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Un conte d’Ombre et de Lumière
Un conte d’Ombre et de Lumière
Un conte d’Ombre et de Lumière
Livre électronique558 pages8 heures

Un conte d’Ombre et de Lumière

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À propos de ce livre électronique

Bienvenue à Atolas, un monde où les épées et les poignards allongent et écourtent les vies, un monde où tous craignent la magie sauf de rares âmes, où les querelles et les amitiés décident de l’avenir des royaumes, du sort des amours. Henry et Isabelle se sont secrètement promis en mariage. Simple charpentier, Henry commettra l’impensable par dévotion pour elle, un acte qui pourrait leur coûter à tous les deux la vie.

Or, au même moment, une obscure prophétie se réalise et met en branle un enchaînement d’événements qui n’affecteront pas seulement Henry et Isabelle, mais aussi les souverains de tous les royaumes d’Atolas. La menace risque de plonger le monde dans l’ombre, mais tout n’est pas perdu tant que l’espoir demeure, et cet espoir vivra par la force de l’amitié et un héros improbable l’incarnera.
LangueFrançais
Date de sortie3 nov. 2016
ISBN9782897675080
Un conte d’Ombre et de Lumière
Auteur

Jacob Gowans

Jacob Gowans a grandi à Papillion, au Nebraska. Diplômé en art dramatique, il part vivre à Cleveland, en Ohio, et termine ses études de dentisterie à la Case Western Reserve University. Jacob, sa femme et leurs trois enfants vivent maintenant en Arizona, où il travaille comme dentiste pour les Services de santé aux autochtones.

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    Aperçu du livre

    Un conte d’Ombre et de Lumière - Jacob Gowans

    vie.

    Prologue

    Le vieux conteur

    V ous pourriez fouetter un peu, cocher ? criai-je au conducteur, le suppliant pour une troisième fois avant que le vent, qui me gelait le nez et les oreilles, ne m’oblige à battre en retraite à l’intérieur de la voiture attelée.

    — Désolé, monsieur, me parvint sa réponse, une voix rauque, étouffée sous l’écharpe de grosse laine qu’il avait passée sur sa bouche. Mes chevaux ne sont plus dans la prime jeunesse et se raidissent quand le froid s’installe.

    Je lorgnai de côté le soleil qui, bas sur l’horizon violet, s’apprêtait à disparaître ; dans le ciel, aucun nuage ne le pleurerait. Une première lune brillait, haute dans le ciel, ronde et claire, et je trouvai la trace des deux autres au bout d’un moment à chercher les cieux.

    — Il me faut ce contrat, me dis-je.

    Dans mon métier, ce n’était pas tous les jours qu’on se voyait offrir pareil engagement.

    Dans les derniers rayons de soleil, j’ouvris mon sac de voyage pour vérifier une dernière fois que rien n’y manquait.

    — C’est bon, tout y est, me rassurai-je, et ce sera peut-être le seul élément positif de la soirée…

    — Vous dites, monsieur ? héla le cocher.

    — Non, rien ! Je me parlais à moi-même.

    Pris de frissons, j’ajustai sur mon cou le col de ma cape.

    — Nous arrivons, monsieur. La route principale se trouve juste au détour, et l’auberge n’est plus très loin.

    J’envisageai de lui redemander s’il ne pouvait pas aller un peu plus vite, mais y renonçai. Fort heureusement, il disait vrai et nous arrivâmes bientôt à l’auberge. Mes bagages à la main, je m’extirpai de la voiture dès qu’elle fut à l’arrêt et me retrouvai bien mal pris, fouillant d’une main le fond de mes poches.

    — J’aurais pu transporter vos affaires, monsieur, m’assura le cocher, un homme lourdaud avec une grosse barbe d’où sortait, comme de terre, un nez en betterave.

    Je lui répondis d’un sourire esquissé tout en fouillant nerveusement dans mes poches.

    — Euh, combien vous dois-je ? demandai-je, encore que je fusse au fait de ses tarifs.

    — Trois pièces d’argent et nous nous quittons bons amis. Cela dit, je ne dis jamais non aux pourboires ! ajouta-t-il, amusé de la boutade.

    La diversion avait réussi et je pus enfin produire les pièces dues. Je payai l’homme et, m’excusant de ne posséder que ces trois pièces, lui souhaitai bonne nuit.

    L’auberge se trouvait sur une rue marchande, entre boutiques, maisons et étables, en devanture desquelles les étals étaient vides à cette heure. Il y avait d’autres bâtiments dont la vocation m’échappait, leurs façades indécises dans le crépuscule. Debout devant l’établissement, je devinai à l’odeur de nourriture et aux éclats de voix des clients que les affaires y roulaient rondement. Mon estomac gargouillant, j’entrai sans plus attendre.

    L’auberge faisait salle comble et partout assiettes et chopes jonchaient les tables. Dans un ballet constant, de jolies hôtesses veillaient au service, sortant plats et boissons de la cuisine, leurs parfums se mêlant divinement aux odeurs de grillades et d’épices. Dans un coin, des hommes jouaient aux dés, un peu plus loin, on pariait sur la dextérité d’un lanceur d’anneaux. L’endroit était bien tenu, mieux que ceux auxquels j’étais habitué.

    Je repérai l’homme qui avait assurément pignon sur rue. Debout, près de la cuisine, il s’adressait à une tablée d’hommes élégamment vêtus. Je me dirigeai vers l’aubergiste, notant au passage la propreté irréprochable de ses habits et la canne dont il ne semblait pas faire usage pour marcher. En bon propriétaire, il affichait une attitude avenante, saluant tous les clients d’un bras passé autour du cou, d’une tape amicale sur l’épaule. Quand, dans mon approche, je pus discerner ses propos, j’appris qu’il connaissait de nom tous ceux qui passaient la porte de son établissement.

