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Les collisions de Mathieu Soucy: Chevalier du civisme
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Les collisions de Mathieu Soucy: Chevalier du civisme
Livre électronique262 pages3 heures

Les collisions de Mathieu Soucy: Chevalier du civisme

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À propos de ce livre électronique

JUSTICE SERA FAITE ! Dans les rues de Gatineau et d'Ottawa.

​Armé de l'affection de ses enfants, guidé par une force d'instinct insoupçonnée ― qui compensera pour son intelligence chancelante ― Mathieu Soucy fera briller la supériorité de l'ordre social, si magnifiquement révélée par la pandémie.

​Les victimes ont tellement couru après. Qui pourra soupçonner que ce n'était peut-être pas un accident?
LangueFrançais
Date de sortie31 oct. 2023
ISBN9782925248040
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    Aperçu du livre

    Les collisions de Mathieu Soucy - Jean-Rodrigue Paré

    I

    Mathieu Soucy était toujours de mauvaise humeur, mais il était le seul à ne pas s’en apercevoir. Quand c’était sa semaine de garde partagée, c’était encore pire. Ses deux enfants s’étaient habitués. William, cinq ans, avec son visage gras et sans couleur, ses cheveux bruns très droits et ses yeux bruns qui feignaient la surprise, répondait toujours « oui » à ce que son père lui demandait, et ne le faisait jamais. Rosalie, quatre ans, avec ses cheveux châtains frisottants et impeignables, fronçait les sourcils en refermant les paupières sur ses petits yeux verts boudeurs avant même que son père n’ait ouvert la bouche. Elle répondait toujours « non » en criant et ne le faisait pas non plus.

    Ce vendredi matin là de février était d’une rare froideur pour cet hiver où on attendit en vain l’ouverture des patinoires extérieures. William, avant que les trois pussent partir, devait enlever de son sac d’école les restes de son lunch de la veille, jeter ce qui devait être jeté, et mettre au lave-vaisselle ce qui devait y aller. Il attendit que son père le regardât et, tout en le fixant, déposa un contenant de plastique à la poubelle. Mathieu manifesta son irritation habituelle, exagéra un long soupir en faisant de gros yeux à son fils, ramassa le contenant au fond de la poubelle et le mit lui-même au lave-vaisselle.

    — Le reste, tu l’fais tout seul, déclara-t-il sévèrement à son fils.

    Ce dernier ne fut pas dupe de la menace et savait déjà comment en faire juste assez pour éviter d’en faire beaucoup. Assis devant son sac devant la porte d’entrée, il en fouilla le fond avec un air de dégoût, prit un petit sac de plastique qui contenait les croûtes d’un sandwich, le pinça avec deux doigts, le sortit comme un chirurgien voulant extraire une tumeur, marcha lentement vers la cuisine et le jeta à la poubelle. Il retourna à son sac et, avec la même minutie, prit un cœur de pomme par la queue qui y était encore accrochée, marcha vers la cuisine au ralenti et le jeta à la poubelle.

    Pendant que William accomplissait laborieusement sa périlleuse besogne, sa petite sœur avait comme unique devoir de s’habiller. Constatant avec joie que son frère n’était pas près de finir, elle en profita pour aller jouer dans sa chambre.

    Mathieu, à mesure qu’il voyait le temps filer, sentait une chaleur monter de sa poitrine jusqu’à sa gorge. Il arracha le sac à dos des mains de son fils, en racla le fond pour ramasser tout ce qui n’avait pas une texture pédagogique et le jeta à la poubelle en poussant un grognement. Score final : William, un sac et un cœur de pomme à la poubelle ; papa, un contenant de plastique au lave-vaisselle, un thermos à rincer dans l’évier de la cuisine, et plusieurs restants non identifiés qui lui laissèrent une odeur de moisi sur les mains. Il s’essuya sur le pantalon de son fils en le regardant avec un sourire de mépris, se disant que ce petit manipulateur retournait ce soir chez sa mère de toute façon.

    Il avait 37 ans et des cheveux gris commençaient à apparaître comme les pics d’une brosse de métal sur son crâne qui se dégarnissait. Son long visage, oscillant toujours de gauche à droite, semblait dire « pfff ! Franchement, faut-tu être épais… » à quiconque le croisait. Son teint gris pâle lui venait d’une barbe forte qu’il rasait de près à la main tous les matins, ainsi que, il faut le dire, de son peu d’intérêt pour la lumière du soleil et l’air frais en général.

