Les Français et leurs fromages, 2 000 ans d'histoire: Comment les fromages sont devenus emblématiques de la gastronomie et de l'identité en France
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Avis sur Les Français et leurs fromages, 2 000 ans d'histoire
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Aperçu du livre
Les Français et leurs fromages, 2 000 ans d'histoire - Maggy Bieulac Scott
LES FRANÇAIS
ET LEURS FROMAGES,
2 000 ANS D’HISTOIRE
MAGGY BIEULAC SCOTT
LES FRANÇAIS
ET LEURS FROMAGES,
2 000 ANS D’HISTOIRE
Comment les fromages sont devenus emblématiques de la gastronomie
et de l’identité en France
LES ÉDITIONS DU NET
126, rue du Landy 93400 St Ouen
Du même auteur
Le lait du monde. Proverbes, dictons, pensées, poésies et chansons, avec Guy Linden, Observatoire Cniel des habitudes alimentaires, 2006
La question alimentaire. Mondialisation, uniformisation, modernité du modèle alimentaire français, Observatoire Cniel des habitudes alimentaires, 2008
Cultures des laits du monde (coord.), Introduction de Bertrand Hervieu, Actes du colloque de l’Ocha des 6 et 7 mai 2010 au Museum national d’Histoire naturelle à Paris, Cahiers de l’Ocha No 15, 2011
Photo de couverture : Maurice Subervie, le marché de Sauveterre-en-Rouergue
© Les Éditions du Net, 2023
ISBN : 978-2-312-14144-2
Aux jeunes générations des Bieulac et des Scott de Martinville,
de part et d’autre de l’Atlantique
« Chaque province, chaque canton et, pour ainsi dire, chaque village a ses fromages particuliers et dont le goût diffère des autres ».
François Rozier, Cours complet d’agriculture, 1784
« Cher ami, je t’écris depuis un pays lointain. Ils ont ici un rapport curieux avec la nourriture (…) Mon ami, dans cet étrange pays, les personnes débattent sur vin et fromage comme on le ferait sur un championnat de foot. »
Lorenzo Mattotti, auteur de BD italien,
« La cuisine française dans le prisme de la BD étrangère ». Le Monde, supplément Idées,
19 août 2017
SOMMAIRE
Sommaire
Introduction
PREMIÈRE PARTIE
Le premier millénaire : traces et légendes
1. Au temps de la Gaule
Les fromages de « nos ancêtres les Gaulois »
Le fromage mystère de Pline
2. La première moitié du Moyen Âge : les germes de la légende
Le fromage au cœur de rites peu chrétiens
Le fromage de Charlemagne : encore un fromage mystère !
DEUXIÈME PARTIE
De l’an mil a la fin du xve siècle : les fromages sortent de l’anonymat
3. Le temps des abbayes : savoir monastique et savoir-faire paysan
4. Vaches, brebis, chèvres… élevage vivrier et troupeaux de rapport
5. À la cour d’un seigneur auvergnat (1411-1418) : 25 kg de fromage par personne et par an !
6. Guerres, épidémies, grand froid : la vie est chère à Paris et les fromages aussi
7. Un aliment de paysan ? Des principes aux pratiques
8. Sur l’herbe ou sur le feu, en companage, farces, tourtes et autres pipefarces…
9. Un premier « guide » des fromages européens en 1477
TROISIÈME PARTIE
De la Renaissance au début des années 1800 :
fromages de campagne et fromages de commerce
10. Fromages de ménage : fromages de riches, fromages de pauvres
Consommer et offrir le fromage de son domaine, art et plaisir de l’économie champêtre
Fromage à la pie, seconds fromages, fromages de récupération : les fromages des petites gens
Fromage mou ou à la pie
Les seconds fromages
Fromages de récupération et fromages forts
11. Fromages de commerce
Brie et pont-l’évêque : sont-ils secs ou sont-ils mous ?
Brie en tonneau et brie en pot
Le pont-l’évêque, tout un poème
Les fromages à pâte persillée : le roquefort a bien des concurrents
Le roquefort du Rouergue
Un terroir et des caves
La fabrication et l’affinage
Le fromage de Roche-en-Forest, dit aussi de Roanne et plus tard de Montbrison
Le sassenage du Dauphiné
Le septmoncel du Jura dit aussi bleu de Gex
Les fromages à pâte persillée de Savoie
Laguiole, reblochon, saint-nectaire : déjà des fromages à pate pressée ?
Fourmes de l’Aubrac au procès d’Agen en 1552
Les « petits » fromages de Saint-Nectaire
Le reblochon, une origine discutée
Fromages du nord et de l’est : déjà des fromages à croûte lavée ?
