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LA FILLE AUX CHEVEUX D'ARGENT ET AU COEUR DE GIVRE
LA FILLE AUX CHEVEUX D'ARGENT ET AU COEUR DE GIVRE
LA FILLE AUX CHEVEUX D'ARGENT ET AU COEUR DE GIVRE
Livre électronique503 pages5 heures

LA FILLE AUX CHEVEUX D'ARGENT ET AU COEUR DE GIVRE

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À propos de ce livre électronique

Il y a Édith, une quarantenaire brisée par un divorce amer, qui s’est juré de ne plus jamais livrer son cœur à quiconque ; il y a Tony, son voisin de palier, un séducteur vieillissant qui vogue d’un port à l’autre sans jamais s’amarrer ; il y a Kelly, cette sulfureuse blonde de l’appartement d’en dessous, qui se prête volontiers au jeu de la séduction avec l’insouciance de son jeune âge… et, à l’écart, il y a Pierre-Marc, un veuf dont le cœur endeuillé émerge d’un long sommeil et aspire à la conquête d’Édith.
Alors se forme un chassé-croisé amoureux biscornu…
Est-il possible de se sortir indemne d’une fulgurante histoire de passion ?
LangueFrançais
Date de sortie9 déc. 2022
ISBN9782897757106
LA FILLE AUX CHEVEUX D'ARGENT ET AU COEUR DE GIVRE
Auteur

Lyne Doyon

Native de la Mauricie, Lyne Doyon réside à Boucherville depuis qu’elle est haute comme trois pommes. Après avoir jonglé avec les chiffres et les prévisions pendant des années, elle réoriente sa carrière dans le domaine de la rédaction. L’écriture et la lecture occupent une place primordiale dans sa vie. Elle signe avec Lili Langelier son premier roman. Elle aspire de tout cœur à faire vivre son héroïne à travers le regard de ses lecteurs. Son unique souhait : que l’intégrité et la candeur de Lili parviennent à les charmer et, avant toute chose, à les toucher.

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    Aperçu du livre

    LA FILLE AUX CHEVEUX D'ARGENT ET AU COEUR DE GIVRE - Lyne Doyon

    Les Ste-Croix

    Chapitre 1

    Édith Ste-Croix habitait son coquet condominium depuis dix années bien comptées. Elle s’y était installée, seule, un édifiant après-midi de novembre cendreux, contrainte à un abrupt célibat qu’elle n’avait pas désiré ni même présagé. La vie vous balançait parfois de vifs soufflets à la figure dont l’humiliante brûlure ne parvenait jamais à s’estomper complètement. Une certaine douleur diffuse subsistait toujours.

    De son vivant, sa mère le lui rappelait à une cadence souvent exaspérante :

    — Les blessures invisibles sont les plus longues à guérir, ma fille !

    Cette leçon de vie, Édith en avait expérimenté l’implacable authenticité même s’il lui coûtait de se ranger à l’opinion maternelle (surtout parce que, convaincue de détenir la vérité absolue, Antoinette Nadeau Ste-Croix avait dispensé ses perles de sagesse à sa marmaille avec une apparente générosité qui masquait en fait la haute estime qu’elle avait d’elle-même). Ses conseils, bienveillants seulement en apparence, manquaient déplorablement de sincérité.

    Son sanctuaire, qu’Édith avait décoré à son goût sans regarder à la dépense, se trouvait au second palier d’un bâtiment de trois étages aux briques ambrées et au charme inaltérable. Il était tassé entre un autre immeuble résidentiel et un édifice commercial sur une rue passablement paisible au cœur d’un quartier assez récent de la ville de Longueuil. Au gré du temps, elle avait vu défiler un notable cortège d’occupants : plusieurs qu’elle avait sincèrement aimés et dont le départ l’avait désolée, voire chagrinée ; d’autres qui l’avaient laissée banalement indifférente à cause d’un trop bref passage ou de leur propre désintérêt à l’égard de sa modeste personne ; finalement, une poignée d’entre eux qui l’avaient hérissée, parfois indignée, ou qui l’avaient bêtement dédaignée.