    Son regard croisa le mien et, prévoyant que j’eus un quelconque besoin d’assistance, il abrégea sa conversation pour venir à ma rencontre.

    — Bonjour, jeune homme, me salua-t-il, main tendue, cordial dans son approche. Benjamin Nugget, propriétaire de cette humble auberge, le Silver Nugget. Comment puis-je vous aider ?

    — Geoffrey Freeman, me présentai-je en acceptant sa poignée de main vigoureuse. J’arrive à l’instant de Vistaville.

    — Vous êtes là pour le spectacle de ce soir ?

    Cette manière qu’il avait de vous parler, comme si vous étiez le plus important de ses clients, me donna l’impression que l’auberge tout entière s’était tue pour écouter ma réponse.

    — Pour le gîte et le couvert, aussi.

    — Des chambres libres, ce n’est pas ce qui manque. Ce soir, la clientèle est surtout locale. Envisagiez-vous un séjour prolongé ?

    Je l’informai que oui, puis, par ma propre maladresse, la conversation prit une tournure embarrassante.

    — J’ai tout dépensé en frais de voyage, voyez-vous… je n’ai plus un sou. En revanche, je suis ici pour le travail. Euh, j’ai du travail. Voilà, c’est mon travail, dis-je, décidant qu’il serait plus simple d’ouvrir mon sac de voyage et de lui présenter les outils de mon métier. J’espérais régler l’addition au terme de mon séjour, quand je serai payé…

    — Ah ! C’est vous, l’écrivain, comprit Benjamin Nugget, qui agitait le doigt au-dessus du papier, des plumes et des encriers. J’aurais dû deviner tout de suite. Mais oui, oui, ne vous faites pas de souci. On m’a annoncé que vous viendriez. D’ailleurs, je suis certain de vous avoir réservé une place.

    Ce disant, il m’invita à le suivre, désignant un coin de table où je pourrais m’installer. Une fois assis, je remerciai mon hôte, qui alla vaquer à d’autres occupations. Dehors, le soleil avait disparu et je cherchai en vain l’heure qu’une horloge m’aurait indiquée. Qu’importe, le spectacle devait bientôt commencer. J’entrepris donc de disposer selon mon goût le matériel d’écriture, quelques papiers, mes plumes et des encres de diverses couleurs. On cria à la table d’à côté et, dans mon sursaut, je renversai presque l’encrier.

    — Dites, c’est pour bientôt, le spectacle ? se plaignit un client qui s’impatientait à la table derrière. C’est l’heure, non ?

    — D’une minute à l’autre, mon cher, intervint Benjamin Nugget, profitant de l’occasion pour mousser ses ventes. Prenez donc un autre verre !

    L’invitation en fit rire plusieurs, d’autres grommelèrent de l’entendre. L’aubergiste retourna à ses moutons, activités qui consistaient maintenant à vérifier que les hôtesses ne chômaient pas et que la nourriture et les boissons sortaient en bonnes quantités des cuisines.

    Plusieurs minutes passèrent. Mes papiers disposés selon ma convenance, mes plumes d’oie prêtes à l’emploi, j’eus le temps d’allumer quelques bougies, que je plaçai de manière à bien éclairer mon plan de travail improvisé. Il ne manquait plus que des mots à écrire, qu’une voix à transcrire.

    — Tout est à votre satisfaction, monsieur Freeman ? s’enquit Benjamin Nugget qui passait à ma table.

    Des sueurs mouillaient son front, et ses yeux nerveux allaient souvent vers la porte d’entrée. Sympathique, je lui répondis que tout était parfait et me permis même de lui renvoyer la pareille.

    — Ne serait-ce pas plutôt à moi de vous poser la question ?

    Il força un petit rire blême sans quitter la salle des yeux.

    — Si notre distingué invité ne passe pas la porte d’une minute à l’autre, j’ai bien peur que la maison ne doive payer les verres pour se faire pardonner.

    Il déplia un mouchoir pour éponger la transpiration sur son front, puis s’excusa de n’avoir que peu de temps à m’allouer et alla de table en table, distribuant les sourires contrits et ses plus plates excuses, ultime effort pour repousser le moment de la capitulation. Au fond de la salle, les hommes qui jouaient aux dés s’étaient levés de table pour prendre le chemin de la sortie.

    — Messieurs, attendez ! les rattrapa Benjamin Nugget au pas de la porte.

    Ils s’arrêtèrent, se heurtant contre une invisible barrière. Bien que le geste échappât à la plupart des clients distraits dans le brouhaha de la salle, le groupe d’hommes, qui l’instant d’avant allait sortir, se scinda de part et d’autre de la porte, dévoilant la silhouette arquée d’un vieil homme aux longs cheveux blancs. Fraîchement rasé, il portait un pardessus élimé et des bottes cavalières. Il avait dû être grand à un jeune âge, mais vu la voûte prononcée de son dos, la chose était aujourd’hui difficile à croire.

    Malgré tout, l’homme impressionnait par sa prestance et, à mesure que les clients le découvraient, l’auberge devenait silencieuse ; il n’y eut bientôt plus un bruit dans la salle, hormis la rumeur des ustensiles et des poêlons qu’on maniait en cuisine. Tous les regards (le mien y compris) étaient tournés vers l’homme qui semblait faire peu de cas de son effet sur l’assistance, s’aidant dans sa marche d’une longue canne de bois dont il piquait le sol à chaque pas, chaque coup sec et sonore. Il alla jusqu’à la petite scène où une chaise l’attendait, y appuya sa canne avant de s’asseoir. J’entendis ses genoux craquer dans le mouvement et quand il fut enfin installé, quelques clients poussèrent de concert un long soupir et quelques autres leur demandèrent le silence.

    — De l’eau, s’il vous plaît, dit l’homme sans s’adresser à quelqu’un en particulier.

