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Par-delà ses rêves
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Livre électronique418 pages6 heures

Par-delà ses rêves

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À propos de ce livre électronique

Installé dans le jardin de sa demeure bruxelloise, Frédéric, l'un des quatre héros du roman, se remémore sa vie antérieure. Un coup de sonnette le fait sortir de ses pensées pour se projeter plusieurs années auparavant, dans les souvenirs enfouis de sa rencontre fortuite avec Alicia, dans le métro de Mexico. Ce sera le début d'un chambardement complet dans sa vie sentimentale et professionnelle, au cours d'aventures et de péripéties fabuleuses qui le mèneront en Thaïlande, au Mexique et en Equateur. Là, en plein bonheur, un drame se produit…
LangueFrançais
Date de sortie5 oct. 2016
ISBN9782312048185
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    Aperçu du livre

    Par-delà ses rêves - Christian Gueulette

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    Par-delà ses rêves

    Christian Gueulette

    Par-delà ses rêves

    LES ÉDITIONS DU NET

    126, rue du Landy 93400 St Ouen

    © Les Éditions du Net, 2016

    ISBN : 978-2-312-04818-5

    Chapitre 1

    LA COMMANDE

    La matinée était douce et un soleil généreux dardait ses rayons avec frénésie. Percé ainsi de toutes parts, le ciel azuré parcouru de fins nuages blancs ondulait mollement. Simultanément, une brise agréable et salutaire s’infiltrait au travers des arbres, allégeait l’atmosphère, et en une harmonieuse mélodie s’unissait au chant des moineaux et des merles. Sous cette voûte dorée, Bruxelles somnolait calmement.

    Au milieu de cette torpeur, entourée d’un jardin aux fleurs exaltantes qui déjà fleuraient bon l’été, se dressait une magnifique propriété aux couleurs chatoyantes, jaune et ocre. C’est là, dans la périphérie bruxelloise qu’il habitait, monsieur le Com(p)te pour ses très intimes, Frédéric pour les autres. Sa réputation ne datait pas d’hier et n’était certes pas farfelue. Les chiffres étaient son domaine de prédilection, et bien que nageur médiocre, il y plongeait à chaque instant, les savourant et se délectant à leur contact. Il calculait et recalculait, comptait et recomptait sans cesse. C’était SON domaine, sa muse, presque son amour, à tel point que, prétextant cet outrage et lassée d’être devenue le second rôle à ses yeux, son épouse le délaissa. Le soupçonnant d’infidélités, elle l’avait pourtant mis en garde, décomptant jour après jour le moment de la délivrance. Sa dulcinée avait cependant mis longtemps pour se décider, jusqu’à cette grise matinée de novembre 1994, désolante et assombrie de nuages torrentiels qui s’échappaient de toutes parts.

    Absorbé par les souvenirs de ce récent et douloureux passé, blotti dans un angle ensoleillé du jardin, il contemplait rêveusement cette verdeur s’insinuant jusque dans les coins et la dernière anfractuosité. De temps à autre, il portait un regard furtif vers un petit tabouret, une table en miniature sur laquelle étaient déposés des documents truffés de chiffres rouges, ainsi qu’un stylo à bille et une calculette. Son esprit virevoltait, tandis que son regard s’attardait tour à tour sur des feuilles d’arbre d’un vert tendre, et sur ces papiers dont l’aspect rougeâtre contrastait méchamment. Comme des feux de signalisation, elles viraient alternativement du vert, symbole de la nature et de la liberté, au rouge, couleur de l’interdit. Rouge, c’était la couleur prédominante de ses comptes. Rien que d’y penser, une colère noire montait en lui, n’ayant aucun rapport avec le rose, la couleur de la vie telle qu’on la voit en rêve dans un éden.

    *

    L’astre du jour avait tourné de quelques degrés, et un petit vent d’une fraîcheur toute estivale avait pris le relais. Sans s’en rendre compte, il s’était assoupi au souvenir de tout ce passé. Encore récent et toujours d’actualité, il le poursuivait infatigablement entre quelques séquences de chiffres rebelles et indomptables.