    — Que puis-je y faire ? affirmait-elle avec pragmatisme. C’est la vie : on ne peut pas aimer tout le monde et on ne peut pas se faire aimer de tout le monde !

    Et si les moins sympathiques du lot avaient pris l’accommodante décision de voler vers d’autres cieux, elle s’en était réjouie avec une discrétion tout à fait appropriée chez une personne si philosophique.

    Son dernier voisin de palier en titre appartenait à cette dernière catégorie. Quand, en février, il l’avait informée de son imminent déménagement à Montréal, elle avait réagi avec une politesse déférente et une désolation factice. Le bedonnant quinquagénaire n’y avait vu que du feu. Le pauvre homme ! Il s’imaginait qu’elle se pâmait sur lui. Dans les faits, ses regards concupiscents et ses invitations suggestives, dont la subtilité était discutable, la mettaient fort mal à l’aise. Commodément, quand il avait quitté les lieux, elle était au travail, s’évitant ainsi des adieux embarrassants et d’ultimes tentatives de rapprochement.

    Un matin qu’elle sirotait son premier café en écoutant Jacques Brel¹ pleurer son amour perdu, elle vit un camion de déménagement s’arrêter devant sa fenêtre. En cette journée de mai, l’air ambiant se faisait inhabituellement écrasant. Les deux déménageurs qui débarquaient du véhicule épongeaient leur front en sueur, visiblement abrutis par la chaleur. Sur la chemise grise de l’un d’entre eux s’étalaient de vilaines tâches humides : sans aucun doute, elles s’accompagnaient d’odeurs nauséabondes. Édith ne put s’empêcher de plaindre son infortuné compagnon d’armes.

    Pendant que les hommes déchargeaient les premières boîtes en s’essoufflant comme des bœufs en plein cœur d’un champ inondé de soleil, elle réalisa qu’elle n’avait pas entrevu le nouvel occupant. Avait-il fait son entrée pendant qu’elle se douchait ? C’était probable. Madame Sanschagrin, qui résidait à l’étage supérieur avec son affable époux, ne lui avait appris rien de bien substantiel sur l’inconnu, outre qu’il s’agissait d’un homme, un quelconque musicien d’une cinquantaine d’années. Elle qui se faisait un devoir de tout savoir sur les allées et venues de ses voisins ! Dans ce cas précis, elle avait dû reconnaître, du bout des lèvres, son impuissance à renseigner adéquatement Édith qui était restée sur sa faim en espérant que le mystérieux étranger serait de compagnie plus agréable que son prédécesseur.

    Rongée de curiosité, elle caressa un moment l’idée de provoquer la première rencontre en s’outillant de bouteilles d’eau à l’intention des travailleurs et de son nouveau voisin. Le prétexte parfait ! Mais une réserve, incommodante et inopinée, l’empêchait de mettre à exécution son projet.

    Édith Ste-Croix n’était ni une femme foncièrement timide ni une bourgeoise friande de mondanités. Elle n’avait pas d’amis véritables ; elle menait une vie tranquille et se complaisait dans les plaisirs simples. À contre-courant, elle prenait soin d’entretenir des liens cordiaux avec ses voisins tout en demeurant distante et évasive sur sa propre histoire et, à dire vrai, l’idée de s’auréoler d’un léger nimbe de mystère ne lui déplaisait pas. De jolis sourires, d’innocents bavardages sur la pluie et le beau temps, de franches manifestations d’empathie sur les malheurs d’autrui… voilà ce qu’elle consentait à dispenser avec doigté et affabilité à son entourage. Conséquemment, le voisinage savait peu de choses à son sujet. Oh ! Certains avaient bien tenté d’en apprendre davantage (notamment, l’insatiable madame Sanschagrin !), mais à la longue, l’attention de tout le monde s’était détournée et même les plus persévérants avaient déclaré forfait. Excédé de se heurter à un mutisme obstiné, on ne cherchait plus à s’en rapprocher ; et, peut-être, jugeait-on que la vie de cette dame sans mari et sans enfant n’était guère digne d’intérêt.