    Benjamin Nugget était apparu, me semblait-il, avant même que la demande ne lui soit faite, un verre à la main. Le vieil homme porta l’eau à ses lèvres, se racla la gorge, puis releva la tête. Il arborait les traits des hommes chanceux de vivre à un âge aussi respectable. Ses grandes oreilles se terminaient en lobes pendant sur des joues ridées. Il avait le nez rougi par le froid. Ses yeux brillaient d’un éclat qui le disait encore en pleine possession de ses moyens. Ses lèvres étaient lourdes et épaisses. Et tout cela contribuait à blanchir plus encore sa tête blanche.

    D’un bref coup d’œil dans la salle, il sembla tâter le pouls de son auditoire. J’eus l’impression de sentir son regard sur moi et la sensation me tira de mes rêveries. Plume en main, j’en plongeai la pointe dans l’encrier, figeant un instant mon mouvement, le temps que l’excès d’encre glisse en une lente goutte dans l’encrier. Je portai ma plume sur le papier blanc qui n’attendait que le noircissement des mots.

    — L’amour, commença le conteur d’une voix grave, mais forte, l’amitié. Ces mots revêtent-ils encore une signification pour nous ? À tort et à travers, nous les disons, nous les digérons, nous recrachons comme on se débarrasserait de vulgaires os de poulet. Pourtant, rien n’est plus puissant que le vrai amour. Rien n’a plus de valeur qu’un véritable ami. Plus puissants que nos armées, que nos gouvernements, plus précieux que l’or, plus puissants et précieux même que l’ombre et la lumière. Bien malheureux tous ceux d’entre nous qui ne connaissent jamais ni l’un ni l’autre. Ayons pitié d’eux.

    Ces mots firent sourciller l’assistance sur laquelle le vieil homme braquait un regard comme une menace.

    — Les plus importantes réalisations dans la vie sont celles nées de l’amour et de l’amitié, comme d’ailleurs les plus grandes histoires. C’est justement une histoire qui m’amène aujourd’hui devant vous. Ce soir, je vous raconterai la chance qu’un homme a eue de connaître l’amour et l’amitié. En fait, d’aucuns diraient de cet homme que ce fut son seul talent que d’aimer et d’être aimé. Cependant, dans cette histoire comme dans toute chose, la lumière côtoie l’ombre, et cet homme sera testé à l’aune de son amour et de ses amitiés. Des forces puissantes et terribles seront à l’œuvre dans ce conte qui débute ici même… à Blithmore, encore qu’il n’ait jamais été ouï en ce lieu et ne le sera sans doute plus jamais après ce soir. C’est l’histoire d’un homme, Henry Vestin, et d’une femme, Isabelle Oslan, et de ceux qui ont partagé leur vie.

    » Cette histoire commence il y a de nombreuses, très nombreuses années, à l’époque des nobles, des rois et des empereurs. Atolas n’était pas le monde que nous connaissons aujourd’hui, ou du moins il lui ressemblait si peu. Le roi Sedgwick Germaine y régnait depuis quarante et un ans. En ces temps-là, on ne reconnaissait pas les nobles de Blithmore aux terres qu’ils possédaient, mais par leur condition et leur lignée seulement — d’ailleurs, avant l’édit du roi Germaine, père, les habitants de Blithmore ne pouvaient se réclamer d’aucun droit sur les terres. Le père d’Henry Vestin, charpentier de métier, possédait un atelier au cœur de la capitale, Richterton, et s’était bâti une solide réputation dans l’exercice de son art.

    » À l’arrière de la demeure de maître Vestin et tout au fond d’une vaste pelouse se dressait le manoir Oslan, propriété de lord Rogar Oslan. Deux années avant la naissance d’Henry et l’année même où naquit James Oslan, le lord avait commandé à son jardinier la plantation d’une grande haie qui le séparerait de ses voisins. Si lord Oslan l’avait pu, il aurait oublié jusqu’à l’existence de la famille Vestin. Malheureux en affaires, lord Oslan avait multiplié les mauvais investissements et perdu des sommes importantes dans des entreprises de jus tropicaux, de coutellerie, d’« huiles curatives » et d’autres aventures de ce genre. Maître Vestin, quant à lui, avait amassé une belle fortune, d’autant plus qu’il ne posséda qu’un atelier et vécut des seules recettes de sa charpenterie.

    » Bien que de différentes fortunes, les deux familles se ressemblaient en plusieurs points. Par exemple, de l’union des parents de chacune d’elles étaient nés deux enfants, un fils aîné et une fille, bien que les Vestin adoptèrent quelques années plus tard un enfant prénommé Ruther, décision qui s’avérera en tout point désastreuse. Aussi, les deux familles avaient à leur tête un père d’une sévérité qui n’avait d’égale que la générosité et la bienveillance de leurs épouses. Il se trouve qu’à cette époque, l’éducation avait la faveur populaire, qu’on l’encourageait même auprès de la gent féminine. Femme de son temps, la mère d’Henry, madame Vestin, avait obtenu un diplôme du Bureau des éducateurs royaux et s’était attelée à la tâche d’éduquer elle-même ses enfants.

    » Lady Oslan, qui était de toutes les modes, désespérait d’envoyer ses enfants à l’école, mais, faute d’argent, fit une proposition originale à sa voisine ; madame Vestin allait prendre en charge l’éducation des enfants Oslan. C’est cette année-là que les enfants se mirent à franchir la haie de cèdres. C’est cette année-là qu’ils allèrent en classe aux côtés d’Henry et de sa sœur, Margaret.

    » Dès le premier jour de classe, Henry ouvrit les hostilités en écrasant une grosse poignée de terre dans les cheveux d’Isabelle. Isabelle avait crié et son frère, James, s’était jeté sur Henry. Dans ce corps-à-corps, James vit sa chemise déchirée. Apprenant la bagarre, lord et lady Oslan exigèrent des excuses, qu’ils reçurent, et c’est tant mieux, car ç’aurait été la fin de cela et il n’y aurait eu aucune histoire à raconter.