    Rosalie n’avait pas bougé de sa chambre. Mathieu la tira par le bras et la fit glisser sur toute la longueur du corridor. Ses collants bleus se déchirèrent sur une latte relevée du plancher de bois flottant. Elle voulut s’en plaindre, mais fut distraite de ses protestations lorsque son père la souleva puis la déposa violemment sur le petit banc à côté duquel se trouvaient les vêtements d’hiver.

    — Là, tu t’habilles, c’est-tu clair ? lui lança-t-il en postillonnant, affectant cette rudesse d’ultimatum empruntée aux films de guerre.

    À 5 pieds 7 pouces et 165 livres, Mathieu Soucy n’en imposait qu’aux enfants qui ne le connaissaient pas.

    — Tu m’as fait mal, râla Rosalie d’un long sanglot qu’elle étira au bout de son souffle et qu’elle recommença après avoir pris une grande inspiration entrecoupée des secousses de ses pleurs.

    Débordant du stress de l’anticipation de son retard, Mathieu dut habiller sa fille lui-même. Dans l’escalier qui menait de l’appartement du troisième étage au stationnement, les enfants se traînaient les pieds.

    — Tabarnak ! lâcha-t-il en enfilant un sac sur chacune de ses épaules sans relief, et en soulevant avec peine un enfant de chacun de ses bras sans vigueur.

    Jusqu’à ce qu’elle fût attachée dans la voiture, Rosalie se débattit en gémissant, alors que William, enchanté de se faire porter, chantonna « tabarnak » en s’amusant à remarquer ce dont les choses avaient l’air quand on les regardait à l’envers.

    Les jours ouvrables d’hiver, avant la pandémie, pour avoir la moindre chance de précéder le bouchon de l’heure de pointe, il fallait que les enfants soient attachés dans la voiture au plus tard à 7 h 15. Cinq ponts enjambent la rivière des Outaouais vers Ottawa à partir de Gatineau. Tout mouvement y cessait à partir de 7 h 30. Il était 7 h 25, et il fallait encore réchauffer le moteur et déglacer les vitres. Mathieu commença à se détendre quand ils arrivèrent sur le boulevard Taché. Il pouvait y goûter un des rares plaisirs que lui procurait la garde de ses enfants : le droit de rouler sur la voie réservée aux autobus, aux taxis et aux véhicules avec au moins trois passagers. Il s’y engagea en jetant des regards aux autres, seuls dans leur véhicule immobile, qu’il dépassait allègrement, se délectant de leur moue envieuse.

    À 7 h 40, William se fit larguer à la maternelle d’une école de brousse qui portait le nom d’un martyr de la foi chrétienne. Dix minutes plus tard, Rosalie se fit larguer dans le vestibule de la garderie de brousse en milieu familial de chez madame Fatoumata.

    Avant de repartir, Mathieu s’affaissa sur son siège et ferma les yeux quelques secondes pour mieux apprécier sa délivrance. Il lui fallait encore chercher, dans les rues avoisinantes, un endroit où il pourrait laisser sa voiture pour la journée.

    Il était 8 h quand il trouva une place sur la rue Moncion. Le pare-chocs arrière empiétait un peu sur le stationnement d’une maison, mais il n’avait plus le temps de chercher mieux. Il s’assura que la vieille Ford Taurus noire garée là pourrait quand même sortir, et vit une femme qui le dévisageait par la fenêtre. Ne voulant pas perdre de temps à s’expliquer, il détourna le regard et parcourut d’un pas rapide les 500 mètres qui le séparaient de l’arrêt du Parc-O-bus au coin du boulevard Taché et de la rue Saint-Dominique.

    À -15 degrés, une petite foule, sautillante comme une colonie de pingouins sur la banquise, y grossissait à chaque minute de travailleurs pressés qui, du lundi au vendredi, levaient leur poing gelé à chaque autobus bondé qui passait sans s’arrêter. Un cycliste sur son vélo d’hiver à grosses roues, son fat bike, se dirigea vers eux et revendiqua pour lui-même l’exclusivité du trottoir en soufflant dans un gros sifflet rouge fluo. Des pieds jusqu’au cou, il était vêtu d’une combinaison blanche rembourrée qui le faisait ressembler à un astronaute. Sa tête était recouverte d’un attirail de manifestant : cagoule, lunettes de ski et casque de BMX.