    Comme toute personne qui parle peu, Édith possédait un don d’observation aiguisé et se révélait fort habile à accumuler dans sa tête toutes sortes de données très détaillées qui auraient pu sembler futiles de prime abord. Même si ses rapports avec les autres propriétaires se révélaient minimalistes, elle connaissait leurs noms et ceux de leurs proches, leurs occupations, des fragments de leur passé (enfin ceux qu’on avait bien consenti à lui révéler), leurs rêves déçus tout autant que leurs aspirations. Elle aurait été capable de brosser un juste portrait (un brin caustique, car elle possédait un certain sens de l’humour pimenté de dérision) de leurs traits physiques et de leurs mimiques.

    Elle s’interrogeait encore sur ses intentions en contemplant le fond de sa tasse quand on frappa à sa porte. Trois petits coups précis et secs qui la firent sursauter, elle qui était plongée dans d’inconséquentes rêvasseries. Qui s’emmenait ainsi chez elle à une heure encore hâtive ? Surprise, elle se précipita vers l’entrée.

    Quand la porte s’ouvrit sur l’homme, grand et mince, qui lui faisait maintenant face, sa respiration se fit instantanément lourde et hachée. Médusée, elle s’imbriqua dans le regard phénoménal. Dans sa poitrine, son cœur battait sourdement. Les prunelles qui la dévisageaient étaient les plus belles qu’elle avait eu le privilège de contempler. Leur couleur évoquait le bleu du ciel quand, à la tombée du jour, il épouse le voile rose irisé de l’horizon pour composer un ruban nacré de tendre violet. Ils avaient pour écrin un visage tanné aux lignes nettes et sculpturales dont les rides, ridules et pattes d’oie naissantes ne réussissaient pas à en abîmer le charme. Chaque sillon et chaque empreinte du temps avaient sa propre histoire, estimait Édith. Elles témoignaient des reliques du passé. Cette cicatrice qui entaillait sa lèvre supérieure… Comment l’avait-il acquise ? Elle mourait d’envie d’en connaître l’origine.

    Troublée, elle baissa les yeux vers la mâchoire carrée et la bouche charnue (et follement tentante !) qui esquissait un demi-sourire aguichant. Éblouie, Édith tombait en amour en dépit des promesses qu’elle s’était faites.

    Chapitre 2

    À quarante-trois ans, Édith était toujours jolie. Certains hommes se retournaient encore sur son passage. De ses hommages furtifs et de moins en moins fréquents, elle tirait beaucoup de fierté : elle prenait grand soin de son apparence et dépensait d’honorables sommes en cosmétiques et en vêtements. Elle s’alimentait sainement, buvait deux litres d’eau quotidiens et s’adonnait volontiers à la marche. Une femme mûre, estimait-elle, devait déployer davantage d’efforts pour soigner son apparence. Elle était quand même consciente que les résultats n’arrivaient pas à lui redonner l’éclat de sa jeunesse envolée.

    Personne n’aurait pu réfuter ce point : vieillir n’avait rien de bien exaltant ni de très réjouissant.

    Son miroir ovale accroché dans sa petite salle de bain turquoise se faisait un cruel devoir de lui exposer crûment les reliquats des années : son petit front bombé n’était plus aussi lisse qu’au temps de sa jeunesse, son menton rond s’empâtait, sa poitrine perdait sa fermeté d’antan et sa peau claire se déparait de son velouté de pêche qui l’enorgueillissait, sans fausse honte, il y avait si peu de temps déjà. Sous les mèches courtes auburn, le délicat gris-vert du regard demeurait lumineux en dépit du lacis des premières rides qui s’engravaient au coin de l’œil et faisait oublier le nez un peu fort et ses lèvres trop minces au goût d’Édith. Elle assumait sa quarantaine et n’essayait pas de la maquiller. Les gens qui prétendaient que prendre de l’âge était un privilège portaient des lunettes roses, concluait-elle avec un réalisme résigné qui avait pour résultat de choquer sa sœur Marie-Anne qui s’en allait allégrement sur ses cinquante-et-un ans et qui refusait obstinément (son chirurgien esthétique pourrait attester de sa suprême résistance !) de concéder l’avantage au temps qui passe. Selon Édith, son opiniâtre aînée n’aura d’autre choix que de baisser les armes à un moment ou à un autre. Pourtant, elle avait cessé de lui reprocher ses extravagances quand celle-ci avait impérieusement déclaré :

    — La jalousie t’étouffe. Ça me désole de te le dire… mais ce vert gâte ton teint !