    » Le lendemain, de vengeance, Isabelle épingla Henry au sol et barbouilla sa chemise neuve avec ses mains couvertes de boue. Ainsi débuta l’histoire d’amour entre Henry Vestin et Isabelle Oslan. Il ne leur restera plus qu’à grandir comme la haie qui séparait leurs familles, à faire comme les cèdres et croître un peu plus chaque année, à se rapprocher l’un de l’autre un peu plus chaque année.

    Chapitre 1

    Ruther et Henry

    H enry pénétra dans la salle de bains et se défit si vite de ses habits de travail qu’il en déchira sa chemise. Actionnant la pompe, il s’échina furieusement sur la manivelle pour remplir la baignoire, la faisant couiner comme un petit rongeur. Dès qu’il eut assez d’eau, Henry s’y plongea le corps et la tête, y lava ses cheveux gommés et sa peau salie de sciure. Sans perdre de temps, il se sécha en courant vers sa chambre, nu comme un ver.

    — Hé ! l’ami, l’interpella une grosse voix grave, celle d’un grand homme avec les cheveux comme une vadrouille rousse sur la tête.

    Il traînait son ventre mou vers Henry, saluant d’une main qu’il avait longue et osseuse.

    Henry glapit de surprise et se couvrit.

    — Ruther ! s’exclama-t-il pour aussitôt fermer à la volée la porte de sa chambre. Qu’est-ce que tu viens faire ici ?

    — Je suis venu te souhaiter bonne chance, chance dont tu sembles avoir désespérément besoin.

    — Je suis en retard ! Mes apprentis ont cru que ce serait drôle de remonter les aiguilles de l’horloge et ont oublié d’avouer leur manigance.

    Ses sous-vêtements sur le dos, il ouvrit la porte à Ruther.

    — Tu as fait bon voyage ? demanda-t-il en s’intéressant aux vêtements que sa sœur, Maggie, avait eu l’amabilité de lui préparer.

    Henry remarqua que Ruther avait encore pris du poids, surtout au niveau du visage. Avec sa figure joufflue, il paraissait jovial, mais, malheureusement pour lui, les rondeurs étaient passées de mode à Blithmore trois ans auparavant, quand le roi Germaine était réapparu après six mois de convalescence à l’occasion du baptême de sa petite-fille aînée avec vingt kilos en moins.

    — C’était une charmante excursion et dans tous les villages on m’a bien accueilli, raconta Ruther, se taisant le temps d’avaler une longue goulée à même la petite flasque en cuir qu’il gardait toujours dans la poche intérieure de sa veste. Apparemment, tout le monde m’aime.

    — Il n’est pas un peu tôt pour boire, Ruther ? désapprouva Henry en boutonnant sa chemise.

    Arrivé au dernier bouton, Henry vit qu’il s’était boutonné de travers et dut reprendre l’opération depuis le début.

    — Le plaisir n’a pas d’heure, cher ami, ricana Ruther.

    Les doigts d’Henry s’agitaient frénétiquement sur les boutons et, cette fois, ce fut la bonne. Il mit son pantalon où il fourra à la va-vite sa chemise. Il lui restait à passer le foulard bleu. Henry avait oublié comment nouer la chose.

    — Isabelle est persuadée que son père va dire oui, mais je m’inquiète, c’est plus fort que moi. Et s’il refusait ?

    Ruther eut un large sourire et se mit à rire d’un rire franc.

    — Fais-moi confiance, il acceptera. Surtout dans sa situation. Tu es plus riche que dix nobles réunis et…

    — Oui, mais c’est seulement parce que ces dix nobles ne sont pas économes et que l’argent ne me brûle pas les mains.

    — Le vieux bonhomme est pauvre comme Job, mon ami.

    — Et moi, je suis au désespoir ! Sans sa permission, adieu mariage !

    — D’accord, tu es désespéré, mais moins que lui, qui n’est pas fichu de payer la moindre dote. Ce n’est un secret pour personne, le vieux n’a qu’une idée en tête : le prestige… et c’est là que tu entres en scène. Tu demandes la main d’Isabelle, et le vieux Oslan prend ton argent. Tout le monde y gagne.

    Henry ne trouva aucun réconfort dans l’évidence.

    — Tu le connais, Ruther. Il est aussi aimable qu’une vipère. Te rappelles-tu la manière dont il nous traitait ?

    — Que oui ! Et aussi la fois où nous jouions à l’épée avec des branches… Je m’étais rendu à la haie pour dénicher une nouvelle épée et le vieux m’a attrapé et secoué dans les airs. « Petit salopiaud… bon à rien… bâtard ! Gare à toi si tu t’approches encore de ma maison ! »

    Henry étouffa un rire qui ressembla davantage à une toux ; Ruther imitait lord Oslan à la perfection.

    — Oslan me détestait déjà que je n’étais pas haut comme trois pommes.

    — Dirais-tu qu’il te répugnait ? insinua Ruther, Henry devinant à son ton narquois l’invitation à ce petit jeu des synonymes qu’il affectionnait, comme d’ailleurs tous les jeux de mots.

    — Oui, fit Henry, mou dans sa réponse tandis qu’un coup d’œil dans la glace lui confirmait l’échec dans sa tentative de nouer son foulard. Et de un, dénombra-t-il.

    — Te méprisait ?

    — À coup sûr. Et de deux.

    — Abhorrait ?

    — Ça suffit, soupira Henry qui noua son foulard cette fois avec un résultat plus concluant.

    Il ajusta sa chemise et s’évertua à rentrer dans son col les boucles de ses cheveux bruns. Il décida aussitôt que cela lui donnait un air ridicule.

    — Très bien, si tu n’as pas le cœur à t’amuser, préparons ton discours.