Le rollot en Picardie
Le langres et autres fromages de Champagne
L’époisses et autres fromages de Bourgogne
Le munster d’Alsace et le gérardmer ou géromé de Lorraine
Fromages de brebis et de chèvre
Les chèvres de Touraine et du Berry
Chèvres et brebis des montagnes : Auvergne, Jura, Dauphiné et Pyrénées
Les « roquemadours » du Quercy
Brebis et chèvres des Cévennes, de Provence et de Corse
Rougerets et recuites du Lyonnais
Du Lyonnais et du Jura, deux mont-d’or aux destins contraires
12. Le « grand commerce » : ambition contrariée en Auvergne et en Franche-Comté
En Auvergne, l’ancienne tradition ne fait pas l’unanimité
Au buron, le vacher et son équipe
Du caillé à la tomme et de la tomme à la fourme
La conservation au cœur des débats
Devenir « fromage au long cours » : les obstacles
Les gruyères français, quatre siècles d’histoire
Une famille de fromages transfrontalière
L’apparition du gruyère en Suisse à la fin du XVe siècle
La révolution du gruyère en Savoie à partir des années 1640
Du temps de la « robbe d’este » dans le pays de Beaufort
L’adoption du gruyère : de la « petite » à la « grande montagne »
Du vachelin au vachelin façon gruyère et au gruyère
Le fruit du lait, la fruitière : la culture de l’association en Franche-Comté
Le gruyère de Franche-Comté pénalisé par l’Ancien Régime
13. Des fromages sur toutes les tables
La terre était frustre, le terroir devient distingué
Brillat-Savarin et Grimod de la Reynière font entrer le fromage en gastronomie
QUATRIÈME PARTIE
Du début du xixe siècle aux années 1950 : les anciens et les modernes
14. La routine ou le progrès : le grand débat
Le fromage du Cantal, terrain d’expérimentation des modernes
Le progrès venu d’ailleurs, une longue valse-hésitation
Le progrès dans la tradition, une résolution tardive
Les gruyères et la rivalité franco-suisse
La fruitière entre image d’Épinal et réalité
Gruyère français et gruyère suisse : compétition à armes égales ?
Un nouveau venu, l’emment(h)al : avec « h » ou sans « h » ?
Redistribution des cartes dans les gruyères français
15. Le temps des entrepreneurs et des ingénieurs
Les parents français du « suisse », un futur « petit » qui deviendra grand
Des dynasties et un mythe : le camembert
Des débuts sur le mode dynastique
Marie Harel, la construction d’un mythe
Antoine Roussel, l’inventeur du futur bleu d’Auvergne
Etienne Coupiac, un règne de plus de trente ans sur le roquefort Société
Un nouveau parcours, de la ferme à la laiterie
Révolution dans les caves
L’art de vendre
Les pionniers de l’industrie laitière dans l’Est
M. Bailleux et la Maison-du-Val dans la Meuse
Quelques autres grandes familles fromagères de l’Est
De nouvelles générations de moines fromagers
Léon Bel, l’homme de La Vache Qui Rit, « fromage moderne »
les premières pages de futures « success stories »
16. Les débuts de la science fromagère
Louis Pasteur et Emile Duclaux : naissance de la microbiologie laitière
Georges Roger : le brie et les ferments du blanc
Pierre Mazé et Paul Guérault : la pasteurisation à l’épreuve du terrain
17. Mangeurs des champs et mangeurs des villes
Fromages frais : certains font dîner, certains font dessert
Ceux qui font dîner
Ceux qui font dessert
Jonchées, caillebottes, recuites : le goût pour la fraîcheur
Fromages à la crème : le goût pour la douceur
Fromages fermentés de ménage et fromages forts : ils aident à manger le pain
Fromages fermentés de ménage : conserver plus longtemps les fromages frais
Fromages forts : ne rien laisser perdre
À Paris, on répond à tous les appétits
Les consommations fromagères des Parisiens en chiffres
Les fromages du Ventre de Paris en mots, quel tableau !
La révolution camembert
18. Terroirs des gens et terroirs des ferments : la belle époque ?
Grande et petites patries, fibre identitaire et fibre fromagère
La consécration par les gastronomes
Victoire, les fromages s’émancipent des desserts !
Les fromages et les vins, une même célébration des ferments
Roquefort et camembert de Normandie, premiers combattants de l’origine
Les originaux et les imitations
Pas moins du Parlement pour protéger l’origine du roquefort
Le camembert de Normandie victime de son succès
Trop national (et même international) pour rester normand
Les Américains soufflent le chaud et le froid
Le combat pour la définition du véritable camembert de Normandie
Marcel Proust, le garçon d’ascenseur et la marquise de Camembert
CINQUIÈME PARTIE
Des années 1950 à aujourd’hui : révolutions, évolutions
19. Extension du domaine fromager
Le grand chamboulement
Agriculture, une révolution silencieuse
Un nouveau paysage fromager
« Grands » et « petits » fromages, tous issus de grandes familles !
Familles recomposées
Fromages de marque et premières publicités
Fiertés fromagères
La diversité et la puissance
Combien de fromages en France ?
Sur le podium mondial
Tout un tissu d’entreprises petites et moyennes
Appétits fromagers
Grands mangeurs de fromages
Fromages français voyageurs
20. Le terroir et l’origine, passions françaises
Nos vins et nos fromages, les premiers d’une longue histoire
Une histoire d’abord française
1905 : il est interdit de tromper sur l’origine des produits agricoles et denrées alimentaires
1919 : La protection des appellations d’origine confiée en dernier ressort aux tribunaux
1935 : les appellations d’origine enfin définies et « contrôlées »
1955 : l’appellation d’origine contrôlée s’applique enfin aux fromages
France, Europe, monde : le principe de l’origine fait son chemin
L’Europe, l’AOP et l’IGP
L’OMC et les indications géographiques
Portrait de la France fromagère en AOP et IGP
En chiffres et en nuances
AOP reconnus, AOP candidats : à chacun son cahier
Comment je m’appelle dit d’où je suis
Là où je suis, je compte !