    Les piques de Marie-Anne Ste-Croix étaient pour le moins assassines quand on osait la contrarier. Son caractère irascible lui avait coûté une enfilade de relations maritales. Elle venait tout juste de convoler en justes noces avec sa sixième « victime », un entrepreneur de pompes funèbres très prospère de soixante-deux ans. Ses nombreux échecs n’avaient pas réussi à ralentir ses ardeurs. Elle croyait fermement aux vertus de l’institution du mariage. Le fait que chacun de ses divorces avait somptueusement enrichi ses comptes bancaires n’était certes pas étranger à ses convictions. Elle-même en aurait convenu… si ce n’est que du bout des lèvres !

    Au chapitre de la longévité sentimentale, Édith n’avait guère obtenu plus de succès que sa sœur. Son propre divorce conclu il y avait onze années de cela, elle le portait comme une pénitence, comme un déshonneur. Cet homme qu’elle avait épousé à dix-neuf ans, à un âge où les jeunes filles en fleurs s’imaginent encore que la vie est un conte de fées, elle n’était pas parvenue à l’oublier, pas plus qu’elle n’avait pardonné à son mari d’avoir fui le foyer conjugal après presque quinze ans de vie commune. Ses déceptions avaient détruit ses illusions de naguère. Depuis, elle s’offrait quelquefois le luxe d’aventures galantes, ici et là, sans but précis et sans désir d’ancrer son cœur quelque part, juste pour se rassurer et pour se convaincre qu’elle pouvait encore séduire. Sa rupture d’avec Daniel, son premier et unique amour, l’avait anéantie. La fugacité et la rareté de ses amourettes ne la désolaient pas. Au contraire, elle soutirait un certain réconfort en gardant une distance respectable avec ses quelques amants éphémères : de la sorte, elle contrôlait sa propre destinée. Jamais plus son cœur ne serait brisé ! C’est ce qu’elle soutenait avec une inébranlable fermeté.

    Daniel l’avait quittée pour sa jeune et jolie secrétaire. La belle affaire ! C’était d’une vulgarité ! Combien d’épouses avaient été ainsi trompées ? Des milliards, sans aucun doute ! Le classicisme du dénouement trahissait résolument son manque d’originalité. Par contre, le sentiment d’abandon n’était pas plus facile à encaisser parce qu’une myriade de femmes avaient subi un pareil affront avant elle !

    Son besoin d’estime et de reconnaissance, elle l’assouvissait grâce à son emploi de massothérapeute qu’elle occupait dans un institut de beauté à deux pas de chez elle. Les élans de gratitude de ses clients suffisaient à combler ses carences affectives. Elle menait une vie convenable et rangée, sans complication et sans histoire. Elle avait hérité de son père une appréciable fortune. Bien qu’elle gérât son avoir avec tempérance, elle ne se gênait pas pour se payer des petites folies de temps à autre. Ses jours filaient rondement et, parfois, ses nuits étaient joliment meublées. À tout prendre, Édith se disait parfaitement satisfaite de son existence.

    Évidemment, tout ça, c’était avant… Avant qu’elle croise son nouveau voisin de palier !

    Édith fondait sous le regard violet qui la détaillait avec une lueur moqueuse dénuée de condescendance. Le bel étranger avait parfaitement conscience du trouble qu’elle ne réussissait pas à modérer. Fort à parier qu’il avait l’habitude de faire des ravages auprès des dames… Un moment, elle maudit sa soudaine gaucherie. Pourquoi fallait-il qu’elle se comporte comme une timide écolière ? Il allait se moquer d’elle et la prendre pour une gourde ! Enfin ! Elle se félicitait d’avoir soigné son maquillage et sa coiffure. Et la teinte abricot de sa robe-soleil flattait sa carnation et les reflets cuivrés de sa chevelure.