    — Je n’ai pas le temps !

    — Une petite répétition de rien du tout. À quoi bon t’y rendre si tu bafouilles ta demande.

    — Bonsoir, monsieur, déclama Henry, articulant chaque mot, bras tendus pour ramasser ses bottes. C’est un honneur de vous parler d’homme à homme.

    — Avec une formule pareille, il pensera que tu le provoques en duel.

    — Il sait bien que non.

    — Bon, si tu ne veux pas de mon aide…

    — Je dois y aller. J’aurais dû passer chez le coiffeur. Pour l’amour du ciel, tout va de travers aujourd’hui !

    En temps normal, Henry ne se souciait pas à outrance de son apparence. Quand Maggie jugeait qu’il lui fallait de nouveaux habits, elle les achetait. Quand ses cheveux devenaient trop longs, elle les coupait.

    — Calme-toi, lui suggéra Ruther tout en soulevant le capuchon de sa flasque. Tout n’est pas si noir.

    — Si par malheur j’essuie un refus de sa part, je reviens aussitôt à la maison m’embrocher sur le fil de mon épée.

    — Tu manquerais ton coup et tomberais par terre.

    Henry poussa malgré lui un petit rire amusé. Dans la glace, leurs regards se croisèrent et Ruther lui sourit. Henry était heureux et reconnaissant que son ami ait eu l’attention de cette visite ; Ruther avait ce pouvoir de le ramener sur terre.

    — Lord Oslan ne refusera pas, affirma Ruther. Si Isabelle reste ferme dans sa conviction, tu le dois, toi aussi.

    — Bah ! grogna Henry en s’essuyant le front du revers de sa manche, laquelle en fut quitte pour un grand cerne de sueur. J’aimerais tellement qu’il y ait un autre moyen que de parler à cet homme.

    — Mon pauvre ami, déclara Ruther, qui se levait et s’humectait le gosier d’une petite gorgée, c’est toi qui l’appelleras père, pas moi.

    Henry grimaça de voir la vitesse à laquelle Ruther enfilait les gorgées.

    — Je mettrais la pédale douce, si j’étais toi. Tôt comme il est, tu finiras la journée malade comme un chien.

    — Mais non, je serai seulement pâteux jusqu’à ce soir.

    — Et en pleine forme pour ton spectacle ?

    Ruther leva le coude, cette fois pour une grande rasade.

    — Non, le patron a tout annulé.

    — Pourquoi donc ?

    — Ça a peut-être à voir avec l’état dans lequel je me trouvais hier soir, va savoir ? Peut-être aussi parce que je mâchais le nom du personnage principal.

    — C’était quoi, l’histoire ?

    — Le conte de Thurgerburder et du berger fou.

    Si ce jour n’avait pas été le jour le plus important de la vie d’Henry, il n’aurait sans doute pas retenu sa langue, mais plutôt que de dire ce qu’il avait sur le cœur, Henry rajusta une dernière fois son foulard.

    — C’est sans importance, continua Ruther. Je me suis assuré de plusieurs engagements dans d’autres villes. J’ai du travail pour les trois ou quatre semaines à venir.

    — Quand pars-tu ?

    — Dans un jour ou deux, répondit-il, portant comme un réflexe la flasque à sa bouche. J’y pense, elle est où, Maggie ? Les obligations familiales et ce genre de choses, c’est son dada d’habitude, non ?

    — Elle est au marché, à vendre ses choux.

    Ruther alla à la fenêtre et baissa les yeux sur la rue avant de les relever au ciel.

    — Si tu ne passes pas par la haie, c’est maintenant ou jamais !

    — Bien dit ! acquiesça Henry en passant sa cape havane sur ses épaules. Je suis déjà parti !

    Henry cavala vers l’escalier où il entendit, à mi-chemin dans les marches, Ruther qui disait en singeant une voix de femme :

    — Oh ! Henry, tu es beau comme un chou !

    Chapitre 2

    Le manoir Oslan

    H enry habitait la rue Shop, artère la plus animée de la ville. Réputée pour les produits fins qu’on y vendait, la rue Shop faisait la fierté de Richterton, capitale du royaume de Blithmore, lequel abritait l’une des plus puissantes nations d’Atolas. En fin d’après-midi, le château Germaine y étirait son ombre. Par temps clair, comme ce jour-là, on pouvait apercevoir l’imposante structure au nord, mais Henry concentrait son attention sur un horizon plus rapproché, soit la croisée de la rue suivante.

    La rue Shop attirait une grande affluence du matin au soir, et presque toutes les maisons ouvraient en façade les portes d’un magasin. On y croisait beaucoup de gens, on y faisait de bonnes affaires, c’était une rue pleine de vie, et Henry aimait l’agitation qui animait le quartier. En route, il entendit les bruits familiers de l’atelier de maître Franklin et les laissa accompagner ses pensées, ressassant une fois encore les mots qu’il allait présenter à lord Oslan. Évoquée en pensée, aucune parole ne sonnait juste, mais c’était peut-être la nervosité qui lui faisait cet effet. Derrière ses pensées inquiètes, Henry entendit la voix de son père qui lui répétait ces mêmes mots que le jeune maître servait souvent à Brandol, son apprenti artisan : « Ne te fais pas de bile ; fais de ton mieux. Toutes les erreurs se corrigent. » Cela faisait des années qu’Henry ne craignait plus de bâcler un travail d’ébénisterie, mais il ne pouvait pas en dire autant de ce discours qu’il allait tenir devant un homme qu’il craignait depuis l’enfance.

    Un grand souffle d’air chaud le fouetta tandis qu’il passait devant l’atelier de maître Franklin, un souffle qui charriait l’odeur des métaux suant leurs impuretés dans la fonderie. Henry avait grandi avec cette odeur qu’il savait reconnaître, comme on sait dissocier le chêne du sapin. La chaleur lui mouilla le front, qu’il s’empressa d’éponger du coin d’un mouchoir.