    La plupart reculèrent en grognant ou en disant quelque chose tout bas, mais une femme d’une cinquantaine d’années, dans la lune, resta immobile, frigorifiée, à regarder dans le vide.

    — Fuck you ! lui cria le cycliste en l’évitant de justesse.

    La femme sursauta et tomba sur le bord du trottoir, trempant son long manteau de laine noire dans la sloche brune qui ruisselait sur les bords du boulevard. Quelques spectateurs invectivèrent le cycliste dont les « Fuck you, asshole! » intermittents se perdirent à mesure qu’il s’approchait, lui, de sa destination.

    Finalement, un autobus, un long, double, avec le centre en accordéon, s’arrêta pour faire descendre trois passagers. Mathieu était quatrième dans la file. Les trois premiers montèrent et, en voyant Mathieu l’implorer, le chauffeur hésita cruellement, s’imaginant aussi puissant que s’il était aux commandes du dernier hélicoptère américain à déserter le Vietnam. Il appuya sur un bouton. « Pour permettre à d’autres usagers de monter, veuillez s’il vous plaît vous déplacer vers l’arrière », chuchota dans le haut-parleur une voix féminine pleine de confiance et de fermeté.

    Mathieu put monter et entendit se plaindre la dizaine de personnes qui restèrent derrière. Il dut s’écraser sur les passagers à l’avant comme la dernière cuillerée de restants qu’on veut faire entrer dans un contenant trop petit. Sur la pointe des pieds, il se retourna pour voir s’il pourrait trouver plus d’air à l’arrière. Près d’une sortie, juste devant l’endroit où pivotaient les deux sections de l’autobus en accordéon, il vit une ouverture, comme une pochette où il pourrait s’adosser confortablement à un muret qui protégeait une sortie. Il se faufila en ouvrant le passage devant lui avec le sac contenant son ordinateur portable. Il aperçut, juste devant le muret qu’il tentait de rejoindre, une jeune femme qui s’était approprié les deux places d’une banquette. Elle était assise sur celle qui donnait sur le couloir, et avait déposé son gros sac à dos et un sac de sport sur la place qui donnait sur la fenêtre. Évachée, elle avait ouvert son long manteau d’hiver rembourré beige, mais avait gardé sa tuque rouge d’où sortaient des mèches de cheveux châtains encore mouillés qui sentaient le revitalisant. Elle portait des écouteurs et gardait les yeux fermés, comme si elle voulait se recueillir sur sa musique, ce qui lui évitait de croiser les poignards que lui lançaient des yeux les passagers qui devaient s’agglutiner parce que Madame l’étudiante qui se croit tout permis voulait se délester de son encombrant bagage.

    Mathieu se planta devant elle en faisant des gestes d’impatience et en arborant son expression la plus outrée. Il regarda les autres passagers contraints au garde-à-vous par cette effrontée, espérant une quelconque remarque de solidarité, un regard complice qui le soutiendrait dans son accusation à cette enfant gâtée.

    Au contraire, ils se détournaient de lui, faisant comme si de rien n’était, voulant éviter de faire une histoire en s’imposant à l’étudiante. Incrédule, il s’énervait de plus en plus, ne pouvant pas croire que rien ne serait fait pour dénoncer cette impolitesse. Comble de l’insulte, l’étudiante, tout en gardant les yeux fermés, se mit à taper du pied et à fredonner la chanson qui, dans ses écouteurs, lui martelait les tympans, et dont le rythme de basse emplissait tout le petit espace où Mathieu avait espéré trouver quiétude.

    Le trajet de cinq kilomètres vers Ottawa dura 35 minutes. Personne n’osa s’imposer à elle. Mathieu devint lui-même l’objet des regards obliques des autres. Il ne cessa de la fixer, se disant que si elle finissait par croiser son regard inquisiteur, elle se sentirait si mal qu’elle n’aurait d’autre choix que de reprendre ses bagages et de laisser quelqu’un d’autre s’asseoir. À un arrêt de la promenade du Portage, elle entrouvrit un œil pour se situer, et Mathieu en profita pour se pencher et avancer la tête à quelques centimètres de son visage. Lorsqu’elle le vit, au lieu du malaise qu’il anticipait, elle fit une lippe de dégoût en vérifiant les boutons du haut de sa chemise, comme pour lui dire : « qu’est-ce que tu veux, le pervers ? ». Il se retourna et vit que les autres passagers semblaient donner raison aux soupçons de la jeune femme. Plus il tentait de garder son calme, plus il sentait le sang lui monter dans les oreilles, et plus il rougissait, plus les autres, rassurés dans l’excitation de leur imagination morbide, s’éloignaient de lui en ayant l’air de s’offusquer. Il tourna le dos à l’étudiante et fit tout le trajet debout.