    Il brisa la glace en lui tendant une main hâlée et soignée.

    — Je suis votre nouveau voisin : Antonio Diaz², l’informa-t-il d’une voix grave et enveloppante.

    Elle glissa sa main, toute délicate, dans la sienne.

    — Je suis Édith Ste-Croix. Vous pouvez m’appeler Édith, tout simplement.

    — Seulement si tu acceptes de m’appeler Tony.

    Elle hocha doucement la tête. Elle recouvrait son assurance pendant que l’un des déménageurs, celui qui semblait souffrir de problèmes sévères de transpiration, s’amenait avec une grosse caisse qui semblait fort lourde. De la porte ouverte du condominium de Tony, Édith entrevoyait un sofa d’un gris très foncé et une table à café ronde en rotin parmi un troupeau de boîtes de carton.

    — Quelle journée horrible pour déménager ! sympathisa-t-elle. Il fait tellement chaud !

    — Par chance, le propriétaire précédent m’a laissé ses appareils ménagers ! répondit Tony pendant que l’homme, tout en sueur, se contentait de grommeler en leur jetant un coup d’œil rancunier.

    Édith ne releva pas le mécontentement du déménageur : elle était trop occupée à dévorer du regard son nouveau voisin. Il devait avoir cinquante ans passés, lesquels cinquante ans, il portait superbement. Elle nota les boucles poivre et sel, encore admirablement fournies, le teint olive, la fine ossature, les épaules bien prises, la taille mince… Pas une once de graisse ne corrompait sa silhouette. Le portrait typique de l’homme vieillissant qui voue un culte inflexible à son pouvoir de séduction et qui s’oppose à son déclin avec une ténacité absolue. Édith devait admettre que ses efforts n’étaient pas inféconds. Il était magnifique ! Enfin… à ses yeux, il incarnait la perfection. Elle fut tentée d’effleurer du bout de ses doigts la tête plate et triangulaire du cobra tatoué qui couvrait sa large main bronzée et qui enroulait le reste de son long corps autour du bras pour disparaître sous la manche courte. Elle aurait souhaité rassembler l’audace suffisante pour caresser sa peau, à la jonction du bras et de l’avant-bras, là où elle est tendre, délicate et très perceptive au toucher. Elle osait déjà rêver de la chaleur des lèvres de Tony sur les siennes et de ses mains sur sa poitrine dénudée. Même si elle ignorait tout de lui !

    Comment pouvait-elle en être amoureuse alors qu’à peine quelques minutes auparavant l’existence de cet homme lui était inconnue ? Elle aurait dû se reprocher sa sottise. Pourtant, elle n’avait aucun désir de honnir ou d’écraser sa folie, cette délicieuse folie qui réanimait son cœur endormi. Elle n’avait qu’une envie : lui succomber, peu en importaient les conséquences ! … Car, même s’il n’était encore qu’un étranger, elle le désirait avec une telle violence qu’elle savait dès lors qu’il finirait par se défiler et qu’il la blesserait même s’il ne voulait pas lui faire du mal… Elle devinait qu’il n’était pas le genre d’homme à s’attacher. Ça, elle le savait déjà. Bien qu’elle notât, dans les claires lagunes violettes, qu’elle lui plaisait, elle n’y lisait pas un émoi identique au sien, ni ce feu qui, elle, la consumait tout entière. Elle ne se souciait pas du danger ou de la souffrance à venir… Elle le voulait au mépris de son bon sens. Quand il l’abandonnerait et s’en éloignerait, une fois la passion émoussée, elle disposerait du reste de ses jours pour le pleurer et le regretter. Du moins lui resteraient les souvenirs partagés avec lui…

    Elle était incapable de se détacher du regard captivant, presque hypnotique. Elle en avait le souffle coupé ! Amusé, il se contentait de lui sourire avec une effronterie charmeuse.