    Un bruit de tonnerre soudain le sortit de cette léthargie. Nous étions le seize juillet 2000. Avait-il rêvé ? Non pas, car le bruit retentit à nouveau, et il correspondait au timbre d’une sonnette enfoncée avec vigueur. Il devait être onze heures, et seul dans la maison, sans vis-à-vis, il s’était mis à l’aise. Bien grave, ce ne l’était point. En caleçon, pratiquement dans le plus simple appareil, mais bien rasé, il ne pouvait faire peur qu’à lui-même. Le temps de réagir, une minute s’était écoulée. Il n’attendait personne à cette heure-là. Hormis le facteur, qui donc eût pu avoir envie de lui rendre visite ? Et de ce dernier, souvent de mauvaise augure, il s’en méfiait comme de la peste. Toutefois, ce pouvait être l’annonce dont on ne sait quoi de mirobolant, mais également d’un désastre affolant. Ces visites impromptues avaient toujours été pour lui des moments de forte émotion. Que ce soit le préposé à la distribution du courrier, l’huissier aussi, pourquoi pas, ou quelque autre personne, sa première préoccupation était alors de retrouver le postiche qui, en un éclair, le transformait en un jeune homme qu’il n’était plus, malheureusement.

    À l’époque, au départ en douce de son ex « bien-aimée », une abondante chevelure noire, épaisse et bouclée garnissait et recouvrait encore entièrement son crâne. Du jour au lendemain, en quelques mois plus exactement, ce bel édifice s’était écroulé comme un château de cartes. Malgré de vaines tentatives pour ralentir le processus, et d’infructueux artifices pour en limiter l’effet visuel, rien n’y fit. Le désert s’était installé au sommet, et le doute n’était plus permis. Il ne pouvait imaginer que la sécheresse eût provoqué des dégâts à ce point irréversibles. En réalité, il refusait d’accepter la vérité. Il s’était toujours farouchement opposé à l’acquisition d’un miroir, et tant qu’il le put, il appliqua donc la politique de l’autruche. De mauvaise foi, il eût d’ailleurs certainement contesté le fait et à coup sûr eût prétendu que celui-ci était de fort mauvaise qualité. Il en fut ainsi jusqu’au jour où, en vacances avec ses enfants quelques années auparavant, comme sur une glace, sur la vitrine d’une boutique frappée par le soleil, le reflet de son sosie lui était apparu. Se reconnaissant d’emblée, avec vingt ans de plus, hélas, un frémissement l’avait parcouru. La lumière du soleil, filtrée comme au travers d’un sous-bois, donnait à sa tête l’aspect « reluisant » d’une grosse boule de pétanque. La vue de celle-ci lui avait paru à ce point effrayante et insoutenable qu’il s’était juré, à cet instant et dès son retour, de remuer ciel et terre pour lui faire retrouver son aspect d’antan. S’il avait été, ce qu’il n’était naturellement pas, une belle demoiselle, jamais il n’aurait pu tomber en pâmoison devant une telle horreur. Trébucher au coin d’une rue sur une créature divine, avait toujours été un fantasme. Cet agréable souhait pourtant aurait été impossible, car dès le premier coup d’œil, elle aurait pris ses jambes à son cou. S’il avait été cette perle, il se serait enfui, et son rêve se serait envolé à tire-d’aile.

    Chose pensée, chose faite… deux mois plus tard, une magnifique toison ondulée l’avait rajeuni terriblement. Les premiers jours suivant cette renaissance capillaire, si ce nouveau venu n’avait été lui-même, il se serait presque dragué pour autant qu’il se fût trouvé des affinités quelque peu particulières. Fort heureusement donc, il ne put « conclure ».

    *

    Son intuition s’avéra fondée. L’homme de lettre lui remit immédiatement deux plis. L’un, recommandé, lui recommandait de payer rapidement une belle somme dont il ne détenait pas les premiers centimes. Quant au second, une lettre à l’aspect tout ordinaire, il la soupesa avec circonspection. Était-ce un pressentiment ? Peut-être ! « Monsieur l’Inspecteur », un de ses autres surnoms, avait pour habitude de s’intéresser aux détails. Il en déduisait un tas de suppositions parfois farfelues qui, généralement, avaient le don d’agacer son entourage. L’enveloppe était manuscrite, pratique peu courante dans les affaires. Si elle était envoyée à sa société, ce qu’il en subsistait pour tout avouer, elle n’en restait pas moins adressée à son attention personnelle. Le timbre n’était pas un fac-similé imprimé à la machine, mais un vrai timbre-poste. Pour un ex collectionneur féru de philatélie, ce détail rendait l’enveloppe d’autant plus attrayante. Ces constatations l’amenèrent à conclure qu’il ne pouvait s’agir d’une entreprise, une importante en tout cas. Perdu en conjectures à propos de celui ou de celle susceptible d’en être l’auteur, il l’ouvrit fébrilement et en prit connaissance avec avidité.

