sursaut, Henry qui tenait des propos délirants à propos d’une voiture ; sinon, c’était des gémissements, les plaintes inintelligibles de Maggie. Que ce fût de fatigue, du fait d’être coincé dans la voiture ou de l’angoisse que lui inspirait la forêt, Ruther avait un mal de tête comme si on lui frappait le crâne à grands coups de marteau. Avec les paumes, il se massa les tempes. La douleur était telle qu’il en avait les yeux pleins d’eau. À force de massage, sa tête lui fit moins mal, mais le moment qu’il redoutait tant arriva soudain : la voiture s’arrêta dans un soubresaut.

    — Non, grinça Ruther, pas tout de suite. Laissez-moi un peu plus de temps.

    Il ignorait combien d’heures de repos on lui avait accordées, mais c’était trop peu, assurément. La portière s’ouvrit sur James, debout à l’extérieur. À travers les arbres, bien peu de lumière filtrait, mais il fit assez clair pour que Ruther vît les yeux hagards et écarquillés au milieu du visage pâle de James… et deux filets de sang qui lui coulaient dans le cou.

    James grimpa dans la voiture et, croisant les bras sur sa poitrine, il s’assit, balançant son corps comme pour se rassurer.

    — Je suis allé aussi loin que j’ai pu, haleta-t-il. C’est de pis en pis. Les voix ne se taisent plus. Tourmentantes. Je ne crois pas avoir la force d’y retourner. Je ne veux plus ressortir.

    Il passa la main dans son cou et fixa d’un regard hébété le sang sur sa main.

    — Qu’est-ce que tu t’es fait aux oreilles ? demanda Ruther.

    James secoua la tête.

    — Je ne m’en souviens plus. Ce n’est pas douloureux. Mais Ruther, les voix… comment savent-elles ?

    C’était une question à laquelle Ruther aurait aimé connaître la réponse, car s’il la connaissait, certainement qu’il trouverait un moyen d’ignorer les voix durant ses heures de conduite. Avec la portière laissée ouverte, les murmures devenaient de plus en plus forts.

    — Je ne peux pas y aller, James. Et si je devenais fou ?

    — Il faut que tu y ailles. Nous avons besoin de toi. J’ai déjà changé les chevaux. Il ne te reste qu’à conduire.

    Fermant les yeux, Ruther essaya de puiser en lui le courage nécessaire. Il n’en était pas dénué, après tout. N’était-il pas revenu auprès de ses amis pour les épauler dans la bataille ? S’il avait pu risquer la mort, là-haut grimpé dans l’arbre à faire pleuvoir ses flèches sur les soldats de Néverak, il pouvait l’affronter encore. Se disant cela, il se leva d’un bond et descendit vite de voiture ; une seconde de plus et il se serait convaincu à l’inaction. Ses bottes touchèrent le sol et un frisson horrible le parcourut, partant des pieds jusqu’au sommet de la tête. Il était à se hisser sur le banc du conducteur quand les premières voix se mirent à lui parler.

    Te souviens-tu de Clarentine ?

    Ruther ignora ces voix et lança les chevaux dans le sentier. Comment était-ce possible ? Comment chacun d’eux pouvait-il entendre des voix que les autres n’entendaient pas ? À n’en pas douter, il devait y avoir une explication logique à ce phénomène. Quelque chose dans l’air ? Ou l’effet de l’obscurité prolongée sur leurs esprits déjà torturés ? Peut-être était-ce la fatigue du voyage et la perte d’Isabelle et de Brandol qui pesaient sur eux, effritant ce qu’il leur restait de lucidité ? Peu importe la raison, Ruther refusait de croire à une manifestation surnaturelle. La forêt n’était pas hantée. Il trouverait une autre explication.

    Pourquoi les voix lui rappelaient-elles Clarentine ?

    Deux ans plus tôt, Ruther avait voyagé vers l’ouest de Blithmore pour obtenir quelque engagement et s’assurer la signature de lettres de recommandation. Dans la ville de Florron, il avait eu un succès retentissant et ses cachets lui avaient permis d’amasser une somme conséquente. Comme toujours, le poids de sa bourse remplie l’avait amené aux portes des tavernes pour y goûter les plaisirs de la divine bouteille, des dés et des dames. Les trois diables, comme aimait à les appeler le maître qui lui avait tout appris du métier de conteur.