    II

    Ce sont les êtres les plus dépourvus d’intériorité qui trouvent le plus aisément ce qui fait leur bonheur. Ce privilège que leur accorde la nature constitue une troublante injustice pour quiconque croit en une dignité spécifique de l’être humain par rapport aux autres animaux.

    — Eille ! interjeta Nathalie Sirois en coupant la parole à son ex-mari qu’elle venait d’appeler au bureau durant sa pause-café de l’après-midi. C’est pas comme si tu m’faisais une faveur d’aller les chercher le vendredi une fois par six mois. J’te rappelle qu’on a signé une entente qui stipule très clairement que tu es responsable des enfants jusqu’à 18 h le vendredi quand c’est ta semaine, et que j’en suis responsable jusqu’à 18 h le vendredi quand c’est ma semaine.

    Mathieu avait déjà fait toutes les concessions possibles sur le partage de la valeur de la maison, de la voiture et des autres biens afin de s’éviter les tribunaux, les honoraires d’avocats, et surtout une « pension alimentaire », dont la seule évocation lui donnait des ulcères. Ils s’étaient fait une entente de divorce à l’amiable, préparée par l’avocat du père de Nathalie, que le tribunal avait entérinée. Mathieu savait que Nathalie gagnait un peu plus que lui, mais, convaincu que les juges trouvaient toujours le moyen de faire payer les pères, il sauta sur son offre de renoncer à une pension alimentaire. Cette entente aurait pu paraître suspecte au tribunal, mais Nathalie avait inscrit les revenus plus faibles qu’elle avait gagnés, deux ans avant le divorce, durant son congé de maternité qu’elle avait longuement étiré.

    — J’ai l’paragraphe devant moi, ajouta-t-elle. Veux-tu que j’te l’lise ?

    — C’est toi qui as tout l’temps insisté pour aller les chercher à l’école le vendredi parce que tu disais que tu t’ennuyais d’eux aut’, répondit Mathieu, relançant les interminables discussions sur qui devait une faveur à qui.

    — T’es ben chanceux, reprit-elle. J’vas tout l’temps les chercher moi-même, pis ta semaine sans enfants peut commencer le vendredi matin. J’pourrais même te d’mander une compensation pour ça parce que dans les faits c’est comme si j’avais les enfants une journée de plus. Ça fait quasiment 60-40 au lieu de 50 % du temps. J’te demande juste de respecter l’entente cette fois-ci.

    Nathalie faisait ça sans même y penser. Quand il y avait un sujet qui exigeait l’accord de Mathieu et qui allait inévitablement tourner en dispute, elle le menaçait subtilement de coûteuses poursuites judiciaires. Une fois qu’elle l’avait ébranlé avec ce chantage juridico-financier, elle détournait la conversation vers un sujet où l’incompétence de son ex-mari le prendrait au dépourvu, et faisait ensuite comme si le point initial de la discussion avait été réglé.

    — Les enfants ont des amis qui viennent pis j’fais un souper avec leurs parents. En passant, comment ils sont habillés ? J’te gage que tu leur as mis l’même linge qu’y ont porté toute la semaine, l’accusa-t-elle. J’veux pas qu’y arrivent tout crottés pour le souper.

    — J’m’en rappelle-tu, moi, comment ils sont habillés ? répliqua Mathieu en faisant l’innocent, regrettant de les avoir laissés choisir leurs vêtements. Rosalie a déchiré ses collants bleus à matin, préféra-t-il ajouter, espérant s’épargner un autre appel de reproche quand Nathalie s’en apercevrait.

    — T’es as changés, j’espère, continua-t-elle, contente de tenir quelque chose.

    — J’ai pas eu l’temps, c’était juste avant de partir et j’étais déjà en retard. Qu’est-ce que ça peut ben faire un p’tit trou dans des collants ?

    — On voit ben que c’est pas toi qu’y es achètes, les collants. Ça doit faire dix paires depuis un mois. Bon, anyway, j’la changerai quand t’arriveras. Cinq heures et demie, c’est bon ?