    Il s’agissait d’une commande bienvenue en ces temps de vache maigre, émanant d’un client jusqu’alors inconnu, et d’une ampleur telle qu’elle lui parut étrange. Cette demande portait sur dix mille flacons d’essences de parfum, un volume énorme avec lequel ils n’étaient pas familiarisés et qu’ils n’auraient pu honorer dans des délais dits raisonnables. C’était également et surtout une manne financière qui, d’un coup de baguette fantastique, allait le projeter vers de nouveaux rêves, pleins de douceur et d’extase cette fois. À proprement parler, il s’agissait davantage d’une demande de devis que d’un ordre d’achat. De leur part, de leur société donc, de tels volumes demandaient bien entendu une révision complète des conditions applicables en pareille circonstance, les transactions habituelles ne dépassant jamais deux cent cinquante unités. Intrigué, il le fut enfin par le nom de la signataire, une certaine madame « Sukharit ». En post-scriptum, celle-ci écrivait : « Je me ferai un plaisir de vous appeler vendredi prochain, le vingt-cinq juillet. » Une femme dans les affaires, car ici il était bien question d’affaires, c’était rare. Par expérience, il savait que cela promettait souvent bien des tracas, mais aussi de plaisirs, pourquoi pas !

    Joie des joies, frétillant de gaieté, il se précipita vers le jardin, se servant au passage un verre de coca, son champagne préféré et quotidien. Son boulier-compteur s’était remis en marche, le défilé des chiffres avait repris de plus belle, et l’exaltation l’avait emporté. Tout en émoi, les lettres et ses lunettes dans la main, il trébucha sur on ne sait quelle brindille, et comme une béquille, il s’étala sur la pelouse. Relevé d’un preste mouvement, il s’était rapidement baissé pour saisir le courrier quand un léger craquement avait retenu son attention. La synchronisation était parfaite, et entre deux brins d’herbe, il put néanmoins distinguer les vestiges aplatis de sa défunte paire de lunettes. Plus une maladie rare qu’un tic, la « lunettite aigüe » entraînait une ponction très visible de son budget pourtant déjà maigrichon. En marchant, en s’asseyant, en se baissant, en courant, en s’énervant, n’importe quand, c’était devenu un désastre. Aussi, au moindre coût, deux fois par semaine environ, il lui fallait remplacer ces paires qu’il achetait dès lors presque en gros, à un prix moyen ne pouvant dépasser celui de deux billets de métro. Jusqu’à ce vendredi, journée annoncée par cette mystérieuse cliente, le lendemain et le surlendemain, chaque jour ensuite, il s’était posé mille et une questions. Sans cesse, comme un vieux disque rayé, elles étaient revenues de manière lancinante. La correspondance était adressée à la société et à lui-même. Comment donc pouvait-elle connaître son nom, son adresse privée et son numéro de téléphone ?!

    Avec entrain, il s’était mis à la tâche. Pour cette commande qui, de toute évidence et à tous points de vue sortait de la norme, il avait établi un budget et un planning de production. Dans le plus mauvais des arrangements, et à condition que l’affaire fût conclue, celle-ci allait engendrer des profits substantiels pour leur petite entreprise dont le capital social était détenu par cinq associés. Quatre en contrôlaient dix pourcents, le solde étant entre ses mains. Pendant plusieurs années cependant, et principalement après la fermeture des sièges d’exploitation, les avances en capital avaient été nombreuses. Il était le seul à y avoir participé, et dès réception du paiement, ne fût-ce qu’à titre de remboursement, il allait donc pouvoir en récupérer une partie non négligeable.

    Entretemps, comme chaque mardi, jour unique de relatif congé hebdomadaire, en homme de maison soucieux de son bien-être, il avait fait les courses indispensables au ménage. Pour son commerce de détail et de gros à la dérive, il avait encore procédé à l’inventaire rapide des marchandises dont il fallait passer commande. Dans la foulée, il avait encore refait d’autres comptes parfaitement inutiles. Le soir enfin, comme de coutume, il avait accueilli un ami qui s’invitait régulièrement soit pour manger soit pour prendre l’apéritif jusqu’aux petites heures matinales. La soirée fut houleuse une fois de plus, et au cours de celle-ci, ils avaient discuté de tout et de rien. Entre autres choses, ils avaient évoqué des souvenirs si lointains que la nostalgie de leur jeunesse évaporée l’avait rendu acariâtre. Ils s’étaient posé mille et une questions dont les réponses, inévitablement, avaient donné lieu à des discussions homériques qui s’étaient enflammées pour se terminer en disputes de gamins. Son anniversaire approchait, et il le savait, c’était un sujet tabou dont il ne fallait parler en aucune occasion. Il fuyait la question au galop. Parler d’âge l’importunait au plus haut point, car il était sans âge et en nage rien que d’y penser ou d’en parler. Fêter un anniversaire lui semblait dès lors totalement ridicule. Selon lui, sa célébration revenait à chanter les louanges d’une disparition de plus en plus proche. Il inventait alors mille et une excuses pour ne pas devoir y assister ou s’éclipsait quelques instants au moment fatidique, si forcé et contraint par les conventions sociales, il avait accepté l’invitation.