    Parmi les clients, nombreux furent ceux à le reconnaître et à l’inviter à leur table. Il y avait ceci de merveilleux à être connu et considéré en haute estime : quelqu’un se montrait toujours prêt à vous payer un verre — ou trois. Durant cette soirée d’ivresse, une fille au mignon visage rond et aux cheveux couleur de châtaigne lui tomba dans l’œil. Cependant, cette jeune femme n’avait d’yeux que pour les joueurs de dés.

    Ruther s’était avancé à la table où quatre hommes pariaient et faisaient rouler les dés.

    — Puis-je me joindre à vous ? avait demandé Ruther, lorgnant du coin de l’œil la jeune femme qui eut pour lui un petit sourire, mais rien d’autre.

    Tout en jouant, Ruther avait remarqué qu’elle réservait ses attentions à qui était sur la meilleure lancée. Une minute elle se penchait près de lui, chuchotant à son oreille, et la minute d’après, elle faisait les beaux yeux à un autre homme qui venait de remporter la cagnotte. Et même si Ruther connaissait ce genre de femmes, il ne sut y être insensible ; elle avait des charmes indéniables.

    Il n’avait pas fallu longtemps avant que ses pensées n’allassent vers la paire de dés qu’il gardait dans sa poche pour les occasions spéciales. La triche était facile dans les petites villes comme Florron, où personne ne s’attendait à ce qu’un conteur de renom puisse utiliser des dés pipés.

    Une heure plus tard, Ruther avait lessivé tous les parieurs, et Clarentine l’avait invité dans sa petite masure à l’autre bout de la ville, une balade pendant laquelle ils rirent beaucoup de la ruse que Ruther avait employée. Clarentine avait promis de tenir sa langue s’il acceptait de partager les gains. Quelque chose à propos de cette proposition avait dérangé Ruther, davantage même que la tricherie dont il s’était rendu coupable, mais il l’avait acceptée. Tard cette nuit-là, pendant que Clarentine dormait, Ruther lui avait repris l’argent et avait filé à l’anglaise.

    Et Stuart l’avachi, tu te souviens de lui ? revinrent à la charge les sinistres voix.

    En grinçant des dents, Ruther essuya la sueur qui lui mouillait la joue. Or, ce n’était pas de la sueur. Un mince filet de sang coulait dans son visage. Levant devant ses yeux sa main ensanglantée et tremblante, il eut l’idée d’arrêter la voiture, d’aller réveiller Maggie qui prendrait sa place, mais c’était impossible, il le savait. Maggie devait se reposer. Depuis la bataille à l’entrée de la passe, Ruther ne pouvait plus nier le faible qu’il avait pour Maggie.

    Stuart l’avachi. Stuart l’avachi ! Stuart l’avachi !

    — Je ne veux pas me rappeler, grogna Ruther, mais cela ne changeait rien, car le nom se répétait encore et encore ; et plutôt que de s’appesantir sur le passé, ce à quoi les voix le forçaient, il se mit à réciter des histoires dans sa tête, mais plus il se concentrait, plus les voix parlaient fort.

    Stuart l’avachi ! criaient-elles à présent. N’oublie pas Stuart l’avachi !

    Ruther plaqua violemment les mains sur ses oreilles, mais le cri des voix ne s’en trouvait aucunement diminué.

    — Je m’excuse, Stuart ! Je suis désolé !

    Stuart l’avachi fréquentait un des salons de jeux de Richterton. C’était un garçon un peu sot avec les yeux grands comme des assiettes et une langue épaisse qui sortait en permanence de sa bouche, malgré le sourire hébété, mais sincère qu’il avait toujours accroché au visage. Il avait cette habitude de rire dès qu’il voyait Ruther et de crier : « Wuther ! Wuther ! Waconte-moi une histoiwe ! » Son bedon rond se secouait quand il riait, faisant rebondir et danser ses vêtements tout tachés.

    Ruther se pliait parfois à sa demande, d’autres fois, non. Il aimait bien quand Stuart l’avachi riait à se tordre par terre, et à le voir plié en deux, Ruther se sentait moins coupable de l’avoir escroqué à deux ou trois reprises, le dépossédant de pièces dont le pauvre aurait pourtant eu cruellement besoin. Ruther avait même imaginé un personnage identique de Stuart, jusqu’à imiter sa langue pendante, ses gros yeux et son corps ballottant. Cette imitation fonctionnait bien et avait rapporté gros à Ruther, mais cet argent, il l’avait toujours accepté avec une pointe de culpabilité. Et peut-être plus qu’une pointe, même.