    Et vlan ! Sujet initial de la discussion réglé par la porte d’en arrière.

    — Attends, attends… J’ai commencé en retard ce matin, j’pourrai pas partir avant cinq heures et quart, protesta Mathieu sans s’apercevoir qu’il venait de consentir, alors j’serai pas chez vous avant six heures.

    — Bon, OK, conclut Nathalie, magnanime dans son triomphe, mais pas plus tard que six heures. Y vont mourir de faim.

    Tout le relâchement que lui avait procuré la libération hebdomadaire de ses enfants s’était évaporé le temps d’une conversation de cinq minutes. Il avait de nouveau les mâchoires crispées. Le dossier qu’il pensait pouvoir terminer tranquillement en rêvassant avant de quitter le bureau se mit à lui donner la nausée.

    Mathieu était analyste de dossiers au gouvernement (que ce soit le gouvernement local, municipal, régional, provincial, fédéral, national ou mondial n’a pas d’importance). C’était un travail essentiel et ingrat : des demandeurs veulent de l’argent pour faire quelque chose en disant qu’en faisant ça, le gouvernement va épargner plus d’argent que ce qu’ils demandent, ou en disant que ce qu’ils font est tellement important que ceux qui travaillent devraient payer pour ça même s’ils n’en profiteront jamais.

    Il devait être à son bureau du centre-ville d’Ottawa à 8 h 30, ce qu’il arrivait difficilement à faire quand il avait ses enfants. Il lisait les demandes des demandeurs et vérifiait qu’elles étaient complètes. Si elles l’étaient, il devait écrire quelque chose à sa gestionnaire, et si elles ne l’étaient pas, il devait écrire autre chose aux demandeurs jusqu’à ce qu’ils se découragent ou que la demande soit complète et puisse être envoyée à sa gestionnaire.

    Durant les derniers mois, Mathieu et son équipe vivaient beaucoup de stress, car on rapportait qu’il avait fallu en moyenne dix-sept semaines entre la date où la demande était reçue et la date où une décision était prise, alors que la norme de service du gouvernement était de douze semaines. Après de longues analyses fondées sur un échantillonnage représentatif des demandes reçues, on s’était aperçu que le délai le plus long était celui entre la réception des demandes et leur transmission à leur gestionnaire. On accusait donc indirectement Mathieu et ses collègues de se traîner les pieds. Ces derniers se défendirent en soulignant que, d’après les mêmes données des analyses fondées sur un échantillonnage représentatif, mais envisagées selon un autre angle, la cause principale de leur retard était la proportion grandissante de demandes incomplètes qui devaient être renvoyées aux demandeurs. Les associations représentant les demandeurs s’offensèrent qu’on les accusât de manquer de minutie alors que les formulaires étaient incompréhensibles. Elles parvinrent aisément à convaincre l’opinion publique que l’opacité du processus était une stratégie délibérée de la part du gouvernement pour limiter le nombre de demandes approuvées, et ainsi empêcher ces bonnes gens d’accomplir leur mission essentielle qui méritait bien qu’on en fît payer le tribut aux contribuables.

    Afin d’accélérer le processus, Mathieu et ses collègues se mirent à envoyer à leurs gestionnaires un grand nombre de demandes incomplètes, et les gestionnaires prirent des décisions qui engagèrent des fonds publics sans avoir toute l’information nécessaire. Plusieurs octrois injustifiables furent dénoncés dans les médias, et le gestionnaire supérieur responsable des gestionnaires inférieurs dut imposer une plus grande rigueur dans le traitement des demandes. Incapable de trouver une manière d’atteindre la cible initiale de douze semaines, le gouvernement la fit passer à dix-huit semaines (pourquoi pas dix, pourquoi pas vingt-sept, personne n’aurait pu le dire) entre la réception des demandes et la décision. Par un processus qui est facile à saisir intuitivement, mais qui demeure extrêmement difficile à expliquer clairement, quelques semaines après cet assouplissement de la norme de service, sans que quiconque ait modifié quoi que ce soit dans ses habitudes de travail, le délai moyen entre la réception des demandes et la décision passa de dix-sept à vingt-deux semaines.

    Le problème principal était les coûteuses semaines qui s’ajoutaient lorsqu’une demande incomplète devait être renvoyée au demandeur, et l’impossibilité d’en rejeter le blâme sur les analystes ou les

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