Fromages au lait cru, totem ou tabou
Petite histoire des risques et des peurs : sanitaires, règlementaires
Listeria monocytogenes et la crise historique de 1986-1987
L’Europe a-t-elle voulu couler nos fromages ?
Ni cru ni cuit : la fermentation, cette illustre inconnue
Ces microbes qui nous veulent du bien
Beaucoup de travail pour les ferments
21. Une nouvelle effervescence fromagère
Le bon sens est dans le pré
Le retour des races locales
Le goût des pâturages
Services rendus
Cahiers des charges ou cahiers des chances ?
Fièvre créatrice : nouveaux fromages, nouveaux fromagers
Le terroir fait sa recherche et le lait cru sa reconquête
Mais où sont passées les flores d’antan ?
Le microbiote fromager dévoilé par l’ADN : l’après-Pasteur ?
22. Les yeux, le nez, les goûts, les moments et les façons
Les yeux des gruyères : en avoir ou pas…
Les yeux d’aujourd’hui ne sont pas ceux d’hier
Au summum du goût étaient les gruyères qui pleurent
Comment s’ouvrent les yeux et pourquoi ils se ferment
Les fromages qui puent : on les aime ou on les fuit
Ils sentent comme les pieds du bon dieu ou comme l’assiette du diable ?
L’élite des fromages aux arômes puissants
À chacun son nez
Les goûts, les moments, les façons
Raclettes et autres fondu(e)s sont descendu(e)s des montagnes
De l’apéro au plateau : éclectisme et rituels
Conclusion : Comme un air de roman national
Bibliographie
Répertoire des fromages mentionnés ou décrits au fil des chapitres
1. Au temps de la Gaule
2. La première moitié du Moyen Âge : les germes de la légende
3. Le temps des abbayes : savoir monastique et savoir-faire paysan
4. Vaches, brebis, chèvres… élevage vivrier et troupeaux de rapport
5. À la cour d’un seigneur auvergnat (1411-1418) : 25 kg de fromage par personne et par an !
6. Guerres, épidémies, grand froid : la vie est chère à Paris et les fromages aussi
7. Un aliment de paysan ? Des principes aux pratiques
8. Sur l’herbe ou sur le feu, en companage, farces, tourtes et autres pipefarces…
9. Un premier « guide » des fromages européens en 1477
10. Fromages de ménage : fromages de riches, fromages de pauvres
11. Fromages de commerce
12. Le « grand commerce » : ambition contrariée en auvergne et en Franche-Comté
13. Des fromages sur toutes les tables
14. La routine ou le progrès : le grand débat
15. Le temps des entrepreneurs et des ingénieurs
16. Les débuts de la science fromagère
17. Mangeurs des champs et mangeurs des villes
18. Terroirs des gens et terroirs des ferments : la belle époque ?
19. Extension du domaine fromager
20. Le terroir et l’origine, passions françaises
21. Une nouvelle effervescence fromagère
22. Les yeux, le nez, les goûts, les moments et les façons
Conclusion : Comme un air de roman national
Remerciements
Table des matières
INTRODUCTION
Nous aimons bien en France nous définir comme le pays des fromages, voire des fromages qui puent ! Tout en ayant comme voisins des pays qui ont aussi quelque légitimité à se revendiquer comme pays de fromages, la Suisse, l’Italie, les Pays-Bas… D’où nous viennent et sur quoi s’appuient cette conviction, ce sentiment ? Est-ce le nombre et la variété de nos fromages ? Qui ne connait en effet la fameuse phrase attribuée tantôt à Winston Churchill tantôt au général de Gaulle : « Comment peut-on gouverner un pays où il existe plus de 300 fromages (le nombre des fromages varie selon les versions) ? » Est-ce la place qu’occupent les fromages dans notre patrimoine et notre gastronomie, est-ce notre rang en termes de consommation moyenne de fromage par rapport aux autres pays, est-ce l’importance économique de notre secteur fromager ? Sans doute un peu de tout cela, mais quand et comment ces représentations se sont-elles construites ?
Curieusement, nous n’avons en France, à quelques rares exceptions près, aucun ouvrage ni sur l’histoire globale des fromages ni sur l’histoire de nos fromages. Jusqu’ici on dispose, d’une part de quelques ouvrages d’universitaires, souvent issus de thèses et consacrés soit à un seul fromage (le camembert, le comté, le roquefort…), soit à une région fromagère (l’Auvergne, la Franche-Comté, la Normandie…), soit à une période précise (La France fromagère de 1850 à 1990) ; d’autre part, d’ouvrages de fromagers et gastronomes, structurés le plus souvent par familles technologiques ou par régions. Mon livre se veut complémentaire. À travers un récit chronologique, on rencontre au fil du temps long de très nombreux fromages, de toutes familles et de toutes régions, et toutes catégories d’acteurs. Il s’appuie sur une recherche approfondie sur des sources nombreuses et variées dans différents domaines : histoire, sciences et techniques, sociologie, littérature, économie et même fiscalité… Et il s’adresse à des lecteurs de divers horizons : professionnels, enseignants et étudiants des filières agricoles et laitières, chercheurs et universitaires des sciences fromagères et des sciences humaines, mais aussi grand public amateur de gastronomie et d’histoire.