    Le plus fluet et le plus jeune des déménageurs s’amenait avec une boîte sur laquelle il avait été inscrit, à l’aide d’un crayon-feutre gras et noir, CUISINE. Son visage luisait de sueur. Édith émergea brusquement de son état presque anesthésique, tourna sur ses talons et s’élança dans son appartement en s’écriant :

    — J’ai de l’eau en bouteille pour tes hommes et toi ! Je reviens !

    Tony entendit le bruit de la porte de frigo qu’on ouvre puis qu’on referme pendant que le jeune homme passait devant lui, les mains vides, le t-shirt trempé, en soupirant de façon fort peu élégante.

    Édith revint, trente secondes plus tard, avec trois flacons de plastique remplis d’eau fraîche qu’elle lui fourra dans les bras :

    — Voilà ! triompha-t-elle.

    Elle n’aurait pas été plus heureuse que si elle venait de lui remettre un chèque d’un million de dollars. Elle était ravie de lui apporter un quelconque soutien, si anodin soit-il.

    — Bon ! fit Tony, les bouteilles serrées contre son torse mince. Je vais retourner à mes tâches.

    Édith acquiesça d’un mouvement de tête :

    — Oui ! Oui ! Bien sûr ! Une journée de déménagement, ça occupe !

    Elle allait le saluer et rebrousser chemin vers ses appartements quand son visage s’éclaira.

    — Ah ! J’oubliais ! Notre petite communauté se réunira samedi prochain pour une dégustation de vins et fromages dans l’arrière-cour. Ça te dirait de te joindre à nous ? Ce sera l’occasion parfaite pour faire ample connaissance avec tes nouveaux voisins.

    Son cœur bondit de joie quand il accepta l’invitation. Attentive à ne pas laisser trop paraître son bonheur, elle se limita à lui sourire et à lui souhaiter une bonne journée avant de le quitter.

    Chapitre 3

    À l’encontre de leurs perpétuelles divergences d’opinions, de leur personnalité presque antagoniste et de leur style de vie tout à fait dissemblable, Édith et Marie-Anne étaient proches l’une de l’autre. Leur lien était solide et fort : aucun désaccord, aucun éclat de colère n’avait réussi à le rompre. Puisque Jean-Christophe, leur frère cadet, vivait au loin, dans les Alpes suisses, et que leurs parents n’étaient plus de ce monde, la seule famille proche qui leur restait était l’une et l’autre. Elles entretenaient scrupuleusement leur relation tout en étant conscientes que, quand l’une s’en irait, l’autre se retrouverait démunie et condamnée à une solitude affligeante. Même si Marie-Anne ne restait jamais seule bien longtemps entre ses mariages, elle ne comptait pas sur ses maris pour égayer ses vieux jours… Avec les cheveux gris et les rides – ces ignobles conséquences du vieil âge dont elle ne pourrait plus ralentir les ravages à un fatidique moment – viendrait le délaissement. À l’égal d’Édith, elle n’avait pas d’amis véritables. Inversement à sa sœur qui, réservée et secrète, évitait les relations trop intimes, elle avait essayé à maintes reprises de se construire un réseau dans les coulisses du pouvoir, qu’il soit financier ou politique ; son acerbe caractère et son insatiable besoin d’attention avaient mis fin à de trop brèves amitiés et à ses ambitions. Elle avait fini par se lasser. Pourquoi déployer tant d’efforts pour si peu de résultats ? Après tout, quoi qu’il arriverait, Édith lui serait loyale et dévouée puisqu’elle l’acceptait telle qu’elle était sans tenter de la changer.

    Chaque jeudi, les deux sœurs se donnaient rendez-vous dans un restaurant de la Rive-Sud que Marie-Anne sélectionnait toujours elle-même avec un infaillible soin, étant donné qu’elle s’acquittait fidèlement des frais du repas. Ce soir-là, elle avait choisi un étroit bistro portugais de Boucherville, à l’orée du boisé où elle résidait avec son nouvel époux. Ils écoulaient des jours heureux dans un somptueux manoir d’inspiration victorienne dont les tourelles jumelles, le triple garage et la façade, qui était montée de pierres blanc argent et ornementée de grandes fenêtres en arc, dominaient un vaste terrain sur lequel une haie de chênes et de pins jetait de l’ombre et procurait une quiète intimité aux occupants de la spacieuse demeure.