    Le vendredi arriva à grandes enjambées, et le temps des interrogations se figea à neuf heures précises lorsque le téléphone se mit à sonner. Une voix chaude, mais légèrement nasillarde, l’accueillit et le mit d’emblée en confiance. Rapidement toutefois, la perplexité s’installa. À en juger par le ton, l’homme devait être dans la quarantaine et parlait le français admirablement bien, sans accent particulier. Le nom figurant sur le bon de commande lui donnait pourtant à penser qu’il était étranger, asiatique sans doute ou plus précisément thaïlandais. Néanmoins, sauf à se trouver devant un cas plutôt exceptionnel, le personnage n’était pas une dame, assurément ! D’une approche raffinée, toute en subtilité mais quelque peu familière malgré tout, ce client énigmatique insista pour recevoir une proposition chiffrée en réponse à la lettre qui lui avait été envoyée. Pour en finir, il précisa que son souhait était de traiter l’affaire avec eux, si possible dans les meilleurs délais, avant son prochain départ.

    – Pouvons-nous nous rencontrer, lui suggéra-t-il courtoisement ?

    D’un ton ferme ne lui laissant aucune latitude quant à la réponse qu’il pouvait y apporter, il ajouta encore :

    – Si cela vous convient, lundi prochain, dans mes bureaux, cent soixante-trois, avenue Louise, sixième étage. Sonnette : Sukharit, à l’heure que vous décidez, à votre meilleure convenance donc ! Je serai libre dans l’après-midi, de quatorze à quinze heures !

    « Un bien beau et chic quartier pour un étranger de passage à Bruxelles et apparemment propriétaire de son propre bureau, voilà qui promet… », avait-il immédiatement pensé. Quant au choix proposé, de toute évidence sa demande ressemblait à s’y méprendre à une invitation à laquelle il n’aurait pu décemment se soustraire. En affaires, en toutes circonstances, le client partout est roi. Il avait intérêt à y répondre positivement, et ils s’accordèrent donc sur cette proposition légèrement autoritaire, mais énoncée d’une voix aimable malgré tout. L’homme était habile et résolu. Cependant, faut-il le répéter, selon toute apparence, il s’agissait bien d’un homme et non pas d’une… femme ! La signature apposée au bas de la lettre faisait pourtant état de « Madame » Sukharit ! Peut-être était-ce sa secrétaire qui, par inadvertance, avait oublié d’indiquer « pour Monsieur X ». Après tout, l’argent n’ayant pas d’odeur, il était préférable de ne pas s’éterniser davantage sur le sujet, et il se conforma dès lors à ses instructions, presque impérieuses.

    Il le rencontra effectivement à l’heure et à l’endroit indiqués. Parvenu au sixième étage d’un splendide hôtel de maître, son hôte lui ouvrit lui-même la porte. Le monsieur était comme il se l’imaginait, les traits indéfinissables, mi asiatiques, mi européens, plutôt bel homme, mince et à l’élégance très policée.

    Un énorme et somptueux bouddha, couvert de feuilles d’or et étincelant de mille petits miroirs illuminait l’entrée du hall. Plus loin, passé le vestibule, la vision qui s’offrit à son regard était plus étourdissante encore. Tout était un pur éblouissement pour les yeux, tant l’ameublement oriental de toute beauté que la perspective extérieure donnant sur la cime de deux rangées d’arbres, au vert plein d’espoir.

    – Voilà, ajouta-t-il enfin, votre nom et vos coordonnées m’ont été transmis par Alicia Velasquez que vous connaissez sans doute, très bien… Un sous-entendu équivoque qui le laissa perplexe, une fois de plus.