    — C’est le grand jour, maître Henry ? se fit entendre depuis l’atelier la voix graveleuse de maître Franklin.

    Dans l’embrasure de la porte, le vieil orfèvre saluait Henry avec au ventre le vieux tablier de cuir taché qu’il portait toujours. Aussi loin que remontaient ses souvenirs, Henry revoyait l’homme posté entre les montants de cette même porte à observer les passants comme un aigle, sa proie. Le vieux Franklin l’appelait « maître » et Henry, à vingt et un ans, ne s’était jamais fait à l’idée qu’un homme de la trempe de l’orfèvre puisse l’appeler « maître ». Ce titre, il l’avait bien sûr mérité de guerre longue, mais il sourcillait chaque fois qu’il l’entendait.

    — Oui, le jour de la grande demande, maître Franklin, lui répondit Henry sous le mouchoir qu’il passait dans son front. Le plus grand des jours, si cela se trouve.

    — Vous êtes vêtu pour l’occasion.

    — Merci.

    — Ne pose pas ça là, triple idiot ! cria Franklin qui venait de surprendre un de ses apprentis à commettre une faute. Essaierais-tu d’incendier mon magasin ?

    — Je… non… je… peina à répondre une voix plaintive dans l’atelier.

    Henry eut beau chercher, il ne se rappelait pas le nom du garçon, ce trou de mémoire ne l’empêchant pas de compatir avec le pauvre bougre. Maître Franklin était un homme bon, mais enclin aux accès de colère.

    — Cesse de bégayer et nettoie-moi tout ça, ordonna l’orfèvre avant de saluer Henry d’un geste par-dessus l’épaule. Bonne chance à vous, maître Henry !

    Il reprit sa route en accélérant le pas. Peut-être croyait-il ainsi semer ses idées noires. Henry passa devant d’autres boutiques, chacune avec sa propre musique, ses propres odeurs, qu’il connaissait par cœur : les ateliers du couturier, des forgerons, celui du maçon, puis du potier, où trois artisans assis devant leur tour façonnaient les argiles que les apprentis préparaient plus loin, comme les vernis. Henry reçut les salutations de bon nombre d’entre eux. Il leur envoya la main, et leur répondait d’une brève formule de politesse quand un fracas retentit du côté du maréchal-ferrant, et dans ce grand bruit vinrent rouler en pleine rue plusieurs roues de chariots. Deux apprentis surgirent en courant pour rattraper les roues en fuite. Henry se serait arrêté pour les aider, mais le temps jouait contre lui. Il força le pas, tourna le coin, remonta un pâté de maisons vers le nord où il retrouverait l’avenue Richterton, l’axe principal de la ville d’où partait vers l’est la rue Noble.

    Le décor changeait ici du tout au tout.

    Les magasins, les ateliers et les échoppes faisaient place aux maisons, avec leurs étables et leurs jardins. Ce n’était pas les demeures parmi les plus cossues de Richterton — parce qu'elles étaient trop collées aux quartiers des artisans pour qu’il en soit autrement —, mais elles étaient habitées par des familles aisées. Henry ne leur prêta aucune attention. Elles n’opéraient plus la fascination d’antan. Seule celle tout au bout de la rue l’intéressait, et plus il approchait, plus son cœur battait vite.

    « Ne te défile pas, Henry », se dit-il à lui-même. Une goutte de sueur ruissela jusqu’au bout de son nez, goutte qu’il chassa d’un geste brusque. Il regarda, derrière, le chemin parcouru. Il aurait voulu revenir sur ses pas.

    Sur la rue Noble, le manoir Oslan faisait piètre figure et l’on aurait dit qu’il avait été tassé tout au bout de la rue, de peur que son manque d’entretien ne jette ombrage aux maisons voisines. Dans les souvenirs du jeune Henry, sa devanture avait une belle et brillante peinture bleue, mais il fallait aujourd’hui un œil averti pour y trouver la moindre écaille de couleur. Les treillis lâches cadraient mal les fenêtres au rez-de-chaussée. Des herbes qu’on ne coupait jamais envahissaient la pelouse et les arbres qui, en ce temps de l’année auraient dû se couvrir de fleurs, ne portaient plus de fruits à leurs branches. Cette saison-ci, malgré ses bons soins, Isabelle n’avait su amadouer qu’un seul rosier rouge, ses fleurs écloses parmi l’aubépine et les feuilles. À gauche, Henry aperçut l’écurie déserte, sauf pour une stalle où le cheval dénommé Esmond montrait la robe d’une vieille bête grisonnante.

    Les lieux lui étaient familiers, mais Henry s’y sentait comme en pays étranger, et peut-être même un intrus. Il traversa la pelouse desséchée par une allée en pavés nus pour arriver au pas de la grande porte en bois de chêne, qui, à force d’âge, craquait de toute part. Plus d’une fois, Henry s’était proposé d’y redonner vie, de sabler le bois, de le revernir, et ce, à ses frais, mais lord Oslan avait toujours refusé. Il porta la main au heurtoir à tête de loup et l’abaissa doucement contre le butoir. La porte s’ouvrit à l’instant sur un vieil homme dans des habits de domestique. La chaleur semblait l’indisposer. Il se tamponnait le visage à l’aide d’un mouchoir sans réellement réussir à chasser la moiteur qui lui collait au nez, au pourtour des yeux et dans les replis de ses joues ridées. Malgré l’âge et un strabisme léger, il gardait dans ses yeux noisette un brillant éclat de vie.

    — Maître Henry, l’accueillit le valet, sa voix amicale, mais chevrotante. Lord Oslan vous attend dans son antre.

    Après trois grandes respirations qui ne firent rien pour calmer la peur qu’Henry avait au ventre, il répondit :

    — Je vous remercie, Norbin. Isabelle se trouve-t-elle à la maison ?