    Ruther était harassé par ses souvenirs qui s’enchaînaient sans relâche : l’épée qu’il avait volée, les bagarres générales qu’il avait provoquées exprès, l’homme qu’il avait arnaqué d’un carquois d’excellente qualité, les femmes qu’il avait maltraitées durant ses beuveries. Au loin, une forme carrée se dessinait au milieu du sentier. Ruther n’en discernait que les contours, mais décida par prudence de ralentir la voiture. Son premier réflexe fut d’aller réveiller les autres, mais à quoi bon ? Il saurait investiguer aussi bien qu’eux.

    Ils n’en pouvaient plus d’écouter, dit une voix résonnant dans le crâne de Ruther. La part de ténèbres qu’ils avaient en eux les a rendus fous !

    C’était une voiture qui se trouvait en travers du chemin. Et bien qu’elle fût différente de celle qu’Henry avait faite de ses mains, elle lui ressemblait suffisamment pour que s’accrochât au ventre de Ruther une profonde appréhension.

    — Allô ! appela-t-il, avalant difficilement. Je veux juste vous avertir que je suis l’un des cinq meilleurs épéistes dans tout Atolas. Si c’est à me faire peur que vous cherchez, je n’hésiterai pas une seconde à vous scalper. Et si vous êtes de la gent féminine, sachez que sans scalp, vous serez pour le restant de vos jours la risée du monde.

    Il serra la bride des chevaux, arrêtant la voiture, et descendit voir ce qu’il en était vraiment. Il n’était plus qu’à quelques pas à présent et une odeur fétide comme la putréfaction venait de la voiture. Nez bouché, il avança un autre pas.

    — Pouah… ça sent les gens morts, comprit-il dans un mouvement de recul. Et avec mes oreilles qui saignent, je n’ai pas besoin en plus de voir ou de sentir des gens morts !

    C’est alors qu’il aperçut le cadavre sous la voiture, avec ses habits moisissant et serrés sur ses chairs en décomposition. C’était un homme, recroquevillé sous la voiture, à genoux, la tête pendue basse, ses mains encore agrippées à un crâne dépourvu d’oreilles. La folie l’aurait poussé à s’arracher les…

    Ruther tourna les talons, son estomac se soulevant, avant de vomir.

    Tu ne te rendras jamais jusqu’au bout. Tu nous rejoindras, comme tous les autres.

    — Suis-je en train de perdre la raison ? se demanda-t-il à lui-même.

    Il se frotta vigoureusement le front, puis, d’un poing fermé, se frappa plusieurs fois sur le torse, criant comme de défi à la noirceur dans laquelle la forêt était plongée :

    — Je ne perds pas la tête ! Vous m’entendez ? C’est juste, c’est… le mal des forêts !

    Peu après, ayant retrouvé son sang-froid, il revint sur ses pas, s’approchant à nouveau de la voiture fantôme. Il s’efforça de ne pas voir à l’intérieur le corps d’une femme qui de ses mains couvrait les oreilles à son tout jeune enfant mort à côté d’elle. Il n’y avait plus de chevaux, aucune carcasse d’ailleurs, que leurs harnachements par terre. D’une manière ou d’une autre, ils s’étaient libérés. Ruther songea qu’il aurait besoin d’aide pour pousser la voiture hors du chemin et se dit qu’il n’y avait qu’une seule personne à qui demander.

    Il rebroussa chemin et siffla tout bas en ouvrant tout doucement la portière :

    — James. James !

    — Vreagan ! s’écria soudain ce dernier, et d’un geste de fureur, il se rua pour saisir Ruther à la gorge.

    Ruther, les nerfs à fleur de peau d’avoir vu des cadavres, fit un bond nerveux en arrière et la main de James se referma sur l’air où le cou de Ruther se trouvait l’instant d’avant.

    — J’ai l’air de m’appeler Vreagan ! cracha-t-il.

    Ruther commençait à sentir les craques qui lézardaient sa raison, comme celles d’un œuf par trop frappé sur le rebord d’un poêlon.

    Henry et Maggie s’agitaient dans leur sommeil.

    — Pourquoi tu me réveilles ? Je viens de conduire !

    — J’ai besoin d’aide pour déplacer une autre voiture.

    — On a des chevaux pour ça, non ? Laisse-moi tranquille.