    Chapitre 2

    ALICIA

    Un éclair avait jailli, une réminiscence du passé. C’était une rencontre fortuite dans le métro de Mexico, quelques années auparavant. Il l’avait faite au cours de sa vie professionnelle, à l’occasion de l’un de ses nombreux voyages entrepris au Mexique et ailleurs. Il s’en souvenait étonnamment bien, et pour cause…

    Il devait être neuf heures. Debout, dans une des rames du métro le menant à « Bellas Artes », il lisait une revue écrite en français. Située en plein centre, cette station se trouvait juste à côté de la « Torre Americana », le plus haut gratte-ciel de la capitale mexicaine. Malgré son apparence latino aux cheveux noirs et au teint basané, des yeux curieux le dévisageaient. Cette physionomie pourtant banale en ces contrées lui avait toujours été bénéfique, car de tout temps, elle lui avait été sa meilleure assurance anti-agressions. Il était un des leurs, parfaitement intégré, et à ce titre plus ou moins à l’abri de toute tentative d’intimidation ou de violence. Dans la rue, les moyens de transport et les lieux publics également, les malfrats étaient bien davantage intéressés par les ressortissants étrangers. Beaucoup, et parmi ceux-ci quantité de ressortissants américains bardés d’or dur vaguaient, un appareil photographique et un zoom posés sur un bedon qui eût fait pâlir d’envie nombre d’affamés. Certains même se pavanaient, entourés d’appareils divers qu’on ne pensait trouver que dans les catalogues illustrés. Nombre d’entre eux faisaient forcément penser à des coffres bancaires ambulants, incitant davantage à l’attaque qu’au respect. Loin d’être exceptionnelles, ces agressions étaient le fait de voyous en bandes organisées le plus souvent.

    Une jeune fille s’était penchée par-dessus son épaule, l’haleine divinement mentholée. Elle s’était mise à lire avec lui, et sans tarder, le visage accueillant et plein de malice, en français, elle avait entamé la conversation :

    – Vous lisez un texte en français ?!

    Sans désemparer, elle avait enchaîné :

    – Vous vous intéressez à l’art ?! Ici au Mexique, vous le savez, la culture et l’artisanat sont partout. Mon père est artisan, et tout ce qui touche à ce domaine me passionne également. Je dois me présenter dans un grand hôtel, juste devant le parc de l’Alameda. Je descends à Bellas Artes… et vous, vous allez beaucoup plus loin ?!, avait-t-elle ajouté sans timidité excessive.

    L’Alaméda qui lui était familier, c’était pour lui le parc des amoureux, en plein cœur de la zone historique de la ville, juste à côté de Bellas Artes, le splendide Palais des Beaux-arts et théâtre art-déco de la capitale. Il y avait souvent flâné, et s’y était arrêté au cours de ses nombreux trajets dans la mégapole. De l’aube à l’aurore, des bataillons de couples enlacés y occupaient les bancs et les allées, prêts semblait-il, à passer à l’acte comme s’ils sortaient de la guerre et se devaient de repeupler le pays dans les délais les plus brefs.

    – Moi… non, je vais un peu plus loin, trois arrêts supplémentaires, au Mercado de la Ciutadella, lui avait-il répondu évasivement.

    Décidément, guère muette pour un sou, elle avait ajouté fièrement :

    – Je viens d’obtenir mon diplôme de langues romanes à l’Université Autonome de Mexico. Vous rencontrer ici,… un Français à Mexico… vraiment, c’est fou ! J’en suis ravie !, lui dit-elle en rosissant, la voix légèrement voilée.

    – Non, lui avait-il immédiatement rétorqué, je suis Belge, mais je pourrais être également Suisse ou Canadien… pourquoi pas.

    – Vous êtes Belge ! Oh là ! Quelle coïncidence merveilleuse ! J’ai précisément écrit mon mémoire de fin d’études sur les différences idiomatiques entre le français parlé en France et celui pratiqué en Belgique, lui avait-elle répondu toute enjouée.

    Dans un court monologue, elle avait alors précisé se rendre à une convocation, faisant suite à sa candidature à un emploi à l’hôtel Bamer, un maillon d’une chaîne hôtelière internationale. Outre le français, elle parlait couramment l’anglais et passablement l’italien et le portugais, alors que leurs hôtes étaient en majorité de nationalité française, sinon européenne. Ils envisageaient donc, pour répondre à leurs besoins, d’engager un attaché en relations sociales pour leur clientèle d’affaires surtout, et française en particulier.

    Peu chauvin pourtant, une lame patriotique d’une très forte intensité l’avait submergé. Il s’était mis à lui poser mille et une questions sur la Belgique qu’elle lui avait avoué ne jamais avoir visitée. Une autre vague l’avait alors balayé, fugace, mais qu’il avait réprimée sans délai. À partir de ce moment, cet échange s’était transformé en conversation à bâtons rompus, et ni elle ni lui n’avaient pu s’arrêter, s’étant fixés dans les yeux comme s’ils avaient eu un secret à se communiquer… Elle lui avait parlé doucement, dans un français quasi poétique et musical qui l’avait subjugué. Mais à vrai dire, une fois encore, il n’osait jurer que la seule chose qui l’avait charmé était sa façon de s’exprimer…

    – Après mon entrevue, avait-t-elle encore expliqué d’un ton jovial, je reste dans le centre car j’habite loin d’ici, à deux pas des jardins flottants de Xochimilco. Je profite de cette journée bien méritée… ce sont presque mes premières vacances depuis le début de mes études ! Si vous le désirez, si vous avez le temps, pourquoi ne pas passer cette journée ensemble ?! Cela me ferait plaisir… vraiment.