    — Tu es radieuse ! observa Édith pendant que sa sœur et elle se hissaient sur les tabourets rangés le long du comptoir sous l’éclairage flou du bar.

    En fait, Marie-Anne était toujours superbe et irréprochable. Nul être vivant ne pouvait se vanter de l’avoir surprise dans une tenue négligée. Pas même Édith ! Son existence privilégiée lui donnait accès à la moindre de ses extravagances. Elle exécrait le denim, qu’elle trouvait vulgaire et indigne d’elle : elle aurait préféré avaler un bol de grillons en guise de déjeuner plutôt que de déambuler dehors vêtue d’une simple paire de jeans et d’un t-shirt.

    — Ma vie de jeune mariée fait des merveilles ! estima l’inconséquente Marie-Anne, qui semblait oublier qu’elle n’était plus une demoiselle et qu’elle n’en était certainement pas à sa première union.

    Certes, son bonheur était flagrant et sa beauté n’en était qu’avivée. Sa chevelure blond doré avait été lissée, puis rassemblée sur sa nuque en une courte queue de cheval bien épaisse ; ses prunelles d’un tendre gris pâle étaient savamment mises en valeur grâce à une simple couche de mascara noir ; et ses lèvres étaient laquées d’un rouge pourpre, sans doute d’une marque de luxe. Elle portait un tailleur rose pamplemousse sur une silhouette élégante et frêle. Son port de reine faisait oublier sa petite taille. Comme l’avait été leur mère, Édith et elle étaient toutes les deux menues. Pourtant, la plus jeune semblait moins grande que son aînée. Il est vrai que, bien qu’elle eût une façon de se tenir droite et fière qui la faisait paraître plus élancée, Marie-Anne se perchait sur d’interminables talons, quelle que soit l’occasion. Circuler dans les rangées de l’épicerie, grimpée sur des chaussures à la hauteur démesurée ne la gênait pas. Au contraire, les regards interloqués ou insistants qui se posaient sur elle la flattaient et, à l’évidence, afficher son opulence ne lui déplaisait pas. Ces petites fantaisies lui valaient une triste réputation et des opinions préconçues que sa sœur jugeait déplorables et injustifiées. Ceux qui ne connaissaient pas Marie-Anne lui prêtaient une nature évaporée, mais les autres qui, comme Édith, la côtoyaient assidûment savaient qu’elle consacrait la majorité de son temps à des œuvres de charité et à des organismes de bienfaisance et qu’elle n’hésitait pas à prêter une main secourable à son entourage. Seulement, elle aimait à dispenser sa générosité avec ostension et panache.

    — Ce costume te va à merveille ! reconnut Édith sans une once de jalousie.

    Contente, Marie-Anne sourit de toutes ses dents :

    — Tu trouves ? minauda-t-elle en sachant parfaitement qu’elle était à son avantage. C’est Bastien qui l’a choisi. J’avoue qu’aux débuts je n’aimais pas qu’il se mette le nez dans ma garde-robe : je ne suis pas accoutumée aux hommes qui s’intéressent aux chiffons ! Mais, vois-tu, depuis que j’ai découvert qu’il a un goût sûr, je le laisse faire. D’autant plus que, quand il me choisit un vêtement… il s’occupe de le payer ! Je serais folle de m’offusquer de ses petites habitudes !

    — Ah ! Il me fait penser à Mario, le mari de notre cousine Gisèle. Elle ne sortait pas sans qu’il ait approuvé son habillement avant…

    Édith s’interrompit et rougit violemment : elle venait de se rappeler que ledit Mario avait quitté son épouse pour batifoler avec son comptable.

    Marie-Anne avait saisi l’origine de l’embarras de sa sœur. Elle pouffa :

    — Pas de danger que ça m’arrive. Mon Bastien est un chaud lapin ! Il ne me lâche pas ! Crois-moi sur parole !