    Il fallut quelques minutes pour convaincre James, mais enfin, il vint aider Ruther à écarter la voiture, à la pousser vers le mur d’arbres. Tandis qu’il s’échinait à la tâche, Ruther entendit un faible sifflement.

    Oui. Vers nous. Amène-les-nous.

    Ruther jeta un coup d’œil vers James pour voir s’il avait entendu les mêmes mots.

    La voiture venait à peine de passer la ligne qui délimitait le sentier quand quelque chose l’arracha du sol ; Ruther et James se retrouvèrent tout à coup à pousser le vide. Ce fut si soudain et violent que Ruther fut presque aspiré avec la voiture dans les arbres. Par chance, James l’avait attrapé par la chemise et retenu avec force.

    — Tu as vu ? souffla James. C’était quoi, les arbres ?

    Ruther, assis dans le chemin de terre, peinait à reprendre son souffle.

    — Des arbres, ça ne fait rien ? Un animal peut-être… une grosse bête, puissante.

    — Je ne connais aucun animal qui…

    — Je ne sais pas ce que c’était, d’accord ! cria Ruther parce qu’il était énervé, mais aussi dans l’espoir d’enterrer les voix qui chuchotaient : Merci, Ruther. Maintenant, rejoins-les. Viens à nous.

    James aussi secouait la tête, les mains plaquées sur ses oreilles.

    — Il faut… il faut que j’y aille. J’ai besoin de me reposer, laissa-t-il tomber.

    Ruther ne voulait pas se retrouver seul. Toutefois, ç’aurait été injuste de retenir James qui retourna, comme une bête effarouchée, se terrer dans la voiture. Ruther reprit la route, s’efforçant d’ignorer les voix qui l’accablaient de mauvais souvenirs, de ces fois où, conteur débutant, il avait été chassé de la scène sous les huées ou sous une pluie de projectiles, de ces fois où il avait tant eu honte que même la bière avait un goût amer. En temps normal, il aurait ri de ces mésaventures, parce qu’il avait grandi et s’était amélioré à travers elles. Or, l’humiliation qu’il ressentait maintenant était aussi vive qu’au moment où il l’avait d’abord ressentie. Des larmes lui coulèrent sur les joues. Il les essuya sans réfléchir, sans vraiment se rendre compte qu’il pleurait.

    Ce n’était pas des larmes : Ruther saignait des yeux. Il agrippa les rênes aussi fort que possible. La douleur était la bienvenue. Elle l’aidait à rester concentré. Elle l’aidait à ne pas sombrer dans la folie.

    — Qu’est-ce qui m’arrive ? sanglota-t-il.

    Réfléchis, Ruther, tu n’es encore qu’à mi-chemin. Il nous reste des kilomètres et des kilomètres à passer ensemble. Nous envahirons les plis et les replis de ta conscience. Tu te souviendras de TOUT.

    Les jours ne s’égrenèrent pas en heures ou en kilomètres ; chacun voyait le temps passer dans la crainte que vienne son tour de conduire. Au début, ils avaient la force de passer quelques heures sur le banc du conducteur, et chacun n’avait qu’à conduire une fois par jour, mais bientôt, il fallut tenir les rênes deux fois, puis trois fois par jour. En une occasion, Henry rentra dans la voiture après moins de dix minutes, le visage couvert de larmes cramoisies.

    — Tout est ma faute, n’arrêtait-il pas de dire.

    En une autre occasion, James revint et se cacha le visage sur les genoux de Maggie et ne voulut plus la lâcher. Elle lui caressa les cheveux et épongea le sang qui lui suintait des oreilles. Les forces des quatre voyageurs les abandonnaient chaque jour toujours plus. Maggie semblait la moins affectée, mais même elle avait ses moments d’abattement. Un jour, elle n’en put plus et pleura une heure durant en suppliant Ruther de lui pardonner la façon dont elle l’avait traité.

    Ruther aurait normalement tourné la chose en plaisanterie, mais dans cette forêt, le sens même du mot « rire » ou celui de la « joie » lui était devenu étranger. Mais la misère, elle, était familière. La souffrance aussi. Ruther pleura chaque fois qu’il eut à conduire, mais il attendait pour ce faire d’être assis sur le banc du conducteur. En général, il ne pleurait pas des larmes de sang ; celles-là venaient plus tard, et de même pour les saignements d’oreilles.

    Ruther savait que ce devait être quelque chose dans l’air. La nourriture n’avait pas le goût qu’elle aurait dû avoir. L’air ne

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