    Le ciel était d’un bleu azur, et un zéphyr bienfaisant rafraîchissait l’air ambiant. Son sourire resplendissant et radieux, et son haleine au divin parfum de menthe lui caressant le visage l’avaient enthousiasmé. Aussi, c’est ce qu’ils avaient fait, et ensemble, ils avaient passé une dizaine d’heures franchement délicieuses.

    Tout avait commencé par une attente d’une petite heure à la cafétéria de l’hôtel. Ils s’étaient ensuite baladés tout au long d’Insurgentes, les Champs Elysées de Mexico, passant par les « glorietas »{1} occupées par de monumentales statues, celles de Christophe Colomb entre autres, de Cuauhtémoc, le dernier empereur aztèque, et de l’Ange de l’Indépendance. Ils étaient allés jusque dans la Zona Rosa, le centre touristique, se relatant à tour de rôle les moments essentiels de leur existence. À midi, sur le pouce, ils s’étaient offert des « tacos al carne », la très populaire spécialité culinaire du Mexique. Dans l’après-midi, au gré des rues commerçantes, ils s’étaient promenés non loin du Zocallo, le centre historique où se situaient le palais présidentiel et l’éblouissante cathédrale métropolitaine. Ils avaient poussé une pointe à la « plaza Garibaldi », le lieu de rassemblement des mariachis, les musiciens traditionnels au large sombréro et à la tenue noire rutilante. Plus près de Bellas Artes, ils avaient parcouru les rayons du splendide « Palacio de Hierro », un grand magasin art déco à la cage d’escalier monumentale, entourée de vitraux lumineux et saisissants. Et en début de soirée, alors que le jour s’éteignait, ils avaient rejoint leur point de départ, l’Alameda. C’est là, hélas, qu’il avait dû pourtant se résoudre à la quitter pour prendre livraison de colis au Mercado de la Ciutadella. C’était sa dernière soirée à passer à Mexico, alors que certaines obligations l’attendaient encore avant d’entreprendre, dès le lendemain matin, le vol de retour vers l’Europe.

    Les échanges s’étaient d’emblée montrés animés, elle, enchantée de pouvoir s’exprimer dans cette langue qui l’égayait, lui, de rencontrer une aussi charmante créature esseulée, en mal de conversation. Comme de bons amis de longue date, un simple baiser chaste sur la joue avait mis fin à cette journée reposante et à tout le moins mémorable. À sa demande, au dernier moment, ils avaient échangé leurs adresses. Un long regard légèrement attristé et quelques gestes de la main avaient été, à regret, la dernière vision l’un de l’autre. Belle, elle ne l’était pas spécialement, mais jolie, elle l’était assurément. Sa jeunesse et sa fraîcheur, d’indéniables atouts sans nul doute, l’avaient profondément attendri. La jeune femme devait avoir une bonne vingtaine d’années, et de longs cheveux châtains foncés enserraient un tour de cou turquoise, rehaussant l’éclat de son teint hâlé. Elle avait une taille de guêpe, respirait la bonne humeur latino, et sa voix résonnait encore doucement, avec un léger accent fort grisant. Son charme et son insouciance apparente l’avaient touché, sans qu’il s’en rendît compte directement, la chose semblait évidente. Il avait essayé de ne plus y penser, et un petit vague à l’âme, il avait poursuivi ses pérégrinations.

    Le soir même à l’hôtel, la dernière nuit qu’il passait cette fois au Mexique, il s’était remémoré cette journée. Elle avait ajouté furtivement : « Cela me ferait plaisir… vraiment. » Il y avait pensé à ce « vraiment », se demandant néanmoins si cette invitation n’avait pas caché de sa part une certaine envie que, dans sa naïveté ou… niaiserie, il n’avait pas décelée. À cette époque, il était encore marié, et avec le recul, malgré tout, il ne put s’empêcher de penser que, finalement, il avait raté une merveilleuse occasion de connaître le Mexique sous un angle légèrement plus intime. Résigné, dès cet instant, elle quitta définitivement son esprit, mais peut-être pas le cœur.