    Sa cadette sourcilla distinctement. Sous ses airs hautains, l’honorable entrepreneur de pompes funèbres avait le sang chaud ! Grand bien fasse à Marie-Anne ! Sans qu’Édith soit pudique, les fréquentes allusions de sa sœur sur sa palpitante vie sexuelle l’indisposaient… et peut-être que les sous-entendus épicés de Marie-Anne la froissaient parce qu’elle-même était en panne sèche depuis des semaines… Son corps réclamait à grands cris les caresses d’un bel homme. Le fin visage de Tony surgit ; ses yeux s’embrumèrent et son esprit s’égara dans de coquines chimères.

    Curieuse, Marie-Anne l’observait avec acuité :

    — Quand tu prends cet air, c’est que quelque chose te chicote !

    Le visage d’Édith s’éclaircit d’un doux sourire, de ce sourire discret, presque effacé, qui effleurait ses lèvres quand l’embarras la gagnait.

    — Pas du tout ! Ma vie est un long fleuve tranquille…

    Le serveur, un grand échalas à la peau bronzée et au crâne rasé, fit son apparition de l’autre côté du comptoir et glissa devant chacune un grand napperon de papier beige sur lequel était imprimé le menu. Il disposa ustensiles et verres, puis tendit à Marie-Anne une volumineuse reliure à anneaux de vinyle orange qui faisait office de carte des vins.

    — N’as-tu pas envie de te remarier un jour ? reprit cette dernière en consultant la pléthore de rouges que la maison offrait à sa clientèle.

    — Absolument pas ! répliqua Édith avec une expression horrifiée.

    — Écoute, tu n’es pas la première femme que son mari a quittée pour un modèle plus jeune…

    L’aridité de Marie-Anne n’émouvait plus Édith depuis belle lurette. Pourtant, quand il s’agissait de son ex-mari, elle se recroquevillait comme un animal qu’on veut mettre en cage.

    — Ton empathie me va droit au cœur !

    — Ne te fâche pas, je t’en prie ! Ce que tu peux te montrer susceptible parfois ! Tout ce que je veux dire est que les avantages de la vie conjugale sont indiscutables. Pas besoin de s’inquiéter d’où viendra le prochain repas… Il est rassurant de manger tous les jours à sa faim !

    Marie-Anne naviguait sur les eaux douces de sa lune de miel. Il est vrai qu’elle avait pris Bastien pour époux depuis à peine six mois. La réception du mariage s’était tenue dans un hôtel ultrachic du centre-ville de Montréal. Bastien était connu comme Barabbas dans la passion³ : alors, les quatre cents invités s’étaient empaquetés, sous d’impressionnants lustres dorés, dans la plus vaste salle de l’établissement. Pour l’occasion, Marie-Anne s’était parée d’une création de Vera Wang⁴, une finesse de crêpe vert pâle dont la simplicité élégante rehaussait la beauté mature de la « rougissante » fiancée. Une robe trop élaborée et le port du blanc auraient été perçus comme une inconvenance, vu l’âge de Marie-Anne et son passé amoureux pavé de tumultes et de divorces. Si l’épousée traînait derrière elle un cortège d’insuccès matrimoniaux, Bastien s’embarquait pour la première fois dans l’aventure nuptiale. Marie-Anne était le joyau inestimable dont il avait espéré faire l’acquisition depuis toujours. Enfin, c’est ce qu’il avait clamé haut et fort à la cérémonie du mariage, une larme coincée au creux de l’œil. Pour matérialiser son bonheur inattendu, il avait déverrouillé ses coffres. Grâce à cette générosité expansive, Édith s’était fièrement présentée, habillée de pied en cap par la maison Chanel⁵, au palais de justice où les mariés avaient échangé leurs vœux avant les festivités. Le corsage pigeonnant de sa tenue rose dragée lui avait mérité une collection de flatteuses œillades. Au fastueux souper, elle avait été placée à côté du plus jeune frère de Bastien, Jacques, dont le doux regard

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