    — Oui, dans sa chambre, dit Norbin, qui baissa la voix pour ajouter un mot d’encouragement. Elle m’a demandé de vous dire la pleine confiance qu’elle vous porte.

    — Et lady Oslan ?

    Norbin soupira avant de répondre, le regard sombre.

    — Elle se trouve alitée. Son état s’aggrave de jour en jour.

    Il se proposa d’accompagner Henry d’un pas non sans rappeler celui d’une tortue. Son dos se voûtait toujours plus tandis que s’accumulait sur ses épaules le poids des années. Henry rappela à Norbin qu’il connaissait le chemin, mais ce dernier évoqua l’insistance que lord Oslan avait manifestée : la visite devait être traitée de la plus formelle manière. La maison, au contraire du terrain, était bien tenue en dépit du mobilier défraîchi. Henry se souvint du jour où Isabelle et lui avaient laissé sur les planchers une piste de boue verdâtre, qui traversait la cuisine et la salle à manger. La réaction de lord Oslan en découvrant le méfait n’avait été rien de moins qu’orageuse.

    Plus vite qu’il ne l’aurait voulu, Henry se retrouva devant le boudoir de son futur beau-père, une pièce qu’il connaissait pour avoir craint l’homme qui s’y retirait souvent. L’endroit puait le tabac froid et le vinaigre. Quatre magnifiques portraits décoraient le mur au-dessus du chambranle de la cheminée. Henry devina qu’en y passant un doigt, on ne récolterait pas le moindre grain de poussière. Les peintures montraient la famille Oslan : lord et lady Oslan, pleins de dignité, leur fils, James, engoncé dans son uniforme militaire, et leur fille, Isabelle, qui, même en portrait, rayonnait d’exquisité. Henry avait toujours trouvé une certaine ironie dans ce fait qu’une aussi belle et gentille femme puisse être du même sang qu’un homme comme lord Oslan. À la vue de ce visage qu’il aimait, Henry se découvrit une force renouvelée.

    Les portes se refermèrent comme un sas derrière lui et il se retrouva seul avec le maître dans sa maison. Lord Oslan, installé dans son meilleur fauteuil, avait revêtu ses plus beaux habits et fumait sa pipe favorite ; Henry l’avait rarement vu sans un calumet à la lippe. Le soleil filtrait par la fenêtre derrière le fauteuil et la silhouette filiforme de lord Oslan se drapait d’ombres noires dans le contre-jour. Du foyer de sa pipe s’élevaient des volutes et la fumée s’attardait en boucles vaporeuses autour de sa tête, comme si le lord avait eu une couronne de serpents.

    — Bonjour, Henry, fit l’homme dont la voix empestait la feinte cordialité. Mais assoyez-vous donc.

    Prudent dans ses gestes, Henry prit place dans la chaise avancée devant Oslan et s’assura de garder la plus droite des postures. Cependant, de se voir dévisagé par le lord, Henry fut pris d’un nerveux tortillement. Le remarquant, Oslan eut un sourire, puis prit une longue bouffée de sa pipe, soufflant la fumée en petits traits que saccadait un rire sec.

    — Que me vaut cette visite, Henry ?

    — Que voulez-vous dire, monsieur ? s’étonna le jeune prétendant qui s’était avancé sur son siège, incertain d’avoir correctement compris.

    Oslan eut un autre petit rire.

    — Quel vent vous amène ?

    — Vous l’ignorez ? souffla Henry, désemparé.

    Lord Oslan haussa les épaules et la fumée se mit à onduler au-dessus de sa tête comme si les serpents prenaient vie. La sueur qui mouillait Henry aux aisselles et au collet se faisait plus abondante et chaude. Il s’éclaircit la voix et joua des mécaniques pour décoller la chemise qui lui collait au corps. Lord Oslan devait mentir ; comment pouvait-il ignorer le but de sa visite ?

    — Hum ! Où en étais-je ? Oui. Eh bien, monsieur, il me faut admettre être venu ici aujourd’hui en supposant que vous compreniez la teneur de notre rencontre et…

    — S’il vous plaît, l’interrompit Oslan dans un sourire, n’hésitez surtout pas. Dites-moi tout.

    Henry se racla à nouveau la gorge. La maison était trop silencieuse.

    « Les murs ont des oreilles », pensa Henry.

    Sa voix réduite à un murmure, il rompit le silence de ses mots maladroits.

    — Je… je, monsieur, suis venu vous… vous demander votre main en mariage.

    Oslan resta un moment sans voix, retenant dans ses poumons une bouffée de fumée. Un sourire s’esquissa pour découvrir de petites dents jaunies. Dans cet instant, le bruit qu’il faisait en mordillant le bout de sa pipe exaspéra Henry. Oslan expulsa la bouffée qu’il retenait et éclata d’un grand rire méprisant, puis rit jusqu’à s’étouffer.

    Henry serra les paupières.

    — Ce que je… commença-t-il, puis il ravala difficilement sa salive avant de se reprendre. En fait, je voulais dire que j’aimerais vous demander la main de votre fille.

    Henry ne comprit pas la réaction à ce message pourtant transmis comme il l’avait préparé, clair et poli, mais qui provoqua chez lord Oslan la plus grande hilarité. Les yeux vert sombre de l’homme s’étaient écarquillés et son corps convulsait dans un mélange de toux, de rires et de gigotements. Deux grosses veines qui lui barraient le front, convergeant au-dessus de l’arête du nez, gonflaient chaque fois qu’il trouvait une goulée d’air à respirer.

    — Excusez-moi, fit-il enfin dans un effort pour se composer un air sérieux. Cela faisait longtemps que je ne m’étais plus autant amusé.