J’ai donc voulu, en m’appuyant largement sur les travaux des historiens, et en remontant chaque fois que possible aux textes originaux, retracer l’histoire de la relation des Français à leurs fromages. Les fromages sont ici évoqués au fil de leur apparition et de leur évolution dans les textes. Étant bien entendu que la première mention de tel ou tel fromage à telle ou telle période, si elle témoigne de l’existence de ce fromage à ce moment-là, ne constitue pas une preuve que ce fromage n’existait pas auparavant, de même que les mentions récurrentes au fil des siècles de tel ou tel nom de fromage ne signifient pas qu’elles recouvrent un fromage unique et identique. La tradition n’exclue ni l’évolution ni l’innovation ! Je me suis donc efforcée de ne pas céder à « [cette] première illusion, [ce] puissant préjugé, qui est tout simplement la conviction instinctive de chaque génération que l’environnement dans lequel elle a vu le jour était inchangé de tout temps à jamais et que les transformations, c’est-à-dire l’histoire, n’ont vraiment commencé qu’avec elle{1} ».
Ces 2000 ans d’histoire sont organisés en cinq parties. La première partie porte sur le premier millénaire, du Ie au Xe siècle. On y trouve les premières traces écrites de nos fromages et on y voit naître quelques belles légendes, qui résistent mal à l’analyse, mais qui ne sont pas pour autant dénuées de charme et de sens. La deuxième partie concerne la seconde moitié du Moyen Age du XIe à la fin du XVe siècles. On y voit les fromages sortir progressivement de l’anonymat et on découvre leur place dans le quotidien des personnes de divers lieux et conditions : moines et paysans, peuple parisien, petite noblesse auvergnate, etc. La troisième partie porte sur un peu plus de trois siècles, du début du XVIe siècle au début des années 1800. On y voit la plupart de nos ancêtres, riches et pauvres, consommer essentiellement des fromages de ménage, tandis que les citadins peuvent se procurer des fromages de commerce chez les « marchands fruitiers fromagers » et chez les « marchands épiciers » et que le besoin de fromages de très longue conservation pour les armées et la marine s’installe comme sujet de préoccupation pour les pouvoirs. C’est le moment où le fromage pénètre sur toutes les tables et où Brillat-Savarin et Grimod de la Reynière donnent ses lettres de noblesse à la gastronomie. Avec la quatrième partie, on arrive après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Depuis près d’un siècle et demi, de multiples progrès techniques (le train, l’électricité, la réfrigération, la machine à vapeur, la voiture…) transforment la vie quotidienne d’une population de plus en plus urbaine et favorisent les débuts de la science laitière et la naissance d’une industrie fromagère. C’est aussi l’âge d’or de l’art de vivre à la française et celui des terroirs que consacrent les grands ténors de la gastronomie. La cinquième partie nous conduit jusqu’à aujourd’hui. Elle commence dans les années 1950 avec des révolutions plutôt que des évolutions : révolution dans l’agriculture et dans la transformation fromagère, révolution des modes de vie. On y voit les Français découvrir les fromages de marque en même temps que les supermarchés et avoir accès à un nombre et à une diversité de fromages sans précédent où fromages « modernes » et fromages « traditionnels » cohabitent avec plus ou moins de bonheur. Car les Français tiennent à leur terroir et à leurs fromages au lait cru et font le pari de leur avenir. En témoigne une invention française qui fera école et qui constitue une philosophie du développement durable avant la lettre : la protection de l’origine, étendue des vins aux fromages, l’AOC devenue l’AOP européenne.
Cette histoire n’est pas un long fleuve tranquille, la montée des fromages en puissance (économique) et en amour (de la part des mangeurs) est traversée de débats et querelles entre anciens et modernes, de progrès comme d’espoirs déçus. On découvre, en cheminant à travers les siècles, comment l’histoire des fromages s’insère dans la grande histoire, ainsi que dans la géographie d’une France dont le territoire s’est construit lentement à partir d’un puzzle aux contours longtemps mouvants. Ainsi des terres éminemment fromagères ne deviennent françaises qu’assez tardivement : la Franche-Comté en 1678, la Savoie en 1860. Cette approche globale permet de situer les fromages dans le contexte social, économique, politique de différentes époques, dans l’évolution des connaissances et des techniques, ainsi que dans les représentations, les normes, les habitudes alimentaires des mangeurs. Ainsi, le fromage, considéré au Moyen Age comme un aliment de paysan, à l’exception des régions fromagères où il fait l’unanimité, devra attendre pour être considéré et admis sur toutes les tables.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, peut-être sera-t-il utile, pour les lecteurs peu familiers avec la composition et la fabrication des produits laitiers, de rappeler quelques principes de base simples. Tout fromage commence à partir de lait, entier ou écrémé en totalité ou en partie, que l’on fait cailler. De quoi est composé le lait ? De beaucoup d’eau, de globules de matière grasse, de protéines sous forme de micelles de caséine en suspension mais aussi de protéines solubles, de sucre (le lactose), ainsi que de minéraux et de vitamines. Avec la matière grasse, on obtient de la crème à partir de laquelle on peut faire du beurre. La caséine, principale protéine du lait, se transforme en caillé, première étape de la fabrication du fromage, soit qu’on laisse agir naturellement les micro-organismes contenus dans le lait (coagulation lactique), soit qu’on ajoute au lait un agent coagulant qui peut être de nature animale (coagulation présure), végétale ou, plus récemment, microbienne. Quand on presse le caillé, on obtient du petit-lait, le lactosérum, qui contient encore suffisamment de protéines solubles en quantité suffisante pour faire un « second fromage ». On verra que les générations qui nous ont précédés ont su tirer de la richesse du lait encore d’autres aliments.