    *

    Un jour, à son retour le soir chez lui, un bon mois plus tard environ, sa femme qui ne travaillait alors qu’à temps partiel l’avait accueilli étrangement. La journée ne différait pas des autres, et rien de spécial en principe ne devait ni l’enjoliver ni la ternir.

    – Tiens, lui dit-elle, d’un ton étonnamment suspect, cette carte est arrivée ce matin pour toi, du Mexique… une femme apparemment, Alicia Velasquez, dirait-on !

    Devenant subitement suspicieuse, elle avait insidieusement ajouté :

    – C’est qui, cette femme ? Tu la connais bien sûr ?!… et que signifie « Te quiero mucho », dis donc ?

    – Pardon ?…, lui avait-il répondu, interloqué et légèrement mal à l’aise.

    À part sa signature n’apparaissaient effectivement que ces trois mots, à l’origine de querelles incessantes. S’en étaient suivis son départ deux petites années plus tard, et bien plus encore, un divorce fracassant quelque temps après. Pour tout avouer, il parlait l’espagnol plus ou moins correctement, sans n’avoir pourtant jamais encore entendu cette « expression ». En consultant le dictionnaire, il avait toutefois saisi la signification réelle de ces quelques syllabes dont la portée ne lui avait néanmoins pas échappé.

    Il n’avait donc pu mentir, se doutant qu’à son tour, elle aussi, allait rapidement percevoir leur sens… « je t’aime beaucoup » ou plus exactement… « je te désire ». Il s’était senti rougir, s’empourprer même, et son visage avait traduit une émotion coupable, une joie non avouée de lire des mots flatteurs, alors qu’objectivement rien n’eût pu lui être reproché. Ni sous-entendu, ni geste intime, entre eux rien ne s’était passé,… si ce n’était un seul et furtif baiser ainsi qu’une petite accolade, sans plus. Il s’était senti piégé, et plus tard, il avait regretté amèrement de ne pas avoir su ou voulu au moins profiter de ces quelques instants privilégiés qui, effectivement, lui furent reprochés.

    À partir de ce jour, la vie conjugale avait changé radicalement et lui tout autant. Le moindre détail était devenu prétexte à suspicion, et il avait été pris dans un engrenage invraisemblable dans lequel il se sentait du reste totalement étranger et irresponsable. Aux yeux de son épouse, il était devenu un vulgaire trousseur de jupons, et cette carte aux quelques vocables sublimes, l’avait trahi comme un vilain garnement.

    Ce fait, additionné aux autres reproches à propos de tout et de rien, avait transformé les deux dernières années de vie commune en un vrai calvaire. La conclusion qu’il avait dû en tirer : « Carpe Diem »… vivons notre vie au temps présent, comme si personne ni aucune autre journée ne pouvait la ternir à l’avenir. Aussi, en était-il venu à se mordre les lèvres de ne pas y avoir pensé plus tôt.

    Ces trois mots : « Te quiero mucho », il ne les avait en réalité jamais oubliés. Ils étaient restés imprimés dans sa mémoire. Elle avait signé « Alicia Velasquez ». Ce nom et sa silhouette, jamais non plus, il ne les avait perdus de vue.

    Chapitre 3

    ET RÉMINISCENCES

    Cette journée de juin 1993 était magnifique. Il lavait sa voiture à grande eau, juste devant leur maison. Penché, l’éponge dans la main, une ombre lui fit relever la tête. Son épouse, son ange, c’était elle, non pas une femme parmi d’autres, mais SA femme, celle qui, en-dehors de ses chiffres, occupait l’essentiel de ses pensées. Il la visa un instant avec ravissement, et allait se remettre à son travail lorsqu’elle lui déclara sans ambages ni circonvolutions : « Je ne t’aime plus. » Le choc fut tel, et l’émotion à ce point intense qu’il fit un pas en arrière. Le seau se renversa, et l’eau noirâtre et savonneuse se répandit sur son pantalon. Choqué et pétri d’effroi, il laissa s’échapper le trousseau de clefs serré dans sa main. Trop tard pour le rattraper, il alla se perdre dans l’égout, le long du trottoir.

    Il n’avait sans doute pas réalisé le drame qui allait se jouer dans le futur, si tant est qu’elle eût mis son dessein à exécution. Après moult tergiversations, elle le quitta pourtant une année et demie plus tard, accompagnée de leurs enfants. Depuis ce départ programmé, auquel toutefois il ne pouvait croire, la vie lui était apparue mollement insipide, léger euphémisme pour ne pas dire davantage. À chaque instant, hormis un chagrin sans fond le tiraillant dans tous les sens, il ressentait les affres d’une vie devenue bassement matérielle, par nécessité. « Des sous, je veux des sous », répétait-il sans cesse. La réalité des choses, les dessous de l’histoire, c’est que les sous, dès ce départ qui l’avait ébranlé jusqu’au tréfonds de sa personne et de son portefeuille, avaient rapidement commencé à faire défaut.