    Henry tenta un sourire plaisant sans y arriver. Il l’effaça vite de sa figure avant qu’un autre fou rire ne se saisisse de lord Oslan. Au dépourvu, Henry chercha dans ses idées qui se bousculaient un quelconque trait d’esprit ou une remarque salvatrice qui l’aurait sorti de ce faux pas. Rien ne lui vint, sauf la voix de son père lui disant de ne pas se faire de bile, que n’importe quelle erreur se corrige.

    — Excusez-moi, monsieur, dit Henry. Ma langue a fourché. Comme vous vous en doutez sûrement, j’ai les nerfs à fleur de peau aujourd’hui.

    Toute trace d’amusement qui aurait pu encore apparaître sur la figure de lord Oslan s’évanouit avec une rapidité qui effraya Henry. Il porta la main à sa pipe et l’enleva brusquement de sa bouche.

    — Pauvre Henry, ce n’est pas seulement tes bégaiements qui m’amusent, c’est aussi le culot que tu as. Petit présomptueux, va !

    — Présomptueux, monsieur ? répéta Henry d’une voix qu’il aurait voulue plus offusquée.

    — Je tolère depuis trop longtemps déjà tes sottes lubies. Mais regarde-toi, et surtout, regarde la vérité en face. Ce n’est pas la rue commerciale ; c’est un manoir, ici, une grande maison dont je t’ai ouvert les portes, mais c’est terminé. Ma patience a des limites.

    Lord Oslan élevait maintenant la voix.

    — Et tu oses entrer chez moi pour me demander la main de ma fille ? C’est insultant que cette folie t’ait même traversé l’esprit… et que ma fille l’ait considérée !

    — Pardon, monsieur, mais à dix-huit ans, votre fille n’est plus une enfant.

    — Je n’ai que faire de son âge, mais de sa condition, si. Tu sauras que ma famille me tient à cœur… comme son honneur aussi. Et si tu avais ne serait-ce qu’un soupçon de respect pour ma fille, tu n’essaierais pas de la rabaisser à tes bas étages ; tu la laisserais marier un homme de bonne famille, un homme respectable.

    Henry sentit son sang bouillir. Lui fallait-il prendre peur ? Était-ce par la colère qu’il lui fallait répondre ? Chose certaine, il n’aurait pas su réagir sans émotion, quelle qu’elle soit.

    — Dans quel monde vis-tu donc ? continua Oslan, son regard cherchant celui d’Henry, sa main agrippée sur le tuyau de sa pipe. Ah ! mais bien sûr ! Tu n’y comprends rien, étant donné les circonstances et l’historique… de ta famille.

    Joues empourprées, Henry ne put davantage retenir le feu qui lui brûlait l’intérieur.

    — Sauf le respect que je vous dois, lord Oslan, et il m’en reste peu, croyez-moi, votre fille et moi, nous sommes amoureux.

    En entendant le mot « amoureux », Oslan eut des éclairs dans les yeux, un éclat terrible, et son fauteuil grinça dans le mouvement menaçant qu’il eut vers Henry.

    — Tu crois savoir ce que c’est, l’amour ? Tu parles d’amour, mais ce ne sont qu’enfantillages, puérils jeux d’adolescents qui s’amusent à sauter une haie de cèdres ! Si tel est l’amour, c’est que nous sommes idiots, tous les deux. Toi, de croire à pareilles fantaisies, moi d’avoir cru rendre service à ma fille en l’envoyant étudier dans ta famille de tordus !

    Henry ferma les yeux et tenta d’encaisser l’insulte la tête haute. Il n’arriverait à rien en s’emportant, il le savait, mais quel autre choix avait-il ?

    — Monsieur… je vous en prie… monsieur, pourrions-nous reparler un autre jour de ces questions ? Pourrions-nous parler d’homme à homme ?

    — Est-ce un duel, jeune insolent ? se fâcha lord Oslan qui, dans sa colère, échappa sa pipe et la brisa, ce qui sembla le choquer davantage, car il plissait maintenant les yeux et grognait plus qu’il ne parlait. Tu proposes que nous mettions de côté nos rangs respectifs ? L’entends-tu, comme c’est grotesque ? Les vils d’esprit comme toi, vous ne pensez qu’à la chair, qu’au gain, qu’à votre orgueil. Voilà ce qui alimente cette obsession pour ma fille. Tu la veux pour satisfaire tous tes caprices aux dépens de sa chair féminine et de ma fortune !

    — Vous savez que c’est faux ! cria Henry, s’arrachant d’un coup à sa chaise, se retrouvant debout et droit de colère. Vous me connaissez depuis la couche ! Comment pouvez-vous croire des horreurs pareilles à mon sujet ?

    — La preuve en est que tu te trouves devant moi, à me demander ma fille en mariage, alors que tu sais pertinemment que je n’y consentirai jamais. Sers-toi un peu de ta tête ! Tu imagines un peu, moi, devant l’autel, qui te donne ma fille ? Tu voudrais sans doute aussi que je porte un sac sur la tête ! Que je me poignarde le cœur avant que la honte ne me tue ? S’il te restait un peu de plomb dans la cervelle, tu verrais les choses comme elles sont.

    — Votre honte ? s’indigna Henry en criant à pleins poumons. Êtes-vous aveugle à ce point ? Personne ne vous respecte. Personne ! Je me tiens ici devant vous, la main tendue. Je vous propose le meilleur arrangement qui soit pour nos deux familles. Et vous vous bornez ? Vous insultez ma famille et me couvrez d’injures ! Alors, qui est le plus idiot des deux, je vous demande ?

    — Comment osez-vous me parler de la sorte ?

    — Et vous, comment pouvez-vous prétendre être autre chose qu’un vieil imposteur sans un sou qui l’adore ? répliqua Henry, furieux. Vous avez détruit la réputation de votre famille par pure avarice, avec votre humeur exécrable et votre vanité ridicule, mais rien, même vous, ne changera jamais

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