Le nombre des fromages français aujourd’hui se compte non par centaines mais par milliers, leur intérêt en termes de goût et d’authenticité n’étant en rien lié au volume de leur production. Inévitablement, je ne pouvais les citer tous, j’avoue d’ailleurs que je suis très loin de tous les connaitre, personne sans doute ne le peut. Il en est de même des fromagers qui, dans la tradition, les fabriquent ou qui, dans l’innovation, en créent de nouveaux. J’espère que les uns et les autres qui auraient pu ou dû être mentionnés ne m’en tiendront pas rigueur. J’engage mes lecteurs à partir à la découverte des pépites rares que savent trouver et proposer les fromagers, et que l’on trouve maintenant de plus en plus souvent aussi bien dans les rayons de nombreuses grandes surfaces attachées à valoriser les spécialités locales que dans des supérettes de villages.
PREMIÈRE PARTIE
LE PREMIER MILLÉNAIRE :
TRACES ET LÉGENDES
« Le papier est un conducteur qui transmet d’un homme à un autre, d’un temps à un autre, une charge très variable d’authenticité. »
Paul Valéry
Pourquoi ne pas avoir commencé cette histoire plus tôt ? Des recherches récentes menées en Pologne, et portant à la fois sur les résidus de graisses laitières trouvées sur des débris de poteries et sur des ossements de ruminants dans les « poubelles » d’un site archéologique, attestent d’un élevage laitier et de fabrication de fromage entre 5400 et 4800 avant notre ère{2}.
Dans notre pays, les fromages sont arrivés probablement en même temps que les espèces laitières et l’élevage, c’est-à-dire cinq ou six millénaires avant notre ère, car les fromages sont la meilleure façon de conserver le lait. Mais il est difficile d’en dire davantage faute de données.
Des fromages du premier millénaire, il faut reconnaitre qu’on sait peu. Paradoxalement, les indications les plus précises datent du premier siècle de notre ère et nous sont fournies par les écrivains grecs et latins. À tout seigneur, tout honneur : il faut mentionner en particulier Pline l’Ancien, mort lors de l’éruption du Vésuve qui a détruit Pompéi en 79 de notre ère, alors qu’il commandait la flotte et a fait appareiller un navire pour tenter de porter secours. Il n’aurait sans doute jamais imaginé de son vivant que les quelques lignes qu’il consacre aux fromages dans sa monumentale Histoire naturelle feraient l’objet de tant de citations deux mille ans plus tard ! À cette époque, l’art du fromage n’est pas connu de tous. Ainsi, le géographe Strabon a pu écrire dans sa Géographie que, dans leur île [l’actuelle Grande-Bretagne] où « deux fois le divin César passa pour en revenir dans les plus brefs délais », les Bretons qui pourtant disposent de lait en abondance « ne fabriquent pas de fromage faute de savoir le faire{3} ».
La Gaule du début de premier millénaire est gallo-romaine. C’est d’abord sa partie méridionale qui passe sous la domination romaine et sera connue sous le nom de Gaule narbonnaise. Plus tard, Jules César se lancera dans la conquête de la Gaule qu’il achèvera au milieu du premier siècle avant notre ère après avoir vaincu Vercingétorix près d’Alésia en Bourgogne. La conquête de la Gaule est indirectement la conséquence d’une tentative des Helvètes, ancêtres de nos voisins suisses qui, se sentant à l’étroit chez eux, avaient décidé d’aller s’installer en Saintonge. Cette grande migration qui les concernait tous avait été longuement préparée et prévue sans retour possible, les habitations étant brulées avant le départ. Les Helvètes avaient envoyé des émissaires auprès des tribus tout au long de leur trajet pour s’assurer de leur accord et de leur bienveillance. Mais l’une d’entre elles fera défaut et appellera Rome à la rescousse. Une opportunité saisie par César. Une fois sur place, pourquoi repartir ? C’est ainsi qu’assez rapidement la Gaule est conquise et se romanise.
Vercingétorix, plus tard Clovis, Charles Martel, Charlemagne… Ce premier millénaire nous évoque ces personnages presque mythiques de notre roman national. À partir du IIIe siècle, l’empire romain, alors qu’il se délite, commence à être menacé par les incursions répétées de tribus germaniques : Francs, Alamans, Goth, Wisigoths… Des Barbares, terme qui désigne depuis l’Antiquité grecque ceux ne parlent pas la même langue. Le 31 décembre 406, plusieurs tribus barbares traversent le Rhin gelé et s’établissent en diverses régions de l’empire. À la fin du Ve siècle, alors que le dernier empereur d’Occident est déposé, en Gaule le jeune Clovis est élu à l’âge de 15 ans à la tête d’un petit royaume franc. Il noue des alliances, se fait accepter, grâce à son baptême, par l’aristocratie gallo-romaine, et agrandit considérablement son royaume, le Royaume des Francs. Au VIIIe siècle, les Arabes envahissent l’Espagne et une partie de la France, mettant fin au royaume wisigoth qui avait été fondé en 418 avec Toulouse comme première capitale avant de s’étendre en Espagne. Les Arabes seront arrêtés à Poitiers en 732 par Charles Martel. La tradition leur attribue l’introduction des chèvres dans le Poitou alors que cet élevage et sans doute les fromages de chèvre existaient déjà à l’époque gallo-romaine{4}. Le petit-fils de Charles Martel deviendra le futur Charlemagne, grand amateur de fromage selon la légende.
1. AU TEMPS DE LA GAULE
« Le fromage le plus estimé à Rome, où l’on juge en présence l’une de l’autre les productions de tous les pays, est, parmi les fromages des provinces, celui qui provient de la contrée de Nîmes, de Lozère et du Gévaudan ; mais le mérite en dure peu, et il ne vaut que tant qu’il est frais ».
Pline l’Ancien, Histoire Naturelle, Livre XI
Les fromages de « nos ancêtres les Gaulois »
Nos ancêtres les Gaulois n’ont pas grand-chose à voir avec l’histoire racontée à travers les aventures d’Astérix et Obélix. Les recherches menées depuis une quarantaine d’années permettent aux historiens et aux archéologues de s’inscrire en faux contre l’histoire de la Gaule forgée à la fin du XIXe siècle. La présentation des Gaulois comme un peuple barbare et des Romains comme le grand peuple venu leur apporter la civilisation permet de faire passer un message : la France de l’époque fait pareille œuvre civilisatrice avec les peuples qu’elle colonise{5}. C’est cette histoire, transmise par les manuels scolaires jusqu’aux années 1950, qui a fourni à Goscinny et Uderzo le cadre de leurs albums. L’archéologie depuis la fin du XXe siècle s’est enrichie de nouvelles branches, archéologie aérienne, archéologie maritime, recherches sur les restes de végétaux et les ossements des animaux et ces travaux aboutissent à démentir point par point bien des idées reçues encore en vigueur. Ainsi la Gaule n’était pas un espace couvert de forêts où l’agriculture et l’élevage étaient ignorés, où les habitants étaient des êtres frustres vivant dans des huttes et se nourrissant essentiellement des produits de la chasse. N’en déplaise à Obélix, le gibier ne représentait qu’environ 5 % de l’alimentation et ne comprenait quasiment pas de sanglier ! En fait la Gaule était un pays d’une grande richesse agricole soulignée déjà par les auteurs antiques. Ainsi Poseidonios d’Apamée, esprit universel et ethnologue avant la lettre, seul savant à avoir visité la Gaule, en revient avec un récit qui servira de guide à Jules César cinquante ans plus tard et sera utilisé comme documentation de base par bien d’autres auteurs. De son côté, le géographe grec Strabon écrit à propos de la Gaule : « Le pays produit du blé en abondance, du millet, des glands et toute sorte de bétail. » L’archéologie aérienne complétée par des fouilles le confirme en mettant en évidence l’existence d’exploitations agricoles antérieures à la conquête romaine. De même qu’en découvrant des vestiges d’habitats dans des espaces actuellement couverts de forêts elle permet de douter de l’idée couramment admise que les grands défrichements n’auraient commencé qu’au Moyen Age à partir du XIIe siècle. Bien avant l’arrivée de Jules César, les Gaulois utilisaient la monnaie et avaient même inventé un « denier gaulois » permettant de faciliter les transactions commerciales, et ils entretenaient un commerce actif avec les Romains : en matière alimentaire, ils importaient de Rome des quantités considérables d’amphores de vin retrouvées par l’archéologie marine et exportaient notamment des charcuteries et des fromages.
Les Gaulois n’ont pas attendu les Romains pour pratiquer l’élevage et la transformation du lait en fromages. Mais il faut attendre les textes des auteurs de l’Antiquité pour trouver les premières mentions des fromages gaulois. En effet, les Gaulois pratiquaient peu l’écriture, réservée aux druides et aux échanges commerciaux, et en tous cas n’en ont pas fait usage pour écrire leur histoire. En revanche, Grecs et Romains écrivent sur le fromage. Aristote, notamment, décrit dans son Histoire des animaux, le mécanisme de coagulation du lait et précise la capacité fromagère des laits des différentes espèces. À Rome, l’élevage, le lait et les fromages sont évoqués par plusieurs agronomes regroupés plus tard sous l’appellation « agronomes latins » : Caton l’Ancien, Varron, et surtout au premier siècle de notre ère, Columelle, auteur d’un ResRustica en 12 volumes, le plus précis sur les différentes étapes de la fabrication des fromages. Depuis la guerre des Gaules, les fromages de Séquanie (actuelle Franche-Comté) et d’Helvétie (actuelle Suisse) sont réputés à Rome. Provenant sans doute des Pyrénées, le fromage de Toulouse est mentionné au détour d’un vers par le poète Martial. Pline l’Ancien mentionne le Vatusicum qui vient des Alpes ceutroniennes (Livre XI, 97){6}. Ce fromage vatusique tiendrait son nom de la ville antique de Vatusium, ville identifiée à la localité de Passy en Haute-Savoie par un historien britannique{7}.
img1.pngCarte Estelle Grossias – Droits réservés
Selon Pline, les Ceutrons, qui occupent dans les Alpes la Tarentaise, le Beaufortin et le Haut-Faucigny, élèvent des vaches petites mais bonnes laitières (Livre VII, 70). Et le géographe Strabon note que les populations des Alpes troquent avec celles des plaines divers produits, notamment des fromages et du miel dont elles sont abondamment pourvues. Certains alpages peuvent avoir été exploités de façon très ancienne, dès la préhistoire et de façon plus intensifiée sous l’administration romaine. Ainsi, le col de la Forclaz du Prarion, donné vers 1090, avec toute la vallée de Chamonix, par le comte de Genève aux bénédictins de Saint-Michel de la Cluse, était sans doute pâturé au Ie siècle de notre ère. En l’an 74, sous administration romaine, y avaient en effet été posées des bornes délimitant les territoires respectifs des Ceutrons et de leurs voisins les Allobroges qui occupent une partie des départements actuels de la Savoie et de l’Isère{8}.
Le fromage mystère de Pline
En 1938, un Aveyronnais nommé Augustin Fabre publie un livre intitulé Le roquefort de Pline. Un titre à ne surtout pas prendre à la lettre car il y explique en 260 pages et dans le détail pourquoi le fromage de Pline pourrait être éventuellement le précurseur du laguiole ou du cantal mais pas le roquefort… L’histoire de ce livre commence le 13 juin 1925, quand Augustin Fabre, professeur de théologie à Toulouse, découvre dans son journal le compte-rendu de débats au Sénat qui aboutiront à la loi du 26 juillet 1925 consacrant l’appellation d’origine du roquefort, premier fromage à obtenir cette reconnaissance et cette protection. « Qu’il me soit permis de dire, s’est enflammé le sénateur de l’Aveyron Joseph Monsservin, que Pline l’Ancien a parlé du roquefort comme d’un des produits les plus savoureux des Gaules (…) et, puisque Pline l’Ancien en a goûté, j’en conclus qu’il était exporté dans tout l’empire romain… » ! Jules César aussi l’aurait apprécié, ajoute le sénateur, quoiqu’avec moins d’assurance. À ce propos, Augustin Fabre est formel : il dit avoir lu et relu la Guerre des Gaules sans réussir à découvrir cette référence. En ce qui concerne Pline, c’est à vérifier ! Augustin Fabre étant issu d’une famille d’agriculteurs aveyronnais élevant des brebis dont le lait est destiné à la fabrication du roquefort, il ne lui déplairait pas évidemment, bien au contraire, que Pline l’ait cité. Mais l’intellectuel qu’il est ne manque pas d’être irrité par les propos exaltés du sénateur, emporté par son talent oratoire et son lyrisme, dans sa défense de ce précieux fromage. Si Pline a parlé de notre roquefort, tant mieux, et s’il n’en a pas parlé, tant pis, il faudra alors le reconnaître. L’été arrive, Augustin Fabre va avoir du temps libre, il décide de le consacrer à revenir au texte de Pline pour se faire sa propre opinion. Ce passage, qui ne concerne pas que ce fromage mystère, n’est pas si long qu’on ne puisse le reproduire intégralement :
« Le fromage le plus estimé à Rome, où l’on juge en présence l’une de l’autre les productions de tous les pays est, parmi les fromages des provinces, celui qui provient de la contrée de Nîmes, de Lozère et du Gévaudan ; mais le mérite en dure peu et il ne vaut que tant qu’il est frais.
Les pâturages des Alpes se recommandent par deux espèces de fromages : les Alpes Dalmatiques [parallèles à la côte Adriatique, dans l’actuelle Croatie] envoient le Docléate ; les Alpes Ceutroniennes, le Vatusique.
L’Apennin est plus fertile en espèces de fromages : il envoie de la Ligurie le fromage de Ceba, qui se fait surtout avec le lait de brebis ; de l’Ombrie, l’Asinate ; de la frontière de l’Étrurie et de la Ligurie, le fromage de Luna, remarquable par sa grosseur, car chaque fromage pèse jusqu’à mille livres [On ne connait pas la valeur de cette livre].
Aux portes de Rome, nous avons le Vestin : le meilleur de ce canton se fait dans la campagne Céditienne.
Les chèvres donnent aussi un fromage estimé, surtout à Agrigente, où on en augmente le mérite en le fumant tel qu’on le fait à Rome ; il est préférable à tous les autres : le procédé qu’on suit dans les Gaules donne au fromage un goût de médicament.
Au-delà des mers, le plus renommé est généralement celui de la Bithynie [province romaine d’Asie mineure dans l’actuelle Turquie]{9}. »
La première phrase est la phrase clef et il ne faut pas être grand clerc pour constater que le fromage de Roquefort n’est pas nommément cité. Il n’est pas précisé non plus de quel lait est fait ce fromage gaulois si estimé à Rome. Les fromages au lait de chèvre semblent faire l’objet d’une autre catégorie mentionnée plus loin. Aucune mention de fromage au lait de brebis. Alors, peut-on s’autoriser à reconnaitre le roquefort dans ce fromage qui provient de contrée de Nîmes, de la Lozère et du Gévaudan, le pays des Gabales ? Oui, considèrent entre autres Savary des Bruslons et Marcorelle, sources importantes pour le XVIIIe siècle, que nous retrouverons plus tard. Mais au tout début du XXe siècle, paraissent deux ouvrages, l’un sur le fromage de Roquefort, l’autre sur le fromage de Laguiole, l’un et l’autre du même auteur, Eugène Marre, directeur de l’École d’agriculture de Rodez{10}. Eugène Marre s’est plongé lui aussi dans les textes et, s’il admet que plusieurs arguments militent en faveur du roquefort, il considère que la citation de Pline s’applique avec plus de raison au fromage de Laguiole.
Les interprétations du texte de Pline divergent sur un point essentiel : Pline parle-t-il d’un seul ou de plusieurs fromages ? Autrement dit, faut-il comprendre « le fromage de Nîmes, c’est-à-dire de Lozère et du Gévaudan » ou « le fromage de Nîmes, ainsi que ceux de Lozère et du Gévaudan » ? La seconde hypothèse, retenue par plusieurs auteurs, dont Legrand d’Aussy au XVIIIe siècle, permettrait d’inclure à la fois le roquefort et le laguiole. Les traductions prêtant parfois à confusion, Augustin Fabre, résolu à reprendre la question à la source, consulte jusqu’en Allemagne des latinistes éminents. Il en ressort que Pline parle d’un seul fromage, d’autant que la réserve à la fin de la phrase, qui vient atténuer l’éloge (« il ne vaut que tant qu’il est frais ») ne semble pas pouvoir s’appliquer à plusieurs fromages.
Le fromage mystère de Pline : « de Nîmes, de Lozère et du Gévaudan »
Lozère fait référence au mont Lozère et le Gévaudan est le territoire des Gabales,
peuple gaulois dont la capitale est Javols. Ce territoire correspond aujourd’hui
à une partie de l’Aubrac et au département de la Lozère. Les Gabales sont voisins des Rutènes qui donneront leur nom à la ville de Rodez. Des voies romaines desservent les territoires des Gabales et ceux des Rutènes. Ces derniers les utilisent pour expédier dans tout l’empire romain les poteries réputées produites à Millau par l’atelier important de la Gaufresenque (500 ouvriers à l’époque de Pline). Ces voies ont pu servir également à transporter des fromages de l’Aubrac ou de Roquefort jusqu’à Rome via la ville de Nîmes.
Cependant, cela ne suffit pas à identifier l’origine du fromage de Pline…
img2.pngCarte Estelle Grossias – Droits réservés
Alors, évoque-t-il le roquefort, le laguiole, ou son voisin le cantal ? Ou s’agit-il plutôt, pour ne pas être anachronique, de leurs lointains précurseurs produits dans ces lieux ? La géographie ne permet pas de trancher : en effet, tant Roquefort que l’Aubrac sont proches de la Lozère et du Gévaudan et également reliés à Nîmes par des voies romaines. Quant aux caractéristiques décrites par Pline, elles ne sont pas nombreuses. Comment comprendre le mot latin musteus, généralement traduit par frais ? S’agit-il, se demande Fabre, d’un fromage frais et mou, « du type gervais » ? Ou, par musteus, faut-il entendre fromage jeune, nouveau, peu affiné ? Certes, au début du XXe siècle, à l’époque où écrivent Marre et Fabre, le laguiole comme le cantal ne se conservent pas longtemps et sont meilleurs jeunes.
À propos de ce goût de médicament évoqué par Pline, Fabre se demande s’il s’applique à tous les fromages gaulois ou seulement aux fromages de chèvre ou encore s’il pourrait faire référence à des préparations fromagères souvent piquantes, qu’on range actuellement dans la catégorie des « fromages forts ». Ces préparations, la plupart de ménage, servent à ne pas laisser perdre et à valoriser des vieux fromages secs et durs, et même très durs, difficilement consommables en l’état. Fabre a gardé le goût du froutmatge d’oulo qui faisait ses délices dans son enfance, préparé par sa mère dans leur ferme du sud du Rouergue. Elle coupait les vieux fromages en petits quartiers, les passait à l’eau bouillante et au vinaigre pour les nettoyer et les relever, les mettait dans un grand pot de terre (oulo), remplissait les intervalles de caillé