    Quelques années après leur mariage, ils avaient acheté la maison qu’il occupait toujours à l’époque. Copropriétaire jusqu’à son divorce prononcé deux années plus tard, et propriétaire à part entière ensuite, il l’avait entretenue seul, pratiquement du jour au lendemain. Prétextant un surcroît de travail, sa femme de ménage ne venait plus que quelques heures par semaine. Elle était donc restée à son service, mais comme pour l’anéantir définitivement, elle lui infligea ensuite une ultime estocade, exigeant une augmentation de ses gages. Passé ainsi à l’échafaud, sans tambour ni trompette, il eut un mal infini à se relever, et prit connaissance de ce qu’était la vie au ras du sol. Jour après jour, depuis lors, il rampait. Ce ne dut malgré tout guère l’étonner, puisque son père lui avait toujours assuré qu’il était plus petit que le plus petit des vers de terre. Il n’était certes pas de grande taille, néanmoins en le qualifiant de la sorte, sans doute avait-il dû penser à son cerveau.

    Après cette dernière catastrophe, le plus clair du temps la marmite resta désespérément vide, et ses efforts pour relever le défi s’avérèrent infructueux. Le menu quasi quotidien se limitait à de la vache enragée. Seul point positif à cette situation désespérante : il retrouva rapidement la fine et élégante taille qu’il arborait auparavant. C’est hélas, à ce moment-là aussi qu’il devint la cible amoureuse… et malheureuse, d’une ancienne amie rencontrée par hasard. À la manière d’un ballon de baudruche, elle avait enflé jusqu’à peser dans les cent vingt-cinq kilos… Pour lui prouver son attachement, elle vint lui rendre visite de plus en plus fréquemment. Il ne put toutefois continuer à la nourrir, et à son tour, elle le quitta précipitamment.

    De guerre lasse, quelques mois après le cataclysme que fut la fuite de son épouse, miné par un désespoir sans fin et des chiffres pourtant plus ou moins verdâtres encore à l’époque, il avait liquidé les derniers points de vente d’une chaîne de magasins qu’il avait mise sur pied, presque neuf ans auparavant. À l’époque glorieuse de son exploitation, celle-ci était immédiatement devenue une mine d’or qui rendit jaloux nombre de ses concurrents. Son « associé », pour autant qu’on pût l’appeler ainsi, c’est à lui qu’il devait l’évasion de sa femme et de ses enfants. Elle partait, lui avait-elle dit d’un ton badin, pour « se retrouver ». Par malheur cependant, elle avait dû oublier l’endroit où elle se trouvait elle-même, et elle avait de la sorte perdu définitivement « sa » trace. Mais par bonheur ou plutôt… par miracle, elle avait par hasard, retrouvé cet ex-associé dont il s’était débarrassé rapidement après le départ en fanfare de ses affaires. Sa femme, il la lui laissa sans broncher… Réflexion faite, ce fut l’une de ses meilleures décisions. Il ne s’était pourtant jamais fait d’illusions. Avait-il vraiment eu le choix ?! Grand bien lui fit. Il en était devenu alcoolique et aigri, et selon la rumeur, sa moitié devint cocue rapidement. Ne dit-on pas « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants » ?! Trop tard sur ce point, les enfants… il en avait deux. Il ne fallait pas les refaire, et elle n’en eut pas d’autres.

    Il songea alors à l’idée qui lui était venue après ces fermetures, de relancer les affaires en gros de la société. Au temps de sa splendeur, ces ventes ne représentaient toutefois qu’une infime partie du chiffre d’affaires total. Ils vendaient à l’époque, dans leurs propres magasins et sous leur propre marque, des objets divers d’artisanat en provenance de multiples pays émergents pour la plupart, et d’Amérique latine, en particulier.

    A la même époque, ils s’étaient recyclés une fois de plus, proposant des encens et des essences de parfum dont leur entreprise avait racheté les droits de fabrication et de distribution.

    À la suite de ses investigations, et pour mieux relancer ces ventes en gros, il s’était un jour retrouvé sur un marché sur lequel un commerçant lui avait fixé rendez-vous. Il devait se rendre compte de son assortiment, et le conseiller plus efficacement pour l’achat de leurs produits à propos desquels, il avait